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LA VULGARISATION DE LA RECHERCHE EN ÉCOLOGIE POUR RÉPONDRE AUX BESOINS LOCAUX: UN EXEMPLE AU BRÉSIL

Patricia SHANLEY

Résumé

Les communautés rurales dépendant des forêts et vivant dans des régions touchées par l'exploitation forestière et les incendies sont de plus en plus confrontées au problème de l'appauvrissement biologique des forêts. Malgré la multitude de projets de recherche scientifique entrepris, la plupart d'entre eux ne concerne pas directement ces communautés. A l'est de la région amazonienne, quand les désavantages liés à la perte de gibier, de fruits et de fibres commencent à l'emporter sur les avantages économiques procurés par la vente de bois, certaines communautés rurales commencent à se demander s'il n'y a pas des PFNL qui pourraient être vendus à la place du bois d'œuvre. Afin de répondre à cette question posée par les communautés, des recherches ont été entreprises sur la densité, la régénération et la production de certains des PFNL ayant une valeur à l'échelle régionale. Des recherches parallèles ont été consacrées aux marchés des PFNL et à leur utilisation domestique.

La fourniture d'informations utiles au niveau local n'était qu'une première étape: la diffusion de ces résultats auprès de communautés isolées et presque illettrées présentait de nouveaux défis. Ceux-ci ont été relevés par la création d'ateliers, basés sur une approche participative, dans lesquelles on a vulgarisé les information au moyen de posters, de sketches, de chansons, et de brochures illustrées sur l'écologie, l'utilisation et l'aménagement des PFNL. Les résultats de cet effort de vulgarisation ont été importants: une plus grande utilisation des PFNL, un accroissement de la transformation et de la vente, une amélioration des négociations avec les exploitants de bois et la création de réserves forestières communautaires. D'après notre étude, il s'avère que la formation de la population rurale a été jusqu'ici un moyen sous-utilisé et insuffisamment exploré pour la conservation et le développement.

Mots clés: Produits forestiers non ligneux, formation en environnement, ethnobotanique.

1. Introduction

La manière dont se déroule la plupart des recherches écologiques de terrain consiste à envoyer une équipe étrangère chargée de prendre des mesures, de poser des questions, et d'écrire des articles scientifiques. Malheureusement, les informations contenues dans les articles scientifiques atteignent rarement les communautés locales auprès desquelles elles ont été rassemblées. Même si ces articles étaient diffusés au niveau local, il est peu probable qu'ils servent à quelque chose, si ce n'est pour rouler des feuilles de tabac ou allumer des feux.

Bien que les responsables politiques et les scientifiques soient un public important pour les résultats de la recherche, il est tout aussi fondamental d'atteindre les communautés forestières et cela pour trois raisons principales. Premièrement, il y a une raison stratégique d'échanger l'information avec ces communautés car elles représentent un groupe d'acteurs fondamental pour la détermination des méthodes d'utilisation et de protection des ressources forestières. Deuxièmement, les peuples des forêts ont leurs propre vision et interrogations, dont peuvent dépendre leur moyens de subsistance. Troisièmement, les chercheurs étrangers, après avoir bénéficié du temps, de l'hospitalité et de la participation des locaux dans leur travaux, ont le devoir moral de restituer leurs résultats sous une forme utile pour la communauté.

Afin de satisfaire à la fois les besoins de la communauté internationale et ceux des collectivités locales, un programme de recherche en écologie doit souvent gérer simultanément deux agendas différents. D'une part, il s'agit de rassembler des données rigoureuses d'un point de vue scientifique, afin d'en informer la communauté scientifique et les décideurs et, d'autre part, il faut produire et diffuser des informations utiles auprès des communautés dépendant des produits forestiers pour leur subsistance. Pour être en mesure de jongler avec ces deux agendas différents, il faudra rassembler les données, les analyser et les présenter d'une manière adaptée au public que l'on cherche à atteindre.

Notre article présente ce défi, en décrivant les résultats obtenus en matière de formation et de vulgarisation dans le cadre d'un projet de recherche sur les produits forestiers non ligneux dans la région amazonienne du Brésil. Après une brève présentation du contexte, l'article décrit chacune des composantes du projet (ethnobotanique, écologique et économique), les produits scientifiques conventionnels résultant de la recherche et les limites de ces produits pour la satisfaction des besoins des communautés locales. Les sections suivantes de cette étude sont consacrées à la présentation de ces résultats auprès des communautés locales et à la manière dont ils furent disséminés grâce à des méthodes de formation et de vulgarisation adaptées.

2. Contexte: la recherche sur les PFNL, destinée à répondre aux besoins des communautés locales

Dans l'état de Para, situé à l'extrême est de la région amazonienne du Brésil, la récente recrudescence de l'exploitation sélective de bois d'oeuvre, les incendies et l'élevage ont causé une diminution de la diversité et de l'abondance des produits forestiers non ligneux (Verissimo et al., 1992; Martini et al., 1994; Vierra et al.; 1966). Bien que l'exploitation du bois procure des liquidités dont les agriculteurs itinérants ont cruellement besoin, les conséquences locales de l'extraction du bois, telles qu'une diminution de la densité des espèces fruitières et médicinales, la nécessité de parcourir de plus grandes distances dans les forêts pour avoir accès aux ressources et la baisse des populations de gibier ont stimulé des communautés locales à chercher des méthodes d'aménagement forestier alternatives.

Vers le début des années 1990, plusieures communautés caboclo (des agriculteurs aux origines métissées) vivant le long du fleuve Capim (à 120 km du site d'exploitation de bois d'oeuvre de Paragominas) se sont rendu compte que la perte des ressources de gibier, de fruits et de fibres commençaient à devenir plus importante que les bénéfices engendrés par la commercialisation du bois. Ils se sont alors demandés s'il n'y avait pas des PFNL qu'ils pourraient vendre à la place du bois. Pour répondre à cette question et grâce au soutien du "Rural Workers Union of Paragominas", ils ont sollicité l'aide de collaborateurs chercheurs. Ainsi, ils ont contacté notre équipe pluridisciplinaire de chercheurs du "Woods Hole Research Center" (ingénieurs forestiers, spécialiste de la faune et de la flore, ethnobotanistes et formateurs en écologie), pour élaborer un programme de travail auquel ils ont également participé.

Les questions les plus souvent posées par cette communauté étaient: "Est-ce que les ressources qui sont perdues, suite à l'exploitation du bois d'œuvre, ont davantage de valeur que la rémunération fournie par la vente de bois ? Et "Y a-t-il d'autre ressources forestières (non ligneuses) qu'on pourrait vendre à la place du bois ?". Il est intéressant de remarquer que ce sont les mêmes questions que se pose actuellement la communauté internationale engagée dans des programmes de conservation. Notre exemple montre donc qu'en posant des questions localement pertinentes, la recherche pourrait aussi contribuer à compler des lacunes dans la connaissance sur le rôle joué par les PFNL dans les stratégies de conservation et de développement des ressources (Scoones et al.; 1992; Godoy et Lubowski, 1992).

Malgré le fait que les questions que se posent la communauté scientifique et les populations locales soient semblables, il existe néanmoins de nombreuses différences en ce qui concerne l'échelle de temps et les produits qui les intéressent. Par exemple, les communautés caboclos cherchaient des solutions rapides, pouvant se traduire par des revenus financiers à partir des produits forestiers et par une augmentation de la densité de gibiers et d'espèces à fruits. Cependant, en raison d'une phénologie différente des produits forestiers ayant localement de la valeur, une étude écologique et économique rigoureuse sur des PFNL sélectionnés aurait nécessité de nombreuses années. La gestion de ces deux "agendas" a demandé une certaine flexibilité et de la patience, tant de la part de l'équipe de recherche que de la communauté caboclo.

3. L'Inventaire ethnobotanique

La première étape de la recherche comprenait l'établissement d'un inventaire ethnobotanique afin de recenser la composition floristique de la région et d'identifier les espèces les plus importantes (Alexiades, 1996). Traditionnellement, les inventaires ethnobotaniques impliquent l'établissement d'une liste des noms scientifiques des espèces et la collection de spécimens destinés aux herbiers nationaux et internationaux. Mais, bien qu'ils soient importants pour les botanistes, ces résultats sont inaccessibles pour les communautés rurales, quasiment illettrées. Pour résoudre ce problème, notre équipe de recherche a rassemblé des échantillons de plantes supplémentaires, destinées aux communautés, en plus de ceux collectés pour les herbiers. Même s'ils se décomposent avec le temps, ces échantillons ont été néanmoins importants pour stimuler la discussion de groupe et promouvoir les échanges sur les différentes utilisations des plantes. De plus, ils ont montré combien l'attribution de noms scientifiques contribue à clarifier l'identité des plantes ayant plusieurs noms différents. Pour familiariser les personnes lettrées de la communauté à la nomenclature botanique des espèces et pour lever leurs doutes quant à l'identité de certaines espèces, on a écrit à la fois les noms locaux et les noms scientifiques sur des plaquettes en aluminium.

Au lieu d'abandonner le site d'étude après la réalisation de l'inventaire, les recherches ont continué dans cette parcelle d'un hectare, avec l'objectif de documenter le suivi de l'utilisation des produits forestiers non ligneux. A présent (soit 6 ans plus tard), le propriétaire de cette parcelle et sa famille sont chargés de peser la quantité de gibier, de fruits, de fibres et de plantes médicinales récoltés sur le site pour leur consommation. Ensuite, nous comparons ensemble la valeur de subsistance de ces produits par rapport à la valeur du bois exploité par hectare. Cette méthode est intéressante car si un graphique représentant la valeur nette actuelle d'un produit ne représente rien pour cette famille, ils savent concrètement que leur survie à long terme dépend de leurs arbres fruitiers et du gibier que ces arbres attirent, alors que la vente du bois ne rapporte qu'une somme d'argent unique et relativement dérisoire.

Pour faire en sorte que ce terrain profite à la communauté dans son ensemble, nous l'avons désignée comme "réserve forestière". Dans ce but, un chemin balisé a été ouvert pour guider les visiteurs vers les arbres pouvant présenter un intérêt économique. Des petites parcelles de terrain ont été défrichées sous les arbres les plus gros pour servir de point de rencontre et de détente. La recherche menée dans le bassin de Capim ayant été fructueuse, cette petite réserve a été utilisée comme site d'un atelier sur la valorisation de la forêt, où les villageois pouvaient échanger des informations avec les communautés voisines. Lors d'un atelier organisé le week-end, 140 personnes (dont des personnes âgées, des femmes et des enfants) se sont rendus à ce site en canoë ou à pieds, parcourant parfois jusqu'à 50 km. Les villageois ayant participé à l'enquête ont présenté des données écologiques et économiques au reste de la population par le biais de scénarios et de posters illustrés. Impressionnés par la taille de certains arbres tels que le piquia (Caryocar villosum) et le bacuri (Platonia insignis), certains visiteurs provenant d'une région forestière proche, particulièrement touchée par la déforestation, ont spontanément embrassé ces arbres et rempli leurs poches de semences.

Outre le partage des informations obtenues grâce à la recherche, les villageois ont également échangé des données pratiques: recettes, techniques d'aménagement, conseils sur la transformation des PFNL et leurs utilisations traditionnelles. Des sessions de travaux pratiques ont été organisées, en collaboration avec les experts locaux, sur des activités telles que la préparation de remèdes à base de plantes médicinales, la fabrication de savons à partir de fruits forestiers, la préparation de confitures et la confection de paniers. Les données ethnobotaniques basées sur le savoir traditionnel ont eu une utilité immédiate pour de nombreux ménages, dont beaucoup avaient oublié la méthode d'extraction de l'huile du fruit uxi (Endopleura uchi), ou la quantité nécessaire d'huile d'andiroba (Carapa guianensis) pour la fabrication de savons, ou encore le dosage exact d'écorce de pau d'arco (Tabebuia spp.) dans les remèdes contre les inflammations internes.

4. Études sur l'écologie des populations

Afin d'évaluer le potentiel commercial des produits qui se sont avérés les plus importants à l'occasion de l'inventaire ethnobotanique, il a fallu estimer la quantité de ces différentes ressources dans la forêt. Ainsi, on a rassemblé des données écologiques de base sur la densité, la distribution, la classe de diamètre, et la production de fruits des trois espèces principales, à savoir Caryocar villosum, Platonia insignis et Endopleura uchi. Les assistants-chercheurs locaux ont participé à la sélection des espèces et à la localisation des arbres de la même espèce, dans une zone de 3000 hectares. En raison d'une production annuelle de fruits extrêmement irrégulière, les études de production se sont étalées sur une période relativement longue de 6 ans. Le travail sur le terrain a été souvent pénible et long, et les résultats classiques, histogrammes et régressions, ne suffisent pas à remplir l'estomac de petits exploitants affamés.

Pour fournir des résultats plus rapides à la communauté rurale, on a présenté des données préliminaires á partir des deux premières années. Les assistants-chercheurs, qui avaient appris à utiliser un compas et à tracer des transects, ont représenté ces informations sur des cartes. D'autres villageois ont présenté des posters indiquant la production moyenne de fruits pour différentes espèces et en mettant en évidence le fait que des arbres entiers étaient parfois vendus à un prix dérisoire, équivalent à celui d'un maigre panier d'une dizaine de fruits. La flambée des prix dans la chaîne commerciale est apparue de manière éclatante lorsque les villageois ont présenté des posters, montrant le prix qu'ils gagnaient du bois issu de leur propres forêts (entre 5 et 40 R$7 par arbre) et le prix du même bois vendu dans les scieries (entre 40 et 300 R$ par m3).

Figure 1: Présentation de données écologiques.

Pour rendre les informations totalement accessibles à la population locale il fallait s'y prendre autrement que pour un public de scientifiques. Par exemple, alors que le rendement par hectare constitue une unité de mesure très utilisée par les écologistes et les économistes, ce critère avait peu d'intérêt pour la population caboclo, surtout s'il est appliqué à des espèces dont la densité est inférieure à un arbre par hectare. C'est pourquoi, on a préféré illustrer le rendement par arbre. De même, la valeur économique d'une pile de fruits ne signifie pas grand chose en terme monétaire pour une population qui dispose de peu de liquidité. Par contre, comparer le prix d'un sac de fruits avec celui d'un sac de farine (le produit alimentaire de base pour les agriculteurs) ou évaluer la quantité de travail nécessaire pour chaque activité, était clairement compris.

Pour déterminer les endroits où se trouvaient les bouquets d'espèces intéressantes sur le plan économique, l'équipe de chercheurs a tracé des cartes de la taille d'un poster, indiquant les différentes espèces d'arbres fruitiers et les chemins qui les reliaient. Même si tracer des cartes de ressources forestières était une activité coûteuse en temps et dont les bénéfices financiers pour la communauté n'étaient pas vraiment immédiats, se rendre compte de la quantité de ressources existant dans la forêt communautaire était un premier pas vers l'estimation de la valeur économique du peuplement forestier. Ceci était essentiel pour réussir les futures négociations avec les exploitants forestiers de bois d'oeuvre. Avant que les arbres n'aient été cartographiés, les villageois avaient tendance à largement surestimer l'abondance de certaines espèces fruitières présentes sur leurs terres et pensaient, à tort, qu'ils pouvaient vendre de grandes quantités de bois tout en conservant une profusion d'arbres fruitiers et d'arbres produisant des huiles médicinales. La carte des espèces commerciales présentes sur leur terrain de 3000 hectares leur a clairement mis en évidence que, pour un fruit donné, il n'y avait pas des miliers d'arbres producteurs comme ils le pensaient, mais seulement quelques centaines.

Figure 2: Une comparaison des prix du bois: valeur de l'arbre sur pied, valeur d'un mètre cube de bois rond et valeur d'un mètre cube de bois scié (en Real brésilien, R$).

5. Etudes de marché et utilisation des PFNL pour la subsistance

Dans l'optique d'une comparaison économique entre la valeur des PFNL et le bois, notre équipe d'enquêteurs a réalisé des études de marchés dans la ville la plus proche du site, Paragominas et la capitale de la région, Belem, sur les produits ayant une imporatance locale: les fruits, les médicaments, le gibier et les fibres. Au lieu de fournir à la population des analyses économiques complexes, nous avons découvert que la meilleure contribution de notre équipe de chercheurs, pour permettre à la communauté de comprendre les aspects économiques, était simplement de la tenir informée tous les jours des prix du marché. Une fois de plus, les villageois avaient tendance à sous-estimer la valeur des produits forestiers (entre la moitié et le dixième de leur prix).

Les villageois avaient espéré que la recherche démontrerait clairement une plus grande rentabilité des PFNL par rapport au bois en termes de revenus. Même, si les résultats écologiques et économiques de l'enquête ont permis de constater que certains fruits forestiers et les huiles médicinales avaient une valeur économique nettement plus élevée que le bois d'oeuvre, cela ne se traduisait pas nécessairement par un revenu plus élevé pour beaucoup de villageois. En effet, les sociétés d'exploitation du bois arrivent jusqu'aux contrées lointaines ce qui n'est pas le cas des marchands de fruits. De plus, les exploitants de bois payent comptant et les villageois, pauvres, ont tendance à accepter n'importe quelle somme, offerte par les compagnies forestières.

Cette tendance des villageois à vendre le bois à la place des PFNL ne signifie pas que les PFNL n'ont pas de valeur économique. La valeur de subsistance des PFNL (utilisation directe) est importante et ils contribuent de manière significative au bien-être des ménages ruraux (Schreckenberg, 1996; Melnyk, 1996; Falconer, 1990). Cependant les petits exploitants et les économistes tiennent rarement compte de la valeur économique des PFNL directement utilisés pour la subsistance. Une des explications à ce phénomène est le fait que l'évaluation de cette valeur économique "invisible" requiert un travail souvent ennuyeux et contraignant (par exemple tenir un journal quotidiennement). Dans notre étude, l'équipe de chercheurs a demandé à 30 familles du village de peser toutes les fibres, le poisson, le gibier et les plantes médicinales et de compter les fruits consommés et ce, chaque jour, durant toute une année. Si cet exercice constituait en lui-même un outil pédagogique intéressant pour les familles impliquées, les produits conventionnels de tels travaux de recherche (c'est-à-dire des graphiques représentant la consommation de fruits ou des schémas en forme de camembert sur le prélèvement du gibier) n'ont, en tant que tels, pas résolu le problème de la raréfaction du gibier ou de la faim.

En revanche, ce qui apparaissait réellement utile à la communauté était de représenter aux ménages la valeur économique de l'utilisation directe des PFNL (pour la subsistance ou hors des marchés). Dans notre exemple, quatre chefs de famille se sont présentés devant un auditoire composé de villageois: ils cachaient derrière eux un poster où le poids en fruits et en gibier consommé mensuellement par la famille était affiché, ainsi que le prix correspondant sur le marché le plus proche. Les autres membres de la communauté devaient deviner la valeur sur le marché du gibier ou celle des fruits consommés par ces familles. Le plus souvent, ils se basaient sur des critères tels que l'habilité à la chasse, le nombre d'enfants, la distance entre le foyer et la forêt, ou dans un cas sur l'embonpoint du chef de famille. Invariablement, les villageois sous-estimaient largement la valeur des PFNL récoltés dans la forêt, ce qui a permis de faire prendre conscience à la population l'importance de ce "revenu invisible" qu'ils tiraient quotidiennement de leurs forêts.

6. Atelier sur la valorisation de la forêt

Produire des résultats et les diffuser auprès des communautés à partir desquelles ils ont été générés n'était qu'une première étape. Mettre des informations pratiques à disposition des populations soumises à la pression due à l'exploitation du bois d'oeuvre et à l'élevage à grande échelle, suscitait de nouveaux défis. Dans l'espoir de ralentir le taux de déforestation galopant de ces régions, des équipes de vulgarisation composées de villageois et de chercheurs se sont rendues auprès des communautés voisines afin de partager les résultats obtenus lors des ateliers participatifs que nous avons décrit ci-dessus (Shanley et al., 1997).

Afin d'atteindre effectivement plusieurs publics et donner une représentation précise de la valeur des PFNL dans différentes régions, il était nécessaire de reconnaître que les fruits et les plantes médicinales ne sont pas les produits ayant le plus de valeur pour les villageois. Pour une population souffrant de sous-alimentation chronique et parfois de carences en protéines, le gibier est davantage prisé et est placé au-dessus de l'échelle des espèces ayant une valeur au niveau local (Bodmer et al., 1997; Redford et al., 1992). Les résultats, obtenus sur une période d'un an, ont montré que 79% du gibier consommé par les villageois avait été capturé dans les forêts adultes (et non dans des forêts de type secondaire ou sur des terrains agricoles), ce qui a fourni un excellent argument en faveur de la protection des habitats forestiers et la création de réserves pour les communautés forestières (Cymerys et al., 1997). En classant les espèces fruitières en fonction de leur capacité à attirer le gibier, les chasseurs ont compris que la valeur économique d'une espèce ne se limite pas au seul fruit qu'elle produit. Au fil du temps, certains chasseurs très motivés se sont transformés en chefs d'ateliers ou en promoteurs des réserves naturelles, reconnaissant que, sans une aire de reproduction adéquate, les populations de gibier continueraient à diminuer de manière drastique.

Pour davantage faire prendre conscience à la population de l'importance des forêts et de la perte économique substentielle qui accompagne souvent leur disparition, on a crée des sketches à partir de données économiques et écologiques. Les caboclos y jouaient les rôles d'exploitants du bois, d'éleveurs et de vendeurs de fruits. Les autres personnes du village assistaient à ces scènes, avec un mélange de gaité et d'amertume, où l'on voyait les petits exploitants être dépossédés de leurs forêts en échange d'une somme dérisoire. Ces scènes étaient tirées de la vie réelle et l'on voyait, par exemple, un exploitant de bois acheter 40 hectares de forêts vierges pour le prix d'un réchaud; un hectare de forêt valant des centaines de dollars rien que pour ces ressources en fruits et en gibier être vendu à un cinquième de son prix; ou encore un exploitant abattre des arbres valant des milliers de dollars et repartir sans avoir jamais payé.

Au cours des visites de notre équipe de vulgarisation dans plusieurs villages, nous avons rassemblé de nouvelles informations ethnobotaniques, écologiques et commerciales, ainsi que des informations sur les chansons, récits et usages se rapportant à de nombreuses espèces. Durant notre enquête, nous avons mis l'accent sur les espèces forestières et les palmiers importants au niveau local ou régional et les plus répandus en Amazonie, ainsi que sur les espèces qui, jusque là, avaient fait l'objet d'une attention insuffisante de la recherche. A mesure que l'état de nos connaissances augmentait, nos ateliers devenaient plus profitables et ce, dans un rayon géographique plus large.

Figure 3: Atelier sur la valorisation de la forêt: comparaison entre la valeur du bois exploité et celle du fruit récolté.

7. Un nouveau type de manuscrit: les brochures illustrées

Ayant parcouru de longues distances à pieds, en canoë ou sur des routes forestières boueuses pour se rendre dans les villages les plus reculés de la region de Pará, notre équipe de vulgarisation a réalisé que le besoin d'information des populations les plus reculées dépassait de loin ce que ses capacités logistiques. Bien qu'une grande partie de la population rurale soit illettrée, nous nous sommes demandé s'il n'était pas possible de synthétiser les données diffusées lors de nos ateliers dans une brochure, sous une forme qui soit accessible à l'ensemble du public. Le recours à des brochures illustrées pouvait servir à renforcer les efforts de vulgarisation, là où ils avaient eu lieu, à fournir des supports pédagogiques aux vulgarisateurs et à toucher le public des régions les plus reculées où notre équipe ne pouvait se rendre.

Nous avons rassemblé les données écologiques et économiques ainsi que les posters, les chansons et les coutumes, afin de les présenter sur papier. Le document ainsi produit décrit 13 espèces fruitières et d'huile médicinale, parmi les plus répandues et les plus importantes au niveau économique dans la région amazonienne (Shanley et al., 1998). Ce livre utilise un langage simple à la portée des petits exploitants et traite d'écologie, d'utilisations, de nutrition, d'économie et d'aménagement des arbres, dont beaucoup ont été jusqu'ici insuffisamment étudiés. En combinant les informations fournies par la littérature scientifique, les données du marché, les résultats d'inventaires forestiers, les connaissances traditionnelles et les coutumes, ce livre est un bon exemple du type d'information qui peut être fournie en retour aux communautés pour contribuer à l'amélioration des conditions de vie des populations rurales et à la conservation des ressources forestières. Enfin, pour rendre ce livre accessible à tous, chaque page a été accompagnée de nombreuses illustrations botaniques et populaires (voir figure 4) .

8. Les résultats pratiques de la vulgarisation

Lorsque notre équipe de vulgarisateurs a commencé à diffuser en retour les résultats de nos recherches auprès des communautés, grâce à l'organisation d'ateliers et la distribution de livres, nous avions espoir que l'information pourrait modestement contribuer à réduire la déforestation tout en améliorant les conditions de vie dans les zones rurales. Les résultats des ateliers ont dépassé nos attentes: nous avons découvert que les sketches, posters et récits de l'atelier sur la valeur de la forêt, tout comme la brochure illustrée sur les fruits, ont servi, non seulement à mettre en évidence que les prix pratiqués leur étaient défavorables, mais également à stimuler la population pour mieux se défendre dans les négociations avec les exploitants de bois. Lors des négociations ultérieures avec les compagnies de bois, les villageois ont commencer à négocier pour conserver une partie des espèces fruitières et médicinales (voir figure 5) et ont limité le nombre d'hectares destinés à l'exploitation du bois, en cherchant autant que possible à préserver les zones où les espèces commerciales ou les réserves de gibier étaient les plus denses. Dans certains cas, des contrats avec des exploitants de bois ont même été annulés. Lors du retour de notre équipe, nous avons constaté que toutes les communautés qui avaient bénéficié d'un atelier, avaient pris par la suite des décisions rationnelles quant à l'aménagement forestier.

Figure 4: Mois de floraison et de fructification de Caryocar villosum (une espèce de bois d'oeuvre ayant des fruits comestibles). Correspondance des densités en nombre d'arbres par hectare et nombre d'arbres par "alquiere" (une unité de surface locale).



Figure 5:
Petit propriétaire faisant observer à un exploitant forestier les règles du contrat.

Grâce à la préservation et à l'échange de recettes traditionnelles utilisant des PFNL, des familles ont pu conserver les fruits en produisant des confitures, des gelées ou des savons. De cette manière, l'utilisation et le traitement des PFNL s'est accru, alors que, dans le même temps, la vente de bois d'oeuvre diminuait. Les femmes, d'ordinaire peu impliquées dans la prise de décisions concernant la vente des droits d'exploitation du bois, ont commencé à se faire entendre et à participer à des réunions, exhortant les hommes à ne pas vendre leurs droits à un prix dérisoire et à préserver, pour le futur, les ressources d'arbres fruitiers et les espèces médicinales.

Les femmes, après avoir pris conscience des prix en vigueur sur le marché des PFNL, ont fait les premières tentatives commerciales dans la vente de fruits et d'huiles médicinales et ont collaboré à la réalisation d'une section du livre "leçons tirées de la vente des fruits", une sorte de guide pratique sur l'emballage, le transport et la commercialisation des PFNL. Le revenu complémentaire qu'elles ont tiré de cette expérience a été investi judicieusement au bénéfice de leur famille et de la communauté. Ceci contraste nettement avec les revenus dérivant de la vente du bois, gérés par les hommes, et qui sont fréquemment dépensés en fêtes, radios ou alcool.

Figure 6: Préparation et vente d'huile médicinale de Carapa guianensis.

9. La vulgarisation en zone rurale: un potentiel sous-utilisé pour la conservation et le développement

Malgré l'utilité des programmes sérieux de formation, une note de prudence s'impose. Même les meilleurs programmes de vulgarisation ne peuvent pas vaincre la vague des surexploitations forestières et des incendies de forêt qui balayent des régions forestières dans le monde entier. Si les petits exploitants peuvent ériger des barrières contre l'incendie, conserver les arbres fruitiers et créer des réserves, des changements radicaux dans la politique forestière sont désespérément indispensables pour lutter contre l'appauvrissement biologique et humain de la planète.

De plus, alors que la déforestation se poursuit à un rythme sans précédent, il est urgent que les écologistes prennent conscience du fait que les publications scientifiques ne constituent plus un outils suffisant pour mesurer le succès de nos efforts de recherche. Il est indispensable de savoir qui est vraiment le premier bénéficiaire de la recherche, et s'interroger sur l'opinion commune, selon laquelle la recherche trouve son aboutissement dans la publication d'un article scientifique. La vulgarisation auprès des communautés rurales est un moyen peu coûteux et efficace pour s'assurer que les données dûrement récoltées sur le terrain ne sont pas uniquement destinées à dormir sur le bureau d'un autre scientifique, mais sont également rendues aux populations forestières qui en ont le plus besoin.

Remerciements

Ce programme de vulgarisation a pu être mené grâce au soutien de nombreuses ONG: Eart Love Fund, l'International Center of Research on Women, l'Union internationale pour la conservation de la nature (IUCN), la Fondation Rufford, le Durrell Trust for Conservation. La partie écologique de ce programme de recherche a été réalisée alors que l'auteur était chercheur associé au Woods Hole Research Center et a été financée en grande partie par le Biodiversity Support Programme USAID/GCC, le Educational Foundation of America et la fondation Merck et le Comité hollandais de l'Union internationale pour la conservation de la nature.

Références

 

7 Real brésilien

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