A. Onibon, B. Dabiré et L. Ferroukhi
Alain Onibon
est l'animateur national du Programme arbres, forêts et communautés rurales (FTPP) de la FAO au Bénin.
Bernard Dabiré est le coordonnateur régional du FTPP pour l'Afrique de l'Ouest francophone.
Lyès Ferroukhi est un expert adjoint de la FAO travaillant avec le FTPP au Costa Rica.
La dimension des institutions locales: nouveaux pouvoirs et anciennes autorités.
Cet article examine les pratiques locales et les processus de décentralisation et de transfert de la gestion des ressources naturelles en Afrique de l'Ouest francophone. Le terme «pratiques locales» se réfère non seulement aux approches, méthodes et techniques locales d'aménagement des ressources naturelles, mais aussi et surtout aux rôles et fonctions des institutions et structures locales - organisations non gouvernementales (ONG), associations de petits exploitants, mouvements de jeunes, unités administratives locales, chefs traditionnels et locaux, structures techniques et administratives décentralisées, etc. - participant activement à la gestion des ressources.
Le présent article ne traite pas du contexte de la gestion des ressources naturelles ou de la façon dont les processus de délégation ont lieu dans les pays de la sous-région, mais se concentre plutôt sur l'identification des principaux défis à relever.
GESTION DES RESSOURCES NATURELLES DUALISTE DANS LA SOUS-RÉGION
Systèmes traditionnels manquant d'une base juridique
Dans toute la sous-région, les communautés ont établi des systèmes coutumiers de gestion des plans d'eau, des forets, des terres agricoles, etc., qui réussissent souvent à conjuguer harmonieusement l'équité et la justice sociale, l'efficacité, la durabilité et la conservation de la biodiversité. On peut citer comme exemples le système local d'aménagement des pêches dans les plaines inondables du fleuve Logone au Tchad et au Cameroun (Drijver, van Wetten et de Groot, 1995), les systèmes traditionnels de gestion des terres et des forets dans le comté de Nagot au Bénin (Onibon, 1995) et des systèmes locaux relativement communs de gestion du bois de feu nécessaire à la cuisine et autres usages domestiques dans la savane soudano-guinéenne du Sahara méridional (Keita, 1985). Ces systèmes traditionnels de gestion des ressources naturelles se fondent sur des cadres institutionnels et réglementaires bien adaptés aux conditions sociales et environnementales de leurs milieux respectifs.
Malheureusement, les autorités forestières, tant à l'époque coloniale qu'après l'indépendance, n'ont guère tenu compte de la gestion coutumière des ressources lors de l'élaboration des politiques forestières et des grands concepts et principes législatifs. Les communautés ont ainsi été privées de leurs droits juridiques sur la gestion des zones rurales.
Néanmoins, dans la quasi-totalité de la sous-région, la gestion effective des ressources naturelles demeure, encore aujourd'hui, du ressort des institutions traditionnelles.
Légalité inopérante
Dans la quasi-totalité des pays d'Afrique occidentale, l'État s'est approprié des ressources naturelles en s'octroyant les pouvoirs de leur gestion, mais n'a pas été capable, en pratique, de mener à bien sa mission. C'est ce que Soumaré (1998) appelle une situation de «légalité inopérante». Selon Keita (1985) et Onibon (1995), le fait que l'État ait privé les institutions traditionnelles de leurs droits séculaires sur les ressources naturelles, alors que ce sont elles qui les gèrent réellement, les a contraintes à être «hors-la-loi». Cette situation semblerait pratiquement destinée à conduire à une perte de contrôle. Les forêts, qui comme les pêches, ont été déclarées propriété de l'État, peuvent être envahies par des visiteurs destructeurs, tandis que parallèlement, des conflits peuvent naître au sein des communautés.
Persistance d'un dualisme stérile
Le cadre institutionnel et législatif pour la gestion des ressources naturelles de la sous-région se distingue ainsi par la persistance de ce que l'on peut appeler un dualisme stérile. D'une part, la loi qui fait de l'État le principal propriétaire des ressources naturelles ne fonctionne ni pour l'État, ni pour les communautés locales, tandis que d'autre part, les systèmes traditionnels restent le cadre de référence pour les populations rurales dans leurs activités quotidiennes de gestion des ressources (Soumaré, 1998). Dans plusieurs pays, il existe de surcroît un système religieux qu'il faut séparer du système traditionnel, car en Afrique occidentale, celui-ci est essentiellement préislamique. Les villageois s'appuient souvent sur ces sphères de légitimité dans les différentes revendications liées à leur identité (par exemple la législation moderne confère des droits égaux aux femmes et aux groupes non indigènes) et à la nature des ressources concernées (accès au crédit ou à la terre).
Ce dualisme stérile constitue l'arrière-plan des initiatives de décentralisation et de délégation prises par les différents pays de la sous-région. Le but est pour l'État de transférer l'autorité aux diverses unités administratives locales. La question est de savoir dans quelle mesure la délégation peut permettre aux communautés locales de prendre en main la gestion véritable des ressources naturelles.
DÉCENTRALISATION: CARREFOUR POUR LES PAYS D'AFRIQUE DE L'OUEST
La décentralisation et la gestion des ressources naturelles sont aujourd'hui des enjeux décisifs, en particulier pour les pays en développement. Comme la décolonisation et l'indépendance dans les années 60, et la démocratie et les systèmes multipartites dans les années 90. beaucoup considèrent de plus en plus la décentralisation comme un scénario indiscutable.
La décentralisation n'est pourtant pas un phénomène nouveau dans les États africains, en particulier pour ce qui est de l'organisation territoriale et administrative; en effet, certains analystes la considèrent comme une constante politique et juridique des pays d'Afrique de l'Ouest. Si la décentralisation existait à l'époque coloniale, elle a acquis une importance grandissante après l'indépendance, et en particulier dans les années 80. Les questions de décentralisation et de gestion des ressources naturelles ont pris un nouvel élan au lendemain de conférences comme la Conférence des Nations Unies sur l'environnement et le développement (CNUED) de 1992 et, pour l'Afrique de l'Ouest, de la Conférence régionale sur la problématique foncière et la décentralisation organisée à Praia (Cap-Vert) par le Comité permanent inter-États de lutte contre la sécheresse dans le Sahel (CILSS) en juin 1994.
Néanmoins, la décentralisation et la gestion des ressources naturelles suscitent encore des débats particulièrement animés, car elles présupposent à la fois une certaine façon d'utiliser et de conserver les ressources naturelles et une redistribution du pouvoir entre les différents acteurs à tous les échelons.
La situation actuelle
Les processus en cours dans la plupart des pays d'Afrique francophone ne sont pas identiques, mais ils ont trois points essentiels en commun: ils sont encouragés et exécutés par l'État; ils sont axés principalement sur la rédaction de textes; et ils se fondent sur la création et la mise en place d'institutions décentralisées.
Pour le moment, les processus de décentralisation tendent à mettre l'accent sur la réforme de l'administration territoriale. Même si le transfert de responsabilités aux unités administratives décentralisées a suscité un intérêt, la décentralisation ne s'est guère traduite systématiquement par la délégation de responsabilités pour la gestion de l'environnement - ou des forêts - aux institutions traditionnelles locales. Aussi la responsabilité de l'aménagement forestier a-t-elle été foncièrement transférée aux unités administratives décentralisées, sans que les organes chargés de ces fonctions - les institutions traditionnelles et leur cadre de réglementation, constitué de coutumes et de pratiques locales - aient été pris en compte.
En réalité, même lorsque le but clairement énoncé consiste à transférer l'autorité de compétence locale aux unités administratives décentralisées, la décentralisation dans la sous-région a souvent été entreprise non pas sous l'impulsion du gouvernement, mais comme condition d'aide imposée par les donateurs internationaux (FAO, 1997).
Un fondement dans la législation de chaque État
Dans tous les pays d'Afrique de l'Ouest, la décentralisation a reçu une plus grande attention juridique; elle a fait l'objet de lois officielles et de documents législatifs et est, dans certains cas, une obligation constitutionnelle. Elle a également conduit à la création d'institutions de droit public: ministères, missions de décentralisation, commissions nationales, etc. Toute cette attention juridique peut se révéler un problème majeur si la décentralisation n'est pas accompagnée d'une véritable délégation de pouvoir à ceux qui sont responsables de la gestion des ressources naturelles, c'est-à-dire les institutions locales.
Le contexte institutionnel est marqué par la création de structures et d'organes généralement connus sous le nom de «collectivités locales décentralisées». Légèrement différents d'un pays à l'autre, ces organes sont articulés sur trois niveaux: région, province ou département; commune; et district (constitué de plusieurs villages). À quelques exceptions près, de ces trois niveaux, seule la commune existe en tant qu'entité juridique, a une autonomie de gestion financière et est administrée par une autorité élue.
Le principe est que l'État partage l'autorité sur les compétences locales, dont l'environnement et la gestion des ressources naturelles, entre les diverses collectivités locales décentralisées.
La municipalité, qui est généralement l'unité décentralisée à laquelle est conféré le pouvoir de gestion des ressources naturelles, peut englober toute une série de différents systèmes traditionnels d'aménagement des ressources. Dans la plupart des cas, elle n'est pas en accord avec les institutions locales traditionnelles qui tiennent véritablement les rênes de l'aménagement des ressources naturelles.
Le pouvoir des institutions locales Dans presque tous les villages des pays d'Afrique de l'Ouest francophone, l'autorité des institutions locales, aussi bien traditionnelles que modernes, est reconnue par tous (CILSS, 1994). Comme les chefs traditionnels sont souvent considérés comme la représentation d'un patriarcat répressif et de l'inertie sociale, et qu'ils ont souvent été forcés par le régime colonial à recouvrer les impôts et à mobiliser de force la main-d'uvre, ils se trouvent aujourd'hui dans une position inconfortable et ont parfois acquis leurs «électeurs» par défaut. Mais même s'il peut arriver que la légitimité de certaines institutions locales soit contestée, leur pouvoir est toujours indéniable. Dans le Mali rural, par exemple, la décentralisation a été interprétée clairement comme le «retour du pouvoir», avec toutes les implications qu'une telle interprétation peut avoir dans un contexte où le rationalisme du pouvoir traditionnel est dominant dans les villages (Béridogo, 1997; Koné, 1997). En effet, il y a toujours eu au Mali une politique d'intégration des autorités villageoises - les chefs des villages et conseils de lignages - qui représentent le pouvoir officiel au niveau du village. Toutefois, bien que l'on ait tendance à sous-estimer ce fait, ces autorités ne détiennent pas nécessairement le pouvoir au sein des communautés pour ce qui est des décisions locales sur les droits fonciers et la gestion des ressources naturelles. Á mesure que l'État central se retire peu à peu à cause des politiques de décentralisation actuelles et des récents événements politiques, on s'attend généralement à voir grandir l'influence des autorités villageoises sur la gestion des ressources naturelles. Le gouvernement, toutefois, n'a pas affronté certaines questions concernant la façon dont les autorités villageoises choisies pour être incluses parmi les collectivités locales doivent s'acquitter de leurs responsabilités. L'éventualité à craindre est que les autorités locales réellement responsables de la gestion des ressources perdent une partie de leur pouvoir traditionnel avec la décentralisation, ce qui pourrait engendrer des tensions au niveau de la communauté. D'autres incertitudes demeurent également sur le pouvoir qui est effectivement délégué aux autorités villageoises. |
QUELQUES POINTS MÉRITANT RÉFLEXION
En réalité, qui transfère et qui reçoit le pouvoir?
Étant donné l'exercice de pouvoir de facto des institutions locales sur la gestion des ressources naturelles, dans quel sens le transfert est-il réalisé? Est-ce de l'État aux nouvelles unités administratives, ou des institutions locales aux unités administratives décentralisées? À quelles conséquences porte la deuxième hypothèse - qui semble la plus proche de la réalité - pour les interactions sociales coutumières?
Laquelle prendra le dessus: la nouvelle légalité ou la situation de facto?
Les unités administratives décentralisées du futur auront une responsabilité légale, mais il ne fait aucun doute que les institutions locales traditionnelles continueront à revendiquer leurs droits, voire à les exercer. L'État sera-t-il en mesure de persuader les détenteurs coutumiers de ces droits à transférer la gestion des ressources - qui pourrait même avoir pour eux un caractère sacré - aux autorités nouvellement élue s? Et en supposant qu'ils acceptent, comment peut-on garantir que les nouvelles unités administratives décentralisées, étant donné leurs ressources financières limitées, seront plus efficaces que l'État dans l'exercice de ces tâches? Vu sous cet angle, l'État semble être en train de décharger les responsabilités juridiques dont il n'a su dûment s'acquitter, sans aucune garantie que les nouveaux détenteurs feront mieux.
Le transfert de responsabilité saura-t-il résoudre le problème du dualisme stérile?
Comme prévu, il semble que les processus de décentralisation transforment tout simplement le conflit entre l'État et les institutions locales et/ou traditionnelles en un conflit entre les unités administratives décentralisées et les institutions locales et/ou traditionnelles. Les unités administratives décentralisées seront forcément mieux placées pour essayer d'exercer le pouvoir qui leur a été conféré, tandis que les institutions locales et/ou traditionnelles ne sont guère disposées à l'abandonner. Ainsi, le problème d'un dualisme stérile est plus que jamais présent. Ce nouveau type de dualisme peut même être plus durement ressenti que l'ancien.
La décentralisation pourrait-elle fausser les interactions sociales?
Dans certains cas, il apparaît que les objectifs des politiques de décentralisation ne peuvent être atteints car les élites néotraditionnelles exploitent les mesures de décentralisation pour consolider leur pouvoir au détriment des résultats de développement rural recherchés (par exemple, en Mauritanie; voir Abdoul, 1996). On ne peut pallier cet inconvénient que si l'on trouve des moyens novateurs et judicieux d'insérer correctement les institutions communautaires traditionnelles qui doivent rendre compte localement dans les processus (Ribot, 1995; Ribot, 1996).
Un nouvel enjeu
Les lacunes révélées par les analyses ci-dessus suggèrent que les États d'Afrique de l'Ouest semblent ignorer les enjeux que constitue la décentralisation. Mais les autres acteurs en sont-ils conscients, compte tenu du grand enthousiasme suscité par ces processus? L'enjeu a-t-il été correctement identifié aujourd'hui? Les acteurs sont-ils résolus à relever le défi? Et comment? Quelles sont les responsabilités des différents acteurs, notamment les gouvernements, les institutions locales, les unités administratives décentralisées et les programmes nationaux et internationaux?
Les autorités locales n'ont pas toujours un pouvoir de décision réel, au sein des communautés
CONCLUSION
Les efforts de décentralisation ont souvent omis de tenir compte de la dimension des institutions locales, tant traditionnelles que modernes. D'une façon générale, dans toute la sous-région, les institutions locales ou traditionnelles sont chargées de la gestion des ressources naturelles. Pourtant, pas un pays ne mentionne - expressément ou tacitement - les responsabilités de ces organisations dans ses lois de décentralisation. Le pouvoir est transféré aux institutions nouvellement créées: les unités administratives locales décentralisées. Celles-ci restent généralement distantes des populations locales et font inévitablement concurrence aux institutions existantes. Même au Sénégal, où le processus de délégation a transféré le pouvoir le plus près possible de la base, il existe un conflit latent entre les nouvelles et les anciennes autorités, qui sont devenues illégales.
Il est de plus en plus important de commencer à considérer la capacité des institutions locales non pas en tant que variante, mais en tant que complément des institutions aussi bien centrales que décentralisées. Aujourd'hui, la question fondamentale reste «qui transfère et qui reçoit?» Le transfert de responsabilités du pouvoir central aux institutions administratives locales ne donnera pas forcément la capacité d'agir aux acteurs locaux. En réalité, cela peut même être l'inverse.
Bibliographie
Abdoul, M. 1996. Les communes dans le processus démocratique: la quête difficile d'un pouvoir local effectif en Mauritanie. Afr. Dev., 21(4): 75-92.
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Drijver, C.A., van Wetten, J.C.J. et de Groot, W. 1995. Working with nature: local fishery management on the Logone floodplain in Chad and Cameroun. In J.P.M. Van den Breemer, C.A Drijver et L.B. Venema, éds. Local ressource management in Africa. p. 29-45. John Wiley & Sons, Chichester, Royaume-Uni.
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Soumaré, S. 1998. La gestion des ressources naturelles, un des principaux enjeux de la décentralisation en zone rurale au Mali. Article préparé pour le séminaire du Programme arbres, forêts et communautés rurales, Dakar, 20-28 octobre 1998.