Helmut Lieth
Les ressources naturelles des régions tempérées étant aujourdhui exploitées à la limite de leurs possibilités, il est normal que léconomie mondiale se tourne vers les pays tropicaux en développement pour y découvrir sil en restent dintactes et voir comment elles peuvent être utilisées.HELMUT LIETH est un écologiste spécialisé dans les structures mondiales de la productivité primaire et des écosystèmes saisonniers. Il est professeur à luniversité de Caroline du Nord, Etats-Unis.
Lexpérience montre, en Afrique comme en Amérique du Sud, que cela nest pas si simple, surtout dans les vastes régions humides des tropiques dont les sols proviennent de roches mères sédimentaires, conditions qui sappliquent à de larges étendues du bassin de lAmazonie, au Brésil.
Il est donc nécessaire et urgent détablir un plan judicieux dutilisation des ressources tropicales, et de mettre au point des modèles daménagement approprié en vue dun rendement soutenu.
La structure de la productivité primaire (biologique) est un élément fondamental de ces modèles. Comme ces structures sont mieux connues dans la zone tempérée que dans la zone tropicale, des recherches sur la productivité en forêt tropicale humide seraient des plus souhaitables.
Le tableau répertorie les niveaux les plus probables de productivité primaire nette des principaux types de végétation dans les différentes parties du monde daujourdhui et en indique les valeurs moyennes pour les grandes formations végétales. Ces formations se différencient par le groupement des espèces et la structure de leur organisation. La colonne 1 indique les types de végétation, la colonne 2 la superficie de la zone, la colonne 3 sa situation (à lintérieur ou à lextérieur des tropiques), la colonne 4 son niveau de productivité moyen annuel approximatif par mètre carré et la colonne 5 la productivité totale moyenne, par an, de lensemble de la zone considérée.
PRODUCTIVITÉ PRIMAIRE NETTE DES PRINCIPAUX TYPES DE VÉGÉTATION DU MONDE
Type de végétation |
Superficie 106 km2 |
Productivité primaire nette |
Total pour la superficie 109 tonnes |
||
Amplitude kg/m2/an |
Moyenne approximative kg/m2/an |
||||
1 |
2 |
31 |
4 |
5 |
6 |
Forêts |
50 |
|
|
|
81,6 |
Forêt tropicale humide |
17,0 |
T |
1 - 3,5 |
2,8 |
47,4 |
Forêt sempervirente humide |
7,5 |
T |
1,6 - 2,5 |
1,75 |
13,2 |
Forêt tempérée décidue (feuillée en
été) |
7,0 |
t |
0,4 - 2,5 |
1,0 |
7,0 |
Forêt sèche méditerranéenne (Chaparral ou
formation arbustive) |
1,5 |
t |
0,25 - 1,5 |
0,8 |
1,2 |
Formation forestière mixte des zones tempérées chaudes |
5,0 |
t |
0,6 - 2,5 |
1,0 |
5,0 |
Forêt boréale |
12,0 |
t |
0,3 - 1,2 |
0,65 |
7,8 |
Forêt claire |
7 |
|
0,2 - 1,0 |
0,6 |
4,2 |
Formation buissonnante fermée et ouverte |
26 |
|
|
|
2,6 |
Toundra |
8,0 |
t |
0,06 - 1,3 |
0,16 |
1,3 |
Formation buissonnante désertique |
18,0 |
Tt |
0,01 - 0,25 |
0,07 |
1,3 |
Prairie |
24 |
|
|
|
19,2 |
Prairies tropicales y compris savane à dominance de graminées |
15,0 |
T |
0,2 - 2,9 |
0,8 |
12,0 |
Prairies des zones tempérées |
9,0 |
t |
0,07 - 1,3 |
0,8 |
7,2 |
Zones désertiques |
24 |
|
|
|
- |
Désert aride |
8,5 |
T |
0 - 0,01 |
0,003 |
- |
Désert glacé |
15,5 |
t |
0 - 0,001 |
- |
- |
Terres cultivées |
14 |
Tt |
0,1 - 4,0 |
0,65 |
9,1 |
Eau douce |
4 |
|
|
|
5,0 |
Marécage |
2,0 |
Tt |
0,8 - 4,0 |
2,0 |
4,0 |
Lacs et cours deau |
2,0 |
Tt |
0,1 - 1,5 |
0,5 |
1,0 |
Total continents |
149 |
|
|
|
121,7 |
1 T = zone tropicale; t = zone tempérée.La région de lAmazone est en grande partie recouverte par la forêt tropicale humide, la prairie tropicale, des lacs et des cours deau. Comparée à dautres zones de végétation (voir tableau), elle est dotée dun potentiel de productivité naturelle bien supérieur à la moyenne, voire exceptionnel. Une représentation cartographique de la productivité primaire mondiale le démontre dailleurs parfaitement. En associant des méthodes dévaluation directe et indirecte de productivité, nous avons élaboré, à laide de lordinateur, une carte des structures de productivité primaire mondiale nette (Lieth, 1973). Cette carte est connue sous le nom de modèle Miami (carte 1). Une récapitulation des niveaux de productivité des écosystèmes tropicaux a été en outre récemment établie par Murphy (1975) (graphique 1). Ces chiffres, fondés sur des évaluations effectives, font ressortir la grande variété de niveaux de productivité possibles dans chaque type de biome tropical. Bien que la plupart de ces données aient été recueillies hors dAmérique du Sud, on peut les considérer comme représentatives des types de végétation analogues du bassin de lAmazone.
A lheure actuelle cest dans les zones tempérées quon connaît le mieux les niveaux de productivité. On sait très peu de choses pour les zones tropicales.
GRAPHIQUE 1. - Niveaux de productivité des écosystèmes tropicaux naturels et semi-naturels (daprès Murphy, dans Lieth et Whittaker, 1975)
On peut ainsi estimer assez précisément la productivité de petites zones. Un certain nombre de ces données quantitatives sont indispensables pour construire des modèles de corrélation daprès les paramètres du milieu tels que ceux dont nous nous sommes servi pour lélaboration de la carte du monde (carte 1). Cependant, lévaluation des types de productivité naturelle sous une forme aussi directe nest pas chose facile pour la plupart des zones forestières tropicales. Il faut donc recourir à des méthodes dévaluation indirectes pour obtenir, dans les délais impartis pour son utilisation par les planificateurs, une appréciation raisonnable du potentiel productif de la région de lAmazone. Mais avant même que nous puissions vraiment construire indirectement des modèles de la capacité de production, il nous faut certaines données de base qui, en ce qui concerne le bassin de lAmazone, sont pour ainsi dire inexistantes, et sont difficiles à rassembler pour une infinité de raisons. Aussi, ne peut-on, pour étudier la productivité de cette zone ainsi que les conséquences de lintervention de lhomme, que sen remettre aux données relevées dans dautres régions du monde.
Dès linstant où il sagit de développer lagriculture dans des régions où jusque-là prédominaient les écosystèmes naturels, on a automatiquement tendance à penser que le système élaboré par lhomme est le meilleur en même temps que le plus productif. Daprès nos récentes découvertes, il y a cependant lieu de croire que ce nest pas toujours le cas. Nous avons analysé avec certains collègues, lors dun travail sur le biome forestier décidu de lest, au titre du U.S. International Biological Programme (US-IBP), la productivité primaire nette de divers Etats tels que ceux du Wisconsin, de New York, du Tennessee et de la Caroline du Nord. Les résultats de ces études ont été repris par Reader (1973) pour en déterminer la corrélation avec la durée de la période de croissance (graphique 2). Cet examen fait ressortir, à notre surprise, que les zones aménagées deviennent apparemment moins productives que les zones naturelles à mesure que lon senfonce dans le sud. Cette assertion se fonde sur une comparaison entre des évaluations statistiques de la productivité de zones entières et des mensurations précises portant sur des communautés végétales naturelles ou semi-naturelles situées dans les mêmes zones (Sharp et al., 1975). Pour la plupart des régions du globe, de telles comparaisons sont impossibles, faute de données fondamentales. Cependant, grâce à linformatique, on peut travailler sur des modèles, pour faire ressortir lintérêt quil y aurait à étudier avec soin les zones tropicales.
Le graphique 2 illustre la comparaison de deux modèles de prévision de la production primaire nette, daprès la durée de la période végétative. Pour ce faire, on compare deux régressions linéaires, lune fondée sur lappréciation de la production de secteurs aménagés aux Etats-Unis, et lautre sur des données provenant du monde entier, prises pour la plupart dans des écosystèmes naturels. La comparaison de ces deux régressions permet de conclure que, si la tendance révélée par les études nord-américaines est valable pour le monde entier, la capacité globale de production diminuera de plus de 30 pour cent la perte majeure se produisant dans les régions tropicales humides. Pour montrer lévolution de la structure mondiale, nous avons préparé, à laide de lordinateur, des cartes spéciales semblables à la carte 1.
La carte 2 est élaborée à partir de près de 1 000 points représentant une période végétative dont la durée est connue et basée sur la régression calculée par Reader (1973) pour les secteurs aménagés de lest de lAmérique du Nord, données qui ont été extrapolées à lensemble du monde. Cette carte est connue sous le nom de modèle La Haye.
La carte 3 est élaborée par ordinateur et fondée sur un calcul de régression de la végétation naturelle utilisant les mêmes 1 000 points représentant une période végétative connue. Il sagit du modèle Manaus.
On peut facilement se rendre compte que le modèle Manaus donne des niveaux de productivité semblables à ceux du modèle Miami, alors que le modèle La Haye en donne de bien inférieurs, spécialement dans les régions tropicales.
On peut conclure daprès ces recherches préliminaires, quune grande prudence simpose avant de convertir à lagriculture les milieux de moyenne à forte productivité dans les régions de lAmazone, car ceux-ci risquent dy perdre une bonne part de leur potentiel productif.
La productivité dun système agricole dépend beaucoup dun apport convenable dengrais. Au contraire des systèmes naturels, où les éléments nutritifs essentiels circulent efficacement, les cultures actuellement pratiquées sont entièrement tributaires des engrais. Cest pourquoi nombre de pays en développement ont une production agricole moyenne par hectare sensiblement inférieure à celle que lon pourrait attendre de la capacité photosynthétique inhérente aux végétaux.
Pour le démontrer, nous donnons au graphique 3 lévaluation des rendements et de la productivité de plusieurs pays, faite par Terjung et al. (sous presse). Ceux-ci ont utilisé le bilan énergétique pour évaluer le potentiel productif de certaines cultures, puis lont comparé aux données de rendement figurant dans les statistiques de la FAO. Le graphique 3 illustre le cas du blé dont le rendement ne représente que 30 pour cent de la productivité biologique totale. Le graphique 3A permet de comparer les prévisions aux rendements effectifs. Comme on le constatera, les rendements prévus sont supérieurs aux rendements observés dans la plupart des pays. Daprès la loi de Mitscherlich, le rendement des cultures est fonction de la quantité dengrais utilisé. En se reportant là encore aux statistiques de la FAO, on peut estimer le rendement dans chaque pays suivant la quantité dengrais quutilise lagriculture.
GRAPHIQUE 3. - Analyse, par pays, du rendement mondial, effectif et potentiel du blé
GRAPHIQUE 3.A
GRAPHIQUE 3.B
GRAPHIQUE 3.C
En partant des pays figurant dans le graphique 3A, qui ont des rendements prévus et observés presque égaux pour déterminer des niveaux maximaux de rendement, on peut obtenir la courbe de régression présentée au graphique 3B - courbe qui représente la loi économique bien connue du rendement décroissant - et sen servir pour corriger la prévision indiquée au graphique 3A. Cest ce qui est fait au graphique 3C, où la régression linéaire entre prévision et observation est ainsi très satisfaisante. La conclusion que lon peut en tirer, cest que lon ne peut prévoir de hauts rendements sous les tropiques sans de gros apports dengrais.
Ce besoin fondamental suscitera sans doute divers problèmes denvironnement dans la région de lAmazone; ces problèmes, ajoutés à un appauvrissement croissant du sol dû à lérosion, amèneront de profonds changements dans lécologie des fleuves, dont les eaux risquent de blanchir, tandis que le lessivage toujours plus accentué des engrais épandus dans les champs provoquera une eutrophisation. Il est probable que ces changements auront de profondes répercussions sur les populations de poissons et dinvertébrés vivant dans ces cours deau, et que les structures de distribution des vecteurs de maladie évolueront aussi, entraînant un déplacement des épidémies qui atteindront des zones jusque-là considérées comme indemnes.
Tout en comprenant quil est nécessaire de convertir certaines terres forestières de lAmazonie à lagriculture, nous ne pouvons que recommander aux planificateurs et aux responsables du développement, dabord, de prendre toutes les précautions nécessaires pour épargner au maximum les zones naturelles en attendant de savoir comment les aménager en vue dun rendement soutenu et, ensuite, de commencer à mettre en valeur les zones qui promettent les meilleurs résultats. Prenons, par exemple, le problème des engrais phosphatés.
Il est bien connu que les sols se prêtent plus ou moins à lagriculture surtout selon leur fertilité naturelle, leur réaction aux engrais et leur facilité à être travaillés mécaniquement à peu de frais. Il est vraisemblable par ailleurs quentreront prochainement en jeu dautres facteurs importants, comme la distance séparant ces zones des centres de consommation car, dans la région de lAmazone, le climat soppose au développement densembles urbains denses.
En ce qui concerne les engrais, cest sans doute le phosphate qui pose le plus de problèmes, le monde nen disposant quen quantités limitées. Le besoin quen a une culture varie selon le sol où elle croît.
Le graphique 4 (établi par P. Sanchez, N.C. State University) montre les quantités de phosphate assimilable dans différents sols (voir aussi Sanchez et Buol, 1975). Sur la quantité de phosphate ajoutée (ordonnée) à une unité de volume de sol, la plante ne récupère quune partie dans la solution de sol. Tout végétal exigeant, où quil soit, suffisamment de phosphate pour une croissance optimale (0,1-0,2 ppm en abscisse), il est évident que les différents types de sols réussissent plus ou moins bien aux cultures qui nécessitent un fort apport dengrais. Le graphique montre la gamme des plantes cultivables pouvant théoriquement convenir si lapport de phosphate est minimal.
GRAPHIQUE 4. - Phosphate assimilable dans différents sols
Il faut donc dresser des cartes daptitude des différentes terres faisant état de tous les facteurs de croissance avant den entreprendre la mise en valeur.
Chaque plante cultivée a ses propres exigences. La plupart des cultures pratiquées en zone tempérée ont besoin de beaucoup dengrais. Les gouvernements de la région de lAmazone auraient sans doute grand intérêt à inciter leurs stations de recherche à trouver des cultures indigènes ou nouvelles qui nexigeraient quun minimum de fertilisants pour un rendement donné damidon, de graisse ou de sucre. Il se pourrait fort bien quà lavenir les technologues alimentaires doivent faire preuve de plus dingéniosité pour assurer la saveur, la texture et la composition chimique finale voulues aux produits commercialisés, toutes propriétés auxquelles doit veiller dores et déjà lexploitant pour ses cultures.
En résumé:
1. La productivité naturelle des tropiques humides est lune des plus élevées du monde.2. La conversion de ces zones naturelles à lagriculture risque den abaisser sensiblement le niveau de productivité si lon recourt aux pratiques agricoles actuelles.
3. Les besoins dengrais saccroîtront considérablement, doù risque probable de problèmes divers dans certains des grands cours deau.
4. Les besoins dengrais et laptitude des sols et paysages de lAmazonie sont très variables. Il faudrait donc que les offices de planification des gouvernements fixent des priorités au développement, en choisissant les zones qui peuvent être mises en valeur sans trop de risques, et en épargnant les autres.
5. Il vaudrait mieux rechercher les espèces et les variétés indigènes convenant à la production daliments de base sous les tropiques que sobstiner à y introduire des cultures de régions tempérées.
Références
LIETH, H. 1973. Primary production: terrestrial ecosystems. Human Ecology, 1: 303-332.
LIETH, H. 1975. The primary productivity in ecosystems. Comparative analysis of global patterns. Dans van Dobben, W.H. and Lowe-McConnel, R.H., eds. Unifying concepts in ecology. The Hague, Junk.
LIETH, LIETH, H. & WHITTAKER, R.H., eds. 1975. The primary productivity of the biosphere. New York, Springer Verlag.
MURPHY, P.G. 1975. Net primary productivity in tropical terrestrial ecosystems. Dans Lieth, H. and Whittaker, R.H., eds. The primary productivity of the biosphere. New York, Springer Verlag.
READER, J.R. 1973. Leaf emergence, leaf coloration, and photosynthetic period. Productivity models for the eastern deciduous forest biome. Chapel Hill, University of North Carolina, Department of Botany. 182 p. (Thèse Ph. D)
SANCHEZ, P.A. Characteristics and management of soils in the tropics. Raleigh, North Carolina State University, Soil Science Department. (Manuscrit)
SANCHEZ, P.A. & BUOL, S.W. 1975. Soils of the tropics and the world food crisis. Science, 188: 598-603.
SHARP, D.D., LIETH, H. & WHIGHAM, D. 1975. Assessment of regional productivity in North Carolina. Dans Lieth, H. and Whittaker, R.H., eds. The primary productivity of the biosphere. New York, Springer Verlag.