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This contribution is the introduction to René Dumont's book of the same title, which has just been published in France by Éditions Politis et Arlea. The author recounts his wide experience as an international agronomist and recalls the highlights of his unceasing battle against underdevelopment and for a fairer world. In his book, he begins by analysing three key variables - demography, the depletion of natural resources and environmental degradation - and goes on to propose a series of measures for the establishment of genuinely sustainable development in the context of a society that respects the needs of human beings and where there is less inequality.

Vuelven las hambrunas

Este artículo corresponde a la introducción del libro del mismo título que el profesor René Dumont acaba de publicar en la editorial Politis et Arlea. Recordando su historia de agrónomo sin fronteras, el autor narra aquí los momentos más salientes de su lucha incesante contra el subdesarrollo y por un mundo más justo. Este libro parte del análisis de tres variables fundamentales (demografía, agotamiento de los recursos naturales y degradación del medio ambiente), para proponer luego una serie de medidas orientadas a establecer un desarrollo realmente duradero, en el marco de una sociedad humana más equitativa respetuosa de las necesidades de las personas.

Famines, le retour

René Dumont

Professeur honoraire à l'Institut national agronomique, Paris-Grignon, France

Cette contribution correspond à l'introduction du livre que René Dumont vient de publier, sous le même titre, auprès des éditions Politis et Arlea en France. A travers son parcours historique d'agronome sans frontières, l'auteur nous rappelle ici les grands moments de cette lutte incessante qu'il a menée contre le sous-développement et pour un monde plus juste. Dans le livre, l'auteur, à partir d'une analyse de trois variables clés (démographie, épuisement des ressources naturelles et dégradation de l'environnement), arrive à proposer une série de mesures visant l'établissement d'un développement réellement durable, dans le cadre d'une société humaine respectant les besoins de l'homme et moins inégalitaire.

J'avais entre 10 et 14 ans au moment de la Grande Guerre et c'est au milieu de ses horreurs que j'ai, pour la première fois, connu les difficultés alimentaires. Dès que j'ai pu, je suis allé les étudier au Maroc et en Tunisie. Nous étions en 1923-1924 et ces pays faisaient alors partie de nos colonies.

J'ai débuté dans mon métier d'agronome au Tonkin, en 1929-1932, et déjà, avant bien d'autres, j'ai signalé que la population y augmentait plus vite que la production alimentaire. Dans mon premier livre, La culture du riz dans le delta du Tonkin, j'ai souligné la nécessité du contrôle des naissances, ce qui a choqué bien des lecteurs, catholiques et même marxistes. Dans chacun des livres qui ont suivi, j'ai souligné le danger démographique.

En 1966, avec le regretté Bernard Rosier, nous avions écrit le premier avertissement «solennel» en français: «Nous allons à la famine1.» Je concluais: «Il ne s'agit pas d'une vague menace: la famine atteint déjà les Indes, elle rôde en Afrique et en Amérique latine. La famine est inscrite dans les chiffres: depuis 1958, dans l'ensemble des pays du tiers monde, la production alimentaire augmente moins vite que la population. C'est un désastre planétaire qui s'annonce à l'horizon de 19802.» Et nous ajoutions: «Deux objectifs s'imposent simultanément: tripler la production alimentaire d'ici l'an 2000 et maîtriser l'expansion démographique. Les moyens sont à notre portée: stimuler la recherche et la production d'aliments nouveaux, répartir les excédents, distribuer les engrais, lever un impôt mondial de solidarité et, pour cela, instituer une autorité mondiale qui dirige la guerre contre la faim et ait aussi la possibilité de peser sur la natalité.»

Fin 1985, dans un colloque de Libertés sans frontières, je fus accusé de propager le pessimisme, alors que j'étais surtout réaliste. Même si des tiers mondistes me reprochaient en 1990 de propager d'idée d'un «bluff de la pénurie», les voici obligés enfin de reconnaître l'extrême gravité de la situation. Il n'est plus temps de dire «Nous allons à la famine», car cette fois nous y sommes et, à chaque année qui passe, pour une proportion croissante de la population du monde.

Voici que ce «maudit» XXe siècle approche de sa fin (j'ai, sans le vouloir, écrit «faim»). C'est bien contre cette faim que je n'ai cessé de lutter - et je ne m'arrêterai qu'avec la fin.

Nous, les agronomes, alliés aux agriculteurs, aux paysans et paysannes n'avons cessé de travailler pour accroître la production alimentaire. Nous avons certes marqué des points, et nous avons même cru, pendant les Trente Glorieuses et la révolution verte, avoir «bataille gagnée». Mais en cette tragique fin de siècle (et de millénaire), nous devons faire face à une menace croissante que je n'ai cessé de signaler3: la sécurité alimentaire mondiale est de plus en plus compromise et la faim des pauvres est en train de toucher de plus en plus d'humains. Et c'est bien là l'inacceptable pour des personnes responsables.

Certes, la révolution verte (irrigation, engrais, génétique) a permis à la production céréalière (qui fournit plus de la moitié de l'alimentation humaine) de suivre largement l'explosion démographique jusqu'en 1984. Mais, depuis cette date, qui devient de ce fait historique, nous avons vu une démographie non maîtrisée, une urbanisation excessive et non préparée, un libéralisme économique non contrôlé se combiner aux déficiences en eau et autres ressources naturelles ainsi qu'à la «démolition» des climats par l'effet de serre. Ces éléments conjugués n'ont plus permis à la production alimentaire de suivre la courbe de la population.

J'ai déjà raconté comment la vie m'avait plongé, à Arras en octobre 1914, à 10 ans, dans le grand massacre. Je n'ai cessé depuis de lutter contre les autres guerres du siècle, celle de 1939 d'abord, puis les guerres coloniales: celle d'Indochine - que j'avais vue naître en 1931 - , celle d'Algérie et, finalement, celle du Golfe en 1990-1991. Sans oublier toutes les «petites» guerres, dites de basse intensité. Il est difficile d'imaginer à quel point la vie eût été meilleure et la situation actuelle bien moins dramatique si on avait su écouter les mouvements pacifistes. Mais, hélas, la bêtise humaine a toujours été la plus forte.

La vie m'a bientôt fait reconnaître la gravité des inégalités sociales4 et, dès 1924, j'ai refusé un «ordre économique» qui ne voulait prendre en compte ni les problèmes sociaux ni la moralité la plus élémentaire. Je continue à refuser, à rejeter cette organisation économique où la mondialisation ne cesse d'accentuer les inégalités entre peuples, groupes et individus, d'aggraver les misères qui sont une autre forme de terrorisme généralisé, et qui laisse se développer en parallèle des richesses et des gaspillages inacceptables, tout à côté de pauvretés croissantes, de misères intolérables.

Tout au long du XIXe siècle, bien des bonnes volontés se sont dressées - efficacement - contre l'esclavage. Le XXe siècle finissant aurait pu - aurait dû - mener une lutte de même ampleur contre toutes les formes de cette exclusion qui enlève souvent autant de dignité que l'esclavage. Notre civilisation, nos progrès, ne sont plus capables, avec le libéralisme qui domine sans partage et après l'échec du bolchevisme, de répartir équitablement et le travail encore nécessaire et les richesses qui sont produites. Il nous faut donc les remettre en cause. Ce n'est pas une tâche facile, car les privilégiés qui détiennent la grande majorité des pouvoirs économiques, politiques et culturels n'acceptent ni de les réduire ni - encore moins - de les abandonner.

Alors, dans les pays dits développés, tous ceux qui refusent les monstrueuses injustices vont-ils réagir face à cette déchéance qui s'étend à une échelle mondiale? Vont-ils s'allier avec les meilleurs représentants du Sud? Nous allons tourner autour des réponses, car la politique est un art qui ne dispose pas de certitudes, sauf à risquer des totalitarismes - ou des intégrismes - dont nous ne pouvons prévoir où ils nous mèneraient.

J'écris cet essai au moment où la FAO vient de réunir, à Rome, du 14 au 18 novembre 1996, un Sommet mondial sur les problèmes de l'alimentation future des habitants de la planète. La première conférence mondiale sur ce sujet avait eu lieu, à la FAO également, en 1974.

La FAO a été fondée à Québec le 10 octobre 1945. Son cinquantenaire a été salué au même endroit le 10 octobre 1995. Le discours d'ouverture, confié au grand écologiste Lester Brown, animateur du Worldwatch Institute de Washington, a mis en évidence la gravité exceptionnelle de la situation alimentaire mondiale. Le Sommet mondial de Rome allait-il reconnaître cette gravité?

J'avais été présent - et fort actif dans «l'opposition» - au Sommet de 1974. On s'y inquiétait de la pauvreté, des famines qui ravageaient une large partie de l'Asie du Sud, de l'Afrique, surtout, et même de certaines régions de l'Amérique latine. Cette conférence mondiale se termina par un engagement solennel d'en finir avec la «faim». Henry Kissinger résuma la conclusion en une phrase: «J'en prends l'engagement solennel, au nom du Gouvernement des Etats-Unis, dans 10 ans, plus un seul enfant dans le monde n'aura faim.»

Au Sommet de 1996, plus solennel encore - bien plus de chefs d'Etat et de responsables gouvernementaux étaient présents - on a pris un autre engagement, cette fois plus modeste, plus prudent. On s'y est engagé à réduire de moitié, dans un délai de 20 ans - pour l'an 2015 - le nombre des pauvres souffrant de la faim.

En 1974, j'avais dit haut et fort, au cours des réunions du Sommet, que jamais l'engagement de Kissinger ne serait tenu. Il faudrait pour cela une révolution politique et économique que le libéralisme ne permettrait jamais de réaliser.

A la fin de 1996, mon opinion est restée la même et je ne crains pas d'affirmer que, compte tenu des multiples obstacles qui s'opposent aux progrès agronomiques, jamais l'objectif proposé ne sera atteint. Si, de plus, on n'arrive pas à contrôler la démographie et à atteindre rapidement une croissance zéro de la population mondiale, je crains fort que le nombre des très mal nourris ne cesse d'augmenter.

La FAO estime à 900 millions le nombre d'humains qui souffrent gravement de la faim. Mais le Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD) affirme que l'on en compte 1,3 milliard vivant dans la misère absolue. On peut donc penser que tous ceux-là souffrent de la faim. La FAO estime que s'y ajoutent plus de 2 milliards d'humains présentant des carences alimentaires graves. Résoudre ces problèmes en 20 ans, période pendant laquelle est prévue une augmentation encore trop rapide de la population, est une tâche qu'il ne faudrait pas, une fois de plus, sous-estimer. Certains, à la FAO, ont même affirmé que bien nourrir 3 milliards d'humains supplémentaires en l'an 2050 serait une tâche réalisable. Ce n'est pas mon avis.

L'Institut international de recherches sur le riz (IRRI), situé à Los Baños, (Philippines), nous a avertis dès 1990 que si la population de l'Asie augmentait de 60 pour cent au cours des 35 prochaines années (ce que prévoient certains démographes), il ne pourrait plus garantir que la production rizicole asiatique serait en mesure de suivre le rythme: les ressources en terres nouvelles et, surtout, en eau deviendront de plus en plus rares. Depuis 1984, la production céréalière mondiale (qui représente 60 pour cent de l'alimentation) progresse moins vite, nous le verrons, que la population. La Chine ne cesse d'accroître ses importations, qui risquent d'excéder les disponibilités mondiales de céréales à l'exportation. Que faire?

La révolution doublement verte que l'on nous promet, celle du génie génétique, risque fort de manquer de terres fertiles, et surtout d'eau, pour se réaliser. De très loin, la plus grande menace qui pourrait annuler la majorité des progrès agronomiques est le risque d'accidents climatiques, de sécheresses, typhons et cyclones sans cesse accrus par l'effet de serre. Les pays développés ont pourtant pris l'engagement, au Sommet de Rio en 1992, de ne pas émettre plus de gaz à effet de serre en l'an 2000 qu'en 1990. Ce qui n'est pas en train de se réaliser, loin de là!

Pourquoi n'arrive-t-on pas à mettre en _uvre des mesures qui sont pourtant des conditions de vie ou de mort pour notre humanité? C'est que le contrôle des émissions de gaz à effet de serre remettrait en cause toute notre «civilisation économique», car celle-ci exige, pour se maintenir, des gaspillages intolérables; elle refuse les réglementations et préfère maintenir les privilèges et les inégalités. Les dirigeants de l'économie mondiale choisissent donc implicitement la mondialisation du modèle économique prévalent en pays riches, des Etats-Unis au Japon, de l'Europe à l'Australie. Dans cette optique, il y aura bientôt 200 à 300 millions de Chinois et peut-être autant d'Indiens qui vivront à l'occidentale. S'ils ne contrôlent pas le volume de leurs émissions de gaz à effet de serre, nous irons à la mort. Mais comment exiger de ces pays des mesures que nous ne parvenons pas à établir dans les nôtres?

Nous allons donc considérer successivement: une démographie que le monde n'arrive pas à contrôler, l'épuisement des ressources naturelles et la dégradation de l'environnement - en particulier l'effet de serre qui, en démolissant les climats du monde, menace gravement la survie prolongée de l'humanité. Ce point est crucial, car si nous ne réduisons pas rapidement et très fortement l'usage des énergies fossiles et polluantes responsables de ces dégradations climatiques, nous risquons d'aller vers une catastrophe mondiale sans précédent dans l'histoire de l'humanité.

Nous essayerons ensuite de proposer une série de mesures visant l'établissement, à l'échelle mondiale, d'un développement réellement durable, dans le cadre d'une société humaine respectueuse des besoins de l'homme et moins inégalitaire.

Il nous faut donc sortir, vite, d'une tentative de mondialisation essentiellement axée sur le despotisme de l'argent. Le communisme a échoué; le libéralisme incontrôlé, source de misères croissantes, ne saurait se prolonger tel quel sans risquer de provoquer des difficultés de plus en plus graves, qui pourraient s'avérer mortelles. Le libéralisme économique actuel est en train de réaliser ce que nous devons désormais appeler un véritable crime contre l'humanité. Ce qui requerrait, pour le juger, un autre Tribunal international.

La majorité des données et des chiffres cités proviennent du Rapport mondial sur le développement humain 1996, réalisé par le PNUD que l'on pourrait tenir pour un représentant (avec le Bureau international du travail) de l'aile gauche des Nations Unies. Nous avons aussi utilisé des données de L'état de la planète 1995-19965, du Worldwatch Institute de Washington, ainsi que l'étude de la FAO Agriculture mondiale. Horizon 20106. Mais nous essayerons, avec l'aide de certains écologistes et de personnalités progressistes, d'aller un peu plus loin.


1Dumont, R. et Rosier, B. 1966. Nous allons à la famine. Editions du Seuil, Paris.

2Nous verrons qu'une disette, cette fois mondiale, s'est affirmée à partir de 1984.

3Dumont, R. 1989. Un monde intolérable. Le libéralisme en question. Editions du Seuil, Paris.

4Agronome de la faim. Editions Robert Laffont. Mes combats. Editions Plon, collection Terre humaine. 1989.

5L'état de la planète 1995-1996, sous la direction de L. Brown, C. Flavin et H.F. French. La Découverte, 1996. Cette publication paraît chaque année; j'avais préfacé l'édition de 1989 publiée chez Economica.

6Agriculture mondiale: Horizon 2010. Sous la direction de N. Alexandratos. FAO et Polytechnica.

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