Présentation du cadre général de l'étude
Ce document est le fruit de la collaboration entre le GRET et la FAO. Il constitue la synthèse de 6 études réalisées en 1993 dans le cadre d'un travail commandité par le Ministère français de la Coopération, en Côte d'Ivoire, au Sénégal, au Burkina Faso, au Mali, au Burundi, et dans le cadre d'un accord CIRAD/EMVT-CIPEA en Éthiopie.
Quelques constats
Le développement des villes rend de plus en plus difficile leur approvisionnement en produits alimentaires. En particulier, satisfaire une demande croissante en produits laitiers pose de nombreux problèmes. Dans la plupart des pays cette demande accrue s'est traduite par une augmentation des importations. Cependant cette solution devient de plus en plus difficile à mettre en oeuvre lorsque l'aide alimentaire décroît et que les pays doivent s'approvisionner sur le marché mondial.
Pour limiter la dépendance des pays vis-à-vis de ces importations, les organismes de la coopération bilatérale ou multilatérale ont mis en place des projets de développement laitiers, principalement destinés à permettre l'approvisionnement des zones urbaines et périurbaines.
Ces projets présentent des caractéristiques différentes: ils peuvent "créer" un secteur de production laitière ou appuyer des élevages existants, concentrer leur action sur l'amélioration de la production ou sur le développement des circuits de collecte et de transformation, développer un système de producteurs "modernes" en introduisant des techniques de production "intensives", ou essayer d'améliorer la productivité du secteur traditionnel...
La mise en oeuvre de ces projets rencontre de nombreuses difficultés "techniques". Les principales semblent être l'alimentation et la santé, surtout lorsque le développement laitier s'appuie sur l'introduction de races "exotiques".
Mais d'autres problèmes surgissent, souvent mal pris en compte lors de l'élaboration des projets: charge de travail, division du travail au sein des familles, responsabilité de la gestion de la paie du lait... Ainsi l'introduction de certaines techniques peut être incompatible avec la charge de travail existante pendant une période donnée ou avec l'emploi du temps des femmes, plus spécialement chargées des taches d'élevage, qui doivent également assurer les travaux ménagers. Elle peut parfois conduire à un accroissement des déséquilibres au sein de la famille. Des contradictions peuvent apparaître entre mari et femmes dans la gestion de la paie du lait, pouvant affecter le statut alimentaire de la famille ou aboutir à un "sabotage" de la production laitière... De plus les aspects liés à la commercialisation ne sont parfois pas bien pris en compte.
Les résultats de ces différents projets ont fait l'objet de critiques: soutien apporté principalement à des producteurs laitiers aisés et abandon des petits producteurs traditionnels, développement d'une production laitière en utilisant des techniques coûteuses (large part faite àl'utilisation d'intrants, utilisation de reproducteurs de races exotiques importées...), uniformité et manque de souplesse des actions conduisant à une mauvaise adaptation des techniques aux différents groupes cibles, obtention d'un produit coûteux et donc parfois trop cher pour les consommateurs qui préfèrent continuer à utiliser du lait reconstitué...
Il semble donc important de faire le point sur ces projets de développement laitiers afin d'en apprécier l'impact réel, et d'en tirer des conséquences pour le futur.
Objectifs de l'étude
L'étude des projets de développement des stratégies de développement de la production laitière a pour objectif l'analyse:
* des techniques utilisées dans les différents projets en ce qui concerne l'alimentation, la reproduction, la santé animale, l'amélioration génétique et l'utilisation des races locales et des croisements;
* des méthodes de diffusion de ces techniques parmi les éleveurs;
* de l'adéquation des techniques et des méthodes de diffusion aux différents systèmes de production;
* de la réponse des éleveurs des différents groupes cibles à ces innovations techniques, en la reliant aux contraintes spécifiques de chacun de ces groupes;
* de l'impact social et économique des projets au niveau local;
* du poids économique de la production laitière dans l'exploitation (comparaison avec la production de viande, ce qui suppose que les activités d'embouche, alternatives à la production de lait, soient également examinées).
* des processus de fabrication des produits laitiers comme le lait pasteurisé, le fromage, le yaourt;
* de la commercialisation et de la diffusion des produits laitiers au niveau local
* de la relation entre les importations de poudre de lait et de produits laitiers et le développement d'une production locale;
* de l'impact de la mise en place d'unités de transformation ou de circuits de commercialisation sur le développement de la production laitière.
Le résultat attendu de cette étude devrait être d'apporter des éléments de réflexion et d'orientation concernant la filière Lait aux responsables de projets, décideurs, bailleurs de fonds.
Les collaborations
Cette étude est menée par le GRET en collaboration avec des partenaires locaux et français, et internationaux. La première phase a permis d'associer:
* des organismes français: GRET, AFVP, CNEARC, CERETEB, INRA, CIRAD/EMVT
* des organismes internationaux: FAO, CIPEA (ILCA)
* des organismes locaux:
Au Sénégal: ISRA, ENEA, DNE
En Côte d'Ivoire: IDESSA, SODEPRA, MINAGRA, AFVP
Au Mali: DNE, AFVP
Au Burkina Faso: CRTA, Projet Faso Kossam, AFVP
Au Burundi: DNE, AFVP
La première phase
Le présent document correspond à la première phase de l'étude. Il s'agissait d'analyser la filière d'approvisionnement de certaines villes africaines en produits laitiers (importations et production locale). Nous souhaitions également préciser quels étaient les types de consommateurs de produits laitiers et leur niveau de consommation, tout en sachant que ces données, obtenues par simple entretien en un seul passage, étaient sujettes à caution.
Plusieurs personnes ont conduit les enquêtes:
Yves Le Troquer et Félix Koné à Bobo
Dioulasso
Aïcha El Ketrouci et Omar Sy à Dakar
Charles Ouedraogo et Salia Togola à Bamako
Jean Baptiste Ménétrier à Bujumbura
Guillaume Duteurtre à Addis Abeba
Massimo Tomaselli et Inza Bakamoyo à Korhogo et Bouaké
Un bref résumé de ces premières études
Ce document de synthèse est destiné à faire un bilan sommaire de l'approvisionnement des villes africaines sur la base de 7 études menées en 1993. Cette première phase devait aussi permettre, pour préparer la deuxième partie de l'étude, de poser des questions sur le rôle de la production locale, sur les systèmes de production concernés, et plus généralement apporter des éléments de réflexion sur les possibilités de développement de la productions laitière dans différentes zones économiques et agro écologiques.
Ce résumé s'attachera donc à refléter ces différents aspects du travail mené en 1993.
* L'approvisionnement des villes africaines étudiées est principalement assuré par des produits importés qui constituent plus de 90 % des produits laitiers consommés en Afrique de l'Ouest. Cette situation est très différente en Afrique de l'Est et en particulier dans les zones d'altitude, où ces importations (légales ou frauduleuses) restent minoritaires.
En Afrique de l'Ouest, il nous faut cependant distinguer différentes situations:
les capitales côtières comme Dakar, où la production locale (probablement sous estimée) ne représente que 2% de la consommation et est principalement le fait d'une grande ferme privée, d'élevages traditionnels et d'élevages plus intensifs (restes d'un projet ayant échoué) d'une zone périurbaine assez large. Par contre à Bamako, pays enclavé, où existent des unités semi-intensives ou intensives soutenues par un projet de développement, dans un rayon plus restreint, la production locale assure près de 10% de la consommation
les villes secondaires situées dans des zones d'élevage, comme Korhogo, où la production locale des éleveurs traditionnels assure plus de 13 % de l'approvisionnement
les villes secondaires où l'approvisionnement est principalement le fait d'élevages intensifs liés à des projets, comme Bouaké où 3 % de la consommation sont constitués principalement du lait local venant de dix éco-fermes.
Le marché du lait local est extrêmement étroit et sa consommation le plus souvent limité à certaines catégories de la population et en quantité limitée (en tenant compte des remarques faites sur l'étude "consommation" très sommaire utilisée pendant cette étude).
Ainsi la consommation de lait local par habitant se situe autour de 51/an, avec deux exceptions Dakar (0,61) et Bujumbura (201). La consommation totale (importations incluses) se situant entre 30 et 401/an/personne.
Cette faible consommation des produits laitiers locaux est liée à une offre insuffisante, ayant pour conséquence un prix élevé. En effet le prix du marché n'est pas relié à un coût de production qui dans la plupart des cas est ignoré. Il se situe entre 200 et 350 CFA généralement en Afrique de l'Ouest, à l'exception de Korhogo. Cette ville est approvisionnée principalement par des éleveurs traditionnels, où il se situe entre 100 et 150 CFA. Il faut noter qu'à Bouaké ce prix est de l'ordre de 200 à 250 CFA.
La consommation du lait local est donc fortement liée au revenu des ménages, même si d'autres aspects entrent en jeu (habitudes alimentaires ethniques et religieuses par exemple). Dans les villes où les prix sont élevés, le pourcentage de non-consommateurs ou de consommateurs irréguliers est élevé (plus de 70% à Bobo et à Dakar). Par contre, là où les prix sont plus bas (Korhogo, Bujumbura), cette proportion est plus faible (autour de 30%)
Devant cette situation, il semble nécessaire de réfléchir aux possibilités de développer une production laitière locale capable de couvrir une part plus importante de la demande, à un prix compatible avec le pouvoir d'achat de la population - dont on peut difficilement escompter une augmentation à court terme -.
Sans anticiper sur les résultats de l'étude finale, cette première analyse de la filière met en évidence quelques contraintes à ce développement:
* augmenter la quantité de lait local sur les marchés urbains, mais aussi sur les marché ruraux, pose de nombreux problèmes, qui ne seront qu'évoqués.
Plusieurs possibilités ont été envisagées, faisant l'objet de projets, pour différents systèmes de production (il serait en effet dangereux de se limiter aux systèmes d'élevage dans la mesure où dans les zones périurbaines et les zones agro-pastorales co-existent par exemple plusieurs activités au sein d'une même unité productrice).
Dans les zone à forte vocation pastorale, l'accent est le plus souvent mis sur la collecte du lait des éleveurs traditionnels par des unités de transformation. Plusieurs cas ont été rencontrés au cours de cette étude: Faso Kossarn à Bobo Dioulasso, Nestlé au Sénégal, les projets avortés du Nord Côte d'Ivoire, les laiteries de Bujumbura et même l'ULB pour une partie de son approvisionnement à Bamako. À priori cette solution est séduisante: collecter un lait excédentaire en saison des pluies, dont le coût de production est. à priori, bas. Ceci permet d'acheter du lait à 75 CFA par exemple à Korhogo. Mais il est nécessaire de moduler cette vision optimiste:
le coût d'une collecte moderne peut être très élevé, s'il s'agit d'aller chercher le lait dans les zones d'élevages mal desservies, par un réseau routier parfois impraticable en saison des pluies. Ceci fait que cette solution ne peut être envisagée que dans des zones à fort potentiel d'élevage, dans des conditions agro-écologiques propices. Ceci semble être la cas du Nord Côte d'Ivoire, mais en aucun cas celui de la zone pastorale du Sénégal.
il existe une concurrence avec la filière informelle, plus souple, plus efficace et parfois plus rémunératrice pour l'éleveur, surtout si un marché urbain principal ou secondaire existe dans la zone.
le déficit de collecte en saison sèche pose des problèmes aux laiteries au moment où la demande est plus élevée. Les laiteries doivent alors compter sur la production d'éleveurs intensifs ou semi-intensifs, Faso Kossam a par exemple dû intégrer un groupements d'éleveurs périurbains, ou faire appel aux importations de poudre de lait (ce qui est semble-t-il le cas le plus fréquent). A noter que certains éleveurs traditionnels ou agents de la filière informelle n'hésitent pas à utiliser du lait de mélange en saison sèche pour satisfaire leur clientèle;
l'intensification progressive de cette production traditionnelle a également été envisagée. Il faut être conscient qu'elle présente de nombreuses contraintes. Le développement de cultures fourragères se heurte à des problèmes techniques, et fonciers. Augmenter la production du troupeau nécessite des dépenses supplémentaires, notamment en compléments alimentaires lorsqu'il sont disponibles, ce qui augmentera de fait le coût de production du litre de lait. Cela demande également une modification du mode de gestion du troupeau dans son ensemble et donc de résoudre des problèmes sociologiques complexes. Souvent la production de lait est de la responsabilité des femmes ou des bouviers, mais la gestion globale du troupeau relève de l'homme ou du propriétaire, avec des priorités qui peuvent être différentes. Cette stratégie de développement semble ne pouvoir être mise en place que dans des zones agro-écologiques propices à l'élevage et notamment celles où une alimentation suffisante est disponible toute l'année;
en ce qui concerne les prix au consommateur, un coût de production bas n'est pas une garantie d'un prix bas à la consommation, compte tenu de la rareté du produit. On peut penser que le prix du lait de ces éleveurs traditionnels s'alignera sur celui du marché, dans lequel le coût de production du lait des élevages intensifs jouera un rôle important tant que les quantités mises sur le marché resteront faibles. Le salaire du lait doit également satisfaire des besoins de consommation et l'augmentation des prix des produits de base conduit à une augmentation du prix du lait. Ceci a pu d'ailleurs être observé après la dévaluation du franc CFA. Développer la collecte du lait des élevages traditionnels risque donc de se heurter à un problème de demande solvable, les consommateurs de lait frais ou des produits transformés par les laiteries restant alors les expatriés et une couche de population relativement aisée.
Un équilibre est à trouver entre une politique de développement de la production bénéficiant principalement aux éleveurs (achat à des prix plus élevés par des unités de transformation produisant des produits de "luxe") et une politique visant à assurer à la plus grande part de la population un minimum de consommation de produits laitiers; ceci n'est actuellement possible que grâce aux importation de produits laitiers.
Une autre possibilité envisagée est le développement de ceintures laitières périurbaines. Elle peut s'appuyer sur une intensification importante (forte utilisation d'intrants, importation de races exotiques) et/ou sur un processus d'amélioration progressif des élevages périurbains plus ou moins traditionnels.
Ceci a été tenté à Bamako, à Dakar, à Bouaké, à Bujumbura et partiellement à Bobo-Dioulasso. Ces projets ont fortement été modifiés au cours des années ou ont disparu. D'après les études menées en 1993, certains points forts ressortent:
l'utilisation de races exotiques pures a été un échec;
le coût de production d'un litre de lait est élevé, bien que peu d'estimations fiables existent: ainsi à Bamako en 1990 on estimait que le prix d'achat de l'ULB (210 CFA) ne couvrait pas le coût de production, alors qu'en 1993 un prix de 150 CFA semble rentable; des études à Bobo Dioulasso laisseraient penser que le coût du litre dans deux fermes laitières en cours de constitution en juillet 1994, serait de l'ordre de 140 à 180 CFA.
la pression foncière est importante et la sécurisation du foncier est encore plus complexe que dans les zones pastorales (problème pour les cultures fourragères);
les éleveurs sont des pluri-actifs le plus souvent et il est important de considérer les autres productions (maraîchage, fruits...) qui peuvent être plus rentables et concurrentes de la production laitière en terme d'utilisation de la main d'uvre (une des causes d'échec possible de la ceinture laitière de Dakar). Il est également important de prendre en considérations les autres sources de revenus. Les stratégies des "éleveurs" peuvent être très différentes, et par conséquent nécessiter des propositions techniques différenciées.
le fait que les premiers à se lancer dans une production laitière intensive en zone périurbaine soient des fonctionnaires, des commerçants... n'est pas rédhibitoire. Ce qui est important, c'est de juger de la diffusion des techniques de production laitière dans la zone. A Bamako, notamment avec la réorientation du projet, ceci semble effectif, à l'inverse de Dakar où il semblerait que cet effet a été limité, voire nul.
ces producteurs péri urbains sont les principaux fournisseurs des unités de transformation.
Un autre aspect à prendre en considération pour le développement d'une production locale est la concurrence avec les produits importés. Classiquement, le prix de ces produits, généralement beaucoup plus bas que les prix des produits locaux, est considéré comme l'obstacle majeur à tout projet de développement d'une production locale. Pourtant les points précédents devraient relativiser cette affirmation. Les importations de poudre sont nécessaires aux unités de transformation en période de soudure, la production locale, traditionnelle ou intensive périurbaine, ne semble pas être à même, sauf dans certaines zones agro écologique favorables (Bujumbura, Nord Côte d'Ivoire) de satisfaire la demande en quantité et à des prix compatibles avec les revenus de la majorité de la population. Il faudrait y ajouter aussi la facilité de conservation et d'utilisation des produits importés, ce qui n'est pas le cas du lait local, sauf comme en Ethiopie ou partiellement au Burundi, où existent des traditions de fabrication et de consommation de beurre ou de fromage.
Avant de remettre en cause les importations de produits laitiers, qui concernent en premier lieu les couches urbaines défavorisées, peut-être devrait-on réfléchir aux moyens d'améliorer la productivité des élevages, de réduire les coûts de production, de lever les contraintes pesant sur les circuits de collecte modernes, de soutenir les initiatives des agents du circuit informel. Par ailleurs, dans certaines zones où les conditions ne semblent pas réunies pour une production laitière (Sahel), il semble difficile d'éviter l'alternative des importations.
J.M. CENTRES GRET - Paris