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Héritages forestiers, changement climatique, régimes de perturbation altérés, espèces envahissantes et ressources en eau

T. Stohlgren, C. Jarnevich et S. Kumar

Thomas Stohlgren est chef de sous-division et Catherine Jarnevich est écologiste et travaille au Fort Collins Science Center of the United States Geological Survey, Fort Collins, Colorado, États-Unis.
Sunil Kumar
est scientifique et travaille au Natural Resource Ecology Laboratory de la Colorado State University, Fort Collins, Colorado, États-Unis.

Le changement climatique est l’un des nombreux facteurs qui influencent l’hydrologie forestière.

Le climat est un important facteur qui détermine la répartition des espèces forestières, et le taux de croissance et la structure des forêts. Il peut donc exercer des effets sensibles sur l’hydrologie des forêts de montagne, en particulier sur la quantité d’eau disponible en aval. Cependant, de nombreux autres facteurs influencent la biomasse forestière et l’hydrologie de montagne, et les effets du changement climatique ne peuvent être évalués indépendamment des utilisations foncières précédentes (à savoir, les héritages forestiers), des régimes de perturbation altérés (fréquence des incendies, infestations d’insectes, inondations) et des espèces envahissantes. Sur la base d’une recherche menée au Colorado, États-Unis, le présent article examine les nombreux facteurs dont il faut tenir compte pour prédire les changements de disponibilité de l’eau.

HÉRITAGES FORESTIERS

Rares sont les paysages actuels aux États-Unis qui ont échappé à l’influence des activités humaines: exploitation forestière, exploitation minière, agriculture, pâturage des animaux domestiques, élimination des grands carnivores, incendies d’origine humaine et/ou pollution. De nombreux paysages continuent à faire l’objet de changements causés par des utilisations humaines, alors que d’autres retournent à leur état naturel (figure 1). La qualité et la quantité de l’eau disponible en aval sont susceptibles d’être influencées par des changements de la composition, de la structure, du couvert et de la biomasse forestiers dus à des utilisations foncières précédentes et à d’autres perturbations, tels les incendies de forêts. C’est ainsi que de nombreux bassins versants dans les montagnes Rocheuses du Colorado ont été dégradés par l’exploitation forestière, l’exploitation minière et des feux d’origine humaine croissants entre 1850 et 1900 (Veblen et Lorenz, 1991). Le débit des cours d’eau s’est probablement accru à la suite de ces perturbations, restant élevé pendant que les forêts se régénéraient. Le débit d’eau actuel pourrait vraisemblablement diminuer en raison de l’interception croissante de la neige par un couvert forestier en expansion et l’utilisation accrue d’eau par la forêt. Le changement climatique, qui a caractérisé la fin du vingtième siècle, doit être évalué sur la toile de fond des héritages de la forêt et du paysage.

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Photographie répétée d’un bassin versant subalpin au Colorado, États-Unis
T. Veblen, University of Colorado, Boulder

CHANGEMENT CLIMATIQUE ET DÉBIT D’EAU

Le changement climatique n’est pas un phénomène inconnu pour les bassins versants de montagne (Pielou, 1991). En effet, en amont du bassin fluvial du Colorado aux États-Unis, la température moyenne annuelle a crû sensiblement depuis la fin du petit âge glaciaire (vers 1850). Comme il ressort de la figure 2 (haut), la température moyenne a augmenté de 1°C depuis les calculs systématiques commencés en 1895. Ces dernières années, le réchauffement a été encore plus sensible; accéléré par les activités humaines, le rythme du changement a été extrêmement rapide dans certains endroits. Aux stations météorologiques situées dans les bassins versants du tiers occidental du Colorado, les précipitations ont baissé légèrement mais pas de manière significative sur la même période, diminuant en moyenne de moins de 3 pour cent (figure 2, centre). La variation annuelle de la température et des précipitations a été considérable (figure 2, bas), oscillant sporadiquement entre des années chaudes et sèches et des années froides et humides, ou entre des années chaudes et humides et des années froides et sèches avec beaucoup d’années dans chaque quart. (La moyenne à long terme est indiquée au centre du diagramme.) Les espèces forestières végétales et animales dans le bassin versant ont été soumises à des fluctuations de la température moyenne de près de 5°C et à un écart de 30 pour cent des précipitations annuelles depuis le début de la collecte de données sur le climat.

De nombreuses espèces forestières végétales et animales longévives ont persisté malgré ces fluctuations annuelles du climat; de fait, leur adaptabilité à des variations climatiques à long terme pourrait s’être accrue. Toutefois, les fluctuations annuelles pourraient avoir des effets moins marqués sur la structure des forêts que des événements extrêmes comme les sécheresses de plusieurs années ou des années successives d’hivers plus doux que la moyenne, qui exacerbent les grandes infestations d’insectes forestiers. C’est pourquoi des scénarios climatiques rares peuvent avoir des effets à longue échéance sur la structure et la biomasse forestières et, plus tard, sur les débits d’aval.

Le débit d’eau influence le rythme et la fourniture de l’eau en aval destinée aux usages agricoles et domestiques. Une analyse de trois bassins versants de montagne au Colorado ne révèle aucune tendance significative du débit d’eau mais une variation annuelle élevée (figure 3). D’autres enquêtes ont montré la tendance à une fonte des neiges et des débits de pointe plus précoces dans plusieurs bassins versants de l’ouest des États-Unis, sous des conditions climatiques présentes et prévues (Leung et al., 2003; Stewart, Cayan et Dettinger, 2004, 2005). Les écoulements d’averse et les pluies, outre les chutes de neige, pourraient se produire plus fréquemment quand la température augmente. Cependant, les sécheresses durant plusieurs années pourraient s’avérer encore plus nocives. Il est probable que beaucoup de systèmes d’adduction d’eau mis au point sous des conditions climatiques plus humides dans le passé soient inadaptés à des sécheresses exceptionnelles. Les grandes sécheresses, comme celle qui a sévi dans le cours inférieur du Colorado au milieu des années 1100 et qui aurait duré 60 ans ou davantage (Meko et al., 2007), devraient retenir l’attention des planificateurs de l’eau d’aujourd’hui.

Le débit d’eau dépend, dans une très large mesure, de la quantité de précipitations, du moment de leur apparition et de leur forme. D’une manière générale, la neige subsiste dans le bassin versant plus longtemps que la pluie. L’emmagasinage et la perte d’eau souterraine et l’alimentation de la nappe aquifère exercent aussi une influence sur le débit d’eau. Parmi d’autres facteurs importants, figurent la périodicité et la succession d’années humides et sèches par rapport à l’alimentation de la nappe et aux systèmes d’adduction d’eau (réseaux d’irrigation, canaux, barrages, par exemple) qui neutralisent les conséquences des sécheresses.

Il est indubitable que le changement climatique futur nuira à l’approvisionnement en eau – les fluctuations du climat l’ont toujours fait. Cependant, cette influence est étroitement liée aux héritages des forêts et du paysage, aux régimes de perturbation altérés et aux plantes, insectes et agents pathogènes envahissants.

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Température à long terme (haut), précipitations (centre) et fluctuation annuelle (bas) dans le bassin du Colorado

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Données sur le débit d’eau annuel pour trois bassins versants de montagne au Colorado (débit, m3 par seconde)

RÉGIMES DE PERTURBATION ALTÉRÉS

L’homme a provoqué des changements dans maints systèmes naturels en altérant les régimes de perturbation du passé comme la fréquence, l’intensité et le modèle des incendies et des infestations d’insectes. De même, la maîtrise des crues à l’aide de barrages, réservoirs et canaux a un effet évident sur les modèles de débit dans de nombreux bassins versants. La suppression des incendies a entraîné une forte réduction de leur nombre chaque année aux États-Unis (figure 4, haut), alors que la superficie de chaque incendie serait croissante (figure 4, bas). L’exploitation forestière à grande échelle et les très grands incendies de la première moitié du vingtième siècle ont altéré de nombreux bassins versants boisés dans les montagnes Rocheuses du Colorado, comme il ressort de centaines de photographies répétées (Veblen et Lorenz, 1991). Le recrû forestier dense et équienne qui y a fait suite a, indubitablement, accru l’homogénéité des forêts et la quantité de combustibles susceptibles de s’enflammer présente aujourd’hui dans certaines zones.

Les infestations d’insectes et d’agents pathogènes indigènes sont périodiques et peuvent dévaster localement la structure et la biomasse forestières, nuisant ainsi aux disponibilités en eau. De grandes infestations de scolytes ont endommagé plusieurs millions d’hectares de forêts aux États-Unis ces dernières années. Les forêts défoliées pourraient se comporter de la même manière que les forêts incendiées, mais l’effet de la défoliation n’est pas toujours aussi étendu ou continu dans de nombreuses zones. S’il est vrai que la coévolution d’espèces forestières indigènes avec des insectes et pathogènes indigènes confère une certaine résistance à l’écosystème, les forêts indigènes sont en plus prises d’assaut actuellement par des ravageurs envahissants non indigènes contre lesquels les défenses naturelles sont limitées.

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Statistiques sur les incendies de forêts des États-Unis, 1960-2006

ESPÈCES ENVAHISSANTES

Les ravageurs et agents pathogènes forestiers envahissants non indigènes augmentent considérablement la pression sur les bassins versants, et peuvent décimer de vastes étendues de forêt intacte. Parmi les exemples notoires de ravageurs, dont quelques-uns ont été introduits aux États-Unis récemment, figurent les responsables des maladies fongiques ou apparentées comme la mort soudaine des chênes (causée par Phytophthora ramorum) (figure 5), la brûlure du châtaigner (causée par Cryphonectria parasitica), la graphiose de l’orme (causée par Ophiostoma spp. et propagée par le scolyte de l’orme, Scolytus multistriatus) et la rouille vésiculaire du pin blanc (causée par Cronartium ribicola); ainsi que des insectes nuisibles comme la spongieuse (Lymantria dispar) et la sésie émeraude du frêne (Agrilus planipennis). La rouille vésiculaire du pin blanc, par exemple, a provoqué la mort de plus de 90 pour cent de certains peuplements forestiers subalpins dans le Glacier National Park, Montana. Du fait que les espèces forestières indigènes n’ont pas évolué parallèlement aux ravageurs, leurs défenses naturelles pourraient être limitées.

D’autres espèces envahissantes non indigènes nocives peuvent nuire indirectement à la structure de la forêt. Les lombrics envahissants aux États-Unis sont en train de changer la structure du sol et le cycle nutritif. Des graminées et arbustes non indigènes, dont les graines sont souvent disséminées par les oiseaux, peuvent altérer les masses de combustible dans les forêts et, par là même, les régimes naturels des incendies.

Certaines espèces envahissantes influencent directement ou indirectement la qualité et la quantité de l’eau des rivières. C’est ainsi que la renouée japonaise (Fallopia japonica), dont les racines sont moins profondes que celles des espèces ripicoles indigènes, peut compromettre la qualité de l’eau en augmentant les charges sédimentaires en suspension et la turbidité (Talmage et Kiviat, 2002). Une diatomée d’eau douce, Didymosphenia geminata, altère les conditions physiques et biologiques des cours d’eau et pourrait nuire indirectement à la qualité de leur eau en formant des masses ou des efflorescences qui dégradent l’habitat des poissons, suffoquent les plantes et les invertébrés submergés et réduisent le débit d’eau tout en épuisant l’oxygène dissous (Spaulding et Elwell, 2007).

Les effets cumulés des plantes, insectes et agents pathogènes envahissants non indigènes pourraient endommager la structure et la biomasse forestières, ainsi que la disponibilité d’eau en aval. L’augmentation du commerce, de la circulation des marchandises et des transports à long parcours pourrait aggraver ultérieurement le problème. Les inspecteurs chargés de la lutte contre les ravageurs forestiers en découvrent chaque année de nouveaux.

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Carte de la qualité potentielle de l’habitat pour la répartition de Phytophthora ramorum, l’agent pathogène qui cause la mort soudaine du chêne dans l’ouest des États-Unis, préparée en utilisant la technique de modélisation de la distribution entropique maximale

Forêt typique touchée par la mort soudaine du chêne, Californie, États-Unis
University of California, Davis, courtesy of the National Science Foundation

UNE APPROCHE INTÉGRÉE

Une approche intégrée s’impose pour quantifier et comprendre les effets de multiples facteurs sur la quantité, le rythme et la qualité des débits d’aval des bassins versants de montagne. Certains enquêteurs ont tenté d’isoler les effets du changement climatique récent sur les régimes de perturbation (Westerling et al., 2006, par exemple), mais des interventions plus ciblées et intégrées et une perspective à plus longue échéance pourraient être justifiées. L’héritage du paysage peut influencer directement la fréquence et l’envergure des incendies et l’apparition d’agents pathogènes envahissants qui aggravent le problème (figure 6). Les plantes, insectes et agents pathogènes forestiers envahissants peuvent, à leur tour, altérer directement le régime de perturbation (les graminées envahissantes, par exemple, qui influencent la fréquence des incendies ou la rouille vésiculaire du pin blanc qui tue directement les arbres). Les changements et les fluctuations climatiques se répercutent directement sur les précipitations (moment, quantité et forme) et le stockage de l’eau, ou compromettent indirectement la disponibilité en eau en agissant sur la composition des espèces et l’apparition d’agents pathogènes ou de ravageurs indigènes et non indigènes, ou le régime de perturbation (la fréquence et l’intensité des incendies ou des infestations d’insectes indigènes). La constance des changements d’affectation des terres et d’utilisation des ressources vient s’ajouter à l’héritage en évolution permanente du paysage (Stohlgren et al., 1998). Une approche intégrée et une surveillance attentive de nombreux facteurs qui interagissent pourraient s’avérer le seul moyen de quantifier et de prédire l’ensemble des changements auxquels font face maints bassins versants de montagne.

Pour mettre au point une science de la prévision, les gestionnaires de l’eau ont encore un long chemin à parcourir. Malgré les tendances générales analysées plus haut, les prévisions propres au site et les modèles de débit d’eau ont souvent induit en erreur les scientifiques. En 2002, par exemple, les précipitations à Denver, Colorado, étaient inférieures à la moyenne, et les journaux ont prédit à l’époque une sécheresse continue et un faible écoulement de l’eau destinée à l’approvisionnement de la ville. Cependant, les années suivantes (jusqu’à la fin de 2007) ont connu un écoulement beaucoup plus élevé, voire au-dessus de la moyenne, malgré que les tendances régionales eussent laissé prévoir des températures plus chaudes (Denver Water, 2007). Il importe que les scientifiques puissent formuler, à l’avenir, des prévisions exactes des débits d’eau des mois ou des saisons à l’avance.

Une approche intégrée, qui évalue la situation actuelle et les tendances passées, pourrait s’associer à une modélisation spatiale et temporelle visant à créer des scénarios probables du changement futur de la structure des forêts et des disponibilités en eau. Une bonne capacité de «prévision écosystémique» en est le secret: combiner les techniques du système d’information géographique (SIG) et les scénarios climatiques et d’utilisation foncière, tout en évitant ou en minimisant les effets des espèces envahissantes nuisibles.

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Facteurs multiples influençant la quantité, le moment du débit et la qualité de l’eau à l’aval de bassins versants de montagne

Bibliographie

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