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SECTION II: CULTIVATED SPECIES (contd.)

BIOLOGIE ET ELEVAGE DES TILAPIA

par

J.Cl. Ruwet, J. Voss et L. Hanon
Laboratoire d'Ethologie de l'Aquarium
Institut de Zoologie de l'Université
22, quai Van Beneden, B-4000 Liege (Belgique)

et

J.Cl. Micha
Laboratoire d'Ecologie animale
Facultés Universitaires de Namur
5000-Namur (Belgique)

Résumé

Depuis la fin de la seconde guerre mondiale les pays d'Afrique de l'est ont développé leurs pêches lacustres alors que les pays d'Afrique centrale et occidentale se tournaient plus vers la pisciculture. Dans les deux cas, le Tilapia est apparu comme un genre de poissons des plus intéressants. Après des expériences réussies, le Tilapia a été considéré comme un poisson “miracle” et il s'en est suivi un peuplement désordonné de plans d'eau, ce qui a bouleversé la zoogéographie.

Ce document souligne l'importance des recherches fondamentales pour une meilleurs utilisation de la ressource Tilapia, et expose les techniques d'élevage et de production. La première partie a trait à la distribution géographique, la systématique du groupe, les introductions et transferts, et l'identification des espèces. La deuxième partie concerne le choix des espèces de Tilapia et types d'élevage, le contrôle de la reproduction, ainsi que la croissance, la production et l'alimentation.

Abstract

Since the end of the second world war the countries of East Africa have developed their lake fisheries, while those of Central and West Africa have concentrated more on fish culture. In both cases Tilapia has proved a most interesting genus. As a result of successful experiments Tilapia was considered a “miracle” fish and water bodies were stocked excessively, which upset the zoogeography.

This paper emphasizes the importance of basic research for a more rational utilization of the resource and explains techniques of culture and production. The first part deals with geographical distribution, systematics, introductions and transplantations, and species identification. The second part discusses selection of species of Tilapia for culture, the control of reproduction, and growth, production and feeding.

1. INTRODUCTION

A la fin de la seconde guerre mondiale, les pays d'Afrique de l'Est ont consacré de gros efforts au développement de leurs pêcheries lacustres, tandis que ceux d'Afrique centrale et occidentale se tournaient davantage vers la pisciculture, c'est-à-dire l'élevage des poissons en étangs. Dans l'un et l'autre cas, il est apparu que le Tilapia était un genre de poissons des plus intéressants, par sa large distribution géographique, son amplitude écologique, ses facultés d'adaptation, et son taux de reproduction élevé. Le Tilapia, présent dans la plupart des rivières, ne représente jamais qu'une faible fraction du total des pêches fluviales, n'excédant jamais 2,5%, en poids des captures de l'ensemble des poissons. Dans maintes régions par contre, les pêches lacustres reposent essentiellement sur les Tilapia qui constituent, en poids et en nombre d'individus, l'essentiel des captures: 38% du tonnage total au lac Victoria, au lac Malawi, au lac Kariba; près de 50% à la Kafue et au lac Chilwa; plus de 60% à la Kafue et au lac Moëro; plus de 75% au lac George et au lac-Barrage de la Lufira (cf. Freyer et Iles, 1972, et Ruwet et Voss, 1974). Les espèces les plus importantes pour la pêche lacustre sont: T. esculenta, T. variabilis, T. nilotica et T. macrochir. La pisciculture des Tilapia est très ancienne; les Egyptiens la pratiquaient il y a 4 000 ans (Dambach et Wallert, 1966) mais la production systématique de poissons de consommation n'a commencé qu'il y a 30 ans. Les premières souches de T. macrochir et T. melanopleura (= T. rendalli) ont été récoltées au Luapula-Moěro (1946–47) et ont été introduites en pisciculture expérimentale et en station d'alevinage au Katanga (= Shaba, Zaïre), d'où la technique a gagné l'Afrique occidentale et orientale.

L'essor des pêcheries lacustres basées sur les Tilapia et le succès des expériences de pisciculture ont conduit à considérer le Tilapia comme un poisson “miracle”. On a dès lors favorisé le peuplement de toutes les nouvelles pièces d'eau, lacs de retenue, étangs artificiels; on a introduit des Tilapia dans des régions où ils n'existaient pas (le T. mossambica en Indonésie dès 1939, en Guyane après la guerre, of. Atz, 1954); on a même tenté d'acclimater des espèces nouvelles dans des zones qui, souvent, possédaient déjà des espèces indigènes. Cette politique qui a entraîné des compétitions écologiques et des hybridations, a bouleversé la zoogéographie, et n'a certes pas facilité la compréhension de la systématique du groupe. Les rendements obtenus en station expérimentale n'ont pas toujours pu être reproduits. Il n'est donc pas étonnant qu'après le succès et l'enthousiasme des premières actions, les deuxième et troisième symposiums sur l'hydrobiologie et la pêche en eau douce (Brazzaville 1956, Lusaka 1960) aient recommandé la prudence et une intensification des recherches exhaustives. Il a été “constaté qu'une certaine confusion existe dans l'identification de plusieurs espèces d'importance économique” et on a “souligné tout spécialement le besoin d'une étude systématique des genres Clarias, Serranochromis et Tilapia fondée sur des critères tant écologiques que taxonomiques”.

Les premières actions étaient assez empiriques, ou basées sur des recherches dont on attendait qu'elles fussent repidement prolongées par des applications concrètes. On a alors senti le besoin de comprendre les causes des succès comme des échecs, et à cette fin, d'intensifier les recherches fondamentales. Or, en même temps que se révélait la valeur économique des Tilapia, se faisait jour également l'intérêt théorique du groupe. Examinant les collections accumulées dans les Musées, les zoologistes systématiciens ont décrit et permis de distinguer de nouvelles espèces, races et variétés (Boulenger, Trewavas, Poll). En 1900, on connaissait 27 espèces différentes de Tilapia; en 1950, 29 espèces nouvelles avaient été décrites: aujourd'hui, on en compte plus de 90 (Thys, communication personnelle à J. Voss). La comparaison des formes géographiques et l'étude des réseaux et bassins hydrographiques permettent d'expliquer l'évolution de la composition des faunes piscicoles, la colonisation des lacs récents (lacs de fracture), le processus de la différenciation des espèces. Aussi, de plus en plus fréquemment, les systématiciens ont-ils participé eux-mêmes à des expéditions de récolte sur le terrain, tenant compte rigoureusement de la situation géographique des captures (Daget, Thys). Pendant ce temps, des naturalistes et biologistes des pêches ont accumulé des informations sur les saisons de reproduction, lieux de ponte, structures des populations, habitats et moeurs des poissons (De Bont, Lowe-McConnell, Ruwet). A la même époque à peu près, des géniteurs et des alevins des différentes espèces de Cichlides sont devenus disponibles sur les marchés aquariophiles européens et américains.

Leur reproduction en aquarium s'est popularisée, tandis que les scientifiques (Peters, Baerends) découvraient l'intérêt des Cichlides pour les recherches fondamentales: éthologie comparée, développement du comportement, etc., T. natalensis (= mossambica), T. nilotica, T. sparrmanii et bien d'autres espèces sont devenus des animaux de laboratoires: écoles de Peters à Tübingen, de Baerends à Groningen, de Lorenz à Seewiesen, de Barlow à Berkeley, travaux de l'aquarium de Liège. Cette prise de conscience simultanée de l'importance économique et de l'intérêt scientifique des Tilapia a conduit à un développement rapide des connaissances. Peu de groupes zoologiques ont été étudiés d'une manière aussi complète à des niveaux aussi différents: classification, distribution, comportement, écologie, élevage, économie, etc. Or chaque spécialiste se rend compte de la nécessité d'intégrer les progrès réalisés dans les autres domaines. La systématique s'éclaire au contact de la zoogéographie et de l'éthologie comparée; pêcheurs et pisciculteurs doivent acquérir une connaissance zoologique des espèces, tenir compte des moeurs et des préférences écologiques; les aquariologistes enfin tentent de restituer leurs observations dans un cadre naturel, et de les y prolonger par des applications concrètes.

Notre propos est de souligner quelques erreurs, d'expliquer quelques échecs ou déceptions, et de montrer comment l'intégration des connaissances permet une meilleure utilisation de la resource Tilapia. Une première partie soulignera l'importance des recherches fondamentales, une seconde exposera les techniques d'élevage at production.

2. BIOLOGIE DES TILAPIA

2.1 Distribution géographique et amplitude écologique

Largement répandus sur tout le continent africain, les Tilapia habitent ou se sont adaptés dans les milieux aquatiques les plus divers, où ils demeurent cependant des espèces riveraines et côtières: fleuves et rivières, lacs profonds (Albert, Kivu, Tanganyika, Malawi), lacs marécageux de cuvette (Bangweulu, Victoria, Moëro, Naivasha), lacs de barrage (Lufira, Kariba), lacs de fracture alcalins et salés (Nakuru, Magadi). Ces milieux aquatiques présentent une gamme très étendue de conditions d'oxygénation, de salinité, de turbidité. Le Bangweulu en Zambie, et le lac Tumba au Zaïre, ont une très faible conductivité: 14 à 30 et 24 à 32 μmho/cm respectivement. Le Mweru Wantipa en Zambie et le lac Manyara en Tanzanie sont spécialement alcalins et salés, en raison de la forte évaporation en bassin fermé, et de la forte concentration en Na2CO3 et NaCl; la conductivité des eaux y est respectivement de 60 000 et 94 000 μmho/cm; le pH à Manyara est de 9,9. Ces conditions sont encore plus drastiques à Nakura et Magadi au Kenya. Dans ce dernier, la conductivité s'élève à 160 500 μmho/cm, le pH à 10,5, la température de 37 à 45°C. Une seule espèce de poisson parvient à y vivre: le T. grahami, qui broute les algues bleues des zones littorales (Albrecht et al., 1968).

Le choix correct de souches éventuelles suppose que l'on connaisse l'amplitude écologique, les limites de tolérance, et les possibilités d'adaptation des espèces. La distribution géographique, que l'on déduit de l'origine précise des spécimens des collections systématiques, fournit déjà des renseignements fort utiles. La gamme des milieux fréquentés par chaque espèce à l'intérieur de son aire de répartition est également des plus précieuses.

Les Tilapia an général sont considérés comme des poissons résistants et assez plastiques. Parmi les espèces les plus utilisées commercialement, T. macrochir et rendalli paraissent plutôt fragiles; par contre T. zillii, T. mossambica et T. guineensis sont plus tolérants. Les deux derniers supportent, dans les estuaires, des salinités s'élevant à 30%.

Au lac Quarun près du Caire en Egypte, peuple de T. nilotica et zillii, la salinité a augmenté à partir de 1920, pour atteindre des valeurs oscillant entre 19 et 29%. Des espèces côtières, comme les Mulets, y ont été introduites avec succès; dans le même temps, la proportion de T. nilotioa diminuait, et celle de T. zillii augmentait (Fryer et Iles, 1972).

Des tests en aquarium sont nécessaires pour compléter les observations de terrain et fixer les limites de tolérance. Dusart (1963) par exemple, a déterminé que les Tilapia possèdent une hémoglobine capable de fixer l'oxygène dissous sous très faible tension, jusqu'a 0,5 mg/l. En dessous de cette valeur, les poissons ingurgitent en surface la pellicule d'eau superficielle, plus riche en gaz dissous. T. rendalli, espèce fluviatile, serait à cet égard moins résistant que T. macrochir.

2.2 Les catégories de Tilapia et subdivisions systématiques du groupe

On distingue au sein du groupe Tilapia deux grandes catégories morphologiques, liées à la structure du système filtrant de l'appareil branchial, qui est révélateur du régime alimentaire du poisson. En effet, la face pharyngienne de chaque arc branchial peut porter deux séries de prolongements, plus ou moins nombreux et serrés: les branchiospines.

Ces deux catégories quant à la morphologie de la tête et à la nature de l'alimentation correspondent à deux types d'organisation familiale.

Chez les espèces du premier groupe - T. sparrmanii, rendalli, zillii, tholloni, guineensis - les mâles se cantonnent pour la nidification le long des berges, où chacun délimite et défend sur le fond un territoire; les femelles les rejoignent et après une cour assez longue, de plusieurs heures à quelques jours, des couples se forment.

Les partenaires participent à l'aménagement d'un nid:ils déblaient des trous plus ou moins profonds, dont quelques-uns peuvent abriter un adulte (De Bont, 1950; Daget, 1952; Ruwet, 1961–62).

La ponte et la fécondation sont des opérations longues: femelle et mâle appliquent en alternance leur papille génitale sur le fond, au bord d'un trou, l'une déposant un lot d'ovules, l'autre les recouvrant de sa laitance, at s'appliquent à composer une plaque de ponte comptant plusieurs milliers d'oeufs collés au sol. Après la ponte et la fécondation, mâle et femelle assurent les soins aux oeufs, en les ventilant à l'aide des nageoires. Après l'éclosion, ils déplacent fréquemment les alevins d'un trou à l'autre. Dés qu'ils savent nager, les alevins s'organisent en un nuage qui demeure au voisinage immédiat du nid et reflue dans un trou en cas de danger. Ils sont constamment regroupés par les mouvements saccadés - rehaussés de colorations contrastées - de l'un des parents, tandis que l'autre monte la garde aux frontières du territoire (Voss et Ruwet). Après une quinzaine de jours, les alevins quittent le territoire tandis que les parents peuvent recommencer ensemble une nouvelle ponte. Les Tilapia de cette catégorie forment une famille biparentale; ce sont des pondeurs sur substrat, ou gardiens.

Chez les espèces du second groupe- T. nilotica, macrochir, mossambica - les mâles se réunissent sur des zones de nidification - bancs de sable, fonds vaseux - où chacun, porteur d'une coloration marquée, souvent brillante, défend un territoire et aménage un nid où il tentera d'accueillir et de retenir une femelle (Lowe, 1959). Les femelles n'effectuent sur ces frayères que de très brefs séjours. Allant d'un territoire à l'autre, elles sont courtisées par des mâles successifs, jusqu'au moment, où, s'arrêtant au-dessus de la cuvette d'un nid, une femelle y dépose un lot d'ovules; le mâle les féconde et immédiatement, la femelle les reprend en bouche, pour les incuber. L'opération est très brève-50 à 60 secondes-et peut être “recommencée” soit avec le même mâle, soit avec un autre dans un territoire voisin. Finalement, la femelle s'éloigne de la frayère où les mâles demeurent cantonnés, et emporte en bouche quelques centaines d'oeufs, qu'elle va incuber dans des zones abritées de végétation. Dès que la vésicule vitelline des alevins est résorbée, la mère les laisse échapper de sa bouche; ils forment un nuage qui s'oriente constamment par rapport à la mère, suit ses déplacements lents, et se réfugie dans sa bouche an moindre danger et à l'appel de ses mouvements. Les jeunes enfin naissent et grandissent à l'écart de l'endroit où se sont rencontrés les parents. Il n'y a donc pas chez ces espèces de formation véritable de couples, mais une polygynie et une polyandrie successives (Ruwet, 1963). Les Tilapia de cette catégorie forment une famille uniparentale et sont des incubateurs buccaux. Dans la plupart des cas, cette tâche est dévolue à la femelle (famille maternelle), mais chez le T. heudeloti (= macrocephala) c'est le mâle qui assure l'incubation (famille parternelle). Chez le T. galilaea les deux parents, qui forment un couple stable, pratiquent l'incubation buccale. Il s'agit donc d'un cas intermédiaire (Fishelson et Heinrich, 1963, Ruwet, 1968).

Tilapia dans son ensemble est considéré comme un poisson d'origine fluviale, riveraine, à faible spéciation et spécialisation. De nombreuses indications morphologiques, écologiques et comportementales concourrent à faire admettre que le groupe des Pondeurs sur substrat est le plus proche du type primitif: ces poissons ont une large distribution panafricaine et une faible spéciation; on en compte une trentaine d'espèces dont les aires géographiques ne se chevauchent pas (Thys, 1963). Le comportement des différentes espèces est très semblable (cf. Ruwet, Voss, Monfort, Apfelbach). Les incubateurs buccaux sont plus évolués et spécialisés: on en connaît le double d'espèces (60); en général à faible distribution (à l'exception de T. galilaea, nilotica et mossambica) dans la moitié est de l'Afrique; ils vivent dans les fleuves et marais, mais surtout dans les lacs où, s'ils demeurent liés aux rives pour la reproduction, ils ont conquis de nouvelles niches écologiques vers le large. Leur comportement est plus ritualisé, élaboré et varié (Ruwet et Voss, 1966; Wickler, 1965–66). Le groupe est moins homogène, la spéciation plus poussée.

Au-delà de ces deux grandes catégories, les systématiciens reconnaissent de nombreux groupes d'espèces (Thys, 1963) et ont été amenés, sur la base de certains critères morphologiques, zoogéographiques et éthologiques, à faire éclater le groupe en de nombreux genres et sous-genres nouveaux (Thys, 1971; Trewavas, 1973). Il ne nous paraît pas nécessaire d'aller ici au-delà d'une esquisse très schématique (Tableau I).

TABLEAU I
Subdivisions systématiques schématiques du groupe des Tilapia

CatégorieGenreSous-genreNombre d'espècesExemples
Pondeurs sur substrat,TilapiaTilapia et assimilés12T. sparrmanii
T. mariae
macrophages-phytophages: 30 espècesCoptodon et assimilés18T. rendalli
T. zillii
T. tholloni
T. guineensis
Incubateurs buccaux,SarotherodonAlcotilapia  3T. grahami
T. alcalica
microphages-planctonophages: 60 espècesNyasalapiaespèces endémiques du lac MalawiT. squamipinis
T. lidole
T. saka
Neotilapia  2T. karomo
Loruwiala  8T. macrochir
Oreochromis21T. mossambica
T. mortimeri
T. andersonii
T. nigra
Nilotica  3T. nilotica
Sarotherodon18T. heudeloti
T. galilaea

2.3 Les associations naturelles d'espèces complémentaires

Les progrès de la systématique et de la zoogéographie ont conduit à constater qu'il existe des associations naturelles d'espèces ce qui implique l'existence de groupes de complémentarité et de compétition. Ainsi, en Afrique centrale et occidentale, on trouve, dans une région géographique donnée, des associations entre une espèce du groupe pondeur sur substrat-macrophage et une espèce du groupe incubateur buccal-microphage (cf. Tableau II, d'après Thys, 1963) qui exploitent le milieu d'une manière complémentaire.

TABLEAU II
Associations géographiques de Tilapia du Congo-Zaîre

Zones géographiques piscicolesPondeur sur substrat macrophageIncubateur buccal microphage
Zone côtièreT. guineensisT. heudeloti
Bas-fleuve: ZaïreT. tholloniT. lepidura
Stanley-Pool; Bas-CongoT. tholloniT. galilaea
Ubangui - UeleT. zilliiT. galilaea
Ituri - lac AlbertT. zilliiT. nilotica
Lualaba - UpembaT. rendalliT. nilotica
Katanga - ShabaT. rendalliT. macrochir

Cette complémentarité se marque non seulement dans l'alimentation différente, mais aussi dans l'occupation du terrain lors de la nidification. Ainsi dans le lac de la Lufira au Katanga (Ruwet, 1961–62), T. rendalli est surtout abondant le long des rives du lac bordées de végétation, tandis que T. macrochir domine sur les banquettes et hauts fonds alluvionnaires, dégagés vers l'eau libre. Là où les deux espèces cohabitent, T. rendalli se tient plus près du bord, à plus faible profondeur, et T. macrochir installe son nid d'avantage vers le large, à plus grande profondeur. Le premier préfère un sol incliné; à pente marquée; le second préfère le fond plat. Il faut souligner qu'à la station de la Kipopo (De Bont, 1950), les deux espèces étaient en fait utilisées en étang d'une manière complémentaire, s'inspirant logiquement de la situation naturelle typique du Katanga, T. rendalli construisant son nid dans la berge inclinée et se nourrisant de la végétation riveraine et T. macrochir installant son territoire sur le fond plat et se nourrissant de plancton ou balayures de minoterie.

Mais contre toute logique, on a eu tendance à exporter cette association piscicole katengaise en dehors de son aire géographique, là où existaient d'ailleurs des associations d'espèces indigènes adaptées aux conditions locales, par exemple, T. zillii et T. galilaea ou nilotica.

Cette complémentarité existe également dans les grands lacs d'Afrique centrale et de l'est, au niveau des différentes espèces d'incubateurs buccaux. Ainsi, à l'association T. nilotica-T. leucosticta du lac Edouard, correspond l'association T. esculenta-T. variabilis du lac Victoria. Dans un même lac, les différentes espèces occupent une niche particulière. Dans la partie méridionale du lac Malawi, la séparation écologique est nette entre 4 espèces différentes: T. shirana, T. saka, T. squamipinis et T. lidole s'échelonnent le long de la pente, à des profondeurs et distances du rivage de plus en plus grandes, ce qui se marque par l'augmentation du phytoplancton et la diminution de la nourriture de fond dans l'alimentation. De plus, T. squamipinis (août-septembre) et T. saka (décembre-avril), espèces très proches, et T. lidole (octobre-novembre), se reproduisent à des époques différentes. Enfin, la séparation entre espèces est accentuée par des colorations nuptiales différentes: T. squamipinis est bleu brillant, les deux autres sont noirs (cf. Lowe, 1959; et in Fryer et Iles, 1972).

Si chaque zone géographique piscicole, et chaque milieu, possède ses propres associations d'espèces complémentaires, cela signifie aussi que ces associations (par exemple, celles du Tableau II) constitutent autant de groupes de compétition qui s'excluent mutuellement. Les T. zillii, rendalli, tholloni (groupe Coptodon) sont des homologues écologiques et éthologiques qui se remplacent géographiquement (cf. Fig. 1, d'après Thys, 1963). Il en est de même pour T. nilotica, esculenta, macrochir, pour T. leucosticta (lac Edouard) et T. variabilis (lac Victoria) pour T. mortimeri, andersonii, nigra et mossambica (groupe Oreochromis).

Or il est clair que le choix des espèces en vue du peuplement des pièces d'eau et des essais piscicoles doit se faire en tenant compte de la zoogéographie, en évitant de transférer une espèce loin de son aire normale, et de mettre en compétition des espèces trop proches: T. macrochir-nilotica; nilotica-esculenta; leucosticta-variabilis; les différents Coptodons; les différents Oreochromis. Or, ce fut évidemment loin d'être toujours le cas lors des débuts de la pisciculture.

2.4 Bilan des introductions et transferts: compétitions et hybridations

Ce sont les progrès des connaissances qui nous permettent aujourd'hui de dresser un bilan critique. Or, il fut un temps où le systématicien ne posait prudemment un diagnostic d'identification que par comparaison avec les spécimens des collections de référence, tandis qu'à l'inverse, le pisciculteur, par exemple, identifiait comme T. melanopleura, “Tilapia herbivore”, n'importe quel sujet, quelle que soit son origine géographique, du groupe des pondeurs sur substrat - macrophage. Ainsi, dix espèces au moins, dont les T. zillii, rendalli, tholloni et guineensis, ont été mis en synonymie avec le T. melanopleura (cf. Tableau III).

TABLEAU III
Espèces couramment mises en synonymie avec T. melanopleura
(Dum. 1859)

Nom scientifiqueAire géographique
T. rendalli (Boulenger 1896)Katanga (Shaba) - Zambie
T. mariae (Boulenger 1899)Delta du Niger, lagunes côtières
T. cameronensis (Holly 1927)Réseau du fleuve Sanaga
T. tholloni (Sauvage 1884)Zaïre (bas-fleuve), Bas-Congo, Stanley-Pool
T. tholloni congica (Poll et Thys, 1960)Cuvette centrale du Congo
T. guineensis (Bleeker 1862)Eaux saumâtres, de la Cote-d'Ivoire à l'Angola
T. ogowensis (Gunther 1896)Bas Ogooué
T. sp. aff. ogowensis (Gunther)Rivière Nyong
T. zillii (Gervais 1848)Af. Occ. et du Nord, Palestine, Ubangui, Uele, Ituri, Lac Albert
T. cabrae (Boulenger 1899)Bassin du Shiloango

Dans la pratique, cela signifie que les différentes espèces du groupe Coptodon, qui sont des homologues écologiques et s'excluent mutuellement géographiquement, ont été confondues. On a ainsi, sous le nom de T. melanopleura, diffusé des T. zillii, tandis qu'à partir du Katanga et sous ce nom toujours, on peuplait l'Afrique occidentale en T. rendalli. La confusion est telle qu'on n'est pas certain que le zillii du Cameroun et de la Côte-d'Ivoire soit le même que celui de l'Ouganda (Bard, 1962).

Certains de ces transferts ont été des échecs, d'autres ont connu le succès. Les rendalli du Katanga, transférés dans les piscicultures de la cuvette équatoriale congolaise à Yangambi, n'ont jamais reproduit les rendements observés dans leur région d'origine, où règne annuellement une longue période sèche et froide entraînant un arrêt de la nidification. Par contre, le zillii, introduit dans le lac Victoria où n'existait aucun Tilapia macrophage, a prospéré et constitue une part importante des captures commerciales. Il y grandit même plus vite que dans son milieu d'origine. Malheureusement, le zillii, dans les premiers stades de sa croissance, partage la même niche écologique que le T. variabilis indigène, le concurrence, et le supplante. En outre, le stock d'empoissonnement était impur, et contenait des T. rendalli. Les deux espèces, zillii et rendalli, se sont hybridées (Welcomme, 1967). Le T. nilotica a été introduit avec succès dans de nombreuses pièces d'eau d'Ouganda. Son introduction est beaucoup moins heureuse dans le lac Victoria où il concurrence le T. esculenta indigène et s'hybride avec T. variabilis. T. macrochir et rendalli ont été introduits avec succès dans le lac Lusiwachi, en Zambie, proche de leur aire normale de répartition. Mais l'introduction du macrochir dans le lac-barrage de Kariba, dans la zone de dispersion des Oreochromis, a été un échec. On se fondait sur le fait qu'il existe de florissantes pêcheries de macrochir au lac Moëro. Aussi, lors de la création de Kariba, a-t-on procédé au peuplement du nouveau lac avec des macrochir, mais à l'aide de souches provenant, non du Moëro dans le bassin du Congo, mais de la Kafue, affluent du Zambèze. Ils n'y ont jamais prospéré, soit que la souche fût mauvaise, soit que les conditions de vie dans le lac fussent trop différentes de celles du milieu d'origine. Par contre, on eut la surprise de constater que malgré les changements considérables de son milieu, le T. mortimeri, qui vivait sur place dans le Zambèze, s'adaptait à la transformation du milieu fluvial en un milieu lacustre, au point de se multiplier, de grandir davantage, et d'apparaître en force dans les pêches commerciales (Harding, 1966).

Au lac Naivasha (Kenya) enfin, où n'existait pas de Tilapia indigène, on a introduit une espèce macrophage - T. zillii (groupe Coptodon) - et une espèce microphage - T. spirula nigra (groupe Oreochromis). Ils y ont prospéré mais le stock de zillii introduit contenait accidentellement des T. leucosticta, et ceux-ci se sont hybridés avec les T. nigra, fournissant des alevins tous mâles (cf. Fryer et Iles, 1972).

Ces différents exemples montrent la difficulté du choix correct des espèces, et le danger des essais de transferts et introductions. Le peuplement d'eaux libres d'espèces indigènes peut être un grand succès quand on utilise des espèces dont l'aire de dispersion est proche (nilotica en Ouganda, nigra au Kenya, macrochir et rendalli en Zambie); les introductions à grandes distances, dans une zone climatique différente, sont inadéquates et hasardeuses (rendalli dans la cuvette congolaise); elles sont néfastes d'un point de vue économique lorsqu'elles mettent en compétition des espèces d'appoint et des espèces indigènes (zillii et variabilis au Victoria); enfin, elles sont catastrophiques sur le plan zoogéographique lorsqu'elles mettent brusquement en présence des espèces proche-parentes, homologues écologiques et éthologiques, initialement séparées géographiquement, et qui s'hybrident alors librement sur une grande échelle (zillii et rendalli; leucosticta et nigra; nilotica et variabilis, etc.).

2.5 L'identification des espèces

S'il importe de respecter les données de la zoogéographie, de connaître les limites de tolérance de chacune des souches, ainsi que le mode de reproduction et le comportement parental, le point crucial de toute action piscicole est l'identification correcte des espèces. En se basant sur la forme, il est aisé de distinguer en main sur le terrain un macrophage d'un microphage, et même, d'isoler les représentants du groupe Oreochromis, au profil de la tête plus effilé. Mais cela est insuffisant, et, en raison de la complexité croissante de la taxonomie du groupe, l'identification demeure une affaire de spécialistes. Ceux-ci utilisent comme références des spécimens de collection, la plupart du temps décolorés, conservés dans du formol ou de l'alcool. Les critères classiques de la taxonomie des Tilapia sont des données métriques et numériques. Les données métriques consistent, non en la mensuration de la longueur ou de la hauteur totales du spécimen, car les poissons ont une croissance continue, mais est le calcul d'un grand nombre de proportions entre différentes parties du corps; elles sont fort peu pratiques, d'autant que ces proportions peuvent varier d'une population à l'autre (Thys, 1964). Les données numériques - comptage des écailles en différents points du corps, des dents pharyngiennes et des branchiospines - sont des critères plus stables.

Ces données métriques et numériques sont souvent assorties de descriptions de colorations établies d'après des spécimens morts, sortis de l'eau et même fixés. Celles-ci sont généralement sans utilité, et même, compliquent souvent l'identification. En effet, elles ne tiennent pas compte du fait qu'au cours de son cycle d'activité, un Tilapia arbore une gamme de parures et colorations beaucoup plus chaudes et variées que ne le laissent supposer ces descriptions post mortem. De plus, chacune de ces parures et colorations - souvent très contrastées correspond à un type d'activité et relation sociale bien déterminés du poisson: dominance, infériorité ou neutralité; défense du territoire; parade nuptiale; ponte; garde des alevins; etc. (Fig. 2). Il conviendrait donc de ne comparer que des spécimens se trouvant à un même stade d'activité lorsqu'ils ont été capturés et fixés. Ce n'est quasiment jamais le cas. Aussi, à notre sens, l'identification correcte des espèces ne peut se faire qu'en tenant compte de l'observation du comportement de poissons vivants, en aquarium.

Ainsi, il est très malaisé de distinguer les uns des autres des spécimens morts des différentes espèces de Tilapia du groupe Coptodon. Mais cela no présente pas de difficulté majeure pour l'aquariologiste familiarisé avec l'observation de ces poissons. Chaque espèce, en effet, dispose d'une gamme de parures, correspondant à des motivations précises, labiles et changeantes en fonction de l'évolution de ces motivations, et liées à l'action tantôt rapide, tantôt durable, des chromatophores.

Le cas suivant illustre bien l'importance que revêt pour la systématique l'observation d'un poisson vivant. Au printemps 1965, un Cichlidé nouveau de 10,3 cm de longueur totale, récolté dans un petit affluent au lac barrage de la Lufira (Katanga-Zaïre) parvient vivant dans les collections de l'Aquarium de Liège. Ce spécimen est placé en observation pendant plusieurs semaines dans un bassin. Ses affinités avec le T. sparrmanii qu'on a étudié précédemment sur le terrain (Ruwet, 1961), sont évidentes. Comme on désespère d'en recevoir de nouveaux exemplaires, notamment des femelles qui permettraient d'en tenter l'élevage, on sacrifie le spécimen qui est offert au Musée Royal de l'Afrique Centrale (R.G. no 152.634), où il constitue l'holotype d'une espèce nouvelle, décrite par Poll et Thys (1965) sous le nom de Pelmatochromis ruweti, et classée aux côtés des P. ocellifer et P. congicus (Thys, 1969). Les auteurs toutefois, finissent par reconnaître les affinités particulières du spécimen avec le T. sparrmanii; placé en insertae sedis entre T. sparrmanii et les deux Pelmatochromis, le spécimen est finalement classé aux côtés de T. sparrmanii sous le nom de Tilapia ruweti; ces deux espèces sont les seuls Tilapia au sens strict: genre et sous-genre Tilapia (Thys, 1968 et 1971, entériné par Trewavas, 1973). Ocellifer et congicus sont classés dans d'autres sousgenre (Pelmatochromis ocellifer) et genre (Pterochromis congicus). La systématique rejoint ainsi l'éthologie.

Il est des cas enfin où sur base des critères taxonomiques classiques (métriques, numériques), le systématicien est bloqué et ne peut plus faire de distinction entre des lots de poissons où il ne reconnaît qu'une seule forme, alors qu'en étudiant le comportement des poissons vivants, l'éthologiste et l'aquariologiste parviennent à distinguer plusieurs formes. Ainsi, Burchard et Wickler (1965) ont pu distinguer une forme nouvelle d'Hemichromis fasciatus tandis que Voss (1972) identifiait deux espèces jumelles de Tilapia sparrmanii. L'Aquarium de Liège en avait reçu plusieurs lots de diverses origines: une pisciculture sud-africaine; une récolte sur le terrain au lac-barrage de la Lufira (Zaïre); un lot enfin d'origine géographique malheureusement inconnue, chez un importateur liégeois. Là où le systématicien ne reconnaissait qu'une seule et même espèce, il est apparu rapidement que les deux premiers lots se distinguaient des poissons du troisième à des détails de comportement et coloration. Chacune des formes se reproduisant en aquarium, elles ont été mélangées en nombre égal dans un même bassin, mais ne se sont pas hybridées, chacune choisissant comme partenaire un représentant de sa propre forme.

L'éthologie peut donc aider la systématique. D'ailleurs, depuis que celle-ci tient compte des enseignements de l'étude des poissons vivants, le nombre d'espèces de Tilapia est passé de 60 à 90, et les classements ont été révisés. Il reste que l'identification des espèces demeure délicate et est une affaire de spécialiste. Or on ne peut plus tolérer que des lots non ou mal identifiés, d'origine géographique incertaine ou inconnue, circulent à travers le monde. Le commerce des poissons d'aquariologie devrait être sérieusement réglementé et les pisciculteurs et biologistes des pêches devraient prêcher l'exemple en consultant des experts chaque fois qu'un transfert ou une introduction sont envisagés. On dispose heureusement aujourd'hui de documents de référence de plus en plus précis: collections des musées mises à jour et révisées; collections de films sur le comportement et la reproduction des Cichlides accumulés à l'Encyclopedia cinematographica de Göttingen. Dans le même ordre d'idée, l'édition d'un Atlas des patrons de colorations et parures des Tilapia serait une oeuvre fort utile.

3. ELEVAGE DES TILAPIA

Une première suggestion de l'emploi des Tilapia pour la pisciculture fut émise en 1925 par Monod (Bard, 1962). Mais c'est seulement pendant la seconde guerre mondiale, à l'occasion de difficultés d'approvisionnement en denrées alimentaires, que l'attention des autorités du Congo Belge, actuellement Zaïre, fut attirée sur les possibilités d'élevage du poisson pour l'alimentation des populations locales (Huet, 1957). Ainsi commencèrent en 1946 au Katanga (Shaba) les premières études scientifiques sur l'élevage des Tilapia. Les territoires voisins s'intéressèrent également à ce problème et des essais furent entrepris dès 1948 au Cameroun, dès 1949 au Congo-Brazzaville. En 1949, la conférence piscicole anglo-belge réunit à Elisabethville (Lubumbashi) des spécialistes du Royaume-Uni et de ses territoires africains ainsi que des délégués du Congo Belge (Zaïre).

En 1952 et 1956, le premier et le second symposium sur l'hydrobiologie africaine, qui se tinrent respectivement à Entebbe et Brezzaville, réunirent des délégués de la plupart des pays de l'Afrique au Sud du Sahara. L'intérêt de la pisciculture des Tilapia était alors démontré et les bases d'un développement spectaculaire de cette technique étaient jetées. Au cours des années 1950 à 1960, à l'initiative des administrations coloniales et dans le but d'améliorer le régime alimentaire des populations, on assiste à un développement explosif de la pisciculture (Bard, 1962). Le Congo Belge bat tous les records avec la construction de 122 067 étangs couvrant une superficie de 4 058 ha (Meschkat, 1967). Ceci est extraordinaire quand on sait qu'en 1946 commencèrent pour la première fois les essais d'élevage des Tilapia. Néanmoins après l'indépendance accordée aux pays africains, on constate (Meschkat, 1967) une forte régression de cette activité dans tous les pays. Différentes causes (Micha, 1974) peuvent expliquer cet échec de la pisciculture familiale en milieu rural. Ce sont notamment l'absence de personnel d'encadrement, les résultats discordants de production (0,5 à 10 t/ha/an), la confusion parmi les nombreuses espèces de Tilapia, les introductions anarchiques d'espèces dans différents bassins fluviaux, la dimension ridicule de certains étangs ruraux (parfois quelques mètres carrés), l'alimentation des poissons ignorée ou mal résolue, la rentabilité économique des exploitations non envisagée, etc. Malgré toutes ses difficultés de mise en route, la pisciculture des Tilapia s'est maintenue à l'état latent dans la plupart des pays africains et cette activité suscite actuellement de plus en plus d'intérêt auprès des gouvernements nationaux.

Pour tâcher de faire le point actuel de l'élevage des Tilapia en Afrique, on va examiner successivement le choix des espèces utilisées, les types d'élevage existant, la biologie de la reproduction avec son corollaire chez les Tilapia: le nanisme. On tâchera également de faire le point sur les essais de contrôle de la reproduction, de rassembler quelques données sur la croissance, et la production des Tilapia et enfin d'aborder l'aspect économique de l'élevage des ces Cichlides.

3.1 Choix des espèces de Tilapia et types d'élevage

Actuellement, on connaît en Afrique l'existence d'au moins 95 espèces autochtones qui vivent en eaux courantes (rivières) et en eaux stagnantes (lacs et lagunes). Les espèces que l'on utilise actuellement en pisciculture sont essentiellement des espèces d'eaux stagnantes, certainement les plus nombreuses et qui sont en fait “préadaptées” à vivre dans ce milieu très particulier qu'est l'étang de pisciculture en région tropicale. A titre d'exemple, la comparaison de facteurs physiques (Micha, 1973) de l'eau d'une rivière, d'un étang de barrage et d'un étang de pisciculture montre que les écarts maximum de température (Fig.3), sont beaucoup plus considérables dans un étang de pisciculture, passant de 25°C le matin à 40,5° en début d'après-midi. Quant à la concentration de l'eau en oxygène, si elle reste plus ou moins stable en rivière, elle passe dans les cas extrêmes observés en étangs (Fig.4) de 0,5 mg/l, le matin à 10,6 mg/l, au début de l'après-midi. Il est évident que ces caractéristiques de la qualité de l'eau des étangs de pisciculture vont exercer une pression certaine sur les espèces à y introduire et seules celles qui vivent naturellement dans un milieu présentant des caractéristiques proches de l'étang de pisciculture, ont quelque chance de pouvoir y vivre et de tirer parti de ce milieu artificiel.

Bien qu'il n'y ait pas eu de travaux d'ensemble pour déterminer parmi les différentes espèces de Tilapia celles qui presenteraient les meilleures qualités pour l'élevage, on constate cependant que quelques espèces ont été choisies plus ou moins empiriquement sur la base de bons résultats à la production. Actuellement, il semble que six espèces soient couramment utilisées en pisciculture intensive. Ce sont: Tilapia nilotica, T. hornorum, T. mossambica, T. macrochir, T. nigra et T. rendalli (= T. melanopleura). Les cinq premières espèces appartiennent au groupe Sarotherodon (Thys, 1964). Elles possèdent un appareil branchial filtrant caractérisé par un nombre élevé de branchiospines (plus de 15) et leur régime alimentaire permet de les classer parmi les omnivores microphages. Du point de vue de la reproduction, elles pratiquent l'incubation buccale. La dernière de ces six espèces appartient par contre au groupe Tilapia proprement dit, caractérisé par un appareil branchial non filtrant possédant peu de branchiospines (moins de 12), classée du point de vue régime alimentaire parmi les herbivores, et du point de vue comportement de reproduction parmi les pondeurs sur substrat. On constate donc une préférence marquée pour l'utilisation des Tilapia microphages en pisciculture intensive. En fait, il est normal que leur élevage donne de meilleurs rendements car ils tirent parti à la fois de l'alimentation artificielle et de l'alimentation naturelle, à savoir le plancton qui se développe nécessairement, grâce à la fertilisation organique résultant de la décomposition des excédents alimentaires et des excréments des poissons. Ce dernier facteur n'est certainement pas négligeable étant donné les fortes densités d'élevage (10 000 à plus de 100 000 individus/ha).

En ce qui concerne la culture des Tilapia, on peut distinguer deux grands types d'élevage: l'élevage extensif et l'élevage intensif.

Depuis quelques années, on constate en Afrique un certain développement de la pisiculture extensive et il est probable qu'il soit plus immédiatement réalisable que celui de la pisciculture intensive (Bard et al., 1974). Cela s'explique notamment par le fait que l'élevage extensif correspond assez étroitement aux méthodes traditionnelles d'exploitation des eaux naturelles et ne fait pas appel à une “révolution culturelle” comme dans le cas de la pisciculture intensive où il faut construire des étangs, contrôler l'alimentation en eau, réempoissonner avec des poissons sélectionnés, et surtout nourrir régulièrement les poissons ou éventuellement fertiliser.

La pisciculture extensive a pour but l'utilisation piscicole des retenues d'eau artificielles de plus en plus nombreuses en Afrique. Celles-ci sont créées à des fins diverses: préservation des sols (Lesotho), irrigation, abreuvoirs à bétail, approvisionnement en eau des villes, barrages hydroélectriques, etc. Elles appartiennent soit à des collectivités, soit à des particuliers.

Généralement, l'empoissonnement de ces retenues se fait naturellement à partir de la faune du ruisseau ou de la rivière. Parfois, il est nécessaire d'y introduire des espèces microphages telles que Tilapia nilotica et Heterotis niloticus (lac d'Ayamé en Côte-d'Ivoire). Quelques aménagements préalables tels que déboisement et désouchement y facilitent la pêche. Les variations de niveau sont souvent importantes et fonction des besoins. Cela ne gêne pas la production quoique certaines espèces de Tilapia, par exemple, peuvent être éliminées. Ce fut le cas au Katanga (Zaïre) où un barrage hydroélectrique peu profond avait été établi sur la Lufira. On a bientôt constaté que les espèces microphages, incubatrices buccales proliféraient alors que les espèces herbivores, pondeuses sur substrat, disparaissaient (Ruwet, 1961). Etant donné les fréquentes variations de niveau, les Tilapia qui déposaient leurs oeufs sur le fond du nid devaient l'abandonner lors des baisses de niveau et leur frai était systématiquement détruit.

La production de ces retenues est en fait une production naturelle; elle est faible, de l'ordre de 20 à 100 kg/ha/an, mais elle fournit toutefois des protéines de bonne qualité et à bon marché à la population rurale ou urbaine voisine.

A ce type d'élevage peut se rattacher la pisciculture en rizières qui débuta à Madagascar, il y a plus de 80 ans sur l'initiative privée de cultivateurs de riz. Généralement, ils y pratiquent la polyculture de la carpe, du carassin et depuis 1950 de Tilapia. Les productions obtenues sont de l'ordre de 200 à 250 kg/ha/an (Huet, 1970). Des expériences de démonstration ont été conduites dans certains pays du continent et bien que probantes, elles en sont restées au stade expérimental. Il faut toutefois souligner que la culture du riz n'existait pas sur le continent et l'introduction de cette double technique était difficilement assimilable par les paysans. Actuellement, on constate que la culture du riz prend de plus en plus d'extension en Afrique. Lorsqu'elle sera bien inscrite dans les moeurs on peut espérer que la seconde innovation, d'y associer l'élevage du poisson, puisse se développer aussi.

En théorie (Huet, 1970), on distingue généralement trois types d'élevage intensif du Tilapia en Afrique. Le premier est l'élevage par classes d'âge mélangées, le second par classes d'âges séparées avec une série de variantes entre les deux types et enfin l'élevage avec contrôle de la reproduction. Pour des raisons de réalisme, on distinguera plutôt les types d'élevages pratiqués dans les grandes et les petites exploitations car chacune, semblet-il, devrait procéder de façon différente. Las exploitations dites grandes présentent généralement une superficie de un à quelques hectares dont la plus grande partie est constituée d'étangs d'une superficie avoisinant les 50 ares. Elles appartiennent pour la plupart à l'Etat. Le type d'élevage pratiqué dans ces stations est simple, pratique et semble le plus productif. Les Tilapia sont élevés dans une seule catégorie d'étangs: l'étang de production qui sert également à l'alevinage. On empoissonne avec 10 000, 20 000 ou 30 000 individus/ha dont le poids moyen est voisin des 15 g. De sept à dix mois plus tard, on récolte en séparant mécaniquement ou manuellement les poissons de poids supérieur et inférieur à 40 g. Les gros sont destinés à la vente, les petits serviront pour le prochain élevage. De cette façon, on obtient (Tableau IV) des productions qui varient de 1,7 à 4,4 t/ha/an. Toutefois, ce procédé présente de sérieux inconvénients. Comme le montre le Tableau IV, on ne contrôle nullement la population qui peut selon les circonstances plus que quintupler en l'espace de 7 à 9 mois. D'autre part, la quantité d'alevins produits représente presque toujours 50% du poids total des poissons récoltés à la vidange de l'étang.

TABLEAU IV
Caractéristiques de la production en monoculture de Tilapia nilotica nourris de drèche de brasserie dans de grands étangs d'une superficie voisine de 0,5 ha

EtangTemps
(mois)
Densité N/ha% Poids en “alevins”
40g
Product. totale
(kg/ha/an)
Adultes P.M.
(g)
Empoisson.Récolte
1720 000118 60047,82 113  76
220 000122 00044,03 999  84
3820 000  73 90053,82 396101
410 000  69 30051,01 705136
530 000168 00047,74 391  82

Enfin, le poids moyen des poissons adultes et commercialisés n'est que de l'ordre de 100 g, poids relativement faible qui résulte de la surpopulation. L'explication de ce phénomène de surpopulation réside notamment dans le fait qu'on rempoissonne avec des “alevins” dont une partie déjà est prête à se reproduire. Des observations personnelles sur la maturité du Tilapia nilotica élevé dans ces conditions ont révélé que ces poissons peuvent se reproduire dès l'âge de 4 mois et que des femelles de poids égal à 15 g présentent des gonades au stade dit 4/4, ce qui veut dire qu'elles sont capables de se reproduire. Dès lors, après l'empoissonnement d'un étang, une partie des Tilapia se reproduisent tout de suite et leurs alevins auront la possibilité de se reproduire au moins une fois avant la récolte.

Les petites exploitations appartiennent pour la plupart à des pisciculteurs privés et présentent une surface de quelques ares à quelques dizaines d'ares. La superficie de chaque étang varie d'un demi à quelques ares. Le type d'élevage pratiqué est parfois semblable à celui des grandes exploitations. Cependant, certains pisciculteurs du Congo Brazzaville, notamment, parviennent à faire une bonne sélection et à séparer réellement les alevins des géniteurs. Ce procédé est possible uniquement dans les petites exploitations vu les faibles quantités d'alevins nécessaires à l'empoissonnement d'étangs de un à quelques ares. Ils obtiennent ainsi des souches à meilleure croissance et les productions obtenues approchent les 4 t/ha/an. Ces résultats sont d'autant plus intéressants que les poissons ne sont absolument pas nourris artificiellement. En effet, la pratique de rouissage du manioc dans les étangs provoque une fertilisation importante qui permet le développement d'un plancton très abondant, source de nourriture naturelle.

Pour terminer, il faut signaler qu'il existe quelques poissons d'accompagnement dans l'élevage du Tilapia. Le nombre d'espèces occasionnelles est tellement grand qu'il serait fastidieux de les nommer. C'est pourquoi on ne donnera que quelques exemples ayant assuré une production complémentaire relativement importante.

Une espèce, l'Heterotis niloticus, dont on essaie depuis longtemps la monoculture, se heurte toujours à des problèmes d'alevinage. Il n'empêche qu'élevés en mélange avec les Tilapia, la croissance des alevins d'Heterotis en faible densité est remarquable. La production de cet Osteoglossidae, à la densité de 250 ind./ha en élevage mixte avec Tilapia nilotica, est de l'ordre de 100 à 150 kg/ha/an et constitute un complément de 4 à 6% à la production de Tilapia qui est en moyenne de 2 500 kg/ha/an (Micha, 1973).

Dans certains cas favorables, la production proportionnelle d'Heterotis peut représenter 10 à 15% de la production de Tilapia.

D'autres espèces de la famille des Citharinidae et notamment Citharinus gibbosus, poissons détritivores et phytophages apportent également un complément de production intéressant à l'élevage des Tilapia. Selon la densité des alevins, dont l'approvisionnement est toujours aléatoire, la production des Citharinus représente généralement quelques unités pour cent de celle des Tilapia.

Dans certains cas, la carpe commune Cyprinus carpio est élevée également avec les Tilapia et sa production dépend évidemment de la proportion des alevins des deux espèces lors de la mise en charge de l'étang.

Enfin, diverses espèces prédatrices sont souvent associées aux Tilapia mais ce sujet fait l'objet du paragraphe 3.3 concernant le contrôle de la reproduction.

3.2 Biologie de la reproduction et nanisme

La théorie de la pisciculture mise au point au Katanga (station de la Kipopo; De Bont, Halain, Huet, Hulot) préconisait la méthode mixte ou par classes d'âge mélangées. On utilise deux espèces complémentaires: T. rendalli herbivore qui nidifie dans les berges, et T. macrochir qui nidifie sur le fond; on distribue une abondante nourriture de complément; les alevins grandissent au milieu des géniteurs; on pêche régulièrement les plus gros poissons, tandis que la continuité de la reproduction est assurée par le recrutement spontané de nouveaux géniteurs arrivés à maturité.

Cette méthode a donné des rendements considérables, mais exige une surveillance continue. Lors de la vidange totale de l'étang, elle fournit des poissons de toutes tailles, non calibrés.

La biologie de la reproduction des deux grandes catégories de Tilapia - les pondeurs sur substrat et les incubateurs buccaux - est aujourd'hui assez bien connue, grâce à de nombreux travaux réalisés dans la nature, en pisciculture, et en aquarium. Elle conduit à rationaliser ce système de pisciculture. On sait que les pondeurs sur substrat forment des couples stables, produisant à l'occasion de plusieurs pontes successives, sans changer de partenaire, un grand nombre d'oeufs. Les parents demeurant cantonnés sur leur territoire pendant toute cette période, on ne peut évidemment peupler un étang qu'avec le nombre de couples correspondant à l'espace disponible, sans quoi, le surplus ne participe pas à la reproduction et, au contraire, perturbe les géniteurs en action. Chez les incubateurs buccaux, on sait qu'il existe des arènes de reproduction où les mâles seuls délimitent et défendent un territoire. Les femelles quittent ces frayères immédiatement après la fécondation, protégeant en bouche un nombre d'oeufs plus limité, et elles gagnent des zones abritées de végétation; les jeunes enfin continuent leur croissance dans les zones littorales peu profondes. C'est erronément qu'ayant placé 8 mâles et 8 femelles dans un étang, puis ayant compté 8 nids après la vidange de celui-ci, De Bont (1950) avait conclu à la monogamie de T. macrochir. En fait, il y a chez cette espèce polygynie et polyandrie successives (Ruwet, 1961 et 1963). Des observations établissent que dans un aquarium densément peuplé, ce sont les mâles physiologiquement mûrs, porteurs de colorations-témoins du haut niveau de leur motivation, qui s'établissent près du fond et défendent un territoire, tandis que les autres se tiennent en groupe près de la surface.

Mais au fur et à mesure de l'évolution physiologique des poissons, il s'établit un roulement entre mâles au repose et mâles territoriaux, de telle sorte que ce sont toujours les plus motivés et les plus aptes à la reproduction qui occupent les territoires à un moment donné. Ainsi, pour la production d'alevins, a-t-on avantage à concevoir un étang comprenant 3 zones distinctes à vocation différente: un fond plat, vaseux ou sableux à moyenne profondeur (un mètre environ), que l'on peut peupler d'un nombre de mâles supérieur à l'espace disponible pour la nidification, de telle sorte que ce soient toujours les plus motivés qui occupent le fond et assurent une reproduction continue; une zone garnie de végétation pour abriter les femelles à l'écart des mâles pendant la période d'incubation buccale; une zone de faible profondeur enfin (10–20 cm) pour récolter les alevins avant de les sexer et de les transférer dans des étangs d'engraissement.

Des observations au Centre Piscicole de La Landjia à Bangui, montrent qu'un incubateur buccal, Tilapia nilotica, devient déjà mature vers l'âge de 4 mois et est alors prêt à se reproduire. Des constatations imprécises sur le terrain semblaient indiquer que les femelles adultes sont alors capables de se reproduire approximativement tous les deux mois. Afin de vérifier ces présomptions, un couple de ces Tilapia fut ramené au laboratoire d'éthologie de l'Aquarium de Liège. Ce couple placé en aquarium dans des conditions physico-chimiques semblables à celles d l'eau des étangs, fit l'objet d'une surveillance constante pendant une période de 9 mois.

TABLEAU V
Observations de la reproduction chez un couple de Tilapia nilotica en aquarium

DatesObservationsTaille (cm)
4/1/74Arrivée d'un mâle et d'une femellemâle ± 10
8/2/741ère ponte: oeufs fécondés 
15/3/742ème ponte: 270 oeufs fécondés± 15
7/5/743ème ponte: oeufs fécondés 
25/6/744ème ponte: oeufs fécondés 
13/8/745ème ponte: oeufs non fécondés 
20/9/746ème ponte: oeufs fécondés 
5/10/74Mort de la femellemâle ± 25
femelle ± 23

D'après le tableau V, on constate une succession de 6 pontes avec une périodicité de 30 à 40 jours. L'intervalle de temps entre deux pontes est légèrement plus grand lorsque la femelle réussit à garder ses oeufs et ses jeunes en bouche. L'échec de certaines reproductions et la mort de la femelle résultent des conditions artificielles de l'aquarium où un seul mâle et une seule femelle sont en présence. Le choix des partenaires qui est généralement fonction du niveau de motivation sexuelle, ne peut dans ces conditions s'effectuer. D'autre part, le déroulement de la ponte chez Tilapia nilotica s'effectue très rapidement ce qui met les oeufs à l'abri de la prédation.

En effet, l'observation de la seconde ponte montre que des lots d'une cinquantaine d'ovules sont expulsés, fécondés par le mâle, puis repris en bouche en 7 à 15 secondes. L'importance des lots diminue au fur et à mesure de l'avancement de la ponte. Dans certains cas, le mâle ne passe pas sur les ovules pondus mais leur fécondité est toujours assurée car la femelle vient toujours effectuer des mouvements de bouche près de la papille génitale du mâle avalant ainsi les filaments spermatiques émis par ce dernier.

Etant donné l'incubation buccale des oeufs et la garde parentale assurée aux larves et alevins, il ne faut pas s'étonner que la fécondité des femelles de Tilapia nilotica soit relativement faible (Tableau VI) de l'ordre de quelques centaines d'ovules par femelle de 10 à 20 centimètres.

TABLEAU VI
Fécondité de quelques femelles de Tilapia nilotica d'élevage à Bangui

Longueur totaleRapport gono-somatique
(100 g/s)
Fécondité
(nbre d'ovules)
1123,0186
1204,9249
1232,4219
1283,7262
1334,9260
1373,4267
1401,9545
1421,5321
1474,0303
1513,8351

Cette fécondité relativement faible est évidemment compensée par la fréquence des pontes et la garde parentale. Ceci se traduit dans les étangs d'élevage par une surpopulation souvent importante.

Il faut souligner cependant que la “méthode Kipopo” a donné des résultats satisfaisants en pisciculture expérimentale au Katanga: les géniteurs avaient 20 cm au moins et la reproduction s'arrêtait complètement pendant la longue saison sèche, de telle sorte que la nourriture assimilée n'étant plus dérivée pour la fabrication de produits sexuels, les poissons pouvaient grandir. Exportée dans la cuvette congolaise, cette méthode a déçu. On assiste en effet à une réaction en chaîne: les poissons se reproduisent à des tailles très faibles - 10 à 12 cm - avec une périodicité de 4 à 7 semaines, sans interruption au cours de l'année. Le résultat est une surpopulation et le nanisme. Lors de la vidange des étangs, les nombreux poissons sont trop petits pour être commercialisés.

Nous avons vu qu'une première erreur dans ce cas avait été le transfert, loin de leur aire géographique, de poissons originaires du Katanga alors que des espèces locales auraient pu mieux convenir. Mais le nanisme a été observé aussi dans la nature et en aquarium. Des sujets vivant dans des lagunes isolées du lac Albert se reproduisent à des tailles très petites, nettement inférieures à celles des poissons de même espèce (T. nilotica) vivant en pleine eau; la lagune étant remise en relation avec le lac, ils se reproduisent à une taille normale (Lowe, 1958). En aquarium, souvent après avoir effectué des changements d'eau ou des transferts, nous avons obtenu des reproductions de T. macrochir et mossambica de 10–12 cm. Dans un cas comme dans l'autre, on est tenté d'invoquer le confinement. Mais le phénomène n'est ni irréversible, ni absolu: dans un bassin de 3m3 de notre aquarium, les descendants des poissons précités ont fourni une population record, abondamment nourrie, de 150 sujets de plus de 20 cm, certains approchant 35 cm de longueur totale.

On a énoncé récemment une hypothèse intéressante sur l'origine du nanisme (cf. Fryer et Iles, 1972).

On connaît le cas du lac Rukwa (et cela se produit sans doute aussi périodiquement au Mweru wa N'Tipa en Zambie et à la Lufira au Zaïre) où des variations de niveau ayant détruit le stock de Tilapia adultes, la population s'est reconstituée à partir d'individus de très petite taille. La plupart des espèces de Tilapia en effet sont capables de se reproduire à l'âge de quelques mois au lieu des deux ans classiques, à partir d'une taille de 8 cm, alors que le taux absolu de croissance était resté élevé jusqu'alors, et de produire un nombre proportionnellement plus élevé d'oeufs de plus petite taille. Or les jeunes, habitués à vivre dans les eaux littorales peu profondes connaissant de faibles concentrations d'oxygène et de forts écarts de température, sont plus résistants que les adultes. Le nanisme dans les lagunes, en pisciculture ou en aquarium ne serait donc pas dû au confinement, mais à des conditions de milieu extrêmes ou défavorables (écarts de température, faible oxygénation) auxquelles résistent mieux les alevins. Ceux-ci reconstituent alors le stock par une accélération du cycle de vie et par une réduction de l'âge et de la taille auxquels survient la maturité sexuelle; la plus petite taille des oeufs permet en outre de produire, à partir d'un matérial donné, un plus grand nombre d'oeufs et de jeunes. Loin d'être un signe de dégénérescence, le nanisme est au contraire le signe d'une remarquable adaptation à des conditions de vie défavorables, par la faculté de se reproduire à un stade précoce, juvénile et donc plus résistant et plastique du développement (phénomène de néoténie).

Cela éclaire d'un jour nouveau les déceptions enregistrées en pisciculture et on réalise qu'il y a tout intérêt à séparer nettement la pisciculture d'alevinage où le nanisme est intéressant de la pisciculture de croissance et d'engraissement. Et pour autant que l'on choisisse correctement les souches et que l'on contrôle les conditions de vie en milieu artificiel, on peut espérer reproduire en étang des croissances record comme celles observées dans nos aquariums (25°C,nourriture abondante) où dans un volume restreint d'eau, nos T. macrochir ont une taille et un rythme de croissance égaux ou supérieurs à ceux des poissons de la Lufira.

Pour tirer le meilleur profit de la ressource Tilapia, il faut donc multiplier en Afrique et en pisciculture les recherches sur les relations entre conditions de milieu, densité de population, reproduction et croissance.

3.3 Essais de contrôle de la reproduction

Les deux possibilités de contrôle de la reproduction des Tilapia sont: l'association à des espèces prédatrices ou la culture monosexe.

Parmi les espèces prédatrices associées aux Tilapia, on note un autre Cichlidae: Hemichromis fasciatus qui se reproduit également en étang comme les Tilapia. Les résultats n'ont jamais été satisfaisants car il contrôle mal la population de Tilapia, la prédation étant trop forte ou trop faible. L'explication réside notamment dans le fait de sa reproduction en étang: la population d'Hemichromis fasciatus varie au cours de l'élevage. Le problème n'est donc que déplacé d'une espèce à l'autre. D'autre part, il n'atteint pas une taille très grande et son poids reste souvent inférieur à 100 g, même après 9 à 10 mois d'élevage. De nombreux autres prédateurs locaux et étrangers ont été associés avec plus ou moins d'efficacité aux Tilapia: Lates niloticus, Micropterus salmoides, Bagrus docmac, Chrysichthys sp., Clarias lazera, Heterobranchus longifilis, Ophiocephalus obscurus, etc. Bien que ces poissons atteignent une taille appréciable et que leur population reste stable au cours de l'élevage, ces associations ne sont qu'occasionnelles car la reproduction de ces poissons, quand elle a lieu, ne s'obtient ni facilement ni régulièrement en étang. Enfin, si leur croissance rapide leur permet d'atteindre un poids appréciable en peu de temps, ils se nourrissent en fin d'élevage de Tilapia commercialisables. Il en résulte indéniablement une perte sèche. Il faut noter toutefois que l'association Tilapia-Lates pratiquée tout récemment à Bouaké en Côte-d'Ivoire semble donner des résultats intéressants (Planquette, communication personnelle).

La culture monosexe est basée sur le fait que les mâles de Tilapia présentent une croissance bien plus rapide que les femelles. En empoissonnant les étangs avec des alevins tous mâles, on améliore nettement la production marchande et on évite la surpopulation et le nanisme. Deux techniques sont utilisées: le triage des sexes et l'hybridation donnant des alevins tous mâles. Chez la plupart des Tilapia, des différences sexuelles externes apparaissent dès le jeune âge. Aussi est-il possible de séparer les mâles des femelles pour la mise en charge des étangs. Cependant, en pratique, des erreurs se glissent dans ce triage d'autant plus facilement que les quantités d'alevins nécessaires sont importantes et il suffit de quelques femelles dans le lot pour faire manquer le but poursuivi.

En ce qui concerne l'hybridation, les travaux d'éthologie comparée entrepris dans les laboratoires de Tübingen (Peters et coll.), Groningen (Baerends et coll.), Seewiesen (Oehlert, Wickler et coll.) et Liège, ont conduit à répertorier et décrire des comportements qui permettent de diagnostiquer l'appartenance au groupe des Cichlides aussi sûrement que sur la base de critères morphologiques. Ils mettent également en évidence, mieux que la morphologie comparée, les particularités de chaque groupe. Certains de ces groupes - sous-genres Tilapia et Coptodon - sont très homogènes et les espèces ne diffèrent les unes des autres que par des détails dans la forme ou la fréquence des mouvements, que rehaussent toutefois des colorations spécifiques (Voss, Ruwet, Apfelbach). Les différents groupes de Sarotherodon sont davantage spécialisés et diversifiés (Baerends, Blokzijl, Ruwet, Voss, Wickler). Les comportements qui assurent l'unité taxonomique du groupe des Tilapia sont surtout des comportements banaux de nutrition, nage, creusement, mouvements de ponte, etc.

Les comportements qui interviennent dans les situations plus complexes des relations sociales et familiales sont plus susceptibles de diverger. Ils ont un rôle de communication entre rivaux, partenaires, parents et jeunes. Ces moyens de communication sont surtout d'ordre visuel: mouvements et colorations. Ils sont sans doute rehaussés par des messages sonores (Myrberg et al.). Les messages chimiques enfin jouent certainement un rôle dans le guidage des femelles vers les arènes de reproduction, dans les relations entre mères et alevins. Ces moyens de communication, surtout ceux qui interviennent dans la défense du territoire, le rapprochement, la rencontre et la synchronisation des partenaires sexuels, la parade nuptiale, la ponte et la fécondation, soit dans les activités de la reproduction sont de la plus haute importance dans la mesure où ils assurent la reconnaissance et l'isolement des espèces. La différentiation, à partir d'un héritage commun, de ces comportements et colorations à fonction de communication, s'est réalisée par évolution de populations séparées géographiquement ou écologiquement. A cet égard, l'homogénéité des grandes catégories de Tilapia (Coptodon-herbivore-pondeur sur substrat; Sarotherodon au sens large-microphage-incubateur buccal) est étonnante, comparée à la véritable adaptation radiative des Cichlides endémiques du lac Malawi, ou des Haplochromis du lac Victoria (cf. Fryer et Iles, 1972).

L'éthologiste reconnaît et indentifie les différences spécifiques. Mais la question se pose de savoir dans quelle mesure ces différences jouent effectivement le rôle de facteurs d'isolement lorsque des espèces qui ont évolué dans des aires géographiques distinctes sont remises en contact. Nous avons vu que dans bien des cas, la mise en contact d'homologues écologiques s'était traduite - en milieu naturel, en pisciculture et en aquarium, - par des hybridations. Les divergences éthologiques n'ont pu dans ces cas tenir les espèces séparées: T. rendalli x T. zillii au lac Victoria; T. macrochir x T. nilotica, T. mortimeri x T. mossambica en étangs.

Aucune mise en contact de ce genre ne devrait désormais être envisagée sur le terrain sans avoir été testée préalablement en laboratoire. Il est préférable de jouer les apprentissorciers en aquarium que dans la nature; les conséquences néfastes y sont plus limitées et peuvent plus facilement être maîtrisées et corrigées. D'autre part, pour comprendre quand et comment s'installent et jouent ou non les mécanismes comportementaux d'isolement et de reconnaissance spécifiques, il est indispensable d'intensifier les recherches sur le développement du comportement et des relations sociales chez les jeunes poissons, et de systématiser les croisements expérimentaux, dans la voie tracée par l'école de Tübingen (Peters, Bayer, Brestwosky, Dambach, Henrich, Fishelson).

Si, pour respecter la zoogéographie, les croisements anarchiques doivent être évités dans la nature, il est des cas où l'hybridation est élevée au rang de technique de pisciculture. En effet, pour remédier aux inconvénients dénoncés plus haut de la méthode mixte par classes d'âge mélangées, fournissant des poissons de toutes tailles, on a préconisé une méthode monosexe et par classes d'âge séparées. On sait depuis longtemps (De Bont et De Bont-Hers, 1950) que les mâles ont une croissance plus régulière et atteignent plus vite que les femelles des tailles plus grandes. Lorsque les sexes sont mélangés en outre, les géniteurs - femelles surtout - dérivent une part considérable de la nourriture assimilée dans l'élaboration de produits sexuels, et la croissance s'en trouve ralentie. On a donc intérêt à sexer précocement les jeunes, et à les engraisser séparément pour obtenir rapidement des poissons de tailles calibrées. La technique n'est pas aisée, et la moindre erreur dans le tri, ou la moindre faille dans le réseau des canaux, en mélangeant quelques poissons de sexe opposé, fait échouer la méthode.

On a donc accordé un très grand intérêt au fait qu'en croisant des espèces différentes, on pouvait obtenir des alevins tous mâles. Ainsi, depuis plus de 40 ans, le T. mossambica est implanté en pisciculture en Indonésie et Malaisie. Ultérieurement, des lots de poissons du même groupe Oreochromis, provenant de la côte est de l'Afrique, et que l'on croyait être des mossambica, mais appartiennent en réalité à une espèce proche, le T. hornorum (Trewavas, 1966), ont été également importés en Malaisie. Hickling (1960) a exposé les résultats de croisements entre ces deux espèces, et Chen (1967) en a proposé un modèle explicatif. On peut résumer l'ensemble comme suit: chez T. mossambica, le mâle est hétérogamétique (XY) et la femelle homogamétique (XX), tandis que chez T. hornorum, c'est la femelle qui est hétérogamétique (ZW) et le mâle homogamétique (ZZ). Si on admet que les gènes déterminant le sexe mâle du chromosome Z sont dominants par rapport aux gènes déterminant le sexe femelle de chromosome X, et que les gènes déterminant le sexe mâle du chromosome Y sont dominants par rapport aux gènes déterminant le sexe femelle du chromosome W (Z > X et Y > W), alors le modèle explicatif (Chen) correspond aux faits (Hickling) soit:

T. mossambica ♂ (XY) × T. hornorum ♀ (ZW)
donnent 75% ♂♂ (XZ, YZ, YW) et 25% ♀♀ (XW)

T. mossambica ♀ (XX) x T. hornorum ♂ (ZZ)
donnent 100% ♂♂ (ZX)

Des résultats donnant 100% d'alevins mâles ont également été obtenus en Ouganda en 1965 entre T. hornorum (déterminé alors comme T. mossambica) mâle et T. nilotica femelle. D'autres croisements avec T. nilotica femelle et T. macrochir mâle ont donné le même résultat en Cote-d'Ivoire (Lessent, 1967). Et pourtant cette technique n'a pas dépassé le stade expérimental. La principale difficulté d'application est due à l'introduction naturelle des Tilapia sauvages dans les étangs. Et il suffit dans ce dernier cas d'une seule femelle autre que T. nilotica pour contrecarrer les résultats. Ce problème d'introduction de Tilapia sauvages est d'autant plus crucial dans les piscicultures privées dont les étangs sont généralement mal protégés. C'est sans doute la principale raison qui empêche le développement actuel de la culture monosexe.

3.4 Croissance, production et alimentation

Il serait fastidieux d'envisager ces aspects de l'élevage des Tilapia pour les différentes espèces utilisées en pisciculture. Nous nous limiterons donc à une espèce représentative du groupe Sarotherodon, le Tilapia nilotica.

Au Centre piscicole de La Landjia, l'élevage du Tilapia nilotica est généralement conduit pendant une période de 6 à 7 mois. Les étangs sont empoissonnés avec 20 000 individus/ha et à la récolte, il y a souvent plus de 100 000 individus/ha. Cette augmentation de densité est due évidemment à la reproduction anarchique de cette espèce en étang d'élevage. Dans ces conditions, il est très difficile d'établir des courbes de croissance vu l'interférence des alevins dans les échantillonnages. Toutefois, nous avons tenté l'expérience et les résultats qui sont loin d'être rigoureux, vont nous permettre de mieux cerner les caractéristiques de la croissance de cette espèce.

La figure 6 donne les courbes de croissance en poids et en longueur de Tilapia nilotica en monoculture. Nous constatons de suite que ces deux courbes ne sont pas prêtes à se rejoindre et qu'il faudrait encore poursuivre l'élevage pendant plusieurs mois avant d'atteindre leur point d'intersection, moment auquel la croissance en poids deviendrait intéressante. Cette constatation montre que l'exploitation du Tilapia nilotica dans ces conditions n'est pas rationnelle et en tout cas qu'il n'est pas exploité pendant sa période optimale de croissance en poids. Le fait que le point d'intersection des deux courbes soit reporté assez loin dans le temps provient surtout de la surpopulation de cette espèce en étang et ne signifie pas que sa croissance soit médiocre. C'est le résultat d'une surdensité qui dans ce cas est difficilement contrôlable.

Un autre facteur qui affecte également la croissance de Tilapia nilotica est la nature du sexe. La figure 37 montre la croissance des mâles et des femelles de la population de Tilapia nilotica élevés en monoculture, à la densité de 20 000 individus/ha. Le sexe de cette espèce peut être identifié par dissection chez des poissons âgés de 2–3 mois et pesant 10 à 20 g. A partir de ce moment, nous constatons (Fig.5) que les mâles croissent beaucoup plus rapidement que les femelles puisqu'en 7 mois d'exploitation, les mâles ont atteint un poids moyen de 131 g alors que les femelles pèsent en moyenne 50 g.

Enfin, un dernier facteur qui influe fortement sur la croissance de cette espèce est la nature de l'alimentation. La Figure 6 met en évidence la croissance en poids de Tilapia nilotica élevés en monoculture et toujours à la même densité de 20 000 individus/ha au départ. Nous constatons que les Tilapia nourris de drèche de brasserie atteignent un poids moyen de 102 g après 7 mois d'exploitation alors que ceux nourris de granulés, aliments composés équilibrés contenant 30% de protéines végétales, atteignent un poids de 113 g en un peu plus de trois mois et demi. Quant à la production, elle se situe autour de 2,5 t/ha/an, pour les Tilapia nourris de drèche, et de 6,7 t/ha/an pour les Tilapia alimentés de granulés.

Au Centre piscicole de La Landja, le type d'élevage pratiqué est essentiellement celui par classes d'âges mélangées avec une seule espèce d'ailleurs introduite: le Tilapia nilotica. Il arrive toutefois qu'une espèce naturelle, le Tilapia zillii représente jusqu'a 5% de la récolte bien qu'il soit systématiquement éliminé lors des empoissonnements d'étangs. Le Tilapia nilotica est élevé dans une seule catégorie d'étang: l'étang de production qui sert également à l'alevinage. Ces étangs ont une superficie voisine du demi-hectare. L'empoissonnement s'effectue avec 10 000, 20 000 ou 30 000 individus/ha de poids moyen de 15 g. De 7 à 10 mois plus tard, les poissons sont récoltés lors de la vidange totale de l'étang et séparés mécaniquement en passant dans une cage grillagée. Les Tilapia de poids inférieur à 40 g passent au travers du grillage, et ceux de poids supérieur y sont maintenus. Les Tilapia de poids supérieur à 40 g sont destinés à la vente et les autres, plus ou moins considérés comme alevins, servent au réempoissonnement de l'étang pour le prochain élevage. Dans ces conditions, la production totale mesurée comprend la production du stock d'empoissonnement plus le résultat de la reproduction de ce stock ou recrutement.

La densité de Tilapia nilotica à l'empoissonnement (Tableau IV) passe de 10 000 à 20 000 et 30 000 individus/ha, la production totale passe de 1 705 à 4 391 kg/ha/an. A première vue, à densité plus élevée, nous avons une production plus élevée. Toutefois, nous constatons que la qualité de la production diminue avec l'augmentation de densité puisque la poids moyen des adultes passe de 136 à 82 g sur une période de temps approximativement égale. D'autre part, lors de la récolte, nous remarquons que la densité a fortement augmenté est généralement quintuplée quelle que soit la densité d'empoissonnement. Ainsi de 10 000, nous passons à 69 305 individus/ha, de 20 000 nous passons à 73 934 et 122 000 individus/ha et de 30 000 à 168 000 individus/ha. Enfin lorsque nous augmentons la durée d'exploitation de 7 à 10 mois dans le cas d'une densité d'empoissonnement de 20 000 individus/ha, la proportion “d'alevins” par rapport au poids total de poissons dans l'étang passe de 44,0 à 65,2%. Il semble toutefois que ces densités de Tilapia nilotica ne peuvent guère augmenter car à ce stade, nous constatons, comme l'indique le régime alimentaire de cette espèce en étang, un certain cannibalisme qui doit être un facteur d'auto-limitation de cette population artificielle. De toutes façons, quelle que soit la densité d'empoissonnement, nous constatons toujours un phénomène de sur-population qui a un effet direct sur la croissance individuelle des poissons en la ralentissant fortement. En fait, la production augmente effectivement avec la densité mais la qualité de cette production diminue en fournissant une énorme quantité de Tilapia atteints de nanisme.

Depuis 1963, les Tilapia du Centre Piscicole de La Landjia à Bangui sont alimentés de drèche de brasserie. Dans le cadre de l'utilisation de sous-produits locaux, Hastings (1973) a mis au point deux types d'aliments composés complets sous forme de granulés. L'un contient 30% de protéines en partie animale (PA), l'autre 30% de protéines toutes végétales (PV). Dans le premier cas, les ingrédients fournissant les protéines animales sont le sang séché et la farine de poisson, dans le second cas, les ingrédients fournissant les protéines végétales sont essentiellement la drèche de brasserie, les tourteaux de coton et d'arachide.

Les résultats obtenus avec ces différents aliments (Tableau VII) montrent que la produc tion augmente nettement avec la qualité de l'alimentation puisqu'elle passe de 2,4 t/ha/an en alimentant avec la drèche de brasserie seule à 5,3 et 6,7 t/ha/an en alimentant avec les granulés. D'autre part, la période d'exploitation est réduite de 34 à 14 et 13 semaines. Le pourcentage du poids d'alevins diminue également de façon sansible. Enfin, le poids moyen des Tilapia reste de l'ordre de 100 g sur un temps d'exploitation beaucoup plus court.

TABLEAU VII
Alimentation artificielle de Tilapia nilotica en monoculture à la densité de 20 000 individus/ha

 EtangAlimentsTempsProduction% Poids enAdultes
(Semaines)(kg/ha/an)“alevins” 40 gPoids moyen(g)
1Drèche342 39644,0101
1Granulés PV146 75137,0114
2Granulés PA135 34529,3  99

La quantité de nourriture distribuée a également un effet direct sur la production. Dans un même étang, deux essais successifs (Tableau VII) avec une même densité de Tilapia alimentés avec le même type de granulés à base de protéines végétales montrent que la production passe de 3 059 à 5 859 kg/ha/an lorsque la quantité de nourriture distribuée par jour représente respectivement 1,5% et 4% de la biomasse totale. Ceci s'explique simplement par le fait que la croissance des Tilapia est bien plus rapide dans le second cas puisque les adultes atteignent un poids moyen de 113 g au lieu de 66 g pendant le même intervalle de temps.

TABLEAU VIII
Effet de la quantité de nourriture distribuée sur la production de Tilapia nilotica en monoculture

TempsQuantitéProduction% Poids enAdultes
(mois)granulés PV(g)(kg/ha/an)“alevins” 40 gPoids moyen (g)
4   6033 05933,8  66
41 6225 85927,3113

Nous avons vu que la croissance de Tilapia nilotica est nettement plus rapide chez les mâles que chez les femelles. Afin de tirer parti de cette particularité et de limiter le phénomène de reproduction anarchique entraînant la surpopulation et le nanisme, nous avons tenté la culture monosexe par simple triage des sexes. Toutefois, cette technique ne nous a jamais donné satisfaction et il n'est pas possible de tirer parti des résultats obtenus, car la densité de récolte est toujours plus élevée que celle d'empoissonnement. Ceci provient du fait que des reproductions ont eu lieu dans l'étang d'expérience par l'introduction accidentelle de femelles. Leur introduction s'est faite soit par le système d'alimentation en eau de l'etang, soit par erreur lors de sexage des alevins dont les caractères sexuels externes sont parfois difficiles à reconnaître. Dans ces conditions d'élevage, la surpopulation est malgré tout limitée et les Tilapia mâles ont atteint en six mois le poids moyen de 260 g.

En ce qui concerne le fertilisation, il faut en distinguer deux types: la fertilisation minérale, coûteuse, et la fertilisation organique, généralement gratuite. Les résultats obtenus jusqu'à présent avec la fertilisation minérale n'ont pas donné de résultats vraiment rentables alors que la fertilisation organique par contre est assez intéressante. Au Congo Brazzaville, par exemple, il est maintenant de tradition de faire fouir le manioc dans les étangs, ce qui provoque un développement de plancton important assurant une production en Tilapia de l'ordre de 4 t/ha/an. L'éstablissement d'élevages de canards, de poules, de porcs aux bords des étangs permet aux surplus d'aliments et aux excréments emportés dans l'eau d'être utilisés par les poissons. On obtient ainsi des productions de 1,5 à 5 t/ha/an, production qui n'est pas négligeable et ne coûte absolument rien.

Enfin le problème de la rentabilité économique n'est certainement pas le propos du biologiste mais on ne peut plus envisager la pisciculture sans en aborder le sujet. On va se limiter toutefois à évoquer la rentabilité d'exploitations existantes, sans en envisager le coût ni l'amortissement. Il faut, semble-t-il, distinguer les petites exploitations artisanales des grosses stations de pisciculture nécessitant un matériel déjà important. Parmi les nombreux facteurs qui entrent en jeu, on n'en précisera qu'un seul qui semble primordial: la dimension de l'exploitation. Au Congo Brazzaville, Boël (1971) a montré qu'une petite ferme piscicole de 15 à 20 ares assurerait au pisciculteur des revenus suffisants pour un travail moyen. Dans le cas d'exploitations plus importantes nécessitant l'utilisation d'un camion, Couty (1973) a montré qu'une ferme piscicole de 4 ha est toujours en déficit quelle que soit l'alimentation des poissons. Pour atteindre l'équilibre (ni bénéfice, ni pertes), la surface exploitée devrait être doublée. Pour assurer un bénéfice intéressant, il faudrait donc que de telles exploitations aient une superficie d'au moins 10 ha.


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