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Comment responsabiliser les populations locales à une meilleure gestion durable des ressources forestières? (Cas du Congo Brazzaville)

Henri BOUKOULOU *


Résumé

L'émergence de la démocratie dans la plupart des pays en voie de développement et la définition de nouvelles politiques forestières depuis le sommet de la terre de Rio en 1992, donnent désormais aux populations l'opportunité de jouer un rôle déterminant dans la gestion et le développement durables des ressources forestières. Ceci pose cependant un problème majeurdans le cas de l'Afrique centrale: les populations rurales, dont on connaît le niveau élevé d'analphabétisme et l'attachement aux croyances et pratiques souvent en rupture avec les objectifs du développement, sont-elles aptes à jouer un tel rôle? Deux conditions de base paraissent nécessaires pour répondre à cette attente:

L'analyse montre que, par une action se résumant dans les cinq phases suivantes, les ONG locales peuvent contribuer à la réalisation de ce double objectif:


1. Introduction

Le mythe de l'Etat autoritaire, maîtrisant et contrôlant tout le processus de gestion des ressources forestières et néantisant la participation des populations est, en théorie tout au moins, tombé avec le mur de Berlin et les orientations du sommet de la terre de Rio. Bigombé (1998) observe que désormais, "l'Etat n'ayant plus les moyens de sa politique, l'on s'attend à ce qu'il se décharge au profit des ruraux" (P.13). Pourtant, comme le rappelle Fouda-Moulende (1996), "pour les pays du Sud se pose avec acuité le problème de ne pas sombrer dans le chaos total quand l'Etat se retire de la brousse" (P. 265). La responsabilisation des populations pose en effet un problème majeuren Afrique: ces populations, dont on connaît le niveau élevé d'analphabétisme et l'attachement aux croyances et pratiques souvent en rupture avec les objectifs du développement, sont-elles aptes à jouer le rôle que l'on attend d'elles dans la gestion durable des forêts et dans le développement? Une approche dynamique de responsabilisation des populations s'avère nécessaire pour cela. Tel est l'objet de cette réflexion, menée à partir du cas Congolais.

2. Bref aperçu de la situation actuelle du secteur forestier au Congo

Couvrant près de 60% du territoire national, la forêt congolaise s'étend sur plus de 20 millions d'ha et occupe 1/10ème des forêts denses d'Afrique centrale. Elle est constituée de trois massifs forestiers: 1) le massif du Mayombe dans le sud, couvrant environ 1 million d'ha, avec pour espèces dominantes l'Okoumé (Aucoumea klaineana) et le Limba (Terminalia superba), essences fortement recherchées et exploitées depuis plus d'un demi-siècle; 2) le massif du Chaillu, également dans le sud et s'étendant sur environ 3,5 millions d'ha dominés par Aucoumea klaineana, Terminalia superba, Entandrophragma utile...; 3) le grand massif du nord, séparé des massifs du sud par de grandes étendues de savanes dont l'origine reste mal élucidée (Uicn, 1996) et couvrant environ 17 millions d'ha, dont près de la moitié est constituée de forêts continues sur sol ferme dominées par des méliacées(le Sapelli et le Sipo) et des légumineuses (le Wengé et le Padouk).Le reste est constitué de forêts inondées encore mal connues.

Après un monopole quasi absolu de l'Etat sur ce domaine forestier, avec des résultats plutôt médiocres par rapport aux objectifs officiels 1 et aux attentes des populations, une nouvelle politique forestière a été définie, à partir de 1990, avec pour principales orientations:

Quatre grands axes stratégiques sous-tendent ces orientations:

La mise en œuvre de cette politique implique un renforcement conséquent des capacités des acteurs du secteur forestier, et singulièrement des populations à la base.

3. Sens de la participation actuelle des populations dans la gestion forestière

En dépit de la définition de la nouvelle politique forestière, les deux grandes logiques ayant participé jusqu'ici à la gestion de la forêt restent encore dominantes:

1) La logique moderne dont l'Etat est le principal pivot. Depuis l'époque coloniale, c'est un Etat centralisateur et autoritaire qui s'est chargé, à travers ses administrations, de la gestion des espaces forestiers au Congo. Les populations des zones forestières n'ont, ainsi, jamais eu, de façon formelle, la moindre parcelle de pouvoir sur la forêt qui, pourtant, leur procure l'essentiel de leurs ressources. C'est donc l'Etat qui "détient la forêt et c'est encore lui qui s'en réserve l'usage" (Bigombé, 1998, p. 9). Cependant, si les populations, dont les activités sont perçues comme une menace à la protection de la forêt et à la préservation de la biodiversité, sont totalement marginalisées, une grande liberté d'exploitation est par contre laissée aux entreprises forestières.

2) la logique traditionnelle qui, fonctionnant parallèlement à la première, est le fait des populations à la base. La tradition au Congo fait de la terre une propriété des lignages, groupes d'individus ayant un(e) même ancêtre connu(e) et nommé(e) et se référant les uns aux autres par des liens de filiation unilinéaire. La terre est perçue ici comme une réalité à triple dimensions: a) une dimension technique: la terre comme donnée matérielle sur laquelle l'homme agit pour survivre; b) une dimension sociale: la terre comme entité sur laquelle se tissent les relations sociales fondamentales; c) une dimension sacrée: la terre comme lieu de séjour des ancêtres (esprits des membres décédés du lignage). L'accès à la forêt est ainsi déterminée par des règles précises 2. Cependant, du fait de la répression exercée par l'administration forestière, ces règles ne s'exercent que sur les produits non ligneux, l'exploitation des produits ligneux étant le fait des seuls exploitants détenteurs de permis.

Ces deux logiques n'ont permis d'assurer, ni une bonne conservation du fait de l'exploitation abusive des ressources forestières par les entreprises forestières 3, ni l'amélioration des conditions de vie des populations ne recourant aux ressources forestières que pour des activités de survie (agriculture itinérante sur brûlis, cueillette, coupe de bois de chauffe, récolte des produits à usage pharmaceutique, etc.) et rituelles.

La nécessité d'arriver à une gestion garantissant la pérennité des ressources forestières et l'amélioration des conditions de vie des populations à la base s'impose aujourd'hui. Ceci n'est cependant possible que si ces dernières sortent à la fois de la marginalisation dont elles sont l'objet de la part de l'administration forestière et de la logique traditionnelle. Deux exigences paraissent nécessaires pour cela:

Une question se pose cependant: les populations rurales peuvent-elles aujourd'hui répondre à ces deux exigences ? Si, dans le contexte actuel, la réponse à cette question semble à priori négative, des opportunités de prise de conscience et de renforcement des capacités des populations existent cependant. Parmi ces opportunités, on peut retenir le phénomène de la décentralisation et l'émergence des structures locales d'appui au développement. Nkoum-Me-Ntseny (2000), reprenant Oyatek, note que "la décentralisation est perçue et présentée comme un des axes majeurs de la reconstruction institutionnelle des Etats africains, et la solution aux problèmes inhérents à la nature de l'Etat post-colonial: déficit de légitimité, lourdeur bureaucratique, dirigisme économique, mauvaise gouvernance, etc." (P. 11). La décentralisation apparaît ainsi comme une opportunité indéniable pour l'Afrique (Dabire Atamana, 1999). Dans le même temps, un fait nouveau mérite d'être observé, c'est l'émergence des structures visant explicitement l'appui au développement local, en lieu et place des structures centralisées de l'Etat et des organismes publics ou internationaux de développement. Pour ces structures, comme l'indique Fouda-Moulende (1996) " l'une des stratégies est la participation des populations aux opérations de développement, concept réputé assurer l'appropriation et la prise en charge des projets par les bénéficiaires, au-delà de l'encadrement et du financement extérieurs" (p. 265).

Au Congo, on peut noter aujourd'hui l'existence de toute une multitude d'organisations se donnant le statut d'ONG et visant, dans une perspective de décentralisation, le développement des localités dont sont issus les membres. Ces organisations, généralement dépourvues de moyens d'action et exposées à un réel risque de récupération politique, possèdent néanmoins des atouts du point de vue du développement local: elles ont généralement une bonne maîtrise des problèmes locaux; elles sont bien placées pour mener des analyses cohérentes et proposer des solutions viables; elles constituent un cadre de concertation locale avec une bonne représentativité des groupes sociaux divers; elles ont la possibilité de prendre des décisions consensuelles avec des chances d'être exécutées; etc. (Dabire, 1999). On peut noter également, au-delà de ces ONG, l'existence de personnes nettement individualisées vivant en milieu rural ou ayant avec celui-ci des liens étroits et permanents et qui participent (ou sont disposées à participer), à divers niveaux, au développement local 4.

Qu'il s'agisse de ces personnes ou des ONG, leur action pour le développement local pour doit s'orienter essentiellement vers la sensibilisation et la formation des populations en tant qu'acteurs privilégiés dans la gestion durable des forêts et dans le développement.

4. Le renforcement des capacités des populations dans la gestion durable des ressources forestières et dans le développement local

L'approche proposée ici est élaborée, non à partir d'un processus expérimenté, mais à partir de l'observation des actions menées en milieu rural, souvent de manière informelle, par des ONG et divers acteurs sociaux oeuvrant de manière individuelle. Cette approche ayant pour objectifs la sensibilisation et la formation des populations se résume dans les cinq phases suivantes:

Phase 1: mise en place des groupes d'appui au développement local (GADL).

Les ONG et les individus oeuvrant pour le développement local sont appelés à accroître leurs propres capacités à soutenir l'action des populations. Ceci devrait se faire au sein des structures opérationnelles d'appui au développement, ou groupes d'appui au développement local (GADL). Ceux-ci doivent être le fait de tous ceux qui, au-delà des objectifs implicites des ONG 5 et des préoccupations individuelles, sont animés par le désir d'apporter un soutien effectif au développement local. Pour être efficaces, les GADL doivent rester autonomes vis-à-vis des structures formelles (étatiques ou privées) existant dans la zone et rester politiquement et religieusement neutres, tout en recherchant le soutien des principales autorités locales (administratives, politiques, religieuses, traditionnelles, etc.).

Phase 2: recensement et hiérarchisation, par les GADL, des problèmes du milieu et des solutions appropriéespour chaque problème.

Cette étape doit s'articuler autour de deux grandes actions: a) le recensement et la hiérarchisation des problèmes du milieu et des besoins exprimés par les populations;b) l'identification et la hiérarchisation des solutions appropriées pour chaque problème identifié.Cette phase, comme les suivantes, implique le renforcement des capacités au sein des GADL.

Phase 3: choix, par les GADL, des méthodes et des moyens de sensibilisation et de formation des populations.

Cette étape se structure également autour de deux actions:a) l'identification des méthodes appropriées de sensibilisation et de formation des populations;b) la recherche des moyens de sensibilisation et de formation des populations.

Phase 4: sensibilisation et formation , par les GADL, des populations sur le terrain.

Le travail de sensibilisation et de formation, réalisé à l'aide des méthodes et des outils simples et adaptés au milieu rural, doit viser à amener les populations à:

Phase 5: participation des populations à la gestion en partenariat des ressources forestières et mise en œuvre des activités pour la conservation et le développement.

Au terme de l'étape précédente, les populations à la base doivent être capables de:

5. Conclusion

L'approche proposée ici, adaptée essentiellement au milieu rural congolais, est orientée avant tout vers une gestion des forêts et un développement local durables, en mettant l'accent sur la responsabilisation des populations et sur le renforcement de leurs capacités. C'est donc une approche orientée sur le faire faire plutôt que le faire pour (Bridault, 1997). L'action des GADL doit ainsi viser à sortir les populations de leur immobilisme actuel lié aux logiques traditionnelle et moderne de gestion des ressources naturelles, pour les amener vers plus d'indépendance et de responsabilité dans la pensée, dans la décision et dans l'action. Il s'agit donc, par un effort continu et suivant une dynamique interne, de les aider à s'approprier du savoir, du savoir-faire et du savoir-être nécessaires à la conservation des forêts et au développement rural.

Bibliographie

Bigombé Logo P., et Nkoum-Me-Ntseny L-M. M., [1998], «Vers la décentralisation de la gestion forestière au Cameroun? Dynamique de contestation de l'Etat forestier et de construction de la gestion participative des ressources naturelles», Bull. Arbres, Forêts et Communautés rurales, 15/16: 6 - 19

BRIDAULT, Alain, [1997], Introduction au métier de conseiller en développement de coopératives, Guides ORION (coopérative de recherche et de conseil pour le Conseil canadien de la coopération).

Dabire Atamana, B., [1999], «Décentralisation et gestion des ressources naturelles: rôles et responsabilités des institutions locales», Arbres, Forêts et Communautés Rurales, Bull. FTPP, N°18.

Dupuy B., Loumeto J., Amsallem I., Gérard C. et Nasi R., [1999], Gestion des écosystèmes forestiers denses d'Afrique tropicale humide. T.2: Congo, CIRAD. 145 p.

Fouda-Moulendé, T. et Seydou Maiga, A. , [1996], Participation des paysans au capital de la société malienne des rizeries du delta du Niger, Cahiers Agricultures, 4: 265 - 270.

Nkoum-Me-Ntseny, L.M.M., [2000], «La décentralisation: Théorie générale, sociogenèse récente au Cameroun et implications sur la gestion des ressources forestières», in Bigombe Logo, P (dir.). La décentralisation de la gestion forestière au Cameroun: situation actuelle et perspectives. Ed. Cerad/Ftpp-Cameroun/Knowledge For All: 7 - 23.

UICN, [1996], Atlas pour la conservation des forêts tropicales d'Afrique, J.P. de Monza éd., 310 p.


* Institut de développement Rural (IDR), Université Marien Ngouabi, B.P. 2370, Brazzaville (Congo). E-mail: [email protected]

1 Le principal fondement juridique de la politique forestière au Congo est la loi du 4 janvier 1974. Cette loi, considérée comme l'une des plus progressistes de l'époque, avait pour orientations:l'exploitation durable des forêts, la mise en place des aires protégées, la transformation sur le plan local de la plus grande partie du bois récolté, la réalisation des plantations et des travaux sylvicoles pour la production des bois d'industrie et d'énergie et l'augmentation du patrimoine forestier, etc. (Dupuy et al., 1999),

2 On note trois principaux modes d'accès à la forêt: 1) l'accès par filiation, c'est-à-dire l'obtention des droits d'usage et d'exploitation des produits de la forêt par appartenance au lignage propriétaire; 2) l'accès par alliance, c'est-à-dire l'obtention des mêmes droits par alliance (mariage) au lignage propriétaire; 3) l'accès par location, c'est-à-dire l'obtention d'un droit spécifique (usage ou exploitation) par versement d'un loyer, généralement symbolique, au chef du lignage ou à l'un de ses substituts.

3 Ceci est particulièrement vrai pour la partie sud du pays, l'exploitation des forêts de la partie nord étant bien plus récente.

4 Il s'agit ici des enseignants, des agents de la santé, de l'agriculture et des eaux et forêts, des retraités, des diplômés sans emploi, des responsables religieux, des chercheurs, etc.

5 La plupart des ONG visant explicitement le développement local ne sont souvent que des appendices des partis politiques ou des structures de soutien politique au service des personnalités politiques. Les actions réalisées ici visent ainsi plus la promotion d'un parti ou d'une personnalité politique, que le développement réel de la localité.