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1. Introduction


1.1. Nécessité et intérêt d’une approche écosystémique de la pêche

L’expression «approche écosystémique de la pêche» a été retenue dans les présentes directives pour traduire la fusion de deux modèles différents mais liés et dont on peut espérer qu’ils seront convergents. Le premier est celui de la gestion de l’écosystème, qui tend vers l’objectif de préserver la structure, la diversité et le fonctionnement des écosystèmes par des mesures de gestion portant sur les composantes biophysiques des écosystèmes (par exemple la mise en place de zones protégées). Le second est celui de la gestion des pêches, qui tend vers l’objectif de satisfaire les besoins de nourriture et de bienfaits économiques de la société et de l’homme par des mesures de gestion portant sur l’activité de pêche et les ressources ciblées.

Jusqu’à il y a peu, ces deux modèles tendaient à diverger vers des perspectives différentes, mais la notion de développement durable[1] tend à les faire converger vers une approche plus globale et plus équilibrée entre le bien-être humain et le bien-être écologique. L’approche écosystémique de la pêche est en fait la manière d’appliquer le développement durable à la pêche. Elle prend appui sur les pratiques actuelles de gestion des pêcheries et reconnaît plus explicitement l’interdépendance entre le bien-être humain et le bien-être écologique. Elle met l’accent sur la nécessité de maintenir en bon état ou d’améliorer les écosystèmes et la productivité afin que la production de la pêche soit maintenue ou accrue pour les générations actuelles et futures. Il est particulièrement intéressant de constater, dans les présentes directives, qu’en contribuant à faire converger les deux modèles, l’approche écosystémique contribuera à la mise en oeuvre de bon nombre des dispositions prévues par le Code de conduite de la FAO pour une pêche responsable.

La pêche vise normalement une ou plusieurs espèces qui fournissent de la nourriture pour les consommateurs et des revenus ou des moyens de subsistance pour les pêcheurs. Au cours des cinquante dernières années au moins, le modèle dominant de gestion de la pêche a consisté à préserver la base des ressources ciblées par divers contrôles des opérations et de la taille de la pêche. Dans la présente brochure, nous retiendrons l’expression «gestion axée sur les ressources ciblées» pour désigner ce modèle, en reconnaissant qu’il a été adopté principalement pour les pêcheries de moyenne ou grande échelle. Dans la plupart des pays en développement (avec quelques exceptions notables) et dans de nombreux pays développés, les activités de pêche artisanale multispécifique ne font guère l’objet d’autre intervention que le soutien au développement, ou bien elles s’appuient sur des systèmes de gestion plus traditionnels. L’expression «pratiques actuelles de gestion halieutique» se réfère à cette situation globale dans laquelle s’inscrit la gestion axée sur les ressources ciblées.

L’appauvrissement de nombreuses ressources dans le monde et la dégradation de nombreux écosystèmes marins sont des phénomènes bien décrits. Du fait que les pêches n’ont pas été gérées de manière à contribuer à un développement durable, leur impact sur l’économie des pays et les sociétés sera considérable dès à présent, et risque de le devenir plus encore à l’avenir et de le rester longtemps. Cette situation contribuera inévitablement à accroître la pauvreté et les inégalités et à réduire les possibilités pour tous les pêcheurs de gagner décemment leur vie. La mauvaise gestion prive de nombreuses régions et de nombreux États des avantages socioéconomiques potentiels de la pêche (qui emploierait aujourd’hui, selon les estimations, 12,5 millions de personnes et produirait un volume annuel d’échanges commerciaux internationaux d’environ 40 milliards de dollars EU). De 80 à 90 millions de personnes vivant pour la plupart dans les pays en développement trouvent dans le poisson leur seul apport quotidien de protéines. De nombreuses instances internationales ont reconnu la nécessité de réduire cette tendance alarmante à l’appauvrissement et à la dégradation, la dernière en date ayant été le Sommet mondial pour le développement durable (Johannesburg, 2002) qui s’est engagé à:

Maintenir ou rétablir les stocks à un niveau permettant d’obtenir un rendement maximal constant, le but étant d’atteindre d’urgence cet objectif pour les stocks épuisés, et si possible en 2015 au plus tard[2].

Améliorer l’approche utilisée dans la gestion des pêches est une nécessité évidente si l’on veut pouvoir en exploiter le potentiel socioéconomique. Il faut réduire les conflits d’intérêts entre les utilisateurs et la pêche doit être acceptée par la société comme une utilisation responsable du milieu marin.

1.2. Qu’entend-on par approche écosystémique de la pêche?

L’intérêt que suscite l’approche écosystémique de la pêche s’explique par:

Dans l’ensemble, la conscience accrue de l’importance des ressources et de l’état actuel des pêches (par exemple la généralisation de la surexploitation, le gaspillage économique et les dégâts provoqués sur les habitats) a engendré un sens des responsabilités approfondi et élargi.

Dans la pêche industrielle comme dans la pêche artisanale, les activités affectent d’autres composantes de l’écosystème dans lequel se déroule la pêche. Elles entraînent par exemple souvent la capture accessoire d’espèces non ciblées, la détérioration physique des habitats, des répercussions sur la chaîne alimentaire ou des modifications de la biodiversité. Dans le cadre du développement durable, la gestion responsable des pêches doit tenir compte des effets plus larges de la pêche sur l’écosystème dans son ensemble en tenant compte de la biodiversité. L’objectif est d’exploiter durablement l’ensemble du système, plutôt qu’une espèce ciblée.

La nécessité d’avoir une vue plus large des problèmes que pose la pêche pour l’environnement et l’écosystème a également été reconnue dans de nombreuses instances, et les principes de l’approche écosystémique et les attentes qu’elle suscite ont été abondamment décrits. Il peut certes s’avérer difficile d’appliquer tout de suite intégralement les principes convenus et les aspirations, mais le statu quo ne constitue pas une option acceptable compte tenu du fait que l’on connaît de mieux en mieux les écosystèmes et leur utilisation par la société. Il est possible de progresser dans l’application de l’approche écosystémique, quelle que soit l’approche actuellement retenue pour gérer divers types de pêche. Le présent document développe les avantages de l’approche et donne des directives concrètes pour apporter les changements nécessaires à la mise en place d’une approche systémique de la pêche de capture en mer.

Théoriquement, tous les aspects d’une pêche responsable telle qu’elle est définie dans le Code de conduite de la FAO pour une pêche responsable peuvent entrer dans le cadre d’une approche écosystémique. Toutefois, les présentes directives portent sur l’aménagement des pêcheries (article 7), en partie sur la recherche (article 12), sur l’intégration des pêches dans l’aménagement des zones côtières (article 10) et sur les besoins particuliers des pays en développement (article 5). Est également abordée, sans y être traitée exhaustivement, la nécessité d’empêcher la pollution par les activités de pêche et les conséquences pour la pêche des activités des pollueurs.

L’objet de l’approche écosystémique peut être déduit de nombreux instruments internationaux, rapports et publications scientifiques (voir ci-après l’étude des principes et des notions de base). D’une manière générale, l’approche écosystémique de la pêche a pour but de prévoir, de concevoir et de gérer la pêche d’une manière qui réponde aux besoins et désirs multiples des sociétés sans compromettre les possibilités pour les générations à venir de profiter de tout l’éventail des biens et des services que procure le milieu marin.

Pour atteindre ce but, l’approche écosystémique devrait traiter les composantes des écosystèmes d’une zone géographique donnée d’une manière plus globale que ne le fait actuellement l’approche orientée sur les espèces ciblées. Pour cela, il faudra répertorier les écosystèmes exploités (dans leur contexte géographique) et les reconnaître et les traiter comme des systèmes complexes. Il faudra aussi recenser les intérêts nombreux (et souvent contradictoires) dans la société qui sont liés à la pêche et au milieu marin. On arrive ainsi à la définition suivante: une approche écosystémique de la pêche s’efforce d’équilibrer divers objectifs de la société en tenant compte des connaissances et des incertitudes relatives aux composantes biotiques, abiotiques et humaines des écosystèmes et de leurs interactions, et en appliquant à la pêche une approche intégrée dans des limites écologiques valables.

L’approche écosystémique n’est pas incompatible avec les méthodes actuelles de gestion halieutique (telles que celles qui sont décrites dans les Directives pour l’aménagement des pêcheries, par exemple) et ne vise pas à s’y substituer, mais peut en être le prolongement. Appliquées de manière rigoureuse, les méthodes axées sur les ressources ciblées (mettant suffisamment l’accent sur le principe de précaution et l’attribution de droits) permettraient de commencer à résoudre certains des problèmes actuels de la pêche. Si elles avaient été appliquées avant, de nombreux problèmes que l’on rencontre actuellement dans les écosystèmes auraient pu être évités. Ainsi, concrètement, l’approche écosystémique devrait se développer, dans un avenir prévisible, dans le prolongement des pratiques actuelles de gestion halieutique.

1.2.1. Principes et notions de base

L’approche écosystémique fait appel à un certain nombre de notions de base souvent appelées «principes», qui ont été inscrites dans divers instruments ou conventions, et en particulier dans le Code de conduite pour une pêche responsable. Ces principes appuient généralement les objectifs d’orientation de haut niveau qui sont assignés à la gestion halieutique au niveau national ou régional. En bref (voir l’annexe 2 pour plus de détails), reconnaissant que la pêche a le pouvoir d’altérer la structure, la diversité biologique et la productivité du milieu marin et qu’il ne faut pas laisser les ressources naturelles tomber en dessous de leur niveau de productivité maximale, la gestion écosystémique devrait respecter les principes suivants:

1.3. Rendre l’approche écosystémique opérationnelle

Les principes sous-jacents de l’approche écosystémique font pratiquement l’unanimité, de même que leurs incidences sur la politique générale. Il existe par ailleurs un consensus dans les milieux universitaires et scientifiques, parmi les consultants en matière de pêche et dans de nombreuses organisations non gouvernementales (ONG) sur les éléments essentiels d’une approche écosystémique de la pêche. Toutefois, pour les appliquer, il faut transposer les principes en objectifs opérationnels et en mesures (voir l’encadré n° 1).

Encadré n° 1
Rendre l’approche écosystémique opérationnelle

Les accords et instruments internationaux existants et les travaux déjà accomplis au niveau national dans certains pays témoignent du vaste consensus qui existe sur la nécessité d’incorporer une approche écosystémique dans la gestion halieutique. Toutefois, pour que cette approche devienne opérationnelle, il faut «traduire» les principes sur lesquelles elle est fondée, dans un premier temps en objectifs d’orientation, puis en objectifs opérationnels qui puissent être atteints grâce à l’application de mesures de gestion. Sans cette traduction, l’approche écosystémique demeurera un concept important mais largement irréalisable.

Des principes aux objectifs d’orientation. Les principes servant de fondement à l’approche écosystémique englobent tout le spectre des considérations économiques, sociales et écologiques du développement durable. Un grand nombre des «caractéristiques» telles que la santé, l’intégrité, la capacité d’adaptation, les flux d’énergie d’un écosystème, par exemple, sont des notions relativement abstraites qui ne sont pas parfaitement comprises. Cependant, même dans l’état actuel de nos connaissances, il est possible de fixer des objectifs d’orientation de haut niveau tels que préserver la biodiversité, maintenir les habitats, protéger le fonctionnement des chaînes alimentaires importantes, et ainsi de suite.

Des objectifs d’orientation à la mise en application. Ces objectifs d’orientation de haut niveau doivent ensuite être subdivisés en questions spécifiques, chacune étant assortie d’un objectif opérationnel qui puisse être réalisé en appliquant une mesure de gestion. Les questions spécifiques doivent être définies à un niveau opérationnel concret pour les stocks, les habitats, les captures accessoires, les espèces protégées, les revenus et les aspirations sociales des pêcheurs, par exemple. Le schéma ci-dessous montre les étapes du processus à retenir pour faciliter la mise en application (pour plus de détails, voir le chapitre 4).

Les indicateurs et les mesures de l’efficacité définissent, pour chaque objectif opérationnel, le cadre du suivi, du réexamen et de l’évaluation de l’efficacité de la gestion, c’est-àdire du degré auquel elle permet d’atteindre l’objectif opérationnel et, de par le lien établi, l’objectif d’orientation de haut niveau.

Traduire les principes en objectifs d’orientation de haut niveau est relativement simple en termes de formulation et de définitions. Les objectifs d’orientation reflètent habituellement les principes fondamentaux définis dans la législation nationale, les accords régionaux et les accords internationaux de nature diverse (voir annexes 1 et 2). Il devrait par ailleurs y avoir un accord de la société sur la mesure dans laquelle il est acceptable pour la pêche et les autres utilisateurs de modifier ces «caractéristiques».

Traduire la politique en actions est une opération plus importante, mais c’est probablement l’étape la plus difficile dans la mise en oeuvre des principes. Au départ, tous les intéressés doivent reconnaître l’existence d’une hiérarchie[3] des problèmes et des objectifs, des indicateurs et des mesures de l’efficacité qui s’y rattachent. Sans cela, l’approche écosystémique restera une notion importante mais dénuée d’utilité réelle dans la gestion courante de la pêche.

Les présentes directives ont pour but de traduire les objectifs de la politique de haut niveau (objectifs d’orientation) en actions en:

Il n’est pas possible d’être normatif en ce qui concerne ces sous-problèmes, puisqu’ils diffèreront d’une pêche à une autre. Il est cependant important de prendre en considération tous les aspects économiques, sociaux et environnementaux de la pêche afin de ne pas oublier un problème ou un sous-problème important.

Les conseils ou les directives qui seront ensuite élaborés devront prendre en considération les différences entre pays développés et pays en développement ou types de juridiction, l’existence de manuels et de protocoles techniques (par exemple pour mettre au point des indicateurs), la formation de scientifiques et de responsables, etc. Le processus élaboré au chapitre 4, s’il est appliqué dans le contexte du pays ou de la juridiction concerné, fournira la méthode de mise en oeuvre de l’approche écosystémique.

1.4. Vers une gestion écosystémique de la pêche

Cette section abordera dans l’ordre les sujets traités dans les Directives pour l’aménagement des pêcheries en les examinant sous l’angle des limites des pratiques actuelles de gestion halieutique (appelées, dans la suite du texte, «pratiques actuelles de gestion»[4]) et de ce qu’il faudrait pour appliquer pleinement l’approche écosystémique, sachant que les pratiques actuelles de gestion restent fréquemment en deçà des exigences et des modèles de la gestion axée sur les ressources ciblées. Comme cela a été fait dans les Directives pour l’aménagement des pêcheries, il nous a paru utile de classer les différents aspects de l’approche écosystémique dans les catégories suivantes: i) le processus d’aménagement des pêcheries; ii) les concepts et les contraintes biologiques et environnementales; iii) les considérations d’ordre technologique; iv) les dimensions sociale et économique; v) les concepts et fonctions institutionnels; vi) les échelles de temps applicables au processus d’aménagement des pêcheries; et vii) l’approche de précaution. En raison de l’importance croissante que revêtent le poisson et la pêche pour les pays en développement, une catégorie supplémentaire a été ajoutée: viii) besoins spécifiques des pays en développement.

La principale limite de la plupart des pratiques de gestion actuelles est qu’elles ne parviennent pas à tenir réellement compte des interactions se produisant entre la pêche et les écosystèmes, ni du fait que ces deux composantes sont naturellement dotées d’une variabilité à long terme et souffrent d’activités extractives et polluantes autres que la pêche.

1.4.1. Le processus d’aménagement des pêcheries

Les pratiques actuelles de gestion consistant à planifier, fixer des objectifs, appliquer des stratégies et des mesures pour atteindre les objectifs et à suivre et évaluer les résultats, si elle atteignent un niveau d’exigence satisfaisant, resteront une bonne base pour la mise en oeuvre de l’approche écosystémique. Toutefois, compte tenu des intérêts socioéconomiques des parties intéressées définis plus largement dans le cadre de cette approche, il faudra, pour la fixation des objectifs socioéconomiques, tenir davantage compte que l’on ne le fait à présent des valeurs et contraintes écologiques. La base des parties intéressées devra être élargie, la participation renforcée et les liens améliorés entre la gestion des pêcheries et l’aménagement des côtes et des océans et la gestion intégrées des zones côtières (voir le chapitre 4).

1.4.2. Concepts et contraintes biologiques et environnementales

La pêche marine de capture agit sur l’environnement de manière directe (en prélevant des espèces ciblées ou non, en modifiant l’habitat) et indirecte (en modifiant les interactions biologiques). De même, les modifications de l’environnement (climat, pratiques agricoles et pollution) agissent sur la pêche.

La gestion axée sur les ressources ciblées part du principe que la productivité du milieu marin et le niveau de prélèvement de toute espèce ciblée ont des limites. Elle peut faire référence à des espèces non ciblées, à des espèces associées et à des espèces dépendantes mais, en général, elle ne tient pas suffisamment compte des effets directs et indirects possibles de la pêche sur la dynamique de l’écosystème, des conditions nécessaires pour en maintenir la productivité, ou de l’existence d’autres valeurs et usages pour la société. Cette approche est souvent fondée sur une unité de gestion (par exemple l’espèce, les engins, la juridiction) qui ne tient guère compte de la structure de l’écosystème ou des limites dans lesquelles il fonctionne.

La gestion écosystémique part du même principe de finitude que la première. Elle reconnaît que nous ne sommes pas suffisamment en mesure de prédire le comportement de l’écosystème, et accepte l’idée que tous les écosystèmes ont des limites qui, lorsqu’elles sont franchies, peuvent entraîner des modifications radicales, voire irréversibles de l’écosystème. Le maintien de la diversité biologique est considéré comme ayant une importance capitale pour le fonctionnement des écosystèmes et la productivité de la pêche, tout en offrant de la souplesse pour des utilisations futures. Les pratiques de gestion actuelles tendent à ne pas accorder une place suffisante au fait que de nombreuses composantes sont intrinsèquement liées à l’intérieur du système dans un flux complexe de matériaux, d’énergie et d’information.

Les tentatives pour définir l’écosystème ont été nombreuses. Le principe fondamental est que les écosystèmes font un tout dans une hiérarchie d’organisations biologiques dans lesquelles le tout intégré est plus que la somme des parties (par exemples cellules, organismes, écosystèmes et biosphère), et qu’il comprennent des végétaux et animaux vivants (y compris l’homme) et des structures non vivantes ou abiotiques. Ils peuvent être définis à de multiples échelles, par exemple du rocher sur un récif à tout un océan. Ils peuvent donc se chevaucher ou être inclus l’un dans l’autre. Ils sont généralement définis dans l’espace (c’est-à-dire qu’ils sont suffisamment différents des zones adjacentes pour être reconnus comme entité fonctionnelle), mais la plupart d’entre eux n’ont pas de limites fixes, surtout dans le milieu marin, et ils échangent de la matière et des informations avec les écosystèmes voisins. Cependant, pour pouvoir appliquer une gestion écosystémique de la pêche au niveau opérationnel, il faut déterminer les «frontières», et cette délimitation peut s’opérer par un consensus raisonnable à partir des objectifs proposés de l’approche écosystémique (voir la section 4.1).

1.4.3. Considérations d’ordre technologique

L’approche écosystémique cherche à prendre appui sur les mesures classiques de gestion halieutique, qui consistent à réglementer la mortalité par des contrôles des moyens de production, des contrôles de la production et des mesures techniques (y compris des mesures spatiales), en élargissant cette approche pour lui adjoindre d’autres mesures consistant par exemple à modifier les populations par le repeuplement ou la réduction des populations, lorsque ces mesures sont indiquées et efficaces. De même, la remise en état des habitats et des ZMP devra être considérée dans la perspective à la fois de faciliter l’activité de pêche ou de développer les populations d’espèces ciblées et de protéger la biodiversité en conférant à l’ensemble du système des avantages plus larges (voir le chapitre 3).

La modification des engins tels que ceux qui sont utilisés pour prendre de manière sélective l’espèce ciblée en réduisant au minimum les captures accessoires, y compris celles d’espèces protégées, par exemple les dispositifs anti-tortues et les dispositifs de réduction des captures accessoires prendront une importance croissante à mesure de l’élargissement des objectifs écologiques dans le contexte de la gestion écosystémique. Les effets de certains engins et méthodes de pêche sur les habitats pélagiques (biotiques ou abiotiques) peuvent avoir des conséquences sur l’écosystème. Cependant, ces conséquences restent mal connues et il faudra poursuivre la recherche pour connaître tous les effets des différents engins. Dans le cas des engins dont on sait qu’ils ont des effets graves, il peut s’avérer nécessaire d’imposer des restrictions, et de nouvelles technologies permettant d’atténuer les effets néfastes devront être mises au point.

L’exercice de la pêche peut aussi avoir d’autres effets néfastes sur l’environnement, comme la poursuite des captures par les engins perdus, appelée «pêche fantôme», l’émission de gaz d’échappement contenant des substances dangereuses dans l’atmosphère et la pollution par les hydrocarbures, les détritus et les issues de poisson. Minimiser ces effets imposera de trouver d’autres techniques rentables et d’autres pratiques de pêche et de réussir leur mise en place.

De nombreux écosystèmes, particulièrement ceux des eaux côtières, subissent les effets non seulement de la pêche, mais également d’autres utilisateurs, parmi lesquels les activités terrestres d’amont. Dans ces cas, c’est aux autorités autres que celles de la pêche qu’il incombe de prendre la plupart des mesures de portée générale. Les responsables de la pêche devront se montrer entreprenants de manière à ce que les autorités concernées reconnaissent les pêcheries comme un acteur important dans ces écosystèmes.

1.4.4. Dimensions économique et sociale

La gestion actuelle des pêches ne s’intéresse souvent qu’à un nombre limité d’objectifs sociétaux pour que la pêche soit source d’avantages économiques et sociaux. L’approche écosystémique ayant pour but principal de réaliser un développement durable, sa mise en place passe par la reconnaissance des avantages économiques, sociaux et culturels plus larges que peuvent procurer les ressources halieutiques et les écosystèmes dans lesquelles elles se présentent. Pour bien connaître tout l’éventail des avantages possibles, il faut commencer par identifier les divers usages et utilisateurs directs ou indirects de ces ressources et écosystèmes. Nombre de ces avantages se prêtent à des évaluations quantitatives, mais d’autres non et leur valeur ne peut se décrire qu’en termes qualitatifs. Des techniques de prise de décisions à critères multiples peuvent être appliquées pour créer des indices agrégés comportant à la fois des considérations écologiques, économiques et socioculturelles quantitatives et qualitatives.

L’évaluation quantitative des biens et services des écosystèmes marins peut avoir pour base la notion de valeur économique totale (c’est-à-dire la valeur d’utilisation et de non utilisation). De nombreux biens et services des écosystèmes ne sont pas commercialisés et doivent donc être évalués par des moyens autres que les prix du marché. Les évaluations de ce type ont suscité la création de nombreuses méthodes (voir annexe 3), mais elles posent des difficultés particulières lorsqu’il s’agit de mesurer les valeurs de non utilisation, surtout les valeurs présentes ou futures (potentielles) de ressources qui dépendent exclusivement du maintien de ces ressources et n’ont aucun rapport avec leur utilisation (par exemple la conservation de certaines espèces menacées). La pondération accordée aux valeurs d’utilisation et de non utilisation par différents groupes, au sein d’un même pays mais aussi d’un pays à un autre, peut donner lieu à des divergences de vues sur le point de savoir s’il faut modifier certaines pratiques de pêche ou les faire cesser complètement.

Le fait de prendre en considération un éventail plus large de biens et de services de l’écosystème oblige à faire davantage de concessions entre différentes utilisations, non utilisations et groupes d’utilisateurs. Étant donné la nature plus complexe de l’approche écosystémique et les possibilités réduites de prévoir l’évolution des flux à venir de biens et de services des écosystèmes, il faut explicitement tenir compte des incertitudes et des risques dans l’évaluation. Les considérations relatives à l’écosystème ont longtemps fait partie des perspectives de pêche de nombreuses communautés pratiquant la pêche traditionnelle dans différentes parties du monde. En revanche, la surcapacité, la surexploitation et les pratiques destructrices s’observent aussi dans de nombreuses pêches artisanales.

L’approche écosystémique fournit un cadre dans lequel les pratiques traditionnelles de la pêche peuvent être reconnues et renforcées pour résoudre certaines de ces problèmes. Elle est mieux à même que les méthodes axées sur les ressources ciblées de redresser les effets des pratiques destructrices, de la dégradation des habitats et de la pollution, et d’utiliser les connaissances écologiques traditionnelles sur les poissons et leurs habitats. Elle doit cependant tenir compte du fait que la vie, les moyens de subsistance et la sécurité alimentaire des communautés pratiquant la petite pêche ou la pêche artisanale dépendent de cette activité.

1.4.5. Concepts et fonctions institutionnels

L’application d’une approche écosystémique entraînera, entre autres choses, un élargissement des groupes de parties intéressées et un développement des liens entre secteurs, ce qui peut avoir des répercussions sensibles sur la structure et les processus institutionnels, en termes soit de création de structures nouvelles, soit de renforcement de la coopération institutionnelle existante. Le partage des responsabilités au sein des gouvernements et les divergences de priorités entre différents secteurs économiques constituent des obstacles qu’il faudra surmonter pour appliquer une approche écosystémique de la pêche. L’efficacité de celleci dépendra d’une meilleure coordination institutionnelle (par exemple entre ministères) qui nécessitera de clarifier les rôles et les responsabilités, d’améliorer la coordination et l’intégration au sein des gouvernements et avec les autres usagers et, pour tous les groupes intéressés, de mieux assumer leurs responsabilités. Il faudra accorder une importance accrue à la planification à des niveaux géographiques multiples, avec la participation de tous les groupes intéressés, ce qui nécessitera de renforcer la collaboration et de partager l’information. Il ne faut pas sous-estimer l’ampleur de cette tâche et, pour qu’elle réussisse, il faut que les retombées bénéfiques de cette approche soient universellement acceptées.

Bien souvent, la pêche est dirigée, de nos jours, par un organisme agissant dans le cadre d’une législation étroite et d’objectifs portant exclusivement sur la capture de l’espèce ciblée, sans qu’il soit tenu dûment compte des autres utilisateurs ou usages de la zone de pêche, ni de ses effets sur l’écosystème. Il pourrait être nécessaire de modifier de nombreuses lois et réglementations pour y incorporer une approche écosystémique. Les unités de gestion pourraient devoir être redéfinies sur le plan géographique ou, à tout le moins, coordonnées dans un processus de planification à plus grande échelle. La nécessité s’imposera plus encore dans le cas de frontières naturelles ou opérationnelles à cheval sur des juridictions différentes ou relevant de plans de gestion différents, ou lorsque les effets indirects de la pêche se manifestent ailleurs.

Dans la plupart des pays, l’approche écosystémique nécessitera un développement des capacités considérable, en vue notamment d’améliorer la connaissance des structures et des fonctions des écosystèmes, de former les responsables de la gestion et de la réglementation à opérer des choix beaucoup plus complexes, à résoudre des différends plus variés, à manier des droits et des réglementations plus nombreux. La mobilisation et la sollicitation des institutions existantes devraient permettre d’y parvenir, au moins en partie.

1.4.6. Échelles de temps

Les Directives pour l’aménagement des pêcheries distinguent trois échelles de temps applicables directement au processus de gestion halieutique: un cycle politique de cinq ans environ, un cycle de 3 à 5 ans correspondant à la planification et à la stratégie d’aménagement et un cycle plus court de mise en oeuvre de l’aménagement et de bilan au niveau opérationnel, normalement effectué chaque année. Ces trois échelles s’appliqueront aussi à l’approche écosystémique, bien que la coordination que nécessite cette approche soit susceptible de ralentir la progression dans certains domaines plus complexes. Des échelles de temps plus longues devront être envisagées s’agissant de questions telles que le changement climatique ou le bien-être des générations futures.

1.4.7. Approche de précaution

L’approche de précaution prend encore plus d’importance avec l’approche écosystémique parce que l’on s’attend à ce que l’incertitude qui l’accompagne soit beaucoup plus grande que dans le cas d’une gestion axée sur les ressources ciblées. L’application du principe énoncé dans les Directives techniques de la FAO relatives à l’approche de précaution appliquée aux pêches de capture et aux introductions d’espèces, à savoir que «en cas de risque de dommages graves irréversibles, l’absence de certitude scientifique absolue ne doit pas servir de prétexte pour remettre à plus tard l’adoption de mesures effectives visant à prévenir la dégradation de l’environnement”[5], devrait conduire à prendre des mesures de gestion prudente jusqu’à ce que l’on connaisse mieux les structures et les fonctions des écosystèmes. Dans le cadre de l’approche écosystémique, comme l’indique la publication mentionnée, le principe concerne beaucoup plus que la simple dégradation de l’environnement et s’applique à tout effet indésirable (d’ordre écologique, social ou économique); il devrait aussi être appliqué à tous les stades du processus de gestion.

1.4.8. Besoins spécifiques des pays en développement

La difficulté de mettre en oeuvre une meilleure gestion des pêches sollicite fortement les systèmes et les capacités nationales dans la plupart des pays, et particulièrement dans les pays en développement. La mise en place d’une gestion écosystémique pourrait représenter une charge supplémentaire importante, et peser extrêmement lourdement sur la pêche artisanale, les difficultés et le coût du passage à une gestion effective pouvant, dans le cas de cette pêche, dépasser les capacités existantes et les bienfaits économiques à court terme qu’elle pourrait en retirer. Des problèmes particuliers pourront se rencontrer dans des régions où la pauvreté est très répandue, où il n’existe guère d’autres possibilités que la pêche et où les systèmes traditionnels se sont défaits. Dans ces situations, les nécessités économiques à court terme, que ce soit au niveau national ou local, peuvent être trop prenantes pour que l’on puisse sérieusement envisager des changements, même lorsque l’on en entrevoit les avantages à long terme.

Les problèmes particuliers auxquels sont confrontés les pays en développement pour l’application du Code de conduite et de l’approche écosystémique et l’aide que la communauté internationale peut leur fournir ont déjà été reconnus dans des instruments internationaux importants. Il est notamment dit, à l’article 5 (Besoins particuliers des pays en développement) du Code de conduite, que:

Pour atteindre les objectifs du Code et faciliter sa mise en oeuvre effective, les États, les organisations internationales pertinentes, tant gouvernementales que non gouvernementales, et les institutions financières devraient pleinement reconnaître la situation et les besoins particuliers des pays en développement, plus spécifiquement des petits pays insulaires et des pays les moins avancés. Les États, les organisations internationales pertinentes, tant gouvernementales que non gouvernementales, et les institutions financières devraient s’efforcer d’adopter des mesures répondant aux besoins des pays en développement, spécialement dans les domaines de l’assistance financière et technique, du transfert des techniques, de la formation et de la coopération scientifique et renforçant leurs possibilités de valoriser leurs propres pêcheries, ainsi que de participer aux pêcheries de haute mer, y compris l’accès à ces pêcheries. (paragraphe 5.2)

Le paragraphe 30 c du Plan d’application du Sommet mondial pour le développement durable attirait l’attention sur l’article 5 du Code de conduite, et la Déclaration de Reykjavik disait ceci:

Nous sommes déterminés à renforcer la coopération internationale pour aider les pays en développement à incorporer les considérations relatives à l’écosystème dans la gestion des pêches et, en particulier, pour améliorer leurs connaissances par le biais de l’enseignement et de la formation aux fins de la collecte et du traitement des données biologiques, océanographiques, écologiques et halieutiques nécessaires pour concevoir, mettre en oeuvre et améliorer leurs stratégies de gestion.

Il conviendra de veiller particulièrement à ce que ces conditions soient remplies si l’on veut que l’ensemble des pays en développement puissent progresser dans la mise en oeuvre du nombre toujours plus grand d’accords et d’instruments sur la pêche et les ressources halieutiques, étant donné que ces pays sont en même temps aux prises avec des problèmes socioéconomiques de base pressants tels que la sécurité alimentaire, la santé et l’accès aux autres nécessités élémentaires.

Pour mobiliser davantage de ressources nationales, il ne faut négliger aucune possibilité de faire mieux connaître l’approche écosystémique et d’en faciliter l’emploi chaque fois que les circonstances s’y prêtent. Pour justifier l’utilisation des ressources financières publiques, l’accent doit être mis sur les nombreux avantages que l’approche est susceptible de procurer, pas seulement pour le secteur de la pêche. Il faut aussi souligner qu’une amélioration de la gestion peut être une source de gains importants, pour solliciter l’appui des institutions financières internationales.

Pour faciliter la mise en place d’une gestion écosystémique dans les pays en développement, il faudra résoudre les problèmes suivants:

Les institutions financières internationales devraient adopter des mesures pour aider les pays en développement à remettre en état et à gérer leurs pêcheries de manière à faciliter l’accès des communautés côtières pauvres à la sécurité alimentaire et à des moyens de subsistance. La priorité doit être donnée aux pays les moins avancés en déficit vivrier.


[1] «Développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre les possibilités des générations futures de satisfaire leurs propres besoins». Rapport Brundtland «Notre avenir à tous», Commission mondiale sur l’environnement et le développement, 1987.
[2] Rapport du Sommet mondial sur le développement durable, Johannesburg, Afrique du Sud, 26 août-4 septembre 2002, chapitre 1.2, Plan d’application du Sommet mondial pour le développement durable (www.Johannesburgsummit.org).
[3] Dans les Directives de la FAO concernant la mise au point d’indicateurs pour le développement durable des pêcheries marines, le terme utilisé pour désigner les problèmes est celui de «critères». FAO, Division des ressources halieutiques, Indicateurs pour le développement durable des pêcheries marines, Directives techniques de la FAO pour une pêche responsable, n° 8, 1999, 78 p.
[4] Il a été tenu compte de la grande diversité des pratiques actuelles, dont certaines se rapprochent plus que d’autres d’une gestion écosystémique, et dont la gestion axée sur les ressources ciblées constitue un sous-ensemble.
[5] Conférence des Nations Unies sur l’environnement et le développement; principe par ailleurs développé dans le contexte de la pêche dans L’approche de précaution appliquée aux pêches de capture et aux introductions d’espèces, FAO, Directives techniques pour une pêche responsable, n° 2.

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