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Les prévisions en matière de politique forestière

EGON GLESINGER

Allocution prononcée au Palazzo Vecchio de Florence devant l'Académie italienne des sciences forestières, lé 16 février 1963, à l'occasion de l'inauguration de l'année universitaire.

Allocution du Directeur de la Division des forêts et des produits forestiers

L'ASSEMBLÉE GÉNÉRALE des Nations Unies a décidé, en décembre 1961, par une résolution adoptée à l'unanimité, de considérer la période 1961-70 comme la «décennie du développement». La résolution précise que cette qualification implique la décision prise par tous les Etats Membres de coopérer pour que, à la fin de la période, l'augmentation moyenne du revenu national ne soit pas inférieure à 5 % par an.

En ce qui concerne l'Europe, cette résolution d'une portée mondiale, destinée en premier lieu aux régions insuffisamment développées, a pour parallèle une décision de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), adoptée peu de temps après la création de cet organisme, d'orienter les politiques économiques des gouvernements membres de façon à obtenir en 1970 un produit national brut supérieur de 50 % à celui de 1960. Cela suppose un taux d'accroissement annuel moyen d'un peu plus de 4 % et il a été admis que cela s'appliquait à l'Amérique du Nord aussi bien qu'à l'ensemble de l'Europe occidentale.

Un des aspects les plus remarquables de ces deux déclarations solennelles est sans aucun doute le fait que les principaux gouvernements du monde occidental considèrent maintenant que la détermination d'objectifs quantitatifs est un des éléments de base de leur politique économique. C'est une innovation importante. Alors que l'U.R.S.S. et les autres pays socialistes de l'Europe orientale ont longtemps pratiqué une planification systématique, on a eu pour habitude, en Europe occidentale et en Amérique du Nord, de considérer que l'établissement de plans d'ensemble n'était pas compatible avec les principes même d'une économie de libre entreprise. Cela a maintenant changé, puisque l'adoption d'objectifs quantitatifs entraîne, sous une forme ou sous une autre, l'élaboration d'un plan permettant de les atteindre. En outre, il est certain que la fixation d'un chiffre global pour le revenu national ou pour l'ensemble de la production d'un pays n'a guère de sens si on ne précise pas la plupart de leurs éléments constitutifs, par exemple la production des principales industries, de l'agriculture, la consommation de certaines denrées essentielles, la structure et l'ampleur du commerce extérieur ou des investissements, etc.

C'est ici qu'il y a lieu de faire une distinction importante entre les «économies libres» de l'Europe occidentale et les économies socialistes planifiées. Dans ces dernières les «plans quinquennaux» ont pour but de fixer, de façon détaillée, combien de maisons devront être construites et à quel endroit, combien chaque usine devra produire d'acier, combien on édifiera de fabriques nouvelles. Ces chiffres du plan sont transformés, le cas échéant, en objectifs obligatoires par la loi. En Europe occidentale et en Amérique du Nord, on n'a pas élaboré de programmes aussi détaillés. Mais les gouvernements et les industriels ont essayé d'estimer la consommation et la production pour des périodes de 5, 10 ou même 20 ans, de façon à déterminer si l'offre correspondra suffisamment à la demande, et à prévoir les mesures propres à ajuster la production aux besoins prospectifs.

Ces estimations faites à l'avance sont appelées projections. Le mot «projection» a été choisi pour bien faire comprendre qu'il ne s'agit nullement de prophéties. Ce sont tout simplement des conclusions logiques basées sur des faits antérieurs bien connus et sur des suppositions établies de façon explicite concernant les développements futurs. Si, par exemple, on suppose qu'en 1970 l'Italie aura 1 million de familles de plus qu'actuellement, et que, à cette époque, le revenu du peuple italien sera de 50 % supérieur à celui d'aujourd'hui, il est possible d'indiquer le nombre de logements neufs qui seront nécessaires. (:Jet énoncé explicite des hypothèses de base est, bien entendu essentiel. Car si, en 1970, le revenu national est inférieur à ce que l'on suppose, la demande de logements sera plus faible. Pourtant la prévision faite reste utile, car elle donne un ordre de grandeur dont on a besoin pour décider de l'importance des investissements et de bien d'autres choses. D'autre part, une fois mis en lumière le rapport entre les hypothèses et leurs effets, il est assez facile de reviser, en augmentation ou en diminution, la projection du nombre de logements, donc d'améliorer ainsi graduellement la précision de l'estimation que l'on a faite.

Avec l'adoption d'objectifs officiels pour l'expansion économique, le système des projections pénètre progressivement tous les secteurs de l'économie européenne. L'idée est assez nouvelle - si nouvelle que j'ai éprouvé quelques difficultés à trouver un mot italien généralement accepté qui corresponde au mot anglais «projection» lorsque j'ai préparé cette conférence. Mais il ne fait aucun doute que dans le monde moderne ce concept est devenu presque indispensable.

On en vient :inévitablement à la question comment se fait-il que la nécessité des projections ne se soit pas fait sentir plus tôt? A mon avis, l'importance croissante qu'on leur attache est due à l'évolution combinée de trois éléments. En premier lieu, les grands progrès enregistrés depuis la guerre dans les techniques d'information statistique. En second lieu, une meilleure connaissance des relations entre les divers ordres de grandeur économiques, grâce aux: progrès réalisés en comptabilité sociale. Ces deux éléments ont évidemment progressé de pair. L'amélioration des statistiques a approfondi et précisé notre connaissance des mécanismes économiques. Cette connaissance a permis de nouvelles améliorations des statistiques disponibles pour les analyses. Le troisième élément, qui est dans une certaine mesure à la base des deux autres, réside dans le fait que les économistes et les hommes d'Etat, ont dû abandonner leur souci de stabilité et d'équilibre pour s'occuper de plus en plus des problèmes d'expansion.

Il aurait été presque impossible, il y a 30 ans, de déterminer des objectifs d'expansion, car la plupart des pays d'Europe ne connaissaient même pas l'ordre de grandeur de leur revenu ou de leur production nationale. Pour ce qui est de l'expansion, il n'est peut être pas inutile de rappeler que la production de l'industrie européenne (le seul élément important pour lequel on dispose de statistiques) a augmenté en gros de 25 % dans la dernière décennie d'avant-guerre, mais que le chiffre correspondant pour la période 1950-60 est d'environ 85 %.

La plupart des pays espèrent faire au moins aussi bien de 1950 à 1960, période que l'on considérera peut-être un jour comme celle des «objectifs» et des «projections».

J'en arrive enfin aux questions forestières. L'acceptation générale de la méthode des projections rend obligatoire son application en ce domaine, car il s'agit d'un secteur très important de l'économie européenne. Je suis certain que personne dans cet auditoire n'a le sentiment opposée, qu'il aime ou non cette méthode. Je suis particulièrement satisfait d'avoir l'occasion d'examiner aujourd'hui l'incidence des projections sur la politique forestière, car les questions forestières européens offrent une illustration presque parfaite de l'un des avantages les plus significatifs que l'on puisse tirer de la méthode. Elles mettent en relief les tendances dangereuses et les inadaptations futures qui nécessitent des remèdes immédiats et des prises de position au niveau le plus élevé. Cet exemple nous aidera aussi à saisir la différence fondamentale qui existe entre les prédictions et les projections. En découvrant, grâce aux projections, ce qui pourrait se produire si l'on permettait aux politiques et aux tendances actuelles de suivre leur cours, les gouvernements et les industriels européens seront contraints de veiller à ce que l'évolution prenne une autre direction. De cette façon, on peut s'attendre - et on le souhaite - que l'avenir sera, de bien des façons, différent des projections que nous faisons aujourd'hui.

Il est assez heureux que nous possédions aujourd'hui, en ce qui concerne les forêts européennes, un ensemble assez solide de données et de statistiques, qui nous permet non seulement de prévoir l'avenir, mais aussi de déceler les réussites et les erreurs des exercices précédents.

Il existe à Genève, depuis 1947, un Comité européen du bois, assisté d'un Secrétariat mixte FAO/CEE. Il collabore étroitement avec la Commission des forêts pour l'Europe. C'est en 1951, c'est-à-dire au moment où la reconstruction s'achevait, que la FAO et la Commission économique pour l'Europe (CEE) ont décidé de procéder à une étude sur l'évolution et les perspectives de la consommation. de la production et du commerce du bois en Europe, de façon à, savoir si les gouvernements et les industriels devaient s'attendre à une baisse brutale ou continuer leur politique d'expansion et d'investissements. Cette étude, publiée en 1953, après trois années de travail, avait pour base les projections de La demande de bois pour 1960, en supposant que la production globale de l'Europe serait alors supérieure de 50 % à ce qu'elle était en 1950

Les projections furent établies pour les produits finis. Elles ont révelé des divergences assez frappantes. Pour donner quelques exemples" nous avions trouvé que les besoins de bois pour la construction devaient augmenter de 23 % entre 1950 et 1960, mais que les bois et papiers pour l'emballage, en équivalent de bois rond, devaient augmenter de 63 % et que la consommation de papier journal devait presque doubler. Nous avons constaté que les besoins en bois du secteur transports resteraient vraisemblablement constants, que l'agriculture utiliserait 6 % de bois d'œuvre et d'industrie de moins qu'en 1950.

En ce qui concerne les bois de feu, nous nous attendions à une diminution d'environ 25 %.

Collation des estimations

Nous avons ensuite groupé toutes ces estimations par grandes catégories de produits ligneux. Cet exercice a fait ressortir que la consommation de tous les genres de bois d'œuvre et d'industrie augmenterait de 33 % pendant cette décennie, c'est-à-dire qu'elle passerait de 170 à 225 millions de mètres cubes. C'était particulièrement surprenant étant donné que le chiffre correspondant pour la décennie d'avant-guerre (1928 à 1938) n'était que de 14 %.

Il est superflu de dire que la FAO et, la CEE ont été sévèrement critiquées pour des prévisions d'apparence aussi excessive. Nous avons eu beau répéter qu'il s'agissait de projections et non pas de prédictions on n'a généralement pas voulu nous entendre, et l'attitude sceptique envers cette étude n'a dans l'ensemble pas changé.

Vous trouverez intéressant d'apprendre que nous avons eu récemment l'occasion de comparer nos projections avec les chiffres réels pour 1960. La conclusion la plus importante qui s'en dégage, c'est que nos pré-visions se sont réalisées d'assez près, et que les différences relativement faibles qui sont apparues sont dues à ce que nos projections n'avaient pas été assez audacieuses. Pour les sciages, nous avions sous-estimé la consommation de 10 %, pour les pâtes de bois de 12 %, et pour l'ensemble des bois d'œuvre et d'industrie l'erreur était de 9 %. La plus grande partie de ce décalage est due à une excessive prudence dans nos prévisions sur la croissance économique de l'Europe. Si l'on augmente nos projections de 10 % pour tenir compte de l'expansion économique générale, on constate que la consommation de bois en 1960 et nos prévisions ne diffèrent que dans la proportion d'un pourcentage minime.

L'exemple de l'Europe

Je n'ai pas le temps de vous entretenir longuement des détails intéressants qui concernent ces chiffres globaux. Je ne puis cependant passer sous silence le fait que, de 1950 à 1960, alors que l'expansion économique de l'Europe était de 65 %, la consommation de sciages n'a augmenté que de 23 %. Autrement dit, les sciages ont été largement remplacés par des produits de substitution, car l'augmentation de leur utilisation n'a été que le tiers de celle de la production globale de l'Europe.

L'étude des tendances du marché du bois ne s'est pas limitée à des estimations de consommation. Elle a traité, dans sa seconde partie, de la production forestière. Là, nos premières conclusions ont été véritablement inquiétantes. L'examen des programmes d'exploitation présentés par tous les services forestiers européens avait fait ressortir qu'en face de la forte augmentation de la demande on projetait de réduire les exploitations annuelles, au point même de les ramener légèrement au-dessous du niveau de 1950, en laissant un déficit d'environ 80 millions de mètres cubes. Je crois personnellement que cette précoce prise de conscience d'une impasse future entre les besoins prospectifs de l'Europe et la production de bois brut constitue la première contribution historique et fondamentale de la technique des projections à l'élaboration d'une politique forestière moderne.

Bien entendu, nous ne nous en sommes pas tenus là. Nous avons continué à étudier de quelle façon on pourrait éviter cette impasse. Nous avons abouti aux trois propositions connexes que voici:

a) augmenter la coupe annuelle de bois d'industrie de 160 à 200 millions de mètres cubes approximativement. Une partie substantielle de cette augmentation était assurée par l'utilisation comme bois d'industrie de ce que l'on avait jusque-là considéré comme bois de chauffage;

b) accroître les importations de bois de l'Europe, surtout sous forme de sciages;

c) réaliser quelques économies supplémentaires dans l'utilisation du bois, et transformer des quantités de plus en plus fortes de déchets ligneux en produits industriels.

Ces propositions ont à nouveau fait l'objet de vives critiques. Un groupe de forestiers de tendance conservatrice et d'industriels animés d'un esprit restrictif est même allé jusqu'à publier que l'adoption d'une politique forestière dynamique, comme celle que nous préconisions, était inutile, étant donné que nos estimations des besoins étaient trop élevées, et qu'il serait même incompatible avec une politique forestière saine et avec les principes d'un rendement soutenu d'augmenter la production annuelle des forêts européennes de 40 à 50 millions de mètres cubes de bois d'industrie.

Une fois de plus, les faits ont dépassé nos prévisions. D'après les dernières statistiques dont nous disposons, l'Europe a produit, en 1960, 217 millions de mètres cubes de bois d'œuvre et d'industrie, c'est-à-dire près de 20 millions de mètres cubes de plus que le chiffre considéré comme possible dans notre étude. Cet excellent résultat est dû, jusqu'à un certain point, au perfectionnement des statistiques. Mais si l'on effectue les rectifications nécessaires, il n'en reste pas moins que la production effective a dépassé en 1960 d'environ 50 millions de mètres cubes celle de 1950. En dix ans, on a réalisé une expansion plus forte que les augmentations enregistrées entre le début de la première guerre mondiale (1914) et la fin de la seconde. Et ceci en dépit des bruits alarmants concernant les lourdes destructions subies par les forêts d'Europe au cours des deux guerres.

Les chiffres relatifs au commerce sont aussi en harmonie avec les prévisions. Depuis 1953, l'U.R.S.S. est redevenue un fournisseur important de sciages, et, à un moindre degré, de bois à pâtes. En même temps, l'Amérique du Nord a accru ses livraisons de papier, tandis que les importations européennes de feuillus provenant d'Afrique et d'Asie ont atteint un chiffre plusieurs fois supérieur à leur niveau antérieur. Grâce à ces importations, la Scandinavie et d'autres exportateurs traditionnels de bois d'œuvre, de papier et de divers produits forestiers ont pu maintenir et même augmenter sensiblement leurs ventes outre-mer, bien que l'équilibre de la balance de l'Europe ait été modifié. En 1950, l'Europe était exportatrice d'environ 4 millions de mètres cubes en équivalent de bois rond, mais, en 1960, elle était devenue importatrice d'environ 14 millions de mètres cubes.

Les ajustements nécessaires en définitive pour équilibrer l'offre et la demande ont été relativement marginaux. Les prix des bois ont augmenté dans une certaine mesure par rapport à ceux des produits compétitifs (ciment, acier, etc.), mais cette hausse n'a pas été excessive. En dépit des fluctuations à court terme habituelles, la décennie a été une période de marchés et de prix assez stables.

Politiques forestières adéquates

J'espère que vous me pardonnerez de traiter aussi longuement de ce qui concerne la dernière décennie, mais l'expérience unique que constitue cette première période de projections nous permet de mieux comprendre l'utilité de l'application de cette méthode à la politique forestière et aussi ses limitations.

Cette décennie n'a pas seulement été caractérisée par une augmentation rapide de la consommation du bois, on a assisté aussi à un brusque accroissement des ventes de bois et de papier de l'étranger. Il est concevable que de semblables évolutions - mais probablement de moindre ampleur - se seraient produites sans les projections FAO/CEE mais j'ai le sentiment que les très larges diffusions et discussions de nos premières études sur les tendances du marché du bois ont aidé à ajuster l'offre, la demande, les échanges sans crises importantes telles que celles qui ont été enregistrées par exemple dans la période d'entre les deux guerres. Mais, avant tout, ces projections ont eu l'avantage d'alerter les administrations forestières et les gouvernements, en leur montrant qu'il était nécessaire de pousser la production des bois d'œuvre et d'industrie jusqu'à une cadence précédemment inconnue.

Je vais maintenant conclure, si vous le voulez bien, en évoquant brièvement ce que suggèrent les dernières projections pour les 15 prochaines années. Je suis heureux de pouvoir disposer, comme base de mon propos, des résultats, de caractère très préliminaire, de la revision de l'étude sur les tendances du marché du bois en Europe, pour la période 1960-75, travail en voie d'achèvement¹.

1Etant donné que les résultats, encore provisoires et sujets à modifications, n'en seront pas publiés avant un an je dois me borner à des considérations relatives aux ordres de grandeur et aux tendances. Je fournirai aussi quelques conclusions assez personnelles qui ne reflètent ni la politique ni la façon de penser de la FAO. Je serais heureux que le caractère provisoire de ce que je dis à propos des 15 années à venir soit dûment souligné dans d'éventuels extraits ou citations.

Il apparaît comme très probable - et on pouvait s'y attendre - que des tendances tout à fait semblables à celles qui ont été observées dans les années 1950 continueront à se manifester au cours des décennies à venir. En supposant, conformément aux objectifs d'expansion de l'OCDE, que le produit brut de l'Europe en 1975 sera supérieur de 90 % à celui de 1960, il se dégage de cette étude que la demande de bois d'œuvre et d'industrie est susceptible d'augmenter à nouveau d'ici là de 100 millions de mètres cubes.

La question essentielle qui se pose est bien entendu la suivante: d'où viendront ces 100 millions de mètres cubes? Une fois de plus, il y a trois moyens de combler ce déficit: des exploitations plus fortes, des importations, un développement des produits de remplacement. La solution sera en définitive une combinaison des trois. Mais personnellement, je suis cette fois en faveur des importations, et j'estime qu'il faut être prudent si on essaie de réduire le déficit par une augmentation des exploitations ou des substitutions.

Considérons d'abord la capacité de production des forêts. Les enquêtes de la FAO indiquent qu'il devrait être possible d'augmenter, pendant les 15 années à venir, la production annuelle de bois d'œuvre et d'industrie d'environ 50 millions de mètres cubes. Cette augmentation pourrait être réalisée sans aucun inconvénient pour le matériel sur pied. Il est probable que l'on constatera cette fois encore que cette estimation est trop prudente et que l'on pourrait obtenir davantage en améliorant les techniques d'exploitation et de vidange, les routes d'accès et l'utilisation du bois de feu comme matière première industrielle. Des plantations d'essences à croissance rapide pourraient évidemment accroître considérablement la production de matière première, pour les industries des pâtes et des panneaux, mais on ne peut pas en attendre grand-chose pour 1975. Lorsque les plantations nouvelles que nous voyons maintenant, en 1963, atteindront leur pleine production, les besoins auront évidemment progressé d'un nouveau bond en avant. C'est une des nombreuses raisons pour lesquelles je crois que les vieux peuplements des forêts européennes ne devraient pas être soumis à de nouvelles sur-exploitations. Bien plus, je ne crois pas que l'on puisse considérer 1 million de mètres cubes de peupliers ou d'eucalyptus de plantation comme complètement équivalant à 1 million de mètres cubes de résineux, ou même de hêtre et de chêne provenant de peuplements paraclimaciques. Ces vieilles forêts devraient, à mon avis, être aménagées dans le dessein de conserver et d'améliorer leur matériel sur pied et leur rendement, à moins que des recherches sérieuses ne conduisent à une politique nouvelle et complètement différente.

La substitution est évidemment une solution possible et, bien entendu, il y a toujours de bonnes raisons de remplacer une matière première lorsqu'elle devient rare et coûteuse. C'est pourquoi, dans leur «lutte contre le bois» les techniques modernes tendent à favoriser le ciment et les métaux surtout dans la construction et autres utilisations mécaniques. Mais nous savons, tous que le bois possède un grand nombre de qualités propres. J'ai :la conviction profonde qu'une partie seulement des substitutions auxquelles nous avons assisté au cours des 60 dernières années est due à la supériorité technique d'autres matériaux, et que la plupart; d'entre elles sont le résultat, direct ou indirect, d'une production insuffisante et; d'une élévation excessive du coût relatif du bois.

Cependant le fait demeure qu'en Europe, et même en Amérique du Nord, le bois a perdu de nombreux débouchés et qu'il continue a en perdre. Dans la mesure où nous pouvons faire confiance à, nos statistiques, l'économie de l'Europe (ou tout au moins la production industrielle) a progressé entre 1913 et 1938 à la même cadence que la consommation de bois d'œuvre et d'industrie. Autrement dit, l'une et l'autre se sont accrues en gros de 20 % au cours de cette période. Mais, depuis, les substitutions ont joué de plus en plus, si bien que l'on pense qu'en 1975 l'indice du produit brut de l'Europe sera égal à 350 % de celui de ]938, mais que la demande de bois d'œuvre et d'industrie ne se situera qu'à environ 180 %. En dépit des augmentations spectaculaires de la consommation de papiers, et de cartons, l'utilisation totale des bois d'œuvre et d'industrie n'augmentera ainsi qu'à une demi-cadence par rapport à L'expansion économique générale.

Cette évolution probable est due surtout à des substitutions massives dans le secteur des sciages; on prévoit en effet que l'indice sera en 1975 légèrement en dessous de 150 % (par rapport à 1938), ce qui signifie: a) qu'en période d'expansion économique rapide, la consommation de sciages est restée presque stagnante; b) que, en gros, la quantité moyenne de bois -utilisée par maison, par siège, -par tonne de charbon, etc., devra être, en 1975, inférieure de 60 % à celle du début de la seconde guerre mondiale.

Même dans ces conditions, les projections FAO/CEE font ressortir un déficit théorique d'environ 40 à 50 millions de mètres cubes en 1975. La question que nous devons nous poser n'est pas de savoir si les prévisions de substitutions sur lesquelles ces chiffres sont basés sont excessives, mais bien de déterminer si nous devons laisser les substitutions dépasser ces limites.

Certes, étant donné que nous ne vivons pas dans une économie complètement planifiée, il n'est pas facile de contrôler les tendances à la substitution. Mais je proposé que les forestiers s'unissent pour arrêter et, en temps voulu, renverser cette tendance. Si nous la laissons subsister, un jour viendra où on n'utilisera plus le bois par grosses quantités, sauf comme matière première des papiers et cartons. Au cas ou les sciages, et d'autres formes d'utilisation mécanique du bois, subiraient le destin du bois de chauffage, on peut se demander si les forêts resteraient un élément important de l'économie des pays jeunes. Je suis certain qu'il n'est pas besoin de développer les risques d'une telle évolution, non seulement pour les intérêts privés des propriétaires forestiers, mais pour les multiples fonctions des forêts relatives à la conservation du sol, à la protection contre les inondations, à la régularisation et à la conservation des eaux.

Et, cependant, cela peut se produire peu à peu à moins que nous ne prenions des dispositions pour que les besoins croissants de l'économie européenne, qui est en pleine expansion, soient satisfaits grâce a une offre abondante de bois convenables à des prix raisonnables. Bien des gens doutent que cela soit possible à long terme. Je ne suis pas de leur avis, mais il est évident qu'il faut faire un grand effort si nous voulons modifier la tendance dangereuse qui s'est dessinée au cours des 25 années écoulées.

Les importations constituent un remède facile et rapide. Mais on doit se rappeler qu'elles ne peuvent être considérées comme l'ultime solution. Si les besoins en bois de l'Europe continuent à augmenter en fonction du développement de l'économie, la demande supplémentaire qui en résultera, pour les bois d'œuvre comme pour les papiers et cartons, atteindra un ordre de grandeur bien supérieur aux quantités qui peuvent être facilement expédiées en Europe, sur de grandes distances, à partir de pays éloignés. Toutefois, pour bien des années à venir, je crois que les importations constituent le moyen le plus sain dont nous disposions pour faire face à d'importants secteurs de la demande européenne qui va s'accroître, tout en évitant de dégrader nos forêts et d'encourager la progression des substitutions. Ces importations pourraient provenir d'Amérique du Nord et de l'U.R.S.S., mais ce qui serait le plus souhaitable, c'est qu'on en tire une partie, aussi forte que possible, des pays peu développés. Il est bien connu que le développement de ces pays dépend, dans une large mesure, de l'accroissement de leurs gains en devises étrangères, mais que les efforts qu'ils font pour accroître leurs exportations de denrées alimentaires ou de produits industriels courants se heurtent à une vigoureuse compétition et à la résistance des agriculteurs et des industriels d'Europe et d'Amérique du Nord.

D'importants achats de produits forestiers pourraient permettre d'accroître le courant commercial provenant du monde sous-développé sans heurter les intérêts des producteurs européens. (Jette perspective est de nature à retenir l'attention des hommes d'Etat, des planificateurs, et même des industriels qui habituellement ne parlent des questions forestières que du bout des lèvres et ne se soucient pas trop, en général, de l'avenir des forêts d'Europe et des débouchés des produits qu'elles fournissent. Pourtant, leur aide est nécessaire. Si, en effet, les pays sous-développés doivent fournir dans une dizaine d'années des quantités substantielles de produits forestiers à l'Europe, ils auront besoin d'une aide considérable pour développer leur production et leurs industries forestières au rythme voulu.

Prévisions

Ce tableau rapide des perspectives d'évolution des problèmes forestiers européens nous fournit un autre exemple de l'importance de la méthode des projections pour la mise en forme des politiques forestières. Si on l'adopte, ce sera beaucoup plus qu'une addition aux modes traditionnels de gestion des forêts. Ce sera en fait une petite révolution.

Si on se place dans une perspective historique, on peut dire que, partout, l'utilisation des forêts a com mencé par une simple extraction sans souci de l'avenir. Cette première phase a été suivie par l'aménagement rationnel de la ressource, dans le but d'obtenir un rendement soutenu de produits ligneux tout en facilitant leur renouvellement. C'était une réaction nécessaire contre la destruction des forêts. Mais le fait qu'elle ait eu pour but, au départ, la protection des massifs contre les abus des hommes a laissé quelques traces bien visibles. Les plus importantes, dans le cas qui nous occupe, sont un certain esprit de conservation qui anime les forestiers lorsqu'il s'agit de déterminer l'importance de la coupe annuelle, et une tendance à sous-estimer systématiquement le volume sur pied et la production. Bien plus, lorsqu'on établit des plans d'aménagement, même si l'on tient compte de facteurs économiques, on met surtout l'accent sur des considérations physiques et techniques.

Si nous introduisons la méthode des projections dans ce processus, la sylviculture va connaître une phase nouvelle. Les plans de production forestière à long terme devraient alors être établis principalement dans le but de satisfaire les besoins locaux, nationaux et internationaux, à un coût raisonnable. Le rendement soutenu et la conservation du volume sur pied resteraient encore la base de la gestion des forêts naturelles, mais au lieu de prévoir la production, comme on l'a fait jusqu'à présent, en fonction de la capacité des forêts existantes, on essayerait de l'adapter à la demande effective. Etant donné que les forêts mettent longtemps à pousser, la projection de la demande future devient une condition sine qua non de l'obtention d'un bon équilibre entre l'offre et la demande de bois.

On peut raisonnablement supposer que le produit national brut en Europe continuera à doubler tous les 20 ans. Si le bois d'œuvre ne fait que conserver la position réduite qu'il occupe actuellement dans la construction, et maintient le monopole qu'il possède pratiquement comme matière première des papiers et cartons, cela implique que la production européenne de bois d'œuvre et d'industrie devra elle aussi doubler tous les 20 ou 30 ans. Cela signifie que, vers l'an 2000, la demande européenne atteindra 500 à 600 millions de mètres cubes par an de bois d'œuvre et d'industrie, et que l'on dépassera le cap du milliard de mètres cubes entre 2020 et 2030.

On comprendra mieux à quel point cette optique est fondamentalement différente de celle du passé en se souvenant que la consommation de l'Europe en 1910 n'était que de 140 millions de mètres cubes, et que, 40 ans plus tard, elle en était encore à 170 millions de mètres cubes. Certes une telle évolution ne sera possible que si l'on consent d'importants investissements dans les forêts, dans l'équipement routier, dans les industries forestières, que si l'on généralise l'introduction d'essences à croissance rapide, que si l'on applique des aménagements tendant à une production élevée que si l'on détermine à l'échelon mondial les mesures prises pour équilibrer l'offre et la demande. Mais tout cela nécessitera inévitablement une planification à long terme de la production de bois, des plantations et de l'utilisation du territoire. Dans cette optique, la projection de la demande sera la clef permettant d'accéder à la politique forestière de demain. Permettez-moi de conclure en citant un historien anglais bien connu: la prévision est l'une des choses qui différencient l'homme des animaux inférieurs, et le civilisé du sauvage.


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