
0033-C1
Gérard Decaix
|
On a souvent opposé bergers et forestiers. Et pourtant, tout rapproche ces gens de la nature. Leur vision de celle-ci, leurs irremplaçables savoirs naturalistes, leur vie au grand air font deux des hommes du terroir. Ce terroir est souvent valorisé par leurs actions conjuguées. Tout le monde connaît le rôle du pâturage pour limiter linflammabilité des sous-bois. Le forestier par une sylviculture adaptée peut favoriser la masse foliaire et la capacité fruitière des arbres et arbustes, enrichir létage herbacé participant ainsi aux ressources que peuvent utiliser les troupeaux. Glands et châtaignes constituent des aliments de choix pour les animaux, ruminants ou porcins à certains moments privilégiés comme la finition des porcs ou la reconstitution des réserves corporelles des chèvres laitières ou des brebis allaitantes après les mises bas. Enfin, les bergers et les forestiers sont les artisans dun paysage vif et diversifié important pour le développement dun tourisme local au plus grand plaisir des randonneurs ou simples promeneurs. La présente communication est le témoignage de cette action conjuguée et concertée entre bergers et forestiers, commencée il y a maintenant près de vingt ans. Elle se veut également la reconnaissance du rôle des forestiers dans le sylvo-pastoralisme. Il nous rappelle que ce type délevage doit avoir sa place dans la recherche damélioration de notre alimentation. Quoi de mieux quun troupeau qui choisit sa nourriture parmi des ressources en herbe et en végétaux ligneux diversifiées, quoi de mieux quun troupeau qui coure et se muscle dans un espace naturel donnant à la viande qualité et parfum naturels? |
Du Verdon, tout le monde connaît les vertigineuses gorges qui entaillent les calcaires de Haute-Provence. Mais, si on se donne la peine de remonter le cours de cet impétueux affluent de la Durance, on découvrira rapidement un tout autre paysage: la vallée sélargit en vastes cuvettes, les sommets sélèvent jusquà culminer au-dessus de 2000 m, le climat et la végétation prennent une tonalité montagnarde.
Cet ensemble qui forme le lien entre le pays méditerranéen et la haute montagne alpine, autrefois très peuplé et parcouru dimmenses troupeaux, ne sanime plus quen période estivale. Depuis une quinzaine dannées, dans un souci de gestion de lespace rural, lOffice national des Forêts, en collaboration avec de nombreux partenaires, y mène des opérations de rénovation danciens parcours ovins, progressivement colonisés par la lande et le Pin sylvestre.
Après une description rapide du contexte régional, nous examinerons plus en détail lexemple de remise en valeur sylvopastorale de la Colle Saint-Michel sur la commune de Thorame-Haute, qui est entrée dans sa phase de gestion depuis 1988. Nous le compléterons par des observations faites sur dautres opérations menées depuis dans les communes voisines, pour essayer, en conclusion, de dégager les éléments de réussite de tels projets.
Le milieu naturel
Le climat, de type montagnard marqué dinfluence méditerranéenne, peut paraître modéré au regard des moyennes (précipitations de 1000 à 1200 mm, températures moyennes de 8°C). En fait, celles-ci cachent une grande irrégularité inter et intra-annuelle défavorable à la végétation, avec un important déficit hydrique estival.
Le substrat est constitué pour lessentiel par des marno-calcaires alternat en bancs dépaisseur variable et donnant naissance à des éboulis cryoclastiques ou à des éluvions peu épais recouvrant les formations en place.
La végétation se différencie avec laltitude et lexposition. A létage montagnard, les versants secs sont occupés par la lande à Genêt cendré ou à Buis, plus ou moins arborée, alors que les ubacs et les zones de faible pente sont le domaine de la forêt de Pin sylvestre surtout et de Sapin ou de Hêtre. Au subalpin, si la pelouse domine encore, elle est progressivement envahie par le Pin sylvestre et le Mélèze.
Dans cet ensemble, ce sont les zones de topographie les plus douces (piémont et croupes sommitales arrondies), entre 1000 et 1600 m daltitude, anciennement parcours ovins, aujourdhui colonisées par la lande et la pinède sylvestre, qui nous intéressent dans le cadre de la remise en valeur sylvopastorale.
Les activités humaines
Jusquà laube du XXe siècle, la population est importante. Lagriculture, et en particulier lélevage, sont la base des activités dun monde presque strictement rural, au point de structurer complètement lespace et de reléguer la forêt à quelques ubacs inaccessibles.
Avec le XXe siècle, lexode rural commence et samplifie après la Première Guerre mondiale. La mise en valeur du territoire évolue profondément. Dabord à travers les reboisements induits par la politique de restauration des terrains en montagne (RTM), puis avec la régression du pastoralisme, par lembroussaillement et la reforestation naturelle de vastes espaces abandonnés par les troupeaux.
Aujourdhui, lélevage, même profondément modifié, reste un élément important de léconomie locale. Mais la forêt a acquis une place non négligeable, malgré des potentialités de production moyenne et une filière bois réduite et fragile. Récemment, la fonction sociale de tous ces espaces a pris une importance prépondérante à travers laccueil dun tourisme aux activités de plus en plus diversifiées et de leur rôle paysager. Enfin, la préservation de richesses écologiques, souvent ignorées au profit despaces plus prestigieux, devient une préoccupation grandissante.
Les problèmes de gestion
Dans ce contexte, la gestion des anciens parcours aujourdhui colonisés par la lande et le Pin sylvestre se heurte à des nombreux problèmes de natures variées:
La fermeture de lespace entraîne:
- une profonde modification du paysage qui, perdant ses lignes de force, se banalise;
- une sous-exploitation pastorale généralisée mais, paradoxalement, une surexploitation localisée des dernières pelouses pouvant aller jusquà leur destruction;
- un risque accru vis-à-vis de lincendie;
- un appauvrissement de la biodiversité.
Lhétérogénéité des boisements, leur productivité réduite et la qualité moyenne des bois jamais éclaircis nautorisent que rarement une sylviculture classique basée sur des prélèvements réguliers mais trop faibles.
La structure foncière est un blocage à de nombreux projets et, dans ces conditions, limportance de la propriété communale est souvent un atout prépondérant.
Le développement touristique et le main tien dune certaine biodiversité sont à intégrer dans tout projet de mise en valeur.
Dans ces conditions, laménagement sylvopastoral peut apparaître comme une solution intéressante à plusieurs titres: mise en valeur forestière et pastorale bien entendu, mais aussi amélioration du paysage, maintien de la biodiversité et intégrationdes aménagements touristiques.
En 1982, la commune de Thorame-Haute, soucieuse de mettre en valeur ses anciens parcours, soumet au régime forestier près de 700 ha, «sous réserve» dy mettre en place un aménagement intégrant les objectifs pastoraux, forestiers et touristiques (ski de fond et randonnées pédestres). LONF, nouveau gestionnaire, sentoure aussitôt dorganismes complétant ses propres compétences: lINRA-Ecodéveloppement, le CEMAGREF de Montpellier, le CERPAM 04 (centre dEtudes et de recherche pastorale Alpes-méditerranée).
La phase expérimentale
En 1983, le CEMAGREF va tester, sur des pacettes de référence, une première conception du traitement consistant à:
- débrousailler les zones de landes;
- éclaircir de façon uniforme les peuplements de Pin sylvestre (de 30-60 ans, atteignant 15 m de haut et 2000 à 3000 tiges/ha) à la densité moyenne de 3m x 3m et 4m x 4m, élaguer les tiges restantes à 2 m de haut, évacuer les rondins de la coupe et broyer broussailles et rémanents préalablement mis en andains.
Le tableau I résume le coût de chacune des interventions.
Tableau I
|
Opération |
Pourcentage du temps |
Coût à lhectare |
|
Abattage-façonnage.......................... |
24 |
3 400 F |
|
Broyage mécanique des andais |
4 |
8 000 F |
|
Dépense totale |
|
21 600F |
|
Recette (45 m3/ha à 10F/m3) |
|
- 4500 F |
|
Coût total |
|
17 100 F |
Cette première phase a permis de tirer certaines conclusions:
- Les coûts très élevés (surtout enstérage et broyage) ne permettent pas denvisager le traitement de grandes surfaces.
- La sélection des tiges ne permet pas une véritable amélioration du peuplement, tandis que les effets de léclairement au sol sont insuffisants pour que sinstallent de véritables espèces fourragères.
- La commercialisation des bois sur pied est aléatoire à cause du volume hectare faible et de difficultés de débardage.
Aussi, la conception du traitement a fortement évolué: à la superposition forêt-pelouse a été substituée la juxtaposition de parquets de 5 à 10 ha, les uns plus strictement forestiers, les autres pastoraux. Cette conception a permis dintégrer plus facilement les besoins touristiques en créant des «couloirs» où se sont insérées les pistes de ski de fond.
La phase de rénovation
Lextension de ce traitement sur une centaine dhectares a nécessité une description initiale des milieux, puis la définition précise des différentes interventions. Devant lextrême diversité dun espace en pleine évolution, seulement trois types de milieux ont été retenus et cinq traitements définis visant à lamélioration et à laugmentation de la ressource pastorale (traitements A, B et C) ou forestière (D et E). Préalablement, un réseau de 15 km de pistes dexploitation, adaptées à la pratique du ski de fond, a été élaboré.
Le tableau II résume lensemble de ces mesures, tandis que les cartes 1 et 2 en donnent lextension spatiale. On peut en tirer les conclusions suivantes:
- le coût total à lhectare traité atteint 5800F (et sabaisse à 4700 F si on exclut la desserte) nettement inférieur aux 21600 F de la phase expérimentale;
- la recette atteint 400F/ha et le bilan se situe donc à un coût de 5200 F/ha au lieu de 17100 F;
- le coût de débroussaillement est raisonnable (1800 F/ha), alors que lincinération des rémanents et la remise en état de lancienne coupe alourdissent les dépenses.
Tableau II
|
Type de milieu (surface/ha) |
Traitement |
Surface traité (ha) |
Travaux et coupes |
Coût total |
Coût/ha traité |
Revenu total |
Revenu/ha traité |
|
Pelouse plus ou moins embroussaillée (17 ha) |
A |
17 |
Débroussaillement mécanique gyrobroyeur à axe vertical à chaînes. |
30 600 |
1 800 |
|
|
|
Elagage de 1,5 m et mise en tas des branches. |
43 800 |
2 576 |
|
|
|||
|
Brûlage des tas. |
10 000 |
810 |
|
|
|||
|
Boisement de Pins sylvestre (59ha). |
B |
9 |
Coupe rase |
|
|
|
|
|
- mise en tas et brûlage des rémanents. |
18 000 |
2 000 |
|
|
|||
|
- Débroussaillement. |
16 200 |
1 800 |
|
|
|||
|
D |
32 |
Coupe damélioration |
|
0 |
|
|
|
|
- vendue sur 17 ha. |
|
|
42 250 |
2 485 |
|||
|
- Délivrée gracieusement sur 10 ha. |
|
0 |
|
|
|||
|
- Exploitée onéreusement sur 5 ha. |
29 500 |
5 900 |
|
|
|||
|
Non traité |
19 |
|
|
|
|
|
|
|
Ancienne coup (28 ha) datant de 15 ans. |
C |
14 |
Nettoyage (élagage à 1,5 m, abattage, démontage des houppiers, mise en tas, incinération, débroussaillage-gyrobroyeur et débroussailleuse portée) |
70 000 |
5000 |
|
|
|
E |
14 |
Plantation (1) |
184 000 |
13 180 |
|
|
|
|
86 |
Total travaux sylvopastoraux |
402 100 |
4674 |
|
|
||
|
Desserte piste en 3 ml de large |
100 000 |
|
|
|
|||
|
total |
502 100 |
|
|
|
1() en potets de Mélèze et Sapin en godet à la densité de 1 100 plants/ha.
La phase de gestion
Le modèle de gestion doit permettre de concilier les activités pastorales, forestières et touristiques en améliorant le potentiel de production. Il comprend deux volets, lun forestier, lautre pastoral, avec pour chacun des mesures imposées par lexploitation touristique du site.
Laménagement forestier crée une véritable série de production syvopastorale visant à lamélioration quantitative et qualitative des productions pastorales et forestières. Il préconise un traitement classique par parquets mais où certains parquets ne sont pas boisés. Age dexploitabilité: 100 ans environ; dépressage dans les jeunes peuplements (10-15 ans) laissant environ 1100 tiges/ha; trois coupes déclaircie à 40, 60 et 80 ans ramenant la densité autour de 400-500 tiges/ha; coupe denemencement forte laissant 200 à 250 semenciers/ha suivie au maximum dune secondaire mais le plus souvent dune coupe définitive.
Le volet pastoral, à travers une convention pluriannuelle avec léleveur, impose le gardiennage en parcs clôturés selon un plan prédéfini et un calendrier dutilisation basé sur la ressource pastorale et la phénologie des espèces, ainsi que lentretien des équipements et le débroussaillage des recrus éventuels. La contrepartie à ces contraintes pour léleveur consiste en un gain de temps appréciable. Une intervention quotidienne pour labreuvement du troupeau, voire bi-hebdomadaire (quand leau peut être distribuée dans chaque parc, suffit à surveiller la santé du cheptel, létat des clôtures et lavancement de la consommation dherbe dans le parc.
Lutilisation touristique est garantie par lentretien des pistes, la mise en place de passages aménagés au niveau des clôtures, la réglementation des exploitations forestières (périodes dinterdiction, respect des clôtures, remise en état des sentiers...). de plus, laménagement sylvopastoral est utilisé comme outil pédagogique (à travers un sentier dinterprétation) présentant les problèmes de gestion de lespace rural.
Les évolutions récentes
Depuis la mise en oeuvre de la phase de gestion à La Colle Saint-Michel en 1988, plusieurs autres aménagements sylvopastoraux ont vu progressivement le jour à Thorame-Basse, Vergons, Angles, Lambruisse. Ils ont permis daffiner et dadapter, à dautres conditions, la conception initiale de ce type dexploitation.
Au niveau des traitements
A côté des parquets strictement pastoraux ou forestiers, se sont insérés des parquets de pâturages arborés. Ils ont été installés là où la qualité initiale du boisement ne peut laisser espérer une véritable production forestière, mais où le maintien du Pin sylvestre à la densité de 80 à 100 tiges par hectare assure un couvert qui retarde le dessèchement de la strate herbacée, un meilleur confort pour les animaux et une activité mieux soutenue. Ainsi dans ces conditions écologiques difficiles, peut-on étaler la location dun pâturage destive.
Dans ce type de traitement, après labattage des arbres et leur extraction, on procède à lélagage des tiges restantes puis au broyage des broussailles et de la totalité des rémanents pour un coût de 6500 à 7000 F/ha.
Au niveau des techniques
Lincinération des rémanents, qui nécessite de nombreuses manipulations et ne peut être réalisée en période de risque dincendie, a été abandonnée au profit du broyage.
Les broyeurs à marteaux portés sur un tracteur à roues de 240 chevaux ou sur le bras dune pelle donnent des résultats supérieurs à lincinération pour un coût variant de 4000 à 6000 F/ha selon la topographie et limportance des rémanents. Portés par une pelle, ils permettent également de broyer certaines tiges sur pied.
Au niveau de limpact paysager et de lutilisation touristique
Si à La Colle Saint-Michel aucune étude paysagère na été faite, limbrication des parquets pastoraux et forestiers offrent toutefois un site très apprécié des skieurs et des randonneurs.
Les nouveaux projets, par conter, intègrent dès le départ des préoccupations paysagères. A Layon, sur la commune de Thorame-Basse, la répartition comme la forme des coupes ont fait lobjet dune modélisation préalable permettant de tester plusieurs scénarios. Confrontés aux contraintes topographiques, à la nature des peuplements et aux potentialités pastorales, en est dégagé un compromis.
A Layon toujours, le site rénové servant aux aires denvol des parapentes et deltaplanes, des aménagements mineurs ont permis de concilier les différentes activités: installation des clôtures en fonction des aires denvol, mise en place de «passages canadiens» adaptés aux ovins supprimant les problèmes de porte, etc...
En guise de conclusion: quelques éléments indispensables à la réussite
Après dix ans dexpérience, la palette des traitements possibles ainsi que les techniques de rénovation sont assez bien représentatives dune large gamme de situations, seules des adaptations mineures peuvent être envisagées. Pourtant, étendre ce type de mise en valeur aux milliers dhectares danciens parcours ovins, qui couvrent les Préalpes du Sud, nécessite de prendre certaines précautions pour éviter un échec.
Définir clairement les objectifs et les actions qui en découlent
Une analyse détaillée de létat initial permettant de cerner les potentialités forestières et pastorales mais aussi les contraintes de protection, de paysage et daccueil du public, est indispensable.
En la confrontant aux besoins exprimés par les propriétaires et les utilisateurs potentiels des sites rénovés, on doit faire ressortir clairement les objectifs et donc les actions de remise en état à entreprendre.
Garantir le suivi de gestion
Linvestissement initial est toujours important pour un revenu direct (production forestière et location du pâturage) réduit. Il convient donc que toutes les précautions soient prises pour assurer la gestion et lentretien du site.
Le gardiennage en parcs clôturés doit être obligatoire. Cest en effet le meilleur moyen de maintenir des charges pastorales permettant lutilisation optimale de la strate herbacée et limitant les rejets de la strate arbustive et donc les entretiens ultérieurs.
Un contrat de gestion fixant les droits et les devoirs du propriétaire et de léleveur est aussi indispensable. Il doit préciser, en particulier, limportance du troupeau, la période dutilisation, le calendrier des parcours et la charge pastorale sur chaque parc, les conditions dentretien des équipements et de réalisation des débroussaillements complémentaires.
La concertation entre les différents partenaires
De ce qui précède, il ressort à lévidence que la concertation entre les différents partenaires est une nécessité indispensable dès la phase initiale du projet.
Le propriétaire et le gestionnaire doivent définir, avec les techniciens pastoraux, le profil des éleveurs en fonction du type de remise en valeur retenue. De la discussion avec les éleveurs se précisent les possibilités de gestion. Ainsi le projet saffine progressivement; le délai moyen pour la définition et la mise en place des cinq projets sylvopastoraux entrepris a été de six mois et deux années respectivement.
Lanimation semble toujours devoir être menée par les techniciens pastoraux qui ont, de loin, la meilleure approche du milieu professionnel. Inscrire dans leur activité quotidienne, elle reste difficile à chiffrer.