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LA DÉLIMITATION DES ESPACES MARITIMES EN MÉDITERRANÉE

M. BENNOUNA

M. Bennouna est Ambassadeur, Représentant permanent adjoint du Royaume du Maroc auprès des Nations Unies

Cette étude souligne que la mer Méditerranée est un des facteurs essentiels d'unité entre ses pays riverains, par ailleurs si différents du point de vue politique, économique et culturel. Toutefois, la définition des frontières maritimes est une condition préalable aux actions solidaires visant à protéger, conserver et exploiter rationnellement les ressources naturelles.

L'auteur note que, si les pays riverains ont généralement porté leur mer territoriale à 12 milles marins, ils n'ont pas ressenti le besoin de s'attribuer une zone économique exclusive en Méditerranée. Cela ne signifie pas que ce concept soit dénué de toute pertinence dans la région, ne serait-ce que par son impact sur la définition même du plateau continental telle qu'elle résulte de la Convention des Nations unies sur le droit de la mer.

Après avoir brièvement rappelé la spécificité du différend gréco-turc en mer Egée, l'auteur analyse successivement la pratique conventionnelle et les arrêts rendus par la Cour internationale de Justice concernant la délimitation du plateau continental.

On a estimé que le partage du plateau continental en Méditerranée nécessite le tracé de 33 frontières maritimes. Pour le moment, les accords conclus concernent la délimitation du plateau continental entre l'Italie et quatre de ses voisines. Deux de ces accords (avec l'Espagne et la Grèce) appliquent le principe de l'équidistance. Les deux autres (avec la Tunisie et la Yougoslavie) ont opté pour des critères différents du fait de la présence de certaines îles.

Sur le plan judiciaire, l'auteur analyse la «jurisprudence méditerranéenne» de la Cour internationale de Justice dans ces affaires Libye/Tunisie et Libye/Malte. Il note que la mise en œuvre des principes de la Convention ne semble pas être le souci majeur de la Cour qui a veillé surtout à partager aussi équitablement que possible les zones en litige. Il estime qu'il est hasardeux de soumettre cette jurisprudence à un raisonnement juridique rigoureux et qu'il y a lieu plutôt de faire subir à ces arrêts un examen d'ordre politique pour se demander s'ils ont contribué à assainir le climat des relations entre les pays considérés. Il conclut en remarquant qu'en suivant cette approche on pourrait reprocher à la Cour d'avoir jusqu'à présent refusé de faire droit à toute argumentation d'ordre économique dans les questions de délimitation.

Entre pays riverains de la Méditerranée, la mer demeure le facteur essentiel d'unité tant est grande leur diversité dans les domaines politique, économique et culturel1. Face à un milieu maritime étroit, fragile et de surcroît d'importance stratégique majeure, les 18 pays concernés2 sont pratiquement condamnés à coopérer pour prévenir les colères des vieux démons qui ont périodiquement embrasé leurs rivages, et pour entretenir ce qu'il est convenu d'appeler leur «patrimoine commun». De nombreuses voix se sont élevées parmi les riverains du nord et du sud pour attirer l'attention sur les dangers inhérents à la transformation de la Méditerranée en un champ d'affrontement entre grandes puissances, et pour demander avec insistance qu'elle soit considérée comme une zone de paix, de sécurité et de coopération. C'est dans cet esprit que l'Assemblée générale des Nations Unies adopte chaque année, depuis 1981, une résolution sur «le renforcement de la sécurité et de la coopération dans la région de la Méditerranée»3.

1 J.P. Cointet: «La Méditerranée et les puissances», Revue Défense nationale, vol. 40, avril 1984, p. 63-80.

2 Par ordre alphabétique: Albanie, Algérie, Chypre, Egypte, Espagne, France, Grèce, Israël, Italie, Jamahiriya arabe libyenne, Liban, Malte, Maroc, Monaco, Syrie, Tunisie, Turquie, Yougoslavie.

3 A. Abbadi: «Security and co-operation in the Mediterranean basin», in Ocean development and international law, vol. 14, 1984, p. 55-78. La première résolution est du 9 décembre 1981 (A/36/102), la dernière en date est du 4 décembre 1986 (A/41/89).

La Convention des Nations Unies sur le droit de la mer (Montego Bay, 10 décembre 1982), tout en consacrant la notion de mer semi-fermée dans laquelle la quasi-totalité de l'espace est constituée de mers territoriales ou de zones économiques de plusieurs Etats, érige la coopération en concept central qui doit les guider dans la mise en œuvre de toutes ses dispositions4.

4 Partie IX intitulée «Mers fermées et semi-fermées», articles 122 et 123. Voir Madjid Benchikh: «La mer Méditerranée, mer semi-fermée», Revue générale de droit international public, 1980, 1, p. 284-297.

Mais toute action solidaire pour protéger, conserver, exploiter rationnellement les ressources du milieu marin5 et échanger les informations scientifiques nécessaires suppose résolus au préalable les problèmes épineux de souveraineté concernant le tracé des frontières maritimes.

5 Voir J.E. Carroz: «Institutional Aspects of Resources Management and Protection in the Mediterranean», Ocean Management, 3 (1978), p. 235-251.

L'ensemble des différends qui se sont déclarés jusqu'à présent ont des odeurs d'hydrocarbures, là où le sous-sol de la mer recèle des ressources prouvées ou potentielles. Si les pays riverains ont porté généralement leur mer territoriale à 12 milles marins6, ils n'ont pas senti le besoin de s'attribuer une zone économique en Méditerranée7. En effet, outre qu'une telle extension serait, physiquement, de portée limitée, les ressources biologiques de la colonne d'eau ne présentent pas d'intérêt substantiel. Quant aux ressources minérales du sol et du sous-sol, elles sont couvertes par les critères de la profondeur des 200 mètres ou de l'exploitabilité, posés par la Convention de Genève de 1958 sur le plateau continental et repris par la plupart des législations des pays méditerranéens.

6 A l'exception de la Grèce, d'Israël et de la Turquie (pour la mer Egée) qui ont adopté la largeur de 6 milles marins, et de la Syrie qui revendique depuis 1981 une mer territoriale de 35 milles marins.

7 A l'exception du Maroc (loi n° 1-81 du 8 avril 1981, instituant une zone économique exclusive de 200 milles au large des côtes marocaines). La France et l'Espagne ont décidé de limiter pour le moment le champ d'application de leur législation à leurs côtes atlantiques. Aux termes de l'article 5 de la loi française n° 76-655 du 16 juillet 1976, relative à la zone économique au large des côtes du territoire de la République, «Des décrets en Conseil d'Etat fixeront les conditions et les dates d'entrée en vigueur des dispositions de la présente loi en ce qui concerne la zone économique au large des différentes côtes du territoire de la République». Aucun texte n'a encore vu le jour pour la Méditerranée. Les dispositions finales de la loi espagnole n° 15 du 20 février 1978 limitent la mise en œuvre à la côte atlantique, tout en réservant au gouvernement le droit de retendre aux autres côtes du pays. Il faut également signaler que lorsqu'il a ratifié la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer le 29 août 1983, le Gouvernement égyptien a fait la déclaration suivante: «La République arabe d'Egypte exerce, à compter de ce jour, les droits qui lui sont conférés par les dispositions des parties V et VI de la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer dans la zone économique exclusive qui se trouve au-delà de sa mer territoriale adjacente aux côtes de la mer Méditerranée et de la mer Rouge [...] Elle déclare qu'elle prendra les mesures et les dispositions nécessaires en vue de réglementer tous les aspects du régime de sa zone économique exclusive». A ce jour, ces mesures et dispositions n'ont pas encore été prises.

Cela ne veut pas dire que le concept de zone économique soit dénué de toute pertinence en la matière, ne serait-ce que par son impact sur la définition même du plateau continental telle qu'elle résulte de l'article 76 de la Convention de Montego Bay: «Le plateau continental d'un Etat côtier comprend les fonds marins et leur sous-sol au-delà de sa mer territoriale, sur toute l'étendue du prolongement naturel du territoire terrestre de cet Etat jusqu'au rebord externe de la marge continentale, ou jusqu'à 200 milles marins des lignes de base à partir desquelles est mesurée la largeur de la mer territoriale, lorsque le rebord externe de la marge continentale se trouve à une distance inférieure.»

Cette convention, «ayant été adoptée par l'écrasante majorité des Etats», revêt, selon la Cour internationale de Justice, «une importance juridique majeure de sorte que, même si les parties ne l'invoquent pas, il incombe manifestement à la Cour d'examiner jusqu'à quel point l'une quelconque de ses dispositions pertinentes lie les parties en tant que règle de droit international coutumier»8. Dans ces conditions, le critère de distance (200 milles marins) prévu par l'article 76 précité relatif à la définition du plateau continental ferait partie dorénavant du droit coutumier et il serait seulement complété par celui, plus traditionnel, du prolongement naturel. La configuration géomorphologique de la Méditerranée et de son sous-sol reléguera au second plan ce critère, dont le rôle sera marginal si ce n'est inexistant.

8 Affaire du plateau continental (Jamahiriya arabe libyenne/Malte). Arrêt du 3 juin 1985, C.I.J. Recueil 1985, p. 30. Tous les Etats méditerranéens ont signé la Convention de Montego Bay à l'exception d'Israël et de la Turquie (qui avait voté contre l'adoption du texte). Elle a été ratifiée par l'Egypte (le 26 août 1983), la Tunisie (le 24 avril 1985) et la Yougoslavie (le 5 mai 1986). L'entrée en vigueur de la Convention est conditionnée par le dépôt du 60e instrument de ratification ou d'adhésion (il n'y en a pour le moment que 32, soit 31 Etats et une entité, la Namibie).

La continuité du plateau continental en Méditerranée fait donc de cet espace, dans son ensemble, un objet de partage entre pays riverains amenés ainsi à conclure des accords avec leurs voisins respectifs. Tenus de négocier pour parvenir à une «solution équitable» (article 83 de la Convention de 1982), ils sont invités implicitement à faire preuve de pragmatisme en adaptant le tracé aux circonstances de l'espèce, qu'il s'agisse de la configuration des côtes, de leur longueur ou encore de la présence, fréquente en Méditerranée, d'îles ou d'îlots9. Cependant, entre l'obligation préliminaire de négocier et l'accord final, peuvent s'intercaler des contentieux que les parties décident de soumettre à un règlement judiciaire ou arbitral. Les Etats ont tendance à se réserver le tracé final de la ligne de délimitation, mais il peut être demandé au tribunal de vider définitivement un différend comme a tenté de le faire la Grèce, à l'égard de la CIJ, dans l'affaire du plateau continental qui l'a opposée à la Turquie.

9 Au cours de la 3e Conférence des Nations Unies sur le droit de la mer, les propositions visant un traitement distinct de la question de la délimitation, pour les mers fermées et semi-fermées, n'ont pas reçu le soutien nécessaire pour figurer dans le projet final. Voir B. Vukas: «Enclosed and semi-enclosed seas», Revue iranienne de relations internationales, 11-12 (1978), p. 171-196.

LE DIFFÉREND GRÉCO-TURC

Avant d'en venir à l'analyse des deux principaux procédés de résolution des questions de délimitation, par accord ou par voie judiciaire, il faut rappeler brièvement la spécificité du différend gréco-turc. Celle-ci résulte notamment de l'arrière-plan historique et politique des relations entre les deux pays, ainsi que des particularités géographiques de la mer Egée (grand nombre d'îles grecques à proximité des côtes turques). Force est de constater le désaccord persistant des parties quant au choix d'une procédure de règlement, en dépit des tensions qui surgissent de temps à autre au gré des tentatives de prospection pétrolière dans les zones en litige. S'il convient de faire la part des excès de langage, nourris malgré tout au même environnement culturel, il n'en demeure pas moins que les risques potentiels pour la paix et la sécurité sont à la mesure de la complexité des délimitations en cause.

C'est ainsi que, parallèlement à l'introduction d'une instance devant la CIJ, en août 1976, la Grèce avait saisi le Conseil de sécurité, dans le cadre du chapitre VI de la Charte, de son différend avec la Turquie10. Le Conseil avait recommandé aux parties, dans le but de «réduire les tensions actuelles dans la région», de reprendre «des négociations directes sur leurs différends»11. Ce processus sera engagé immédiatement et se poursuivra jusqu'en 1981, un moratoire ayant été conclu entre les parties (Berne, 1976) en ce qui concerne toutes explorations et exploitations unilatérales du plateau continental, objet du litige. L'impasse de la voie judiciaire (la Cour s'est déclarée incompétente par son arrêt du 19 décembre 1978) et la rupture du dialogue en 1981 ont ouvert la voie à une nouvelle crise, en avril 1987, dans les relations des deux pays qui s'accusent mutuellement de la rupture du moratoire prévu par l'accord de Berne. Si la Turquie reste attachée au règlement par voie d'accord d'un différend qu'elle considère comme «fondamentalement politique», la Grèce, par contre, revendique toujours le renvoi du contentieux, jugé «d'ordre technique», à la Cour internationale de Justice pour qu'il reçoive une solution définitive. Telles sont les deux principales voies auxquelles ont recours les Etats méditerranéens dans la délimitation de leurs espaces maritimes.

10 Ces recours sont consécutifs à la campagne de prospection menée par le navire de recherche turc Sismik I.

11 Résolution 295 en date du 25 août 1976.

LES ACCORDS DE DÉLIMITATION DU PLATEAU CONTINENTAL

On a estimé que le partage du plateau continental en Méditerranée nécessite le tracé de 33 frontières maritimes, dont 18 concernent des Etats se faisant face, 10 des Etats adjacents et cinq des Etats se trouvant dans les deux situations à la fois12. Pour le moment, les accords publiés concernent la délimitation du plateau continental entre l'Italie et quatre de ses voisins13. Il s'agit des accords avec la Yougoslavie (le 8 janvier 1968, en vigueur depuis le 21 janvier 1970), la Tunisie (le 20 janvier 1978, en vigueur depuis le 6 décembre 1978), l'Espagne (le 19 février 1974, en vigueur depuis le 16 novembre 1978) et la Grèce (le 25 mai 1977, en vigueur depuis le 12 novembre 1980). Du point de vue des critères, deux des accords mentionnés (avec l'Espagne et la Grèce) prévoient expressément (l'article premier et le préambule respectivement) l'application de «l'équidistance» ou de «la ligne médiane». Les délimitations portent, d'une part, sur l'espace entre les îles Baléares et la Sardaigne (Espagne-Italie) et, d'autre part, sur la mer Ionienne (Grèce-Italie). On se réserve de procéder, dans ce dernier cas, à «des ajustements mineurs acceptés d'un commun accord».

12 Aldo E. Chircop: The legal infrastructure of ocean development - Mediterranean study, 1984, Dalhousie University, p. 208 et suivantes (voir tableaux dans l'annexe de cet ouvrage).

13 Un accord a été conclu, mais non publié, entre Malte et la Libye pour la mise en œuvre de l'arrêt de la Cour internationale de Justice du 3 juin 1985 les concernant. Par contre, la Tunisie et la Libye n'ont pas encore d'accord au sujet du plateau continental, en dépit de l'arrêt de la CIJ du 24 février 1982, confirmé par l'arrêt du 10 décembre 1985 (demande en révision et en interprétation de l'arrêt du 24 février 1982). Pour une étude générale des accords conclus par l'Italie, voir G. Arangio-Ruiz: The italian shelf delimitation agreements and the general law of shelf delimitation in the international regime of the Mediterranean sea, 1987, Dott. A. Giuffre editore, Milan, p. 35 et suivantes.

A l'instar des délimitations négociées entre les pays riverains du golfe Arabo-Persique ou de la solution retenue par le tribunal arbitral franco-britannique, dans sa sentence du 30 juin 1977, dans l'affaire du plateau continental en mer d'Iroise, les accords avec la Tunisie et la Yougoslavie ont opté pour l'octroi exclusif d'une mer territoriale de 12 milles marins (avec parfois l'adjonction d'un mille supplémentaire de plateau continental) pour certaines îles, et font produire à celles attenantes au territoire continental un demi-effet14.

14 S.P. Jagota: «Maritime boundary», Recueil des cours de l'Académie du droit international, 1981, vol. 2, p. 108.

Les accords de délimitation en Méditerranée comportent des clauses relatives aux modalités de coopération entre les parties, pour l'exploitation des gîtes de ressources naturelles chevauchant une frontière maritime, de manière que chacune d'entre elles exerce pleinement ses droits sur son plateau continental. Au cas où l'exploitation aurait déjà commencé avant la conclusion de l'accord interétatique, des consultations sont prévues pour l'octroi éventuel d'une indemnisation appropriée. Les parties s'engagent également à se concerter pour éviter tout effet négatif de l'exploration ou de l'exploitation du plateau continental sur l'environnement et l'équilibre écologique. Enfin, les différends éventuels sont réglés soit par le canal diplomatique traditionnel soit, à défaut, par la voie judiciaire.

Cette pratique conventionnelle, complétée par la jurisprudence internationale en la matière, peut certainement guider, dans l'avenir, les pays riverains dans le tracé de leurs frontières maritimes.

L'INTERVENTION DE LA COUR INTERNATIONALE DE JUSTICE

Sur le plan judiciaire, la Cour internationale de Justice a été saisie d'une première affaire de délimitation en Méditerranée, par la voie d'un compromis entre la Tunisie et la Libye, conclu le 10 juin 1977, aux termes duquel la Cour était appelée à dire «quels sont les principes et règles du droit international qui peuvent être appliqués pour la délimitation de la zone du plateau continental appartenant à la République tunisienne, et de la zone du plateau continental appartenant à la Jamahiriya arabe libyenne populaire et socialiste et, prenant sa décision, de tenir compte des principes équitables et des circonstances pertinentes propres à la région, ainsi que des tendances récentes admises à la troisième Conférence sur le droit de la mer. De même, il est demandé à la Cour de clarifier avec précision la manière pratique par laquelle lesdits principes et règles s'appliquent dans cette situation précise, de manière à mettre les experts des deux pays à même de délimiter lesdites zones sans difficulté aucune» (article 1er). Les parties se sont donc réservé le droit de procéder par accord au tracé final, quitte à revenir devant la Cour pour «tous éclaircissements ou explications» supplémentaires, afin de leur faciliter la tâche.

Mais avant même d'aborder le litige bilatéral, la haute juridiction a dû écarter «l'intervention d'une tierce partie, Malte», qui estimait, sur la base de l'article 62 du statut de la Cour, avoir un «intérêt juridique» en cause dans ce différend. Il ne s'agirait, selon la Cour, que de «l'effet qu'auraient éventuellement, sur une délimitation ultérieure du plateau continental de Malte, des considérations que la Cour pourrait formuler, dans sa décision à propos des points en litige entre la Tunisie et la Libye, relativement à la délimitation de leurs plateaux continentaux»15.

15 Affaire du plateau continental (Tunisie/Jamahiriya arabe libyenne). Requête de Malte aux fins d'intervention, arrêt du 14 avril 1981 C.I.J. Recueil 1981, p. 12, par. 19.

S'agissant de l'impact de la jurisprudence en général, il n'y aurait donc là rien de spécifique dont puisse se réclamer Malte pour intervenir. La Cour a veillé cependant à ne pas empiéter sur les droits de Malte, dans ses relations avec les deux parties, la ligne de délimitation indicative se terminant par une simple flèche en direction de Malte. Aussitôt après le prononcé de cet arrêt, le 24 février 1982, la Cour a reçu notification, le 26 juillet, du compromis entre la Libye et Malte, par lequel elle fut priée de trancher la question suivante: «Quels sont les principes et les règles de droit international qui sont applicables à la délimitation de la zone du plateau continental relevant de la République de Malte et de la zone du plateau continental relevant de la République arabe libyenne, et comment, dans la pratique, ces principes et règles peuvent-ils être appliqués par les deux parties dans le cas d'espèce afin qu'elles puissent délimiter ces zones sans difficulté par voie d'accord comme le prévoit l'article III».

Une relation triangulaire s'est instaurée de nouveau, du fait de la demande d'intervention de l'Italie, sur la base de l'article 62 du statut de la Cour, qui avançait comme «intérêt juridique» «le respect de ses droits souverains sur certaines zones du plateau continental en cause dans la présente instance» illustrées, à l'audience, par une carte montrant les espaces de chevauchement des revendications de l'Italie et des deux autres pays16. Tout en admettant que l'absence de l'Italie restreindrait la portée de l'arrêt qu'elle est appelée à rendre, la Cour n'en a pas moins conclu à un rejet de la demande d'intervention, afin d'éviter de statuer sur des différends dont elle n'était pas saisie (Malte et la Libye se sont opposées à la demande). Mais «les droits revendiqués par l'Italie seront sauvegardés», en vertu du principe même de l'effet relatif des décisions judiciaires. Le problème demeure néanmoins entier, car les espaces n'ayant pas fait l'objet de délimitation nécessiteront un accord ou une procédure de règlement, auquel les trois Etats devraient être parties prenantes.

16 Affaire du plateau continental (Jamahiriya arabe libyenne/Malte). Requête de l'Italie aux fins d'intervention, arrêt du 21 mars 1984, C.I.J. Recueil 1984, p. 10, par. 15.

Comme l'a souligné avec force D.W. Bowett, il faut faire preuve d'imagination pour dégager les moyens appropriés à la solution de problèmes qui risquent de se retrouver fréquemment en Méditerranée17.

17 D.W. Bowett: «Exploitation of mineral resources and the continental shelf», in The international legal regime of the Mediterranean Sea, 1987, Dott. A. Giuffre editore, Milan, p. 28-29.

En ce qui concerne les questions de fond traitées par la Cour, nous avons déjà relevé que le critère du «prolongement naturel» a été écarté par la CIJ, au profit de celui de la distance (200 milles marins). Ainsi, la configuration du sol et du sous-sol ne sera pas appelée à jouer un rôle quelconque dans la délimitation des espaces maritimes en Méditerranée. En effet, «lorsque la marge continentale elle-même n'atteint pas les 200 milles marins, le prolongement naturel se définit en partie par la distance du rivage, quelle que soit la nature physique du fond et du sous-sol de la mer en deçà de cette distance»18.

18 Affaire du plateau continental (Jamahiriya arabe libyenne/Malte), C.I.J. Recueil 1984, p. 33, par. 34.

La Cour a franchi là un pas décisif par rapport à sa jurisprudence antérieure dans l'affaire Libye-Tunisie, où elle a certes écarté l'application du critère du prolongement naturel, mais dans la mesure seulement où «le bloc pélagien, en tant que prolongement naturel commun aux deux parties, ne comporte aucun élément qui vienne rompre l'unité du plateau continental»19. Elle accepte, néanmoins, de tenir compte de certaines configurations géomorphologiques du fond en tant que circonstances pertinentes dans l'opération de délimitation. Est-ce le développement rapide de la pratique étatique relative aux zones économiques qui a amené la Cour à opérer une réelle mutation dans son analyse des critères de délimitation du plateau continental? Quoi qu'il en soit, cette évolution devrait normalement conduire les Etats riverains de la Méditerranée à opérer un tracé unique, incluant aussi bien le plateau continental que la ZEE20.

19 C.I.J. Recueil 1982, p. 58, par. 68.

20 Voir dans le même sens D.W. Bowett, op. cit., p. 25. Dans l'affaire du golfe du Maine, les Etats-Unis et le Canada ont demandé à la Cour de tracer une frontière unique.

La Cour a procédé également, dans sa jurisprudence «méditerranéenne», à une lecture constructive de l'article 76 de la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer, selon lequel «la délimitation du plateau continental entre Etats dont les côtes sont adjacentes ou se font face est effectuée par voie d'accord conformément au droit international tel qu'il est visé à l'article 38 du statut de la Cour internationale de Justice, de façon à aboutir à une solution équitable». Pour concilier le droit établi et l'objectif fixé par cette disposition, il faut partir du postulat que «l'application de principes équitables doit aboutir à un résultat équitable», ceux-là étant subordonnés à celui-ci et appréciés en conséquence21.

21 C.I.J. Recueil 1982, p. 59, par. 70.

Il semble néanmoins que la mise en œuvre des principes ne soit pas le souci majeur de la Cour qui a veillé surtout à partager, aussi équitablement que possible, les zones en litige (voir notamment son raisonnement dans l'affaire Tunisie/Libye, sur le lien entre les surfaces concédées à chacun et la longueur de ses côtes), tout en précisant que «chaque litige doit être examiné et résolu en lui-même, en fonction des circonstances qui lui sont propres»22. S'il revient au tribunal de tirer les conclusions qu'il estime appropriées d'un faisceau de critères ou de principes équitables, peut-on considérer qu'il s'agit là d'une simple formulation du droit en vigueur ou bien ne se trouve-t-on pas plutôt sur le terrain de la conciliation, laissant au juge un large pouvoir discrétionnaire23? Et si c'était le cas, est-ce que cela ne fait pas mieux l'affaire des Etats qui recherchent, avant tout, une solution mutuellement acceptable? Ce souci même de la ligne d'équidistance, en tant que première hypothèse, dépend de la définition par la Cour des lignes de base. C'est ainsi que, curieusement, la médiane entre Malte et la Libye est calculée en partant de cette dernière, d'un côté, et de la Sicile, de l'autre. D'autre part, l'effet attaché aux îles dépendant d'un Etat sera nul (îles de Djerba, Tunisie, ou de Fifla, Malte) ou diminué de moitié (îles Kerkenna, Tunisie).

22 C.I.J. Recueil 1982, par. 132.

23 Yadh Ben Achour: «L'affaire du plateau continental tuniso-libyen (analyse empirique)», Journal du droit international (Clunet), 1983, 2, p. 292. M. Bennouna: «Le caractère pluridimensionnel du droit de la mer», in «Traité du nouveau droit de la mer», sous la direction de Dupuy et Vignes, Economica 1985, p. 3-25.

En conclusion, il peut paraître hasardeux de soumettre cette jurisprudence à un raisonnement juridique rigoureux recherchant les règles en cause et leur mise en œuvre dans le cas considéré. Il y a lieu plutôt de faire subir à ces arrêts un examen d'ordre politique, pour se demander s'ils ont contribué à assainir le climat des relations entre les pays considérés, en les débarrassant d'une source de friction particulièrement sensible24.

24 Dans le même sens, voir B. Conforti: «L'arrêt de la Cour internationale de Justice dans l'affaire de la délimitation du plateau continental entre la Libye et Malte». Revue générale de droit international public, 1986, p. 318: «Voilà pourquoi nous avons dit que l'œuvre de la Cour doit être appréciée surtout du point de vue politique au sens large, c'est-à-dire comme un important apport à une détermination pacifique et négociée des frontières maritimes entre les Etats».

En suivant cette approche, on pourrait reprocher à la Cour d'avoir jusqu'à présent refusé de faire droit à toute argumentation d'ordre économique dans les questions de délimitation.


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