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Les populations de montagne - adaptation et persistance d'une culture, à l'aube d'un nouveau siècle

W.L. Mitchell et P.F. Brown

Winifred L. Mitchell et
Paul F. Brown
sont professeurs au
Département d'anthropologie, Minnesota
State University, Mankato, Minnesota,
Etats-Unis.

Les modèles de subsistance, l'organisation sociale et l'idéologie des cultures traditionnelles de montagne ont-ils un avenir dans le monde moderne? L'exemple des Aymaras, peuple des Andes péruviennes.

Cinq cents types de fleurs, filles d'autant de types de pommes de terre poussent... sur la terre; mêlées de nuit et d'or, d'argent et de jour.

Les cent fleurs des quinoas que j'ai semés au sommet, étincellent de tous leurs feux sous le soleil; les ailes noires du condor et d'oiseaux microscopiques sont maintenant en fleurs.

Il est midi. Je suis près des montagnes, nos maîtresses, les sommets des ancêtres; leur neige tantôt saupoudrée de jaune, tantôt tachetée de rouge, brille sous le soleil...

... regardez mon visage, mes veines; les vents qui soufflent de nous à vous, nous les respirons tous; la terre sur laquelle vous comptez vos livres, vos machines, vos fleurs, descend de la mienne, meilleure, débarrassée de sa colère, une terre apprivoisée...

Nous ignorons ce qu'il adviendra. Laissons la mort avancer vers nous, laissons venir ces inconnus.

Nous les attendrons; nous sommes fils du père de toutes les montagnes, nos maîtresses; fils du père de toutes les rivières.

José María Arguedas
Extrait de «A call to some doctors», 1966
(traduit du quechua)

Dans son poème, intitulé «A call to some doctors» (au sens d'experts scientifiques), l'écrivain péruvien José María Arguedas dénonçait la domination des plaines qui imposent leur jugement et contraignent les indigènes des Andes à changer leur mode de vie (Murra, 1986). Les lignes ci-dessus nous rappellent que, même animés de bonnes intentions, les habitants des plaines qui observent les peuples de montagne et leurs cultures, sont des intrus qui imposent des critères de plaine sur un antique bastion de la tradition, vivant en harmonie avec un paysage majestueux.

Environ 26 pour cent de la population de la planète vit à l'intérieur ou à proximité de zones montagneuses (Meybeck, Green et Vörösmarty, 2001), et deux pour cent seulement résident dans les chaînes montagneuses les plus élevées (Grôtzbach et Stadel, 1997). Comme leurs homologues qui vivent à des altitudes plus basses, les paysans des hautes montagnes vivent dans un univers de champs, de pâturages et de forêts qui leur fournissent leurs principales sources de subsistance. Ils sont loin des centres politiques de leurs pays, non seulement du point de vue géographique, mais aussi du point de vue de leur participation et de leur influence po-litiques. Beaucoup partagent les fardeaux de la pauvreté rurale et de la discrimination ethnique ou religieuse. Cependant, les populations de montagne ont plus de problèmes pour assurer leur subsistance, à cause de l'altitude, du relief accidenté et des rigueurs du climat. Même des catastrophes naturelles, comme les tremblements de terre, les glissements de terrain, les avalanches et les inondations sont un risque plus grand en montagne (Ives, 1997). Au fil des siècles, les communautés montagnardes ont mis au point des stratégies dictées par leur culture, pour pouvoir survivre dans leurs écosystèmes souvent fragiles et sans pitié.

Cet article se concentre principalement sur un groupe de communautés montagnardes, les Aymaras des Andes péruviennes. Leur culture est celle des paysans de montagne, définie par Grôtzbach et Stadel (1997), qui vivent dans de hautes montagnes anciennes à relativement forte densité de population, et se conforment aux modèles de subsistance traditionnels, quasiment intacts. En ce sens, ils peuvent représenter une culture de montagne «typique», mais les auteurs se proposent d'étudier des phénomènes culturels spécifiques plutôt que de faire des généralisations à propos du grand groupe hétéroclite de montagnards. Ils établissent toutefois une comparaison avec des cultures de régions montagneuses d'Asie centrale - Himalaya-Karakorum-Hindü-Küsh, en raison des similitudes frappantes entre ces deux cultures. Ces deux populations sont peu nombreuses, par rapport aux normes mondiales: 26 millions dans les Andes et 33 millions dans l'Himalaya (Neustadtl, 1986). Toutefois, les deux zones ont été des centres culturels et des berceaux de civilisations antiques importants, et demeurent de solides bastions où survivent ces cultures, dans le monde global et uniformisé d'aujourd'hui.

LA VIE DE MONTAGNE TRADITIONNELLE: «UNE TERRE APPRIVOISÉE»

La culture traditionnelle aymara illustre les types de stratégies de survie qu'adoptent les peuples de montagne. Les Aymaras sont des agriculteurs et des éleveurs qui habitent l'Altiplano, bassin semi-aride entourant le lac Titicaca dans les Andes du sud du Pérou et de l'ouest de la Bolivie. Compte tenu du type de sols et des conditions climatiques de l'Altiplano, les ressources en énergie sont limitées et les conditions environnementales extrêmement variables d'une année sur l'autre. L'Altiplano s'étend entre deux chaînes de massifs des Andes. Son altitude est comprise entre 3 800 m au-dessus du niveau de la mer, près de la rive du lac, et plus de 4 100 m près des contreforts. Le sol meuble et spongieux absorbe rapidement l'humidité de surface. Les sols de l'Altiplano ont une teneur insuffisan-te en phosphore, en azote et en matière organique (Winterhalder, Larsen et Thomas, 1974). La plaine est pratiquement dépourvue d'arbres depuis des siècles, phénomène que certains chercheurs attribuent à la colonisation humaine (Gade, 1999).

Les villages aymaras de l'Altiplano se composent de huttes de terres éparses, à toits de tôle ou de chaume, séparées par de minuscules parcelles de terres cultivées et de pâturages. Sur leurs fermes de 5 à 20 ha, les familles vivent largement, grâce à une agriculture non irriguée, basée sur la main-d'œuvre, et à une gestion avisée de l'élevage. La plupart pratiquent une agriculture de subsistance, reposant sur quelques cultures vivrières de base - pommes de terre, quinoa (Chenopodium quinoa), une petite graine nutritive cultivée dans les Andes depuis au moins 5 000 ans, et orge - de petits troupeaux de moutons et de bovins et quelques cochons, poulets et les espèces andines de lamas, alpagas et cobayes. La sécheresse, les inondations, la grêle et le gel peuvent détruire les récoltes, de sorte que les familles et les communautés doivent être bien organisées et faire preuve d'initiative dans leur gestion de la production.

Equipe de travail aymara utilisant la technique de l'aporque pour creuser plus profond les sillons en suivant la pente des collines, entre les rangées de pommes de terre, de façon à maximiser l'apport en éléments nutritifs et en humidité

- P.F. BROWN

Après des siècles de tâtonnements, on a vu se dessiner des modèles de subsistance, une organisation sociale et une idéologie très originaux qui permettent à des peuples de montagne, comme les Aymaras et leurs homologues de l'Himalaya, de prospérer dans leurs environnements montagneux hostiles.

Les modèles de subsistance

Exploitation de multiples zones écologiques. Avant la conquête du Pérou par les Espagnols, les Aymaras vivaient dans plusieurs royaumes ou groupes de villes-Etats, autour du bassin du lac Titicaca. En plus de leurs terres de l'Altiplano, ils exploitaient beaucoup de vallées côtières du sud du Pérou, où ils cultivaient du maïs et des haricots (Martinez, 1961). Ils élevaient aussi de gros troupeaux de lamas et d'alpagas à des altitudes plus élevées où la production végétale était impossible. Ces troupeaux leur servaient de réserve alimentaire pour les années où le rendement agricole était faible (Murra, 1968). L'exploitation de trois milieux naturels différents - l'Altiplano, les montagnes et la côte - était une garantie contre les pénuries alimentaires, en cas de catastrophes écologiques dans l'une quelconque de ces zones. Ce processus d'adaptation, souvent appelé verticalité par les anthropologues (Murra, 1975), ou utilisation étagée des terres par les géographes, prévaut dans les systèmes agricoles traditionnels en usage dans les montagnes d'Asie et d'Amérique du Sud (Grôtzbach et Stadel, 1997). Aujourd'hui, les densités de population sont plus élevées, si bien que les communautés ont rarement accès à tous les «étages» de terres, mais la pratique se perpétue grâce aux liens commerciaux entre les hommes, aux relations de réciprocité avec la famille ou avec des communautés apparentées, dans les différentes zones écologiques.

Dispersion des exploitations agricoles et des cultures. L'Altiplano est constitué de divers microenvironnements - zones localisées discontinues, délimitées par des températures et des régimes de précipitations différents. Les Aymaras ont partiellement résolu ce problème par un système d'héritage qui fragmente les exploitations de chaque famille, chaque enfant héritant d'une partie des terres de ses deux parents. Les Sherpas ont un système de transmission des terres similaires, bien que seuls les hommes puissent hériter (Ortner, 1978). Grâce à ce système d'héritage, tous les types de terres représentés dans les exploitations d'une communauté sont distribués entre tous les ménages. Les ménages de chaque communauté possèdent plusieurs petites parcelles de terre réparties entre les différents microenvironnements. Ainsi, une seule famille peut cultiver jusqu'à 30 à 70 parcelles non contiguës. Pendant une année, une famille peut avoir une partie de sa récolte détruite par une inondation, mais comme elle possède aussi des parcelles situées dans un microenvironnement où il pleut moins ou qui est mieux drainé, une partie au moins de sa production sera épargnée. Ce système, qui ressemble en plus petit à celui de la verticalité, comporte l'utilisation de nombreux cultivars différents dans chaque microenvironnement, de manière à réduire encore le risque en maximisant la diversification. Ainsi, les centaines de types de pommes de terres évoqués par Argueda ne sont pas une exagération poétique. En effet, selon certaines sources, jusqu'à 200 variétés de pommes de terre seraient plantées dans un seul champ (Richardson, 1994).

Pratiques agricoles. Non contents de répartir les terres sur plusieurs microenvironnements, les Aymaras ont résolu les problèmes de l'irrégularité des pluies et des températures, par un système de culture suivant les pentes. Avant de semer les pommes de terre, qui restent les cultures les plus communes sur l'Altiplano, les champs sont labourés en suivant la pente et non pas parallèlement aux contours, comme on le fait généralement dans le monde occidental. La méthode consistant à «suivre la pente» permet un meilleur drainage des champs de pommes de terre, ce qui est fondamental car des pluies torrentielles sont toujours possibles. Les années sèches, les sillons aident à retenir l'humidité grâce à la technique de l'aporque (voir plus loin). Les herbes sauvages qui poussent dans les sillons contribuent à minimiser l'érosion et facilitent la transformation à l'état de pâturages, durant les années de jachère (Orlove, 1977).

Les Aymaras ont aussi une technique de modification des champs de pommes de terre qui permet de renforcer leur protection. Une fois que le champ a été planté et que les pommes de terre commencent à pousser, la charrue est passée sur les sillons et les matières terreuses sont amoncelées autour de la base de chaque plant. Ce procédé, dit aporque, a un certain nombre d'avantages: premièrement, la terre amoncelée autour du plant apporte un complément de nutriments là où ils sont le plus nécessaires; deuxièmement, la charrue approfondit le sillon entre chaque rangée de plants, ce qui garantit un bon drainage; troisièmement, les années sans pluie, les sillons profonds font office de minuscules réservoirs, en retenant toute l'eau disponible plus longtemps que ne le feraient les rangs; et quatrièmement, grâce à l'eau emmagasinée dans les sillons, la température de l'air reste plus égale autour des plants, ce qui les protège contre les gelées.

L'aporque est inspirée de la technique de surélévation des champs, pratiquée dans l'antiquité par l'Empire Tihuanaco (de 200 à 1000 de l'ère chrétienne); l'agriculture sur champs surélevés permettait de nourrir une ville de 50 000 âmes (Tihuanaco) dans le bassin aujourd'hui rural du Titicaca et un empire qui s'étendait jusque dans les hautes terres actuelles du Pérou, du Chili et de l'Argentine (Straughan, 1991). Ce système, apparenté à celui des cultures en terrasses, était fait d'une structure de banquettes et de cuvettes d'une largeur approximative de 3 à 4 m, et permettait d'obtenir un rendement sept fois plus élevé que ceux que l'on obtient aujourd'hui dans l'Altiplano, tout en protégeant les cultures et en régénérant les sols aussi bien. Cette technique, également héritée des anciennes civilisations aztèque et maya, est comparable à la technique de terrassement des pentes, couramment utilisée dans toutes les autres régions montagneuses du monde, pour ce qui est de l'intensité de main-d'œuvre, mais probablement supérieure, du point de vue de la protection des cultures et de la régénération des sols. L'agriculture en terrasses est également pratiquée sur les pentes plus abruptes des collines andines et remonte au moins à l'époque des Incas.

Elevage et ramassage des excréments animaux. Le ramassage systématique des excréments animaux, pour les utiliser comme engrais ou combustible, permet de remédier en partie à l'insuffisance des ressources énergétiques et à la mauvaise qualité des sols sur l'Altiplano et dans d'autres zones agricoles traditionnelles de montagne. Les Aymaras complètent cette pratique en faisant paître les animaux sur les terres en jachère, où leurs déjections sont une source de nutriments pour le sol. Les excréments des bovins, des ânes, des chevaux et des camélidés (américains et asiatiques) sèchent rapidement sous le climat aride et sont facilement ramassés par les femmes et les enfants se rendant au pré ou aux champs. Les excréments de moutons et d'autres animaux de cette taille sont laissés dans les champs en jachère ou dans les prairies de haute montagne pour fertiliser les sols. L'utilisation de fourrage récolté à basse altitude pour nourrir des animaux qui fertiliseront par la suite les hauts pâturages est un autre exemple de l'intégration fonctionnelle des différentes zones écologiques.

Préservation des aliments. Les paysans andins ont été les premiers à découvrir la méthode de préservation des aliments, par cryodessication. Chaque année au mois de juin, début de la période où la température nocturne descend régulièrement en dessous de zéro, les Aymaras étalent de petites pommes de terre sur le sol plat et les laissent geler toute la nuit. Durant les journées chaudes et sèches, les femmes âgées et les enfants piétinent les piles de pommes de terre, pour en exprimer l'humidité. Lorsque ce processus a été répété chaque jour pendant deux à trois semaines, les pommes de terre ont à peu près la taille d'une noix et leur peau commence à s'écailler. La peau restante est ensuite retirée en frottant les pommes de terre sur le sol avec les mains, à plusieurs reprises pendant environ une semaine. Ce processus sert aussi à éliminer toute trace d'humidité restante . Le produit final, dit chuño, est versé dans des sacs en tissé de laine de lama ou de poil d'alpaga, et entreposé dans la maison. Le chuño se conservera jusqu'à six ans sans se gâter. La plupart des familles cherchent à se constituer une réserve pour au moins trois ans, pour se prémunir contre d'éventuelles catastrophes naturelles qui détruiraient la quasi-totalité de leur récolte de pommes de terre. Le chuño a souvent permis aux populations de survivre pendant des périodes prolongées de sécheresse ou d'inondations.

Femmes aymaras contrôlant leur chuño, pommes de terre conservées par cryodessication, qui peuvent se garder pendant six ans et assurer la survie des populations pendant les périodes de sécheresse et d'inondation

- W.L. MITCHELL

Travailler ensemble: entraide et coopération

Tout au long de l'année, les travaux agricoles absorbent le temps et l'énergie de tous les membres de la famille, en montagne. Chacun participe, en particulier durant les périodes de pointe, qui sont celles des semis, du désherbage, des soins culturaux et de la récolte. La division du travail en fonction du sexe et de l'âge est très proche de celle pratiquée dans d'autres cultures du monde entier (Brown, 1970): les femmes prennent en charge toutes les tâches compatibles avec l'éducation des enfants et les corvées ménagères, à savoir la garde des troupeaux, le désherbage, la cuisine, le filage et le tissage. Les femmes aymaras prennent part à pratiquement tous les travaux agricoles, mais on dit qu'elles «aident» les hommes.

Les personnes âgées alourdissent la charge de travail de leurs enfants d'âge moyen ou de leurs fils et de leurs belles-filles. Il semble que les hommes renoncent plus complètement à leurs travaux (agricoles) que les femmes qui continuent à s'occuper des tâches ménagères quand elles sont grand-mères ou arrières grand-mères.

Les enfants aymaras commencent dès leur plus jeune âge à apporter une contribution économique à la vie familiale; la garde des troupeaux est confiée aussi bien aux garçons qu'aux filles

- P.F. BROWN

Les enfants aident les adultes du même sexe qu'eux, mais les filles, comme leurs mères, franchissent plus souvent la barrière des sexes. Par exemple, les garçons et les filles peuvent garder les moutons, puiser l'eau et battre le chuño, alors que les garçons aident rarement à faire la cuisine. Lorsque, à partir de 10 ans, les garçons commencent à aider leur père pour les labours, les semis, et le transport des lourds fardeaux des récol-tes, qui sont des tâches réservées aux hommes, on ne dit plus qu'ils aident, mais qu'ils travaillent. En revanche, quel que soit son âge, une femme est toujours considérée comme une auxiliaire agricole, qu'elle travaille aux côtés d'un homme ou à sa place. Les enfants commencent à travailler dès l'âge de six ou sept ans, et sont considérés comme des «bras supplémentaires», surtout s'ils ne vont pas à l'école.

Une femme dont tous les enfants vont à l'école est tellement surchargée de travail qu'elle tend à décourager la fréquentation scolaire de certains, en particulier des filles. Hewitt (1997) a noté ce comportement chez des femmes de Karakorum-Himalaya et constaté que les absences prolongées des hommes comme gardiens de troupeaux ou travailleurs rémunérés nuisaient à l'image des femmes, aussi bien physiquement qu'idéologiquement. C'est vrai également chez les Aymaras: les femmes savent plus rarement lire et écrire ou parler couramment l'espagnol, langue de la culture dominante en dehors de la communauté, de sorte que les hommes et la nation tout entière peuvent penser qu'elles sont arriérées, élémentaires et sous-développées. Néanmoins, le ménage est considéré comme le chacha-warmi, littéralement, l'homme-femme - l'union des efforts prescrits en fonction du sexe, pour le résultat recherché, qui est de perpétuer la vie de la famille dans un monde incertain.

Durant la morte-saison agricole, les hommes chefs de famille et les jeunes des deux sexes quittent fréquemment les villages aymaras pour de longues périodes, pour chercher un emploi rémunéré sur la côte péruvienne. Ces activités leur procureront le revenu monétaire dont ils ont besoin pour compléter leur production agricole qui, les bonnes années, peut être suffisante pour nourrir la plupart des familles, mais ne produit pas d'excé-dent vendable. De plus, la marge est trèsréduite, même avec l'ingénieux chuño La perte d'une récolte, ou même du travail d'un membre de la famille, à cause de la maladie, peut être dramatique pour une famille (Leatherman et al., 1986).

Comme partout dans le monde en développement, lorsque les hommes émigrent, les femmes doivent prendre en charge le travail des hommes absents, en plus du leur. Comme le commente Hewitt (1997) pour l'Himalaya, le fait que la tradition voue les femmes au foyer donne aux hommes la possibilité d'émigrer. De plus, l'agriculture de subsistance continue de la famille équivaut à une subvention qui maintient à un faible coût la main-d'œuvre temporaire salariée dans les zones agricoles de montagne.

Equipe de travail d'un clan aymara (famille élargie) battant le quinoa (chenopodium quinoa), une culture vivrière de base originaire des Andes

- P.F. BROWN

Les membres temporairement absents des familles reviennent souvent aider, durant les périodes les plus chargées de la campagne agricole, mais le noyau familial n'a toujours pas suffisamment de main-d'œuvre pour achever les travaux dans les délais imposés par le climat des Andes, et doit donc compter sur la famille élargie. Les membres de la famille élargie ont une obligation ferme et durable de prêter assistance en vertu d'un antique système andin de réciprocité du travail, connu sous le nom de ayni. L'ayni oblige les proches à s'entraider dans tous les cas où c'est nécessaire, et ceux qui reçoivent une assistance sont tenus de rendre la pareille, durant la même période. Les engagements de l'ayni sont si sévères que le non-remboursement d'une dette ayni - cas extrêmement rare - est considéré comme l'une des plus graves offenses qui puissent exister dans le pays.

Le propriétaire de la terre travaillée par des aides ayni est considéré comme le patron du travail; il est censé diriger les activités et établir le rythme du travail. Lui et sa femme doivent fournir aux travailleurs des repas consistants, des feuilles de coca et de l'alcool pour la journée. Si des enfants aident, ils reçoivent des sucreries.

Le système ayni fonctionne grâce à deux facteurs écologiques: la distribution inégale de la terre et des autres ressources entre les membres de la famille élargie, et la dispersion des exploitations sur plusieurs microenvironnements. En raison de la distribution inégale de la terre et des autres ressources, les familles qui possèdent plus de terres et qui, de ce fait, ont besoin de plus de main-d'œuvre, peuvent compter sur l'aide des familles riches en main-d'œuvre, mais pauvres en ressources. En échange, les familles plus pauvres reçoivent des ressources essentielles telles que semences, outils et animaux de trait, aux moments où elles en ont besoin. En raison de la dispersion des exploitations, le programme de travail est étalé de façon que toutes les familles n'aient pas besoin de main-d'œuvre supplémentaire au même moment. Ainsi, toutes les familles sont assurées de recevoir le complément de main-d'œuvre nécessaire, quand elles en ont le plus besoin.

Le système d'entraide des Sherpas, dit tsenga tsali, ressemble de façon frappante à l'ayni, à cela près que les obligations sont permanentes et se transmettent aux générations successives (Ortner, 1978). Les obligations du tsenga tali donnent à la production un caractère collectif malgré l'idéal Sherpa, qui prône l'indépendance de la famille nucléaire. Il ne fait aucun doute que le système d'héritage basé sur le morcellement des terres, que les Sherpa ont en commun avec les Aymara, donne lieu à la même subdivision écologique, pour la réciprocité du travail. Les fils ont parfois remédié au problème du morcellement des terres, en les remembrant grâce à la polyandrie adelphique (tous les frères partageant la même épouse), une pratique encore en usage aujourd'hui (Goldstein, 1987), bien que le Gouvernement népalais l'ait déclarée illégale.

Idéologie: «Je suis près des montagnes, nos maîtresses, les sommets des ancêtres»

L'Ayni et tout le système de travail aymara sont ancrés dans les antiques notions andines de dualisme et d'interdépendance, entre la terre et les populations, les hommes et les femmes, le ciel et la terre. Le patron du jour pourvoit aux besoins de ses ouvriers; les obligations sont comptabilisées et remboursées de manière rigoureuse. Les hommes servent leurs communautés en assumant des fonctions civiles ou religieuses, en assurant la promotion de festivals qui créent des obligations mutuelles entre les habitants. Les hommes et les femmes travaillent ensemble pour entretenir leurs familles. Même si des épisodes de violence familiale ou l'absence d'un homme rendent la vie d'une femme difficile, celle-ci rompra difficilement ce qu'elle considère comme l'équilibre nécessaire d'un ménage homme-femme. Dans ce monde, un engagement envers les valeurs de l'équilibre et de l'harmonie est nécessaire pour que ses habitants puissent prospérer. Lorsqu'un ménage ou un individu a des problèmes, tout le monde est susceptible d'être touché, en raison de l'interconnexion de la famille élargie, des sexes et des générations.

La terre aussi a besoin d'équilibre. La Terre nourricière doit être «payée» par des offrandes au moment de la récolte et durant les transitions de la vie. Pour l'honorer et perpétuer ses largesses, des cérémonies ont lieu, le plus souvent à l'aube, au sommet des collines, qui résonnent des allégories des «montagnes-maîtresses» d'Argueda. Les catastrophes naturelles font aussi partie de cet équilibre: la foudre, les tremblements de terre, les épidémies de peste, les cycles de malchance sont tous attribués à un déséquilibre du cosmos andin. La foudre par exemple, est un châtiment divin, envoyé par l'intermédiaire d'un esprit vengeur, Santiago, et dirigé par exemple sur une personne qui a manqué à ses devoirs de bon citoyen (Mitchell, 1993). («Dieu» et «Santiago» sont issus de l'antique théologie aymara et de l'imagerie espagnole et langés dans le catholicisme populaire.) D'autres catastrophes peuvent être attribuées à des esprits maléfiques locaux, si un individu empiète sur leurs domaines. Les chefs spirituels chamaniques qui célèbrent d'importantes cérémonies mêlent d'antiques croyances des montagnes, avec le catholicisme populaire des 500 dernières années pour mettre les populations en communication avec les esprits des «sommets des ancêtres».

CHANGEMENT ET MODERNISATION: «NOUS IGNORONS CE QU'IL ADVIENDRA»

Les Aymaras sont un peuple en transition, à cheval entre le monde moderne du travail salarié et les pratiques traditionnelles de l'ayni. Dans une des communautés étudiées par les auteurs à la fin des années 70, la moitié seulement des ménages comptaient sur l'ayni pour leurs besoins en main-d'œuvre agricole. A l'inverse, dans une communauté traditionnelle plus isolée, tous les ménages se tournaient vers l'ayni (Brown, 1987). Dans les communautés moins traditionnelles, où tant d'hommes et de jeunes étaient absents, les ménages ne se contentaient plus du système aymara traditionnel pour résoudre leurs problèmes de main-d'œuvre. Ils avaient par exemple recours à d'autres systèmes, comme le paylla (vivres-contre-travail), l'embauche de travailleurs journaliers et l'augmentation de la taille des familles. Lorsque les auteurs sont revenus dans la même communauté en 1984, le nombre de personnes ayant émigré vers la côte était encore plus élevé et les besoins en main-d'œuvre continuaient à changer. Même les obligations civiles et religieuses traditionnelles étaient en train d'évoluer en 1984 , les cargos (responsabilités) étant réparties entre un plus grand nombre de personnes qu'avant. Cette tendance à s'écarter des obligations civiles et religieuses traditionnelles, basées sur la hiérarchie, est notée dans de nombreuses communautés de montagne (Mitchell, 1991).

Cérémonie de sacrifice d'un mouton, sur le sommet d'une colline sacrée de l'Altiplano, en honneur de la terre nourricière, pour qu'elle perpétue ses largesses

- P.F. BROWN

Depuis 1980, les aléas sociaux, économiques et politiques du Pérou ont été parmi les plus extrêmes du monde (Dietz, 1998). Depuis 1984, le nombre de villageois qui ont quitté les campagnes pour chercher un emploi ou se protéger de la menace terroriste du Sentier lumineux. L'exode rural, jusque-là simple processus économique, s'est transformé en un véritable raz-de-marée de réfugiés fuyant les campagnes ravagées par la guerre (au moins 150 000 personnes déplacées en 1986) ( Mayer, 1994). Les troubles économiques étaient constants au Pérou dans les années 80 et 90. Un certain répit a été ressenti dans les campagnes à la fin des années 80, puis à nouveau au début des années 90, après la capture du chef du mouvement Sentier lumineux, mais avec la centralisation du Gouvernement péruvien, dans les années 90, les montagnards ont à nouveau été marginalisés (Klarén, 2000). Les agriculteurs de l'Altiplano ont la chance de pouvoir se rabattre sur leurs terres pour produire les aliments de base nécessaires à leur subsistance, mais l'émigration et les échanges réciproques de main-d'œuvre sont indispensables pour que les communautés puissent maintenir l'équilibre de la relation entre les hommes et les ressources. Le succès de la migration des travailleurs en quête d'emploi varie avec les fortunes du Pérou.

Au-delà du village et de la campagne environnante, le monde n'est plus aussi fiable, équitable ou prévisible. Comme les catastrophes naturelles qui infligent à l'improviste des châtiments divins, les salaires, les transports et les logements du monde moderne semblent fantasques. Si le principe de la réciprocité du travail continue à disparaître, les valeurs de l'équilibre entre les populations et entre les hommes et leur environnement survivront-elles au XXIsiècle? L'abandon progressif de la réciprocité et de l'équilibre des relations sociales marquera-t-il aussi l'avènement d'une gestion moins vigilante des écosystèmes de montagne fragiles qui ont fait vivre ces populations, des siècles durant? Les planificateurs des programmes de développement économique doivent être bien conscients du risque que comporterait la disparition de ces valeurs traditionnelles, pour le maintien d'une agriculture durable dans ces régions.

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