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Investir dans la nourriture

Pierre Spitz

Directeur du Bureau de l�évaluation et des études, Fonds international de développement agricole

 

Lorsque l�Afrique, l�Asie et l�Amérique latine ont connu des pénuries alimentaires et des famines au début des années 70, la question du droit à la nourriture a brusquement acquis un surcroît d�attention. La Conférence mondiale de l�alimentation, réunie en 1974 pour analyser les causes de ces crises alimentaires et y trouver des solutions, a adopté la Déclaration universelle pour l�élimination définitive de la faim et de la malnutrition, que l�Assemblée générale des Nations Unies a fait sienne durant la même année. Cette déclaration proclame «le droit d�être libéré de la faim et de la malnutrition». Elle ne comportait pas d�instrument juridique mais la Conférence proposait la création d�une institution financière des Nations Unies qui serait exclusivement chargée d�améliorer les conditions d�existence des ruraux pauvres, premières victimes des famines. Les délégués savaient que, lors des famines ayant frappé l�Afrique, l�Amérique latine et l�Asie, des centaines de milliers d�hommes et de femmes vivant dans les zones rurales � ceux-là mêmes qui sèment et récoltent ou qui s�occupent des troupeaux � avaient péri faute de nourriture alors que, dans le même temps et dans les mêmes pays, les pouvoirs publics étaient intervenus pour atténuer les effets de la famine dans les villes (qui sont aussi les lieux du pouvoir). Les habitants des campagnes, disséminés dans l�espace, ne menacent les autorités que lorsqu�ils marchent sur les villes, en particulier sur la capitale. De surcroît, lors d�une famine, ils sont divisés socialement et économiquement, les ruraux nantis ayant tendance à tirer avantage des ruraux pauvres en les privant de leurs maigres biens.

Agriculteurs dans une rizière irriguée grâce à un projet du FIDA en Chine
Le FIDA a exclusivement pour mission d�améliorer les conditions d�existence des ruraux pauvres.

La nouvelle institution financière créée par la Conférence fut le Fonds international de développement agricole (FIDA). Parce qu�il avait pour mission exclusive de répondre aux besoins des ruraux pauvres, le FIDA était une institution très novatrice du secteur du développement dans les années 70, époque à laquelle dominait encore la théorie dite du ruissellement. Cette théorie était le suivante: une croissance économique généralisée serait synonyme de développement pour tous, l�accroissement de la production agricole à l�échelon national éliminerait les famines et le moyen le plus efficace d�augmenter la production alimentaire était de concentrer les investissements sur les régions et les agriculteurs les mieux armés.

À cet égard et au vu de l�expérience, il est certain que le FIDA a été conçu comme un instrument d�investissement destiné à assurer la réalisation du droit à la nourriture des populations rurales pauvres à la fois directement, dans les régions où il intervient, et indirectement, en incitant d�autres secteurs et d�autres organisations à appliquer ses méthodes novatrices. Depuis que le FIDA est devenu opérationnel en 1978, non seulement les ruraux pauvres et leur droit à l�alimentation et à une existence décente, mais aussi leur dignité, sont pris en considération, conformément aux vœux des pères fondateurs du système des Nations Unies, qui militaient pour un monde où les droits économiques et sociaux seraient respectés au même titre que les droits politiques.

Paysans du Niger battant les gerbes de riz pour en détacher les grains
Les organisations internationales doivent respecter les connaissances et les pratiques coutumières en matière de production alimentaire au lieu d�imposer des méthodes de production importées.

Respecter la dignité des populations signifie par exemple que les organisations internationales doivent respecter les connaissances et les pratiques coutumières et s�en inspirer pour produire des aliments plutôt que d�imposer des méthodes et des modèles de production importés. Une telle démarche exige humilité et souci d�autrui; les plus démunis sont considérés non seulement comme des frères humains, mais aussi comme des experts capables de maîtriser leur environnement et leur existence. Une fois ce principe admis, il n�est plus possible d�envisager le développement comme une série de projets conçus par des spécialistes venus d�ailleurs; il doit s�entendre au contraire comme une forme d�enrichissement croisé d�idées et de ressources, mais aussi de respect mutuel qui contribue à réduire l�incidence de la faim et à promouvoir la dignité humaine. En tant que fonds chargé d�accorder des prêts aux États pour les aider à lutter contre le faim et la pauvreté, le FIDA doit appliquer des principes économiques et financiers pour pouvoir concevoir des projets économiques durables et susceptibles d�être reproduits, la priorité devant toujours aller aux êtres humains.

Après avoir investi pendant 20 ans dans les droits à l�alimentation et à une existence décente des populations rurales pauvres, le FIDA a contribué à atténuer l�insécurité alimentaire grâce à près de 500 projets menés dans plus de 100 pays, dans le cadre desquels plus de 5,6 milliards de dollars EU ont été prêtés aux États. La plupart des prêts sont remboursés et le pourcentage des retards et des défauts de paiement est très faible. Tous ces projets n�ont pas atteint leurs objectifs; de nombreux facteurs contraires, dont certains difficiles à prévoir au moment de la conception du projet, entrent en jeu dans le processus complexe que constitue le développement rural. Néanmoins, les projets couronnés de succès sont la preuve qu�il est possible de concilier approche humaine des problèmes et rentabilité des investissements, résultat important et rassurant dans un monde où les valeurs humaines tendent à s�effacer devant les impératifs du marché.

Le Bureau de l�évaluation et des études du FIDA a sélectionné quelques projets représentatifs réussis qu�il a fait paraître à l�intention du grand public dans une brochure intitulée Partners in Success (FIDA, Rome, 1998). Dans cette brochure, les personnes ayant pris part à la conception, à l�exécution et à l�évaluation des projets, notamment sur le terrain, s�expriment et font valoir leurs vues. Ainsi, A. Amadou, petit exploitant ghanéen, élu président de l�une des associations des utilisateurs d�eau créées dans le cadre des programmes de construction de barrages d�irrigation réalisés avec l�aide du FIDA, déclare: «Jusqu�à présent, quand les récoltes étaient mauvaises, ma famille et moi n�avions pas de quoi vivre le restant de l�année et nous souffrions de la faim. [Grâce au barrage] malgré la sécheresse de 1996, j�ai pu nourrir ma famille tout au long de l�année et voilà pourquoi je suis fier d�être le président de l�Association des utilisateurs d�eau de Binduri.» P. Sembayee (Inde) éprouve cette même fierté. Membre d�un groupe de crédit et d�épargne créé dans le cadre du projet d�émancipation des femmes du Tamil Nadu financé par le FIDA, elle affirme: «Grâce au projet, j�ai beaucoup appris: à lire et à écrire, ou à pousser la porte d�une banque ou du bureau du percepteur. Je suis maintenant prête à affronter tous les autres problèmes que peut réserver la vie. J�ai appris à me tenir debout.»

À l�occasion de l�évaluation d�un projet de crédit à la production financé par le FIDA en faveur des femmes rurales au Népal, une paysanne très pauvre du district de Mustang s�est exprimée en ces termes: «Avant le projet, nous pensions que nous connaîtrions toujours la faim et la pauvreté et que nous ne pouvions rien faire pour nous en sortir� Aujourd�hui, nous n�avons plus peur de manquer de nourriture pendant les mois d�hiver. Nous avons retrouvé l�espoir et, en tant que femme, j�ai découvert l�izzat [la dignité].»

Ces paroles confirment que non seulement «les femmes nécessiteuses ne sont pas des femmes libres», mais prouvent aussi que les droits civils et politiques ne sauraient être dissociés des droits sociaux et économiques. Investir dans le droit à la nourriture à travers la promotion de groupes et d�associations, en faisant participer les plus démunis � femmes et hommes � aux décisions, de sorte qu�ils puissent exprimer leurs desiderata et exercer leur liberté d�expression, c�est aussi investir dans la dignité humaine.

Les opinions exprimées dans cet article sont personnelles et ne représentent pas nécessairement le point de vue du FIDA.

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