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CHAPITRE 10
Le développement des ressources humaines en agriculture : problèmes des pays en développement

10.1 Introduction

Il est de plus en plus démontré et admis que ce qui importe pour le développement, plus encore que les ressources naturelles et le capital physique, c'est la capacité des individus d'être des agents économiques efficaces et productifs, autrement dit le capital humain. Dans le cas particulier de l'agriculture, la plupart des études réalisées sur ce sujet montrent que le niveau d'éducation et de qualification de la population agricole explique dans une large mesure les différences de résultats enregistrées d'une exploitation à l'autre et d'un pays à l'autre, au même titre que les facteurs plus conventionnels comme les disponibilités de ressources en terres et en eau, d'intrants, de crédit, etc.

En raison de la croissance démographique, la main d'œuvre agricole des pays en développement, comme l'indiquent les projections, continuera d'accuser des taux de croissance positifs (bien qu'en diminution) et la proportion de jeunes dans ce total continuera elle aussi de croître. En outre, comme la rareté des ressources naturelles se fait de plus en plus contraignante, les accroissements de production qui pourront être obtenus en développant l'agriculture extensive seront sévèrement limités. Il devient impératif de créer et de diffuser des solutions techniques et des capacités de gestion pour intensifier et moderniser l'agriculture et les services d'appui. Ce n'est qu'en améliorant la qualité des ressources humaines employées en agriculture que l'on y parviendra. Il faudra donc fournir un effort énorme pour améliorer l'instruction de base, la formation et les autres potentiels des populations agricoles compte tenu des augmentations en nombre et du retard hérité du passé.

On note que de nombreuses dimensions du problème du développement des ressources humaines, comme par exemple l'alphabétisation, l'amélioration de la santé et de la nutrition, etc., sont des objectifs finaux du développement. Le présent chapitre concerne les politiques visant à renforcer les qualités qui permettront aux individus de devenir des agents économiques plus productifs et plus dynamiques, mais il ne faut pas perdre de vue que l'alphabétisation, la santé, la nutrition, etc. sont eux-mêmes des objectifs en tant que tels. C'est là une notion importante car elle implique que l'évaluation de la rentabilité des investissements effectués dans ces secteurs doit tenir compte de la valeur des améliorations de l'alphabétisation, etc. car celles-ci contribuent à accroître directement le bien-être des individus, et pas seulement indirectement en les rendant plus productifs sur le plan économique. Ces considérations ne peuvent qu'influer les critères sur lesquels on se basera pour décider de la répartition de ressources rares entre, par exemple, un enseignement de caractère général ou la création de compétences agricoles plus directement productives.

Pour des raisons pratiques, le présent chapitre ne traite pas de la totalité des variables dont l'évolution détermine les résultats du développement des ressources humaines. En particulier, il ne couvre pas les questions de santé, d'assainissement et de nutrition. Il se concentre plutôt sur les actions qui visent directement à renforcer le potentiel productif des personnes qui vivent de l'agriculture. La section 10.2 donne un ordre de grandeur de la population-cible, présente et future (la population économiquement active en agriculture). La section 10.3 traite de l'éducation de base et de l'agriculture. La section 10.4 étudie les politiques et les mesures qui visent à transmettre les connaissances en matière de technique et de gestion aux personnes qui travaillent dans l'agriculture, par l'intermédiaire des services de vulgarisation. Dans ces deux sections, on a présenté et analysé l'évolution historique et la situation actuelle, avant d'examiner les besoins et les développements futurs possibles. La section 10.5 souligne l'importance de l'enseignement professionnel et technique en agriculture pour le développement des ressources humaines lui-même, et pour le développement en général.

10.2 Ampleur de la tâche

On peut déjà avoir une première impression de l'ampleur de la tâche en observant que la population économiquement active en agriculture (PEAA) des pays en développement - aujourd'hui un peu plus d'un milliard de personnes - augmentera probablement de quelque 13 pour cent dans les 20 prochaines années (tableau 10.1). Le taux de croissance se ralentit puisqu'il passera de 1,2 pour cent par an au cours des 20 dernières années à 0,6 pour cent dans les deux prochaines décennies; la PEAA est même sur le point de plafonner en Amérique latine et aux Caraïbes ainsi qu'en Asie orientale. Mais cela ne devrait pas être le cas dans les deux régions qui détiennent les plus forts pourcentages de population vivant de l'agriculture et où l'incidence de la pauvreté rurale est élevée (Afrique subsaharienne et Asie du Sud). Cela signifie que, dans 20 ans, 60 pour cent de la main d'œuvre de ces deux sous-régions devraient encore dépendre principalement de l'agriculture pour leur emploi et leur revenu. Cela contraste avec la façon dont la situation devrait évoluer en Amérique latine et aux Caraïbes ainsi qu'au Proche-Orient et l'Afrique du Nord. Dans ces régions, en effet, la dépendance de la main-d'œuvre à l'égard de l'agriculture semble s'orienter vers un schéma plus caractéristique de l'Europe du Sud.

Bien entendu, l'effort de développement des ressources humaines doit bénéficier à la totalité de la population agricole, et même rurale, et pas seulement aux économiquement actifs. Notamment, les interventions dans les secteurs de l'alphabétisation, de la santé et de la nutrition doivent atteindre les individus bien avant qu'ils ne soient en âge de faire partie de la PEAA. Pour apprécier l'ampleur de la tâche, on peut prendre pour référence quelques paramètres. Premièrement, les chiffres du tableau 10.1 doivent être multipliés par un cœfficient de 2,2 pour les pays en développement en tant que groupe, afin d'obtenir une estimation de la population agricole totale (un cœfficient plus faible s'applique à l'Asie orientale, et un autre beaucoup plus élevé au Proche-Orient et à l'Afrique du Nord). Deuxièmement, d'après la structure par âge de la population agricole, quelque 13 pour cent du total - soit environ 350 millions de personnes - font partie de la classe d'âge des 15-24 ans, groupe ordinairement désigné comme « jeunes » dans les programmes de développement des ressources humaines. Ils approcheront les 400 millions dans l'avenir. Mais, du point de vue des services d'enseignement de base à fournir, il faut plus que doubler ces estimations pour prendre en compte les enfants de la classe d'âge des 6-15 ans. Enfin, le pourcentage de femmes économiquement actives dans la PEAA est d'environ 30 pour cent pour l'ensemble des pays en développement, mais avec d'amples variations suivant les régions; ainsi, il est de 56 pour cent en Afrique subsaharienne, de 37 pour cent au Proche-Orient et en Afrique du Nord, de 31 pour cent en Asie, et de 12 pour cent seulement en Amérique latine. Il est évident que les données concernant les femmes sont très importantes quand il s'agit de focaliser l'effort de développement des ressources humaines dans les zones rurales, vu que le rôle que jouent les femmes dans le développement est maintenant mieux reconnu dans l'élaboration des politiques - d'autant que, dans le passé, les politiques de développement des ressources humaines ont tendu à favoriser les hommes plutôt que les femmes.

Tableau 10.1 - Population économiquement active en agriculture
(millions)
 19701980199020002010
Ensemble pays en dév. (pourcentage
de la pop. écon. active totale)
790923105111301190
(71)(66)(60)(53)(47)
93 pays étudiés780912103911201180
(% du total)(71)(66)(60)(53)(47)
Afrique (subsaharienne)98118140170205
(% du total)(81)(76)(71)(66)(60)
Proche-Orient/Afrique du Nord3132353839
(% du total)(57)(46)(37)(30)(24)
Asie orientale411488549550530
(% du total)(76)(71)(63)(55)(47)
Asie du Sud203235275320365
(% du total)(71)(68)(65)(61)(57)
Amérique latine/Caraïbes37 39414140
(% du total)(41)(32)(26)(21)(17)

Note: Les données, et en particulier les projections, s'entendent comme étant indicatives d'ordres généraux de grandeur. Elles sont, dans la mesure du possible, normalisées pour pouvoir faire l'objet de comparaisons entre les pays et les régions. Elles peuvent différer de celles qui sont obtenues à partir des statistiques habituelles sur la main d'oeuvre. Pour plus de détails, voir FAO (1986). Des données ventilées par pays sont fournies dans l'annexe statistique. Ces estimations se fondent sur des séries chronologiques remontant jusqu'au début des années 80, préparées par l'OIT qui fournit des statistiques comparables au niveau international. L'OIT procède actuellement à la mise à jour de ces données.

10.3 Enseignement de base et agriculture

L'enseignement de base, souvent appelé alphabétisation et apprentissage du calcul, est le fondement même des efforts de développement des ressources humaines, non seulement parce qu'il s'agit d'un droit universel de l'individu mais aussi parce qu'il est à la base de toute autre forme de promotion des ressources humaines ayant pour but d'améliorer la production agricole et, par là même, les revenus et le bien-être des agriculteurs. L'enseignement de base peut améliorer sensiblement l'efficacité du travail de formation et de vulgarisation agricole qui, à son tour, influe sur la production agricole dans la mesure où il contribue : a) à renforcer la productivité des facteurs de Production, y compris celle de la main-d'œuvre, b) à réduire les coûts d'acquisition et d'utilisation de l'information sur les techniques de production susceptibles d'améliorer la productivité et c) à améliorer l'esprit d'entreprise et les capacités de réaction aux fluctuations du marché et au développement technologique (Schultz, 1988).

L'analyse de 37 ensembles de données sur les exploitations des pays en développement a montré que les cultivateurs qui ont suivi quatre ans d'enseignement élémentaire ont une productivité de 8,7 pour cent plus élevée en moyenne (Jamison et Lau, 1982). D'après les estimations des mêmes auteurs, les taux de rentabilité sociale de l'investissement dans l'enseignement rural sont de 7 à 11 pour cent en Corée (Rép.), de 25 à 40 pour cent en Malaisie, et de 14 à 25 pour cent en Thaïlande, suivant les hypothèses retenues. Des conclusions du même ordre émergent d'une revue des recherches effectuées sur certains pays d'Asie (Tilak, 1993). Mais, les études les plus approfondies effectuées sur les taux de rentabilité des différents niveaux d'enseignement ont été faites à partir de données nationales. Un résumé des conclusions de ces études est présenté dans le tableau 10.2. Dans toutes les régions pour lesquelles on disposait d'informations, les investissements qui ont les taux de rentabilité les plus élevés sont ceux qui concernent l'enseignement primaire. Comme les taux de rentabilité des investissements publics dans la plupart des autres secteurs sont généralement bien inférieurs à ceux qui sont indiqués dans le tableau 10.2, il semble a priori tout à fait évident qu'il faut renforcer l'enseignement public et allouer à l'enseignement primaire une partie accrue des crédits compris dans le budget total de l'enseignement. Toutefois la priorité relative attribuée aux différents niveaux d'éducation variera d'un pays à l'autre et au cours du temps, selon le niveau de la technologie utilisée dans l'agriculture. Plus cette technologie sera avancée (utilisation de varietés modernes, produits chimiques, irrigation) plus le niveau d'éducation requis sera élevé et plus on devra aussi prendre en considération le besoin d'une utilisation durable des ressources, les aspects nutritionnels, la santé etc.

Tableau 10.2 - Taux moyens de rentabilité sociale et privée de l'enseignement par région*
 SociauxPrivés
PrimaireSecondaireSupérieurPrimaireSecondaireSupérieur
Afrique271914452833
Asie181412341518
A. Latine351916612826

Source : Schultz (1988), p. 575.

* Ces taux de rentabilité se fondent sur des associations statistiques entre les revenus des individus et leur scolarisation; ils ne tiennent donc pas compte des autres avantages possibles, comme les effets de l'enseignement sur la productivité du temps consacré à des activités non monetisées (par ex. le temps que passent les cultivateurs à produire pour eux-mêmes et le temps que les femmes consacrent à la production familiale), les incidences sur la mortalité infantile, la fécondité féminine, etc. La rentabilité privée correspond au taux de rentabilité interne des investissements effectués par les individus pour leur éducation personnelle. Les investissements comprennent aussi bien les coûts explicites (frais de scolarité, coûts de l'uniforme et des livres, etc.) que les coûts implicites (coût d'opportunité du temps) de l'éducation. Pour calculer la rentabilité sociale, tous les coûts de l'éducation, y compris les subventions du secteur public, ont été inclus. Le taux de rentabilité sociale est plus bas car les mêmes avantages (revenu additionnel de la personne qui bénéficie de l'enseignement) sont comparés avec les coûts totaux de l'enseignement, et pas seulement avec ceux qui sont financés par la personne concernée. Dans ce cas, le terme « social » peut être trompeur car il ne comprend pas les avantages que d'autres personnes et la société en général (externalités) tirent de l'éducation reçue par une personne donnée.

Dans les pays en développement, la part des dépenses publiques d'éducation dans le PNB est passée de 2,9 pour cent en 1970 à 4,1 en 1988 (UNESCO, 1991). Toutefois, les améliorations n'ont pas été uniformes dans toutes les régions; ainsi en Afrique subsaharienne et en Amérique latine et aux Caraïbes, la tendance s'est inversée dans les années 1980. Elles n'ont pas non plus été aussi nettes dans les pays les moins développés, si l'on ajuste les dépenses réelles d'éducation en fonction de la croissance démographique. Même une diminution des dépenses est signalée dans quelques régions, les taux de scolarisation semblent avoir nettement progressé dans toutes les régions; c'est ce que démontrent les augmentations du nombre d'années de scolarisation prévues1.

Malgré tout, une grande partie de la population adulte des zones rurales - hommes et femmes - de nombreuses régions en développement est encore classée comme analphabète (figure 10.1). Mis à part les facteurs déjà signalés, une possible mauvaise répartition des ressources publiques à l'intérieur du secteur de l'éducation, la durée relativement longue de la formation des enseignants et les coûts unitaires, relativement plus élevés en milieu rural, des services pédagogiques, ont sans doute également contribué à maintenir des taux élevés d'analphabétisme chez les adultes ruraux. Pour démontrer la portée du premier facteur, il suffit d'observer que, bien que les rendements sociaux de l'enseignement supérieur soient relativement moins élevés, les « pays en développement en tant que groupe dépensent, par étudiant, pour les 7 pour cent de la population d'âge scolaire inscrits dans l'enseignement supérieur, plus de 25 fois ce qu'ils dépassent pour les 75 pour cent inscrits dans l'enseignement primaire » (FAO, 1991e). En outre, comme le système scolaire produit lui-même son principal facteur de production, son taux d'expansion est limité par sa capacité de produire des enseignants. Ainsi, pendant les premières phases de la mise en place du système scolaire, l'expansion des services peut être lente et coûteuse. Les populations rurales ont tendance à être plus dispersées dans l'espace, ce qui rend ces problèmes plus aigus et accroît les coûts unitaires des prestations pédagogiques en milieu rural.

L'accès des femmes rurales à l'éducation est une question qui mérite d'être soulignée. Les femmes plantent, cultivent, désherbent, récoltent et transforment les aliments; elles nourrissent la famille et élèvent les enfants; l'importance de toutes ces tâches est telle qu'elle montre à quel point il est urgent d'améliorer leur accès aux services d'éducation. Le taux de scolarisation des filles a certes augmenté proportionnellement à la progression globale mentionnée précédemment mais « dans les pays à bas et à moyen revenu en tant que groupe, en 1987 on ne comptait encore que 81 filles pour 100 garçons dans l'enseignement primaire et 75 filles pour 100 garçons dans l'enseignement secondaire. En Afrique subsaharienne, les filles n'étaient que 77 et 59 pour 100 garçons dans l'enseignement primaire et secondaire respectivement; s'il y a moins de filles scolarisées que de garçons, c'est à la fois parce que le nombre de filles inscrites est plus faible et parce que le taux d'abandons est plus élevé parmi elles » (FAO, 1991e). Ces disparités sont encore plus marquées dans les zones rurales.

1. D'après les données contenues dans le Rapport sur le développement dans le monde - 1984, Schultz a estimé que, pour la période 1960-1981, le nombre d'années de scolarisation dans les pays à bas revenu est passé de 6 à 8 ; la progression a été encore plus nette dans les pays à revenu moyen. Le « paradoxe » apparent de la progression des inscriptions dans les pays à bas revenu, alors que les dépenses publiques baissent, s'explique par: 1) la baisse de la qualité de la scolarité par étudiant; 2) la baisse des coûts unitaires de production des services d'éducation (à qualité constante) par rapport au niveau général des prix; ou 3) des erreurs dans les données de base (Schultz, op. cit., p. 552-557). Il faut cependant préciser que les données relatives aux années 80 font apparaître des inversions temporaires de tendance, même pour les inscriptions, dans presque toutes les régions.

En matière de scolarisation et de résultats scolaires, les disparités entre sexes s'expliquent par des raisons culturelles et économiques. Souvent la tradition entoure des précautions la vie privée et la réputation sociale des femmes. Dans les cultures où les femmes sont maintenues à l'écart, cette tradition a une incidence importante sur la scolarisation des filles après la puberté. Ces préoccupations empêchent les parents d'envoyer leurs filles à l'école, à moins que les écoles ne soient très proches, bien surveillées et que les enseignants soient des femmes. Lorsque les parents eux-mêmes n'ont pas reçu d'éducation scolaire, ils hésitent davantage à défier la tradition pour envoyer leurs filles à l'école. Les contraintes de la tradition sont en général beaucoup plus fortes dans les zones rurales.

Parmi les raisons économiques, les coûts d'opportunité élevés que représente la scolarisation des filles pèsent lourdement sur les décisions familiales : ces coûts comprennent le temps passé aux corvées ménagères, le manque à gagner des enfants et - surtout pour les filles - le manque à gagner des mères. En outre, les coûts d'opportunité de la scolarisation des filles sont probablement plus élevés pour les familles pauvres des zones rurales, où les filles apportent une plus grande contribution au bien-être familial.

10.4 Vulgarisation et formation agricoles

La vulgarisation agricole est un service qui, « au moyen de procédés éducatifs, aide la population rurale à améliorer les méthodes et les techniques agricoles, à accroître la productivité et les revenus, à améliorer son niveau de vie et à élever, sur le plan social et éducatif la qualité de la vie en milieu rural » (FAO, 1984a). La création de services de vulgarisation agricole organisés et financés par l'Etat à l'intention des populations agricoles est une innovation du vingtième siècle. Par exemple, les Etats-Unis d'Amérique ont créé leur Service coopératif de vulgarisation en 1914.

La promotion des ressources humaines de l'agriculture au moyen des services de vulgarisation a fait tache d'huile ces dernières années. Sur les 198 organisations de vulgarisation de 115 pays qui ont fourni des rapports à la FAO en 1989, 10 pour cent seulement sont antérieurs à 1920, alors que 50 pour cent ont été constituées après 1970 (Swanson et al, 1990). Si l'on compte de plus en plus de services de vulgarisation organisés dans les pays en développement c'est que l'on a compris l'importance de la vulgarisation pour le développement agricole et que, dans les pays où la vulgarisation fonctionne correctement, elle est extrêmement rentable. Par exemple, une étude signale qu'aux Etats-Unis à une augmentation de 1 000 dollars des dépenses de vulgarisation correspond un accroissement de la production agricole de 2 173 dollars en deux ans (Evenson, 1982b). Des études comparatives provenant de plusieurs pays confirment que l'investissement consacré à la vulgarisation agricole est hautement rentable (Evenson, 1982b; Evenson et Kislev, 1975; Feder, Lau et Slade, 1985). Plus récemment, d'autres études ont mis en évidence les retombées croissantes des prestations de vulgarisation agricole sur la productivité. Un rapport sur le soutien fourni par la Banque mondiale aux services de vulgarisation agricole, dans 22 pays d'Afrique subsaharienne est à cet égard éloquent. Une étude a constaté une augmentation moyenne des rendements de 40 pour cent au cours de la première année (Banque mondiale, 1992b).

Figure 10.1

Figure 10.1 - Taux d'analphabétisme rural

Construit à partir des données de l'Unesco, Annuaire statistique 1992, Paris, pour les pays pour lesquels on dispose de données. Les données ne correspondent pas nécessairement à la même année pour chaque pays.

Les conclusions de la récente Consultation mondiale de la FAO sur la vulgarisation agricole indiquent que le taux de rendement des investissements consacrés à la vulgarisation dépend probablement de plusieurs facteurs: de la valeur économique du produit agricole - les producteurs de cultures de rente et d'exportation obtenant des rendements plus élevés que les producteurs vivriers - et du climat économique général - la rentabilité étant plus faible dans les pays agricoles relativement moins favorisés; à la nature des services de vulgarisation fournis - la rentabilité plus élevée corespondant aux systèmes qui touchent un grand nombre de cultivateurs et dont les coûts par cultivateur sont plus bas (Contado, 1990). Plus généralement, il est reconnu que la vulgarisation ne peut pas être efficace si elle est isolée; elle doit être soutenue par un engagement à long terme en faveur de la croissance agricole, qui s'exprime par la fourniture de services adéquats d'appui à l'agriculture - parmi lesquels figure la vulgarisation - ainsi que par des politiques macro-économiques qui, pour le moins, ne défavorisent pas l'agriculture (Hayward, 1990).

Portée de l'effort de vulgarisation dans le monde

Depuis une trentaine d'années, les services de vulgarisation dans le monde se sont développés. Vers 1959, il y avait à peu près 68 services de vulgarisation organisés, employant 180 000 agents de vulgarisation agricole. En 1980, on en comptait déjà 150 environ, qui employaient au total quelque 350 000 personnes (Evenson, 1982a). D'après les estimations, il y avait en 1989 à peu près 600 000 vulgarisateurs, dont près des deux tiers opéraient dans les pays en développement. Le Mozambique (un des pays les moins avancés) disposait par exemple, en 1989, d'environ 350 vulgarisateurs (cadres et techniciens) après qu'un service national de vulgarisation avait été créé en 1986 avec le concours du PNUD et de la FAO. D'après les données rassemblées pour la Consultation mondiale de la FAO, les dépenses de vulgarisation agricole ont atteint approximativement 4,6 milliards de dollars dans les 98 pays pour lesquels on avait des informations. Près de 87 pour cent de cette somme ont été dépensés dans les pays en développement. S'il avait été possible de prendre en compte tous les pays du monde, la dépense totale estimative aurait probablement dépassé 6 milliards de dollars par an (FAO, 1991d).

Bien que le nombre de vulgarisateurs agricoles ait considérablement augmenté au cours des trois dernières décennies, l'action des services de vulgarisation agricole a eu une portée limité dans les pays en développement. Aux Etats-Unis, au Canada et en Europe, un agent de vulgarisation du secteur public atteint environ 400 personnes économiquement actives en agriculture, sans tenir compte des services des vulgarisateurs du secteur privé. Dans les pays en développement, un vulgarisateur s'occupe en moyenne de 2 500 personnes. On en déduit que, dans la pratique, seulement une personne économiquement active en agriculture sur cinq a accès à un service de vulgarisation. La proportion devrait être encore plus faible si l'on considère qu'un agent de vulgarisation consacre environ un quart de son temps à des tâches autres qu'éducatives, ce qui représente environ 140 000 années de travail à plein temps du personnel de vulgarisation en 1989 (FAO, 1990a).

Il faut aussi savoir quels types de cultivateurs bénéficient des services dispensés par les agents de vulgarisation. D'après les informations figurant dans le Rapport de la Consultation mondiale de la FAO sur la vulgarisation agricole, dans les pays en développement considérés, les vulgarisateurs consacrent 6 pour cent de leur temps et de leurs ressources aux grands exploitants commerciaux, 26 pour cent aux petits agriculteurs commerciaux, 24 pour cent aux cultivateurs de subsistance et 6 pour cent aux cultivatrices. Mais, dans une étude de cas bien documentée portant sur un programme de vulgarisation mis en œuvre dans deux provinces de Turquie, on relève que 100 pour cent des 5 100 grands exploitants ont bénéficié des services de vulgarisation, contre 55 pour cent seulement des 62 300 petits exploitants. Sur les 17 900 moyens exploitants, 90 pour cent ont été touchés par les services de vulgarisation (Contado et Maalouf, 1990).

Le paragraphe précédent décrit les problèmes liés au champ d'action des services publics de vulgarisation. Le secteur privé intervient dans la plupart des pays, à des degrés divers, dans le travail de vulgarisation agricole. Dans les pays développés, la tendance à la privatisation relève de raisons d'ordre budgétaire (Legouis, 1991). Dans les pays en développement, c'est surtout pour élargir le champ d'action et réduire les coûts de la vulgarisation publique que l'on associe les Organisations non gouvernmentales (ONG) et le secteur privé à la vulgarisation (Maalouf et al, 1991). En Colombie, par exemple, 35 pour cent des 2 315 agents de vulgarisation sont fournis par une ONG - la Fédération nationale des planteurs de café. En Ouganda, 7 pour cent des 2 040 vulgarisateurs agricoles sont fournis par une société privée (FAO, 1991d). Pourtant, à la fin des années 80, les ONG et les institutions privées assurant des services de vulgarisation agricole ne représentaient respectivement que 7 et 5 pour cent du nombre total des organismes de vulgarisation existant (données pour 113 pays et 186 organisations de vulgarisation). Elles ont tendance, en outre, dans les pays en développement à être de petites dimensions et à s'occuper surtout des agriculteurs qui se consacrent aux cultures de rente. Cependant, en liaison avec les politiques d'ajustement structurel et la privatisation des entreprises de production et des services, le secteur privé participe de plus en plus à la fourniture de services de vulgarisation. Ces interventions, même si elles concernent surtout les gros cultivateurs commerciaux et producteurs de produits de base, libèreront sans doute des fonds publics qui pourront alors être utilisés au bénéfice d'autres exploitants.

Problèmes d'avenir

Comme on l'a noté, la population économiquement active en agriculture continuera d'augmenter dans les pays en développement et atteindra environ 1,2 milliard en l'an 2010. Il faudrait plus de 2,4 millions de vulgarisateurs pour que la PEAA projetée puisse bénéficier de services de vulgarisation efficaces. Cette estimation est fondée sur un rapport de 500 personnes économiquement actives en agriculture pour 1 vulgarisateur, qui est considéré comme la limite au-delà de laquelle le service de vulgarisation perd son efficacité. Est-ce réalisable? Si le taux de croissance enregistré entre 1980 et 1989 se maintient, il pourrait y avoir 2,1 millions d'agents de vulgarisation en 2010, ce qui serait très proche du niveau requis. Toutefois deux facteurs risquent d'entraver la progression. Premièrement, la Chine, qui a considérablement contribué à l'augmentation du nombre d'agents de vulgarisation dans les années 1980-89, pourrait ne pas répéter cette performance dans les deux prochaines décennies. Deuxièmement, on observe qu'en Afrique les ministères de l'agriculture consacrent de moins en moins de ressources à la vulgarisation (25,6 pour cent du budget total des ministères de l'agriculture en 1980, 22,3 pour cent en 1985 et 18,8 pour cent en 1988; FAO, 1990a). Mais il y a aussi des facteurs de compensation. En Asie et dans le Pacifique, au Proche-Orient, en Amérique Latine et dans les Caraïbes, les ministères de l'agriculture affectent des ressources croissantes à la vulgarisation. D'autre part le secteur privé (ONG et sociétés commerciales privées) a tendance à participer plus activement et de manière plus étendue à la vulgarisation agricole. Troisièmement, on voit se multiplier les programmes de développement agricole dans le cadre desquels les cultivateurs paient pour les prestations de vulgarisation agricole qu'ils reçoivent, par le biais de taxes prélevées sur les produits. C'est le cas par exemple de la Rubber Industries Smallholders Development Authority et de la Federal Land Development Authority en Malaisie, la Fédération nationale des planteurs de café en Colombie, etc. Quatrièmement, un nombre croissant de pays optent pour un financement des services de vulgarisation agricole assuré conjointement par l'Administration centrale et par l'Administration locale; c'est par exemple le cas en Chine, en Pologne etc. Enfin, à mesure que les établissements d'enseignement agricole moyen et supérieur, créés dans les années 60 et 70, prendront du poids et produiront davantage de diplomés, le nombre de techniciens de la vulgarisation agricole augmentera.

Le développement des ressources humaines pose un autre problème important, celui des femmes. Dans les pays en développement, une part importante des travaux agricoles continue d'être effectuée par les femmes, mais 17 pour cent seulement des vulgarisateurs sont des femmes. Si la proportion des agents de vulgarisation de sexe féminin reste constante pendant toute la période couverte par les projections, il y aura approximativement 330 000 agents de vulgarisation féminins en l'an 2010. Mais, si l'on reconnaissait mieux le rôle des femmes en agriculture, si l'on accroissait le nombre d'étudiantes inscrites dans les écoles et les collèges d'agriculture et si l'on affectait davantage de ressources à la vulgarisation dispensée aux cultivatrices, il serait peut-être possible de porter cette proportion à 20 pour cent.

Le faible niveau de formation de la majorité des agents de vulgarisation est un autre problème auquel les pays en développement devront remédier dans l'avenir. Etant donné que, dans beaucoup d'entre eux, le nombre des diplômés d'études agricoles secondaires et universitaires augmente, il est probable que les anciens agents de vulgarisation, formés dans des établissements du secondaire, seront progressivement remplacés par des diplômés de plus haut niveau. C'est ce qui se produit déjà dans de nombreux pays d'Asie, d'Amérique Latine et du Proche-Orient où le pourcentage d'agents de vulgarisation de faible niveau pourrait descendre de 40 pour cent en 1988–89 à peut-être 20 pour cent en l'an 2010.

10.5 Enseignement agricole technique et professionnel

Le nombre et la qualité des techniciens et des cadres ayant reçu une formation agricole sont des facteurs déterminants du développement agricole et, plus généralement, du développement des ressources humaines. Ce « capital humain » est relativement rare car la formation dure des années et coûte cher. Toutefois, l'investissement dans l'enseignement technique et professionnel a un effet multiplicateur élevé si le personnel ainsi formé est convenablement affecté à la vulgarisation, à la formation, à la recherche, à la gestion de programmes, à l'élaboration des politiques et à l'accroissement de la productivité dans le secteur privé.

Beaucoup de pays en développement manquent encore cruellement de personnel qualifié dans des domaines liés à l'agriculture, mais des progrès considérables ont été accomplis au cours des trois dernières décennies. En 1983, par exemple, il y avait plus de 400 000 techniciens agricoles qualifiés dans 46 pays d'Afrique. Dans 25 de ces pays, la capacité institutionnelle était suffisante pour permettre de former le nombre d'agents agricoles nécessaires pour l'an 2000 (FAO, 1984c). A l'échelle mondiale, l'accroissement de la capacité institutionnelle de formation explique l'augmentation du nombre d'agents de vulgarisation mentionnée plus haut, ainsi que celle des effectifs de la recherche agronomique. Le personnel de la recherche agronomique dans les pays en développement a augmenté de 7,1 pour cent par an entre 1961–65 et 1981–85, passant ainsi de 19 753 à 77 737 personnes (ISNAR, 1992).

Mais, si l'on compare ces chiffres avec les besoins, surtout dans les pays les moins développés, il y a encore de graves pénuries. L'Ethiopie, par exemple, devrait produire chaque année 231 cadres diplômés et 1 254 techniciens diplômés pour disposer en l'an 2000 du nombre minimum estimatif d'agents agricoles qualifiés dont elle aura besoin. Comme on l'a mentionné précédemment, le problème de la vulgarisation agricole, c'est que de nombreux pays en développement n'ont pas suffisamment de vulgarisateurs correctement formés. Dans le cas de la recherche, les données de l'Unesco montrent qu'il y a approximativement 500 scientifiques et ingénieurs pour un million de personnes dans un échantillon de pays en développement, contre plus de 3 000 scientifiques et ingénieurs pour un million de personnes dans les pays développés (UNESCO, 1991).

Dans la plupart des pays en développement, le nombre de techniciens et de cadres agricoles restera insuffisant dans les prochaines décennies. C'est notamment le cas de nombreux pays d'Afrique. Dans cette région, 18 des 46 pays ont signalé, dans une enquête réalisée en 1983, que le nombre de leurs techniciens agricoles n'atteignait pas la moitié des besoins minimums de l'an 2000. Même dans les pays en développement où le nombre total de techniciens et de cadres correspondait aux besoins minimums, les effectifs étaient excédentaires dans certains domaines et insuffisants dans d'autres. Par exemple, en Afrique, 7 pour cent seulement des cadres et des techniciens formés en agriculture travaillent dans la foresterie, 5 pour cent dans les pêches et 11 pour cent dans l'élevage (FAO, 1984b).

Les principaux problèmes des pays en développement en matière d'enseignement et de formation agricoles au seuil d'un nouveau siècle sont, entre autres: l'insuffisance de la capacité institutionnelle, le niveau relativement faible du soutien public et privé à l'enseignement agricole et l'insuffisance des ressources et de l'expérience disponibles pour étendre la formation agricole à de nouvelles disciplines, à savoir la gestion de l'environnement et des ressources naturelles, la biotechnologie, la gestion des systèmes de production agricole et l'agro-industrie.


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