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II.   DISTINCTIONS ENTRE PROPRIETE COMMUNE ET DROITS D'USAGE TERRITORIAUX

A.   Propriété commune

Dans le monde entier, la grande majorité des pêcheries maritimes ont été exploitées sous le régime de la propriété commune pendant des siècles. Cette situation et ses conséquences ont été examinées de manière approfondie dans de nombreuses études (par ex. Gordon, 1954; Scott, 1955; Christy et Scott, 1965). En peu de mots, les ressources communes sont celles qui sont librement accessibles à un ensemble d'utilisateurs ou d'utilisateurs potentiels. Il peut s'agir des pêcherus de n'importe quel pays, comme par exemple en haute mer; ou bien des pêcheurs d'un pays particulier, à l'intérieur de sa Zee; ou encore des pêcheurs faisant partie d'une communauté particulière. Si un pays, une province ou une communauté ne contrôlent pas l'accès à une pêcherie, même alors qu'ils peuvent avoir le droit de le faire, alors cette pêcherie est une propriété commune.

Il importe de distinguer entre l'expression propriété commune et des expressions telles que propriété communautaire, propriété publique ou “biens communs”. Aux fins du présent document, le terme propriété commune a spécifiquement trait aux conditions qui régissent l'accès à la ressource, et non pas à la nature des propriétaires ou à la nature de ceux qui exercent une juridiction ou un contrôle sur la ressource (Christy, 1975 A noter que l'on ne s'accorde pas complètement sur cette définition. Par exemple, la propriété commune a été définie comme “un mode de répartition des droits de propriété sur les ressources suivant lequel un certain nombre de propriétaires exercent sur un pied d'égalité le droit d'exploiter la ressource” (Ciriacy-Wantrup et Bishop, 1975 - italique des auteurs). Cette définition est toutefois discutable parce qu'elle n'introduit pas la notion d'accès libre.

Le régime de propriété commune a plusieurs conséquences importantes. Tout d'abord, il entraîne une tendance au gaspillage physique de la ressource. Rien n'incite le pêcheur à limiter ses captures dans l'intérêt de la rentabilité future, car tout ce qu'il laisse dans la mer pour demain sera pris par d'autres aujourd'hui. Par suite, les ressources halieutiques ont tendance à être exploitées au niveau du rendement eumétrique, et même fréquemment au-dessus.

Une deuxième conséquence est le gaspillage économique. En l'absence de dispositifs de contrôle des capitaux investis et des effectifs employés, il y aura tendance à un effort de pêche excessif pour une récolte trop peu abondante. Dans les pêcheries surexploitées, des quantités égales ou même plus importantes de poisson pourraient être capturées par moins de pêcheurs, avec moins de bateaux. Autrement dit, il serait possible de réaliser les mêmes recettes totales ou des recettes plus importantes avec de moindres coûts totaux.

La différence entre les recettes totales et les coûts totaux que permettrait d'obtenir le contrôle de l'accès à la pêcherie ou la suppression du régime de propriété commune est une “rente économique”. Elle est analogue (en simplifiant toutefois à l'extrême) à la rente que peuvent tirer les propriétaires de terres agricoles de la vente ou de la concession temporaire de leurs droits exclusifs à l'utilisation de la ressource.

Dans les pêcheries qui sont propriété commune, la rente s'évapore: en effet, chaque fois qu'elle apparaît (comme dans une pêcherie en début d'exploitation ou lorsque le prix obtenu pour les produit augmente), elle se traduit par un profit supplémentaire pour les pêcheurs; l'accès étant libre, la perspective de ce profit supplémentaire attire de nouveaux venus (en admettant qu'il y ait mobilité de la main-d'oeuvre), mais leur arrivée a pour effet d'augmenter les coûts totaux sans accroître les recettes totales (au moins dans la même mesure). Et c'est seulement lorsque les coûts totaux deviennent égaux aux recettes totales que les nouvelles entrées s'arrêtent. Mais à ce point, la rente a cessé d'exister.

La leçon à en tirer, est que l'établissement d'un DUTP, s'il est efficace, empêchera la dissipation de la rente et permettra d'obtenir un produit associé à la ressource ellemême. Comme on le verra ci-dessous, la valeur de ce produit ou rente, est une mesure de l'efficacité du DUTP pour la réalisation des objectifs économiques, même si la rente est exprimée en termes non monétaires.

Une troisième conséquence, apparentée à la deuxième, est que les revenus moyens des artisans-pêcheurs des pays en développement ont tendance à se situer au bas de l'échelle ou presque. Cela ne tient pas seulement au régime de propriété commune. D'autres facteurs - culturels, sociaux et économiques - entrent en jeu et les problèmes sont complexes et difficiles à cerner. Mais le régime de propriété commune contribue certainement à cet état de choses. S'il était supprimé et si des rentes économiques pouvaient être produites, alors celles-ci pourraient être partagées entre les pêcheurs de manière à accroître les revenus moyens. Cela nécessiterait toutefois un système de partage qui pourrait se révéler difficile à instaurer et à faire observer.

Une quatrième conséquence importante de la propriété commune est qu'elle est génératrice de conflits. Ceux-ci peuvent être dus à l'affluence excessive sur les mêmes lieux de pêcheurs exploitant la même ressource avec le même engin. Ou bien des différends surgissent entre des pêcheurs utilisant des engins différents pour exploiter la même ressource, comme cela se produit typiquement entre les pêcheurs des navires commerciaux et les artisans-pêcheurs. Ou encore, il peut s'agir de pêcheurs utilisant des types d'engins différents pour exploiter des stocks différents, mais dans le même espace, les uns opérant par exemple à bord de chalutiers, qui sont mobiles, et les autres utilisant des filets fixes ou des nasses.

Dans la pratique, les conséquences de l'accès libre sont généralement très préjudiciables. Le seul résultat positif est peut-être que les pêcheries qui sont sous le régime de la propriété commune peuvent offrir des possibilités d'emploi dans des situations où il n'existe guère ou pas du tout d'autres options. Mais c'est là un avantage à court terme qui, à longue échéance (lorsqu'il commence à se présenter d'autres occasions d'emploi), peut être contrebalancé par les autres inconvénients.

B.   Droits d'usage territoriaux dans les pêcheries

L'exercice de droits d'usage territoriaux dans les pêcheries peut faire disparaître dans une mesure plus ou moins importante le régime de propriété commune. Il faut souligner que l'établissement de DUTP n'est possible que jusqu'à un certain degré dans l'environnement marin et que les DUTP permettent d'exercer un mode de contrôle relatif plutôt qu'absolu. Par exemple, un droit d'usage exclusif peut concerner un site où est installé un radeau pour l'élevage des mollusques. La valeur de ce droit dépendra cependant du flux d'éléments nutritifs (et de polluants) qui traversent ce site, et sur lequel le détenteur du DUTP n'a aucun contrôle ou n'a. qu'un contrôle limité. Le régime de propriété commune persiste, pour ce qui est du flux d'éléments nutritifs (et de polluants). Il n'y a donc pas de distinction bien tranchée entre propriété commune et DUTP.

Il n'y a pas non plus de distinction nette entre les DUTP généralisés et les DUTP localisés. Et pourtant, ces derniers sont d'un intérêt fondamental pour assurer un aménagement économiquement ou socialement satisfaisant des pêcheries, et notamment résoudre les questions d'équité. A un extrême, une zone économique exclusive peut représenter une forme de DUTP, en ceci que l'exercice des droits d'usage peut être contrôlé dans l'ensemble du territoire représenté par la zone. A l'autre extrême, le propriétaire d'un banc d'huîtres a un droit de contrôle de l'exploitation sur un territoire beaucoup plus limité.

Les distinctions entre propriété commune et DUTP, et enter DUTP généralisés et DUTP localisés, se rapportent à la dimension et à la nature du territoire, aux types de droits d'usage qui peuvent être exercés et à la spécificité de la propriété. Ces divers éléments de définition sont examinés ci-dessous.

Le territoire devant faire l'objet d'un DUTP peut se trouver à la surface ou au fond, ou correspondre à la totalité de la colonne d'eau à l'intérieur d'une zone déterminée. Sa dimension sera fonction de l'usage auquel il est destiné, des ressources qui y seront exploitées et des caractéristiques. géographiques. Elle devra toutefois, être suffisant pour que les utilisations extérieures au territoire ne diminuent pas de façon sensible la valeur des utilisations à l'intérieur de celui-ci. Les lois et institutions du pays en cause doivent permettre d'assurer facilement la défense et la protection du territoire. Ses frontières doivent donc être bien délimitées et faciles à identifier.

Ces éléments de la définition ne signifient pas forcément que le territoire doit enserrer la totalité du stock de poisson considéré, compte tenu de tous ses mouvements migratoires. Un DUTP est moins spécifique de la ressource qu'il ne l'est du site. Par exemple, un site où est installé un dispositif de concentration des poissons peut servir de base pour la définition d'un DUTP efficace, même s'il couvre une superficie de quelques milles carrés seulement pour un stock qui se déplace sur des milliers de milles carrés. De même, la pêche à la senne de plage peut donner lieu à des DUTP efficaces, quand bien même elle vise des stocks pélagiques migrant le long de la côte. L'élément à prendre en considération n'est pas le degré d'enserrement du stock, mais le degré auquel il existe une valeur associée au territoire. Pour les stocks dont les migrations traversent des DUTP individuels, il est évident que la valeur d'un droit individuel sera affectée par le degré d'utilisation “en amont”. A l'extrême, une barricade permettant de capturer tous les poissons qui se déplacent le long d'une côte aura pour effet de réduire à zéro la valeur d'un droit plus avant sur la côte. Mais, dans la plupart des cas, les déplacements des poissons ne seront pas entièrement interrompus et les DUTP situés “en aval” conserveront une certaine valeur. Celle-ci pourra être accrue dans chaque cas individuel si les propriétaires des DUTP se mettent d'accord sur le volume des captures, l'espacement des dispositifs de pêche et autres techniques de pêche.

La définition détaillée des droits qui sont ou qui devrient être exercés dans le cadre d'un DUTP pose des problèmes complexes, peut-être encore plus difficiles à résoudre que lorsqu'il s'agit des droits de propriété sur la terre. On a dit que la propriété est “un énorme complexe d'adjustments entre prérogtives et expectatives” (Carmichael, 1975). En ce qui concerne la terre, les variations de ces prérogatives et expectatives portent, entre autres, sur: le droit de transférer ou de céder la propriété de la terre; le droit de la concéder temporairement; le droit d'en extraire des bénéfices; le droit d'être libre de nuisances, telles que les polluants produits par un voisin; le droit de prendre des arrangements pour en contrôler l'utilisation future; le droit d'en accorder l'usage à des fins spéciales.

La propriété dans les eaux marines est beaucoup moins bien définie et plus difficile à concevoir en raison du caractère tridimensionnel de la mer, de la fluidité du milieu et de la mobilité de ses ressources. Les généralisations se révèlent également difficiles car les attitudes culturelles à l'égard de la propriété diffèrent d'une société à l'autre.

Toutefois, à ce stade préliminaire de l'élaboration du concept de DUTP, on peut postuler que l'exercice de certains types de droits est indispensable pour que les DUTP soient efficaces. Mentionnons: le droit d'exclusion, c'est-à-dire le droit de limiter ou contrôler l'accès au territoire; le droit de déterminer le niveau et le type d'utilisation à l'intérieur du territoire; le droit de tirer des bénéfices de l'exploitation des ressources se trouvant à l'intérieur du territoire. Ces bénéfices peuvent, mais ce n'est pas obligatoire, résulter de l'imposition de redevances ou de taxes d'utilisation, ou bien de la concession temporaire ou de la vente des droits. Ils peuvent également prendre la forme de profits réalisés par le propriétaire - que ceux-ci soient définis en tant que rémunération du travail et rendement du capital, ou en termes non monétaires, par exemple, possibilités d'emploi plus nombreuses ou plus satisfaisantes.

Enfin, il faut prévoir un droit aux bénéfices futurs de l'utilisation du territoire. La durée de la possession peut être variable, mais elle doit être au moins assez longue pour assurer au propriétaire une rentabilité suffisante des investissements effectués. Dans le cas d'un DUTP communautaire, la jouissance peut être à perpétuité.

Cet examen des droits qui distinguent les DUTP de la propriété commune procède d'un point de vue économique. C'est-à-dire que les droits mentionnés sont ceux jugés nécessaires pour parvenir à la rentabilité économique. L'auteur a pleinement conscience que son analyse peut être juridiquement incorrecte et qu'elle présente des lacunes, mais il espère que ces erreurs et lacunes inciteront les juristes à s'attaquer aux problèmes de la définition de droits de propriété à l'intention des utilisateurs des pêcheries maritimes.

Il n'y a pas de distinction évidente entre les DUTP localisés et les DUTP généralisés pour ce qui est des droits qu'ils comportent. L'extension des zones de juridiction nationales assure généralement aux pays individuels le droit d'exclusion, le droit de déterminer les niveaux et les types d'utilisation et le droit d'en tirer des bénéfices. Quoique la troisième Convention des Nations Unies sur le droit de la mer (qui doit être signée dans un proche avenir) restreigne partiellement certains de ces droits, elle ne les réduit pas notablement. Les pays peuvent les exercer en tirant un revenu des activités de pêche menées par des flottilles étrangères ou en limitant l'accès de leurs nationaux aux pêcheries. Dans la mesure où ils le font, ils exercent les droits associés à un DUTP, tels que décrits cidessus. La localisation d'un DUTP dépend davantage de la taille du territoire et de la spécificité de la propriété que des divers droits qu'il comprend.

La nature du propriétaire d'un DUTP doit être envisagée en partie sur le plan de l'efficacité et en partie sur celui de l'équité. Répétons tout d'abord que nous n'étudions pas ici la propriété d'une ressource, mais celle d'un droit d'usage. Inutile donc de s'attaquer à l'impossible tâche de définir la ressource. S'agit-il seulement d'un stock particulier, ou englobe-t-elle les proies dont le stock se nourrit, les prédateurs qui s'attaque à lui, les éléments nutritifs qui lui fournissent sa nourriture, le milieu où il nage, etc.?

Le propriétaire d'un DUTP peut être une personne privée; une entreprise privée; un groupe d'individus tel que coopérative, association ou communauté; une circonscription administrative telle que ville ou province; un gouvernement national, ou même, on peut le concevoir, un organisme multinational. En outre, les propriétaires de DUTP individuels peuvent créer une forme de propriété collective où les droits individuels sont limités par des décisions conjointes; ainsi, les propriétaires de sites d'élevage sur radeau peuvent trouver mutuellement avantageux de décider conjointement du nombre et de la taille des radeaux qui peuvent être placés dans un site donné.

En général, un DUTP atteindra son maximum d'efficacité là où la propriété aura son maximum de spécificité. Les individus prennent habituellement leurs décisions plus facilement que les groupes.

Toutefois, si l'on se place dans l'optique de l'amélioration des conditions de vie des communautés d'artisans-pêcheurs, la détention des droits d'usage par des personnes privées risque d'ètre préjudiciable. En tel cas, il sera souhaitable d'adopter quelque forme de propriété commune d'un DUTP.

Comme on le voit, il est difficile de définir clairement les droits d'usage territoriaux localisés dans les pêcheries. Un DUTP localisé efficace concerne généralement un territoire relativement petit et nettement délimité; il assure des droits d'exclusion, des droits de détermination du type et du niveau d'utilisation, ainsi que des droits à la réalisation de bénéfices; sa propriété est reltivement spécifique. Un DUTP efficace est conçu de telle façon que les utilisations extérieures au territoire ne diminuent pas notablement la valeur des utilisations à l'intérieur de celui-ci. Ainsi définie, l'efficacité peut être mesurée par la valeur associée au droit d'usage. Le montant que des propriétaires potentiels seraient disposés à payer pour acquérir le DUTP sera représentatif de cette valeur. Dans le cas de DUTP communs détenus à perpétuité, la valeur du DUTP en termes économiques ne peut être établie qu'approximativement et il peut arriver que du point de vue du bien-être de la communauté, elle soit beaucoup plus importante qu'on puisse l'indiquer en termes économiques.

Les avantages associés à des DUTP localisés seront probablement nombreux. Quoique ces avantages potentiels demandent à être vérifiés et étudiés plus en détail, on admet que les DUTP permettront une exploitation plus rentable des ressources et offriront peutêtre de très intéressantes occasions d'améliorer les conditions de vie des communautés d'artisans-pêcheurs. Le propriétaire d'un DUTP peut limiter les inputs capital et maind'oeuvre en s'arrêtant au point propre à assurer les plus gros bénéfices nets. Ce peut être le point où le revenu économique net atteint son maximum, mais aussi celui qui se rapproche le plus des objectifs sociaux (par exemple emploi maximum, à des niveaux de revenu satisfaisants). L'un des principaux avantages à escompter d'un DUTP localisé est le droit de déterminer les objectifs que visera l'utilisation du territoire.

Autre avantage probable: un DUTP localisé a le double effet de rendre possible l'aménagement des ressources à l'intérieur du territoire et d'inciter à l'entreprendre. Etant donné que le propriétaire d'un DUTP (individu ou communauté) a un droit exclusif à la production future, il sera dans son intérêt d'assurer effectivement cette production. Il sera donc plus facile d'instaurer des mesures d'aménagement et de veiller à leur observation. A noter que les réglementations sont appliquées avec un maximum d'efficacité là où il est dans l'intérêt de l'utilisateur lui-même de s'y conformer.

Le problème majeur, fondamental, est que l'établissement de DUTP localisés peut exiger une redistribution des richesses. La définition de droits exclusifs signifie que certains utilisateurs présents du territoire ont des chances d'être exclus. Si la chose peut être socialement et économiquement désirable, elle peut aussi se révéler politiquement difficile.


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