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Les stratégies traditionnelles paysannes et leurs limites

Dans ces milieux aussi diversifiés on constate que la paysannerie sélectionne, associe et répartit les espèces végétales dans le temps et l'espace. Ainsi, les systèmes de cultures s'expriment au travers de choix raisonnés et renseignent sur le degré d'adaptation des paysans. Cette adaptation ne signifie pas pour autant qu'il y a équilibre et certaines voies d'évolutions sont inquiétantes et risquent d'aboutir à terme à des ruptures.

LUTTE CONTRE LA DEGRADATION: UNE GESTION PAYSANNE DE LA FERTILITE

Les "trois jardins" haïtiens: amélioration de la fertilité ou accentuation de la dégradation des sols par le transfert des résidus de culture?

Ces trois jardins se caractérisent par des transferts de fertilité de l'un à l'autre par l'intermédiaire du bétail.

Dans l'unité 1, chaque exploitation est constituée au moins de ces trois jardins:

- Le jardin "devant porte kaye" (A) encore appelé "lakou" (de 500 à 1000 m2): c'est une zone de végétation dense entourant la maison et toujours en propriété. Dans ce jardin de nombreuses espèces pérennes ou annuelles sont associées et forment plusieurs étages de végétation: avocatiers (Persea americana), chadéquiers (Citrus maxima), bananiers, caféiers, "malanga" (Xanthosoma campestris), "mazonbelle" (Colocacia esculenta), igname (Discorea sp), cristophine ou "mirliton" (Sechia edulis), giraumon (Cucurbita moschata), cive (Allium fostulosum).

- Le jardin "pré-kaye" (B) (de 1000 m à 5000 m2): cette zone, non boisée, est délimitée par une haie vive d'arbustes afin de marquer la propriété, abriter les cultures du vent et les protéger des animaux. On y cultive en association le haricot, le maïs, l'igname, la patate douce (Ipomea batata) et le manioc (Manihot utilissima).

- Les jardins "loin kaye" (C) dont la surface totale est souvent supérieure à 5000 m2 ils sont situés dans des zones très peu boisées et éloignées de l'habitat. Ils sont en fermage, en métayage ou en indivision. Ils sont peu fertiles et dégradés. Les paysans y pratiquent une association de haricots et de patates douces pendant six mois ensuite la parcelle est laissée en jachère pâturée. Si les jardins sont vraiment dégradés et situés sur de fortes pentes (D) ils sont laissés en jachères longues (plus de trois années) pour le pâturage des caprins (zone de racks).

Les exploitations des unités 2 présentent quelques différences par rapport à l'unité 1. En effet, le boisement important dans cette zone permet difficilement de différencier les jardins de type A et B que l'on peut assimiler à un seul jardin A. Par contre, il apparaît un nouveau type de jardin appelé "champ" par les paysans et composé essentiellement de bananiers (associés parfois à du malanga) sous couvert arboré. Ces jardins ne se retrouvent pas toujours près des habitations, mais leur localisation dépend de la disponibilité en eau et de la fraîcheur du sol, c'est à dire dans les bas-fonds ou près des lignes de sources.

Dans l'unité 3 existe toujours le jardin près de la maison, espace protégé et délimité par une haie continue, situé sur les mornes secs. Par contre, plus on descend en altitude et plus ce type tend à s'appauvrir: il ne subsiste que quelques arbres (cocotiers, manguiers) répartis autour de la maison. En fait les jardins de types A et B ne s'assimilent plus qu'à un seul jardin B légèrement boisé. Par contre, on retrouve toujours les jardins pérennes des bas-fonds, densément boisés et à haute fertilité, qui peuvent être assimilés à un jardin de type A, transféré ici dans les espaces plus humides.

Dans l'unité 4, cette structure de jardin disparaît.

On peut déduire de cette analyse que la répartition des différents jardins est principalement déterminée dans l'unité 1 par l'éloignement des parcelles de l'habitation et dans les unités 2 et 3, par le type de sol (bas-fonds = colluvions et alluvions) et l'humidité.

Par contre, il est important de noter que pour gérer les réserves de matières organiques les paysans réalisent des transferts de résidus de cultures d'une parcelle à l'autre (figure 77). Mais si la fertilité de certains jardins (le plus souvent en propriété) qui se trouvent près des habitations augmente, cela se fait au détriment des autres, plus éloignés (le plus souvent en métayage ou en fermage) qui voient leur fertilité baisser à cause des exportations régulières de résidus de cultures vers les autres parcelles à plus grande sécurité foncière. Les paysans ont peu intérêt à les fertiliser ne sachant pas s'ils pourront les exploiter l'année suivante. Le facteur "tenure foncière" joue un rôle très important dans la dégradation des sols.

LA PRATIQUE DES JACHERES

La jachère était autrefois une pratique courante en Haïti. Actuellement cette pratique tend à disparaître. Sa durée peut varier de trois mois à deux ans selon les types de jardin et la disponibilité en terre du paysan.

Dans l'unité 1 les moins bonnes terres, qui sont aussi les plus éloignées de l'habitation, sont laissées en jachère un an ou deux après un cycle de culture de un à deux ans. Pour les terres plus fertiles (plus près de l'habitat) la jachère ne dure que deux à six mois, le temps nécessaire pour fertiliser la parcelle en y laissant les animaux auxquels on apporte le fourrage. Dans le premier cas on a une mise "au repos" de la terre, dans le second c'est une réelle technique de fertilisation.

Dans l'unité 3, les associations (maïs, sorgho, pois congo) occupent la parcelle presque toute l'année d'avril à février, puis dès les premières pluies (mars-avril) commence la préparation des terres. Les jachères sont donc très rares et n'interviennent que de façon très espacée. Le niveau de fertilité des sols ne dépend que du fonctionnement des associations de cultures car il n'existe pas non plus de fertilisation minérale. Lorsqu'une parcelle n'est pas mise en culture, ce sont des raisons économiques qui sont évoquées (manque de semence, peu de disponibilité en main d'oeuvre) mais jamais des raisons liées au maintien de la fertilité.

FIGURE 77

: Types de jardin, transferts de fertilité et formes de boisement (d'après Guarrigue, 1991)

Conclusions: lorsque les jachères sont longues (un à deux ans) Les animaux sont laissés au piquet sans apport de fourrage, d'abord pour y manger les résidus de récolte directement sur place (paille de maïs, de sorgho, fanes de patates), puis pour le pâturage. Il y a ainsi un recyclage directement sur place de la matière organique en déjections animales qui, non fermentées et exposées au soleil, subissent de fortes pertes en azote. Cette technique provoque souvent un tassement du sol sur forte pente, ce qui favorise le ruissellement.

FIGURE 78

: Confection d'une butte avec concentration de la matière organique (d'après GRET/FAMV, 1991 )

CONCENTRATION DELA MATIERE ORGANIQUE DANS LES BUTTES

Cette pratique concerne tous les types de jardins (figure 78): après une jachère, et un mois avant les semis et plantations, les mauvaises herbes sont sarclées, puis séchées et rassemblées en tas. Elles sont ensuite recouvertes de terre prise dans l'horizon superficiel (15 cm), le plus riche en matière organique, pour former des buttes d'un mètre de diamètre. Cette opération va favoriser le développement racinaire par amélioration du drainage et aération. Mais surtout elle permet une concentration de la matière organique dans la butte et à l'intérieur de celle-ci. Ainsi le maïs, plante la plus exigeante, est semé dans la situation la plus favorable tandis que le pois congo, moins exigeant grâce à son système racinaire profond et puissant, dans la situation la moins favorable.

LE BRULIS

Cette pratique est surtout courante dans les unités 3 et 4 où la matière végétale résiduelle est très ligneuse: chaumes de sorgho, tiges de pois congo, tiges de manioc. Elle est donc brûlée lorsqu'elle se trouve en quantité importante car sa décomposition serait trop lente. Ce brûlis permet une préparation rapide des sols mais aussi libère une grande quantité d'éléments minéraux disponibles rapidement en début de culture. Cette technique a cependant certains désavantages: sur sols pentus, elle favorise le ruissellement et le décapage et ne permet pas, par enfouissement, une meilleure rétention de l'eau et un enrichissement en matière organique; s'ils sont bien pourvu en matière organique, la dégradation est moindre mais l'érosion diffuse est importante.

FIGURE 79

: Réalisation de billons trop longs (d'après Smolikowski)

FIGURE 80

: Système de rampes de paille (d'après Smolikowski)

LUTTE CONTRE L'EROSION DIFFUSE

Elle se caractérise par une érosion en nappe. Elle est présente dans les unités 2 et 3 sur les pentes et dans l'Unité 1 sur les sols dégradés de forte pente.

Les paysans utilisent des techniques de lutte traditionnelles mais dont l'efficacité est limitée. Elles ont toutefois l'avantage d'être bien intégrées aux systèmes de culture et pourraient donc être améliorées:

- Les billons horizontaux (figure 79) sur pente sont insuffisants pour enrayer l'érosion. Ils n'ont qu'un impact limité sur le ruissellement et suivent rarement les courbes de niveau. Aussi, lorsqu'ils sont trop longs, il se crée des points de concentration de l'eau et les billons cèdent, permettant ainsi un début d'érosion linéaire lors de très fortes pluies.

- Les rampes de paille sont largement utilisées mais sont peu efficaces. Ce sont des petites barrières (figure 80) constituées de deux piliers de ligneux enfoncés dans le sol sur lesquels s'appuient d'autres résidus ligneux avec des résidus verts de la jachère après défriche ( clayonnage). Ces ouvrages ne sont pas pérennes et ne peuvent avoir d'effets cumulatifs d'une année sur l'autre. De plus leur horizontalité est approximative et leur perméabilité trop grande.

- Les haies vives constituées de diverses espèces pourraient avoir une certaine efficacité. Malheureusement, elles ne concernent que les parcelles proches des habitations (jardins de type A et B), c'est à dire sur de faibles pentes et en propriété. De plus elles sont surtout établies en clôtures et ne sont donc pas disposées en courbe de niveau. Leur principal rôle est de lutter contre le vol et la divagation des animaux. Les espèces utilisées ne sont pas apétées par le bétail et produisent peu de biomasse. Une fois de plus, l'investissement est réalisé sur les terrains où la sécurité foncière est la plus grande.

LUTTE CONTRE L'EROSION LINEAIRE

Pour éviter les rigoles ou les griffes, les techniques de clayonnage sont également utilisées par les paysans, mais elles sont plus rares du fait que ces formes d'érosion se manifestent surtout dans les unités 3 et 4 où la végétation est plus rare.

Pour les petites et moyennes ravines les agriculteurs construisent des petits seuils en matériel végétal ou en pierres, mais cette pratique n'est pas courante et nécessite des précautions et de l'entretien: l'ouvrage est bien souvent fragile et emporté lors des grosses pluies.

FIGURE 81

: Erosion anthropique: travail du sol sur versant (d'après Smolikowski)

LUTTE CONTRE L'EROSION EN MASSE

Il n'y a pas de lutte traditionnelle contre cette forme d'érosion. De plus ces phénomènes sont souvent accélérés par le travail du sol réalisé par les paysans sur les pentes. En effet, chaque année, au moment de la préparation des buttes ou des billons, l'exploitant travaillant de haut en bas, provoque une "descente" d'une portion de la terre (figure 81). Il y a donc glissement progressif des matériaux de la couche superficielle.

UNE FORME DE GESTION DE LA BIOMASSE: LES JARDINS BOISES

Nous avons déjà parlé de l'existence de la strate arborée dans les différents jardins et de leur répartition spatiale dans les différentes unités écologiques (figure 77). L'arbre, malgré ce qu'on en dit, joue toujours un rôle très important dans l'espace haïtien. Ce rôle est parfois en évolution ou en régression suivant les situations. Mais leur gestion est étroitement liée aux facteurs de production des systèmes d'exploitations (tenure foncière, niveau de revenu, mode de conduite de l'élevage, forme de l'héritage1, etc...).

[ 1 Généralement après la mort du couple-exploitant, le jardin "pré-kaye" peut être conservé, divisé en plusieurs jardins A, ou détruit (coupe des arbres et partage des cultures) puis abandonné. Le nombre d'héritiers rendant impossible un partage équitable des biens: l'espace devient une terre indivise. ]

Le paysan haïtien est conscient du rôle des espaces boisés sur l'environnement (meilleure infiltration des eaux de pluies, production de biomasse, diminution des phénomènes de battance et de l'érosion en masse). Mais les contraintes exogènes (pression foncière, revenu faible d'où vente de charbon de bois) et endogènes à l'exploitation font qu'il lui est souvent difficile de gérer et maintenir ce patrimoine.

De plus, le système traditionnel d'élevage au piquet exclut les plantations. L'élevage, de par son rôle d'épargne et de revenu monétaire, reste prioritaire sur l'arbre. Les plantations d'espèces arborescentes ou arbustives nécessitent un changement profond des modes de conduite de l'élevage.

Toutes ces techniques traditionnelles de lutte anti-érosive confirment que le paysan haïtien est artisant du paysage agraire. Mais si sa faculté d'adaptation est remarquable, il faut reconnaître que la logique de production ainsi que la dynamique suivies par la société rurale haïtienne, induisent des points de rupture remettant en cause la reproductibilité de certains systèmes. On distinguera parmi les causes principales:

- Un espace agraire très contraignant exposé aux érosions de toutes formes.

- Des problèmes fonciers, obstacles à l'aménagement de parcelle ou de versant et favorisant également l'érosion.

- Des changements brutaux dans les techniques issus de ruptures économiques (marché du café) obligeant le paysan à introduire de nouvelles cultures ou tout du moins à les cultiver à une échelle nouvelle et plus intensifiées, ce qui accélère les processus de dégradation (défriches et cultures sarclées).

- Cette intensification ne permet plus au stock de matière organique de se renouveler. Il n'y a plus assez de restitutions. De même, le travail du sol accélère le glissement de la couverture pédologique: en quelques années (6 à 8 ) une terre "mêlée" peut devenir une terre "finie" .

Conclusion: il faut renforcer les techniques traditionnelles paysannes de gestion de l'eau et de la fertilité des sols ainsi que les techniques culturales afin d'améliorer la gestion des eaux de surface, augmenter les apports organiques (puis minéraux), et améliorer la couverture végétale en favorisant l'embocagement.


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