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2.3 Aménagement des pêches et surpêche


Jusqu’au milieu du XXe siècle l’existence d’une offre adéquate de ressources naturelles était considérée comme allant de soi. En dépit de quelques exemples d’aménagement des stocks de poissons, la pérennité des ressources halieutiques était généralement admise. Or, ce point de vue était profondément ancré, puisqu’il remontait au moins à l’affirmation suivante de T.H. Huxley formulée en 1884 à l’occasion d’un débat: «les pêches de morue... et vraisemblablement toutes les grandes pêches maritimes sont inépuisables; autrement dit, aucune de nos actions ne sauraient réduire dangereusement le nombre de poissons»[91]. Ce point de vue certes contesté à l’époque, a néanmoins été largement entendu pendant des décennies, au point de connaître apparemment un regain de vigueur au fur et à mesure de l’augmentation des captures mondiales globales de poisson tout au long des années 1950 et 1960[92]. Par ailleurs, la croissance économique mondiale, du moins dans les pays développés avait connu une brutale accélération depuis la fin de la seconde guerre mondiale. Or, l’utilisation des ressources naturelles s’est poursuivie au même rythme.

Des mises en garde se faisaient néanmoins entendre en ce qui concerne les pêches. Dans la période qui a suivi la Deuxième Guerre mondiale, les captures commerciales augmentaient régulièrement et les flottes hauturières récoltaient des quantités de poisson de plus en plus importantes[93]. En 1954, Scott Gordon avait expliqué, par une analyse économique le niveau généralement faible du revenu des pêcheurs. D’après son explication, la réglementation des pêches était nécessaire pour limiter les captures et permettrait ainsi un accroissement du revenu des pêcheurs[94]. En dépit de la thèse avancée l’année suivante par Anthony Scott selon laquelle une certaine forme de privatisation des pêches océaniques pouvait s’avérer nécessaire[95]. Il y eut, après un certain temps, une série d’initiatives visant à restreindre les pêches au moyen de la réglementation et non par la privatisation. Initialement, la limitation de l’accès aux pêches a paru la solution évidente. Une fois constaté l’échec de cette façon de limiter l’effort, ou lorsque pour des raisons politiques elle s’est avérée impossible à mettre en œuvre, la solution évidente suivante a consisté à limiter les captures. Au niveau international, par exemple, la Commission internationale pour les pêches de l’Atlantique nord-ouest a institué pour la première fois en 1972 des contingents nationaux pour les pêches commerciales relevant de sa juridiction. Or, il est apparu rapidement que cette approche ne réussirait pas à protéger les stocks de poissons puisque certains pays défendant leur point de vue dans des instances internationales n’étaient guère susceptibles d’accepter de limiter notablement leurs propres activités de pêche. De plus, même en supposant la possibilité d’un accord de définition de limites imposées, les instances internationales n’avaient pas les moyens de surveiller correctement l’application des accords[96]. La Troisième Conférence des Nations Unies sur le droit de la mer a été organisée au début des années 1970 afin d’instituer un régime juridique des océans, destiné «à promouvoir les utilisations pacifiques des mers et des océans, l’utilisation équitable et judicieuse de leurs ressources, la conservation de leurs ressources vivantes, et l’étude, la protection et la préservation de l’environnement marin»[97]. La première réunion de la Conférence sur des questions de fond, qui s’est tenue à Caracas (Venezuela) en 1974, a envisagé des moyens de protéger les stocks de poissons exploités par la pêche commerciale. Presque immédiatement, un accord s’est dégagé sur une question essentielle à laquelle la Conférence était confrontée: les états côtiers auraient-ils l’autorisation d’étendre à 200 milles nautiques de leur littoral la limite de leur zone de pêche[98]? Les états côtiers détenteurs d’une compétence exclusive devaient alors être dotés de pouvoirs de coercition adéquats.

Malheureusement, la solution «évidente» n’a pas répondu à toutes les attentes et en l’occurrence, n’a pas fonctionné. Rétrospectivement, l’extension à 200 milles de la zone de pêche était manifestement une condition préalable nécessaire à la protection des stocks de poissons, mais pas suffisante. A cet égard, il y avait au moins deux raisons: premièrement aucune protection n’était en place au-delà de la limite des 200 milles. A l’époque de la Conférence des Nations Unies, cela ne semblait pas constituer un problème sérieux, puisque la quasi-totalité des activités de pêche commerciale, sauf pour certaines espèces de grands migrateurs tels que les thons, étaient pratiquées en-deçà de cette limite. Or, cette situation a brutalement changé. Des excès sont apparus à l’échelle mondiale dans des eaux relativement peu profondes, hors des zones nationales exclusives: le nez et la queue des grands bancs de Terre-Neuve ou la partie centrale des mers de Béring (baptisée «doughnut hole» par les Américains), de Barents (ou «loophole») et d’Okhotsk (ou «peanut hole»). Dans ces zones, des flottilles étrangères ont continué à exercer des activités de pêche dans une large mesure non réglementées. Les flottilles hauturières exilées des zones de pêche traditionnelles, prospectèrent alors les zones restantes des océans, où elles pourraient continuer à opérer et où les ressources seraient encore abondantes. Au début des années 1990, les stocks de poissons diminuaient de toute évidence et les flottilles hauturières en étaient considérées comme au moins partiellement responsables. Alors qu’une nouvelle session de la Conférence des Nations Unies sur les stocks chevauchants et les stocks de poissons grands migrateurs était sur le point de commercer, l’incident qui se produisit précipita les choses et contribua probablement à amener la Conférence à une issue fructueuse.

En février 1995, l’Organisation des pêches de l’Atlantique nord-ouest (OPANO), l’organisme international responsable de la surveillance des pêches au-delà de la limite nationale des 200 milles dans l’Atlantique nord-ouest a fixé pour la première fois des contingents de capture du flétan du Groenland, pêche jusqu’alors non réglementée. L’Union européenne, dont la demande avait été rejetée à la majorité des voix, lança un appel en faveur de l’attribution d’un quota plus important. Pendant la durée de validité de la demande en appel, en vertu des règles de l’OPANO, le quota initial est suspendu pour une période limitée. L’Union européenne fixe alors son propre quota de pêche du flétan du Groenland à un niveau six fois plus élevé que celui de l’OPANO.

Dès lors, les conditions d’une confrontation était réunies. Les Canadiens reçurent de leur Gouvernement l’interdiction de pêcher le flétan du Groenland au-delà des 200 milles, leur propre contingent de pêche à l’intérieur de la zone étant réduit. Sous la pression de ses pêcheurs de l’Atlantique, le Canada a alors insisté pour que l’Union Européenne accepte un moratoire de 60 jours sur la pêche au flétan du Groenland, délai qui devait permettre vraisemblablement de prendre une décision concernant l’appel en instance. Suite au refus de l’Union européenne, le Canada envoya en mars une flottille de pêche armée, chargée d’arraisonner l’Estai, un chalutier espagnol qui opérait au large de Terre-Neuve. Bien que l’opinion mondiale fut partagée au sujet de cette initiative, le fait même que l’opinion soit divisée et que l’initiative du Canada bénéficie dans certains milieux d’un soutien international, a conduit à penser que le moment était venu de chercher une solution aux problèmes de la pêche hauturière.[99]

La Conférence des Nations Unies sur les stocks chevauchants et les stocks de poissons grands migrateurs se réunissait depuis 1993; sous la pression des évènements du moment les participants étaient néanmoins sur le point de parvenir à un accord lors de la reprise de la Conférence à la fin du mois de mars 1995: de fait, un accord a été conclu au début du mois d’août. Une fois l’accord dûment ratifié, le problème de la pêche pratiquement non réglementée des flottilles hauturières au-delà de la zone des 500 miles devait vraisemblablement être résolu. Le traité est entré en vigueur à la fin de 2001[100]. Seul le temps nous en révèlera l’efficacité.

L’extension de la zone de pêche exclusive a posé un deuxième problème encore plus important. Les états côtiers ont estimé qu’il était pratiquement impossible de limiter adéquatement les activités de pêche de leurs propres ressortissants.

Suite à la promulgation du Magnuson Act de 1976, les Etats-Unis adoptèrent une politique d’américanisation consistant à favoriser le remplacement des flottilles étrangères qui opéraient traditionnellement à l’intérieur de la limite des 200 milles, tout d’abord par des navires étrangers opérant dans le cadre de co-entreprises conclues entre des entreprises américaines et étrangères, puis, au fur et à mesure de la disponibilité de navires américains, par des navires battant pavillon américain. Un système élaboré de gestion a alors été mis en place pour définir et appliquer des programmes d’aménagement des pêches qui devaient limiter les captures à des niveaux d’exploitation durables. Bien que les responsables soient animés des meilleures intentions, les flottilles de pêche des Etats-Unis se caractérisaient par une surcapitalisation[101] dont les effets se manifestèrent rapidement. En 1999 par exemple, un tiers des stocks de poisson exploités commercialement dans les eaux des Etats-Unis et dont la situation était parfaitement connue, étaient recensés comme faisant l’objet d’une surpêche[102]. Ainsi, la surcapacité et la surpêche que les plans d’aménagement des pêches devaient précisément éliminer n’avaient aucunement disparu et s’étaient même aggravées.

Pour ne citer qu’un autre exemple, lorsque le Gouvernement canadien annonça en juin 1976 qu’il adopterait au premier jour de la nouvelle année la limite des 200 milles de la zone de pêche exclusive, nul ne contestait que les flottilles étrangères se livraient à une surpêche des stocks canadiens, que ces flottilles devaient en grande partie être évincées et enfin, que les pêches canadiennes devaient faire l’objet d’un aménagement progressif sur une période suffisamment longue pour permettre la reconstitution des stocks et ultérieurement la poursuite d’une activité de pêche durable[103]. Encore une fois, les choses ne se déroulèrent pas comme prévu. Il se produisit par exemple le surdéveloppement de la flotte de pêche terre-neuvienne dont il a été question plus haut[104]. L’effort de pêche devint tel qu’en juillet 1992 il a fallu interdire aux opérateurs commerciaux l’accès à la pêche de la morue du Nord[105]. Les années suivantes, la fermeture de la pêche de la morue du Nord a été étendue aux pêcheurs sportifs et aux pêcheurs de subsistance, tandis que de nombreuses autres pêches de poisson de fond des eaux de l’est du Canada faisaient l’objet d’une décision analogue[106].

Nous avons cité simplement deux exemples, mais nombre de pêches commerciales partout dans le monde ont été confrontées à des difficultés similaires. D’après la FAO, au niveau mondial, au moins un quart de l’ensemble des stocks de poissons exploités commercialement étaient surexploités, épuisés ou en voie de reconstitution suite à leur épuisement[107]. Les captures de la morue de l’Atlantique pour citer l’un des cas les plus importants et les plus graves, sont tombées de 4 millions de tonnes en 1968 à un peu plus de 1 million de tonnes en 1993[108]. La tendance à la baisse sur un quart de siècle est manifeste. Des baisses analogues concernant d’autres grandes espèces commerciales ont été attestées par la FAO[109].


[91] Cité dans Smith, Scaling Fisheries... op. cit., 53.
[92] Pour Weber, op. cit., xxii, cette attitude était prédominante aux Etats-Unis jusque dans le courant des années 1990. En ce qui concerne l’évolution des pêches commerciales mondiales pendant la deuxième moitié du XXe siècle, voir R.J.R. Grainger et S.M. Garcia, Chronicles of Marine Fishery Landings (1950-1994): Trend Analysis and Fisheries Potential, Rome: FAO Document technique sur les pêches n°359 (1996), 4.
[93] Par exemple, la pêcherie de morue du Nord de Terre-Neuve s’est caractérisée pendant un siècle par des captures inférieures à 300 000 tonnes par an. Puis, au cours de la seule année 1968, les flottilles hauturières étrangères ont capturé 660 000 tonnes de morue du Nord, tandis que les captures des navires canadiens étaient seulement de 123 000 tonnes, soit un total de 783 000 tonnes. Compte tenu de ce niveau extraordinairement élevé, la chute observée ultérieurement des captures de morue du Nord, a pu difficilement être expliquée autrement que par des variations cycliques normales et non du fait de la surpêche. Au demeurant on impute volontiers par erreur à des subventions particulières les diminutions observées dans la population de poisson. Ainsi, Porter a cité à titre de scénario catastrophe des pêches, l’exemple des subventions canadiennes qui ont globalement accru la capacité des flottes de pêche de 1954 à 1968, conduisant ainsi à une surcapitalisation et à une surpêche. Quant à la principale espèce des eaux atlantiques de l’Est du Canada, la morue du Nord, il semble peu vraisemblable, compte tenu du rapport des captures étrangères et nationales, que les subventions canadiennes aient contribué notablement à la baisse du stock de poisson, alors que les subventions étrangères ont sans doute joué un rôle majeur. Or, l’exemple des subventions accordées initialement par les Canadiens a été cité à nouveau par Porter et répété par d’autres. De fait, les subventions canadiennes pourraient avoir décimé le stock de morue du Nord, suite à la décision de 1976 d’étendre à la limite des 200 milles la zone de pêche du Canada, mais pas auparavant. Voir G. Porter, Fisheries Subsidies, Overfishing and Trade, Genève: Programme des Nations Unies pour l’environnement (1998), 42-43; G. Porter, Fisheries Subsidies and Overfishing: Towards a Structured Discussion, Genève: Programme des Nations Unies pour l’Environnement (2002), 12; et F.A. Khatun, D. Bhattacharya et M. Rahman, Environmental Impact of Trade Liberalization and Trade-related Policies on the Marine Fisheries Sector in Bangladesh. Dhaka: Centre for Policy Dialogue (2002), 7. En ce qui concerne la période postérieure à l’extension de la zone de pêche, voir Schrank «Extended Fisheries Jurisdiction...», op. cit. Les données historiques figurent dans L. Harris, independant Review of the State of the Northerne Cod Stock, Ottawa: Pêches et océans Canada (1990). Le chiffre de 1968 figure dans le Bulletin statistique de la Commission internationale pour les pêches atlantiques du nord-ouest (mars 1970), 18. Weber op. cit. 64. décrit une expérience analogue concernant la zone maritime au large de la Nouvelle-Angleterre.
[94] H.S. Gordon, «The Economic Theory of a Common Property resource: The Fishery», Journal of Political Economy, LXII (1954), pages 124-142.
[95] A.D. Scott, «The Fishery: The Objectives of Sole Ownership,» Journal of Political Economy, LLXIII, (1955), 116-124.
[96] L.S. Parson, Management of Marine Fisheries in Canada, Ottawa: Conseil national de recherches du Canada (1993) 112, 239, 242.
[97] Le droit de la mer: Convention des Nations Unies sur le droit de la mer avec index et compte-rendu final de la Troisième Conférence des Nations Unies sur le droit de la mer, New York: Nations Unies, 1983.1.
[98] Ibid.,191. L’accord de Caracas de 1974 sur la limite des 200 milles est examiné dans Parsons, op. cit., 237-238.
[99] Un examen plus détaillé de l’incident de l’Estai figure dans W.E. Schrank, «The Grand Banks «Turbot War» of 1995» EEZ Technology, I; (1997), 9-14. Voir également la communication de B. Atkinson sur le site web: http://whale.wheelock.edu/archives/whalenet95/0084.htm (30 juillet, 2002).
[100] Voir le site web: http://untreaty.un.org/English/TreatyEvent2002/index.htm 21 juillet 2002.
[101] Voir Weber, From Abundance..., op. cit. 75-78, 155, 177-181.
[102] Our Living Resources: Report on the Status of U.S. Living Marine Resources, 1999, Washington, D.C. National Marine Fisheries Service, (1999), 15.
[103] New York Times, (5 juin, 1976), 5.
[104] Voir Schrank, «Extended Fisheries Jurisdiction..» op.cit., 290-291.
[105] Ministère des pêches et des océans du Canada, News Release, NR-HQ-92-58E, (2 juillet 1992).
[106] The Express (St Jean Terre-Neuve) (22 décembre 1993); The Evening Telegram (St Jean, Terre-Neuve) (31 janvier 1994).
[107] La situation des pêches et de l’aquaculture dans le monde 2000, Rome: FAO, (2000), 10
[108] La situation des pêches et de l’aquaculture dans le monde, Rome: FAO (1995), 12
[109] C. Stamatopoulos, Trends in Catches and Landings: Atlantic Fisheries 1970-1991, Rome: FAO, (1993).

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