Département des pêches de la FAO

Résultats de la Conférence de Kyoto et documents présentés

IMPACT DES RELATIONS PREDATEURS-PROIES SUR LES STRATEGIES D'EXPLOITATION ET L'AMENAGEMENT DES PECHES
par
Michael Sanders

Les principaux prédateurs des poissons (espèces non commerciales incluses) sont les poissons eux-mêmes. La prédation par l'homme est nettement moins importante et a approximativement la même ampleur que la prédation imputable aux autres mammifères. Si la prédation joue un rôle de premier plan dans la régulation des populations de poissons, les relations entre proies et prédateurs et leurs incidences sur les ressources halieutiques sont extrêmement diverses et complexes et nécessitent donc une étude approfondie.

La situation est encore compliquée par le fait que les milieux où se déroulent prédation et compétition, que ce soit à l'échelle locale ou à celle des écosystèmes, ne sont pas en état d'équilibre. En fait, à l'échelle mondiale, l'exploitation porte à la fois sur les assemblages de prédateurs et de proies. Pour utiliser au mieux les ressources halieutiques, il est indispensable de mieux connaître les interactions proies-prédateurs, et l'impact des écosystèmes et d'élaborer des modèles bio-économiques qui tiennent compte du caractère plurispécifique des ressources. L'article examine les interactions proies-prédateurs en tant que facteur de régulation des ressources halieutiques. Il fournit des observations sur l'impact et l'échelle de la prédation dans les écosystèmes marins et d'eaux douces, des indications sur les approches visant à intégrer les effets de la prédation dans les modèles mathématiques mono- et plurispécifiques et des exemples sur la prise en compte de ces effets dans les avis en matière d'aménagement et de stratégies d'exploitation.

La prédation peut avoir une incidence considérable sur les écosystèmes marins et d'eaux douces. La réduction du nombre de grands cétacés à fanons dans les eaux de l'Antarctique s'est traduite à court terme par une plus grande abondance de krill du fait de la diminution de la mortalité par prédation. Cela a eu pour conséquence d'accroître le nombre de baleines à fanons, de phoques, d'oiseaux de mer et de calmars. Des effets semblables peuvent s'observer dans les écosystèmes d'eau douce, dans le cas de la prédation d'organismes marins par des phoques et dans celui de la prédation des oeufs et des larves. A l'échelle d'une communauté, certaines des conséquences les plus frappantes de la prédation se manifestent à la suite de l'introduction de nouvelles espèces dans des lacs. On peut évoquer l'exemple de l'élimination des cichlidés haplochromis du lac Victoria après l'introduction de perches du Nil.

L'exploitation des mammifères marins constitue un cas particulier, compte tenu des pressions esthétiques et morales exercées par l'opinion publique. La reconstitution régulière de la plupart des populations de mammifères marins a toutefois engendré un dilemme : faut-il continuer à interdire presque toute exploitation ou peut-on autoriser une exploitation limitée dans des conditions strictement contrôlées.

Seules des études beaucoup plus poussées permettront de mieux comprendre les conséquences de ces deux possibilités pour la préservation de l'équilibre des écosystèmes. Le public doit être mieux informé de l'ampleur de la reconstitution de ces populations et de ses effets sur les écosystèmes, de façon à permettre une appréciation raisonnée des coûts et bénéfices (sur le plan esthétique, social et économique) des options d'alternatives.

L'article fait état de l'échelle de la prédation exercée sur les animaux suivants : morue, thon, morue du Pacifique occidental, mammifères marins, céphalopodes et oiseaux. L'ampleur de la prédation des crevettes dans les eaux du Groenland est donnée à titre indicatif. La quantité de crevettes nordiques consommées annuellement par les flétans du Pacifique est estimée à 1 300 tonnes en 1990 et à 1 100 tonnes en 1991. Par ailleurs, la quantité de crevettes consommées par les sébastes a été évaluée à 33 000tonnes en 1990 et 8 700 tonnes en 1991. Enfin, la prise nominale de crevettes s'est élevée approximativement à 52 000 tonnes en 1990 et à 58 000 tonnes en 1991.

On a tenté d'intégrer les effets de la prédation dans les modèles utilisés en halieutique. Des applications relatives à des évaluations de stocks monospécifiques prennent en considération le cannibalisme et ses répercussions sur la taille des stocks, le recrutement, la production et les stratégies d'aménagement.

Il est en outre possible d'étendre les applications des modèles monospécifiques à des pêcheries plurispécifiques simples. L'étude des interactions entre la langoustine et la morue, deux espèces de haute valeur commerciale de la mer d'Irlande, montre que la morue est responsable d'environ 88 % de la prédation vis à vis de la langoustine et que l'exploitation de la morue devrait être maintenue à son niveau maximal (tout en veillant à préserver le recrutement), afin de restreindre la prédation et d'augmenter le rendement de la pêche à la langoustine.

D'autres modèles multispécifiques sont plus complexes. Le Conseil international pour l'exploration de la mer (CIEM) a mis au point deux modèles. Le premier, baptisé MSVPA ("Multi-Species Virtual Population Analysis" - Analyse des populations virtuelles plurispécifique), sert à estimer a posteriori les effectifs des stocks, les coefficients de mortalité par prédation ainsi que les paramètres permettant de les calculer et les coefficients de mortalité par pêche. Ses principales données d'entrée consistent dans le nombre total de prises par groupe d'âge effectuées par l'ensemble des flottes de pêche, le taux de consommation alimentaire et les proies préférées des poissons prédateurs et le poids individuel par âge des individus de chacune des espèces. Le second modèle, baptisé MSFOR ("Multi-Species Forecast" - modèle de prédiction multispécifique), sert à prévoir les rendements, les effectifs et la biomasse des stocks et le coefficient de mortalité par prédation en se fondant sur les résultats fournis par le modèle MSVPA (effectifs des stocks, prédation et autres paramètres définis), le recrutement estimé, le recrutement, et la mortalité par pêche supposés.

Deux études de cas concernant l'application des modèles sont présentées. S'agissant des stocks de merlu et d'anchois dans le nord-ouest de la Méditerranée, l'étude a abouti à la conclusion que l'aménagement devrait favoriser la production maximale chez le prédateur, le merlu.

Cette stratégie s'explique dans une large mesure par la forte valeur marchande de cette espèce. De plus, la prise en compte, dans l'évaluation, de l'interaction prédateur-proie n'a pas donné de meilleurs résultats que ceux issus de modèles monospécifiques. En fait, l'essentiel des résultats a été fourni par l'analyse de populations virtuelles (VPA) appliquée au merlu, notamment en ce qui concerne la quantification des bénéfices obtenus avec un âge à la première capture de 4 ans (correspondant à une longueur de 40 cm environ).

Vu la complexité des écosystèmes multispécifiques, il convient de ne pas trop simplifier les stratégies d'exploitation. L'opinion selon laquelle on peut augmenter la production totale d'un système en intensifiant la pêche des prédateurs et en récoltant ensuite de plus grandes quantités de proies situées plus bas dans le réseau trophique ne semble pas se vérifier dans la pratique. Lorsqu'on pêche davantage de prédateurs apicaux, leur rôle en tant que facteurs de régulation des populations d'espèces situées plus bas dans le réseau trophique est repris, au moins en partie, par les prédateurs immédiatement situés à un niveau trophique inférieur, et notamment par les individus âgés qui sont en mesure d'évoluer vers un niveau plus élevé. Cette évolution est facilitée lorsqu'il existe plusieurs types de prédateurs concurrents pour le même groupe de proies. De plus, dans la mesure où les prédateurs sont des agents de régulation naturelle des populations de proies, leur élimination sélective sur une grande échelle a un effet déstabilisant, illustré par la variation accrue de l'abondance des proies. En revanche, l'élimination sélective de ces dernières est préjudiciable aux prédateurs, bien que cet effet soit moins prononcé s'il existe d'autres sortes de proies.

Il est également indispensable d'évaluer les aspects économiques de l'exploitation des systèmes proie-prédateur. Flaaten (1989) a combiné dans un modèle biologique simple, un système à un seul prédateur et à une seule proie élaboré par May et al. (1979) avec des secteurs d'exploitation économiquement indépendants, à raison d'un secteur pour chacune des deux espèces. Comme prévu, dans ce cas très simple, l'auteur a constaté que l'exploitation du prédateur avait pour effet d'accroître le stock de proies exploitable et l'exploitation de la proie, de réduire le stock de prédateurs exploitable. En supposant que l'on peut capturer à moindre coût une proie de valeur marchande et que le prédateur est un poisson de faible valeur avec un coût de capture élevé, l'auteur parvient à la conclusion qu'il peut être économiquement justifié de subventionner l'exploitation du prédateur. A l'inverse, lorsque le prédateur peut être capturé à moindre coût et qu'il a une certaine valeur marchande alors que la proie est un poisson de faible valeur avec un coût de capture élevé, l'accroissement du stock de proies exploitable résultant de l'exploitation du prédateur peut justifier, au plan économique, la récolte de la proie, alors que ce n'était pas le cas précédemment. Cela s'effectuerait toutefois au détriment de la pêche du prédateur.

L'article cite des exemples d'intégration d'effets de la prédation dans les avis en matière d'aménagement des pêches maritimes. Dans l'Atlantique Nord-Est et Nord-Ouest, on a limité les prises de capelan de sorte qu'il en reste suffisamment de proies pour la morue, d'une plus grande valeur marchande.

A l'inverse, l'anchois et le pilchard sont toujours exploités de façon intensive dans l'Atlantique Sud-Est, même si ce sont des espèces proies pour le merlu et d'autres prédateurs de plus grande valeur marchande. Au nombre des autres exemples figurent l'exploitation des phoques à fourrure d'Afrique du Sud et l'abattage des phoques gris en Ecosse.

Il convient d'examiner les implications institutionnelles et sur les lignes de conduite en matière de gestion des ressources plurispécifiques. Trois problèmes, en particulier, sont abordés : la situation défavorable des pêcheurs autorisés (par les permis de pêche) à n'exploiter que certaines espèces; les ressources halieutiques sont souvent partagées avec d'autres prédateurs apicaux (baleines, phoques et oiseaux); et les difficultés institutionnelles qui surgissent lorsque les espèces tombent sous la juridiction de plusieurs organismes indépendants.

Toutefois, il apparaît manifestement qu'on a de plus en plus tendance à étudier et à gérer les stocks halieutiques sur une base multispécifique et, dans certains cas, à gérer les écosystèmes dont relèvent ces stocks. Dans les pêcheries multispécifiques, la viabilité économique continuera à jouer un rôle prépondérant dans les stratégies d'exploitation des stocks de prédateurs et de proies. Lorsque le prix par unité du prédateur est beaucoup plus élevé que celui de la proie, comme c'est généralement le cas, les stratégies de récolte seront surtout axées sur une exploitation durable des prédateurs et accorderont moins d'importance aux rendements que procurent les stocks de proies.

En conclusion, s'il est nécessaire de poursuivre les recherches en appui à l'aménagement des pêcheries multispécifiques, cela ne concerne pas indifféremment toutes les pêcheries. Ce travail de recherche dépendra de la connaissance des interactions entre espèces, de son efficacité en ce qui concerne les écosystèmes complexes et de sa pertinence dans les cas où des évaluations monospécifiques pourraient suffire. Quelle que soit l'importance accordée à la recherche, il sera indispensable de modéliser les interactions et leurs impacts en tenant pleinement compte du contexte bio-économique. Il faudra au moins disposer d'un minimum de connaissances sur les interactions entre espèces et les facteurs abiotiques. Au nombre de ces connaissances devraient figurer une meilleure compréhension des relations entre proies et prédateurs, des phénomènes climatiques naturels, des réponses écologiques et des effets de l'exploitation et de l'aménagement des ressources halieutiques.