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VALEURS IMPORTANTES A LA BASE D’UNE POLITIQUE DE SECURITE SANITAIRE DES ALIMENTS


Il existe un large consensus international sur le fait que les normes de sécurité sanitaire des aliments et les directives associées doivent reposer sur les bases objectives de la science. Chacun est également conscient que l’analyse des risques, surtout la gestion des risques, exige de prendre en compte de nombreux facteurs plus subjectifs et porteurs de valeurs si l’on veut déterminer le niveau adéquat de protection et choisir les options appropriées en matière de gestion des risques. La communauté scientifique a établi des modalités permettant de résoudre les désaccords sur les faits scientifiques, mais les désaccords portant sur les composants liés à l’éthique et aux valeurs des décisions en matière de sécurité sanitaire des aliments sont souvent plus ardus à résoudre.

Une des raisons de cette difficulté est que ce qui est propre aux valeurs et à l’éthique dans les débats sur la sécurité sanitaire des aliments est plus souvent implicite qu’explicite. Il est traditionnellement inhabituel pour les scientifiques ou les responsables de la gestion des risques, qui exécutent le plus souvent les différentes étapes essentielles de l’analyse des risques, de faire connaître ouvertement leurs jugements de valeur et leurs choix éthiques. Les décisions prises, font valoir ceux qui les défendent, le sont sur une base scientifique et parfois en fonction de coûts et d’avantages économiques, ce qui suffit, semble-t-il, à apporter la preuve vérifiable et objective que le choix des orientations est «correct». Les décisions qui reposent explicitement sur des principes éthiques et le choix de certaines valeurs peuvent être aussi bien défendues s’il existe, au sein de la société, un large consensus sur les principes éthiques utilisés pour élaborer une politique. Cependant, l’application de points de vue éthiques divergents empêche souvent qu’un consensus se forme sur un seul résultat «correct». Dans de telles situations, les responsables de la gestion des risques évitent d’expliquer ouvertement les jugements éthiques à la base de leur décision car si ils les exprimaient, il leur faudrait prouver que leur choix est justifié et non critiquable.

L’accent mis sur la science et l’exclusion des arguments éthiques pour prendre les décisions peut polariser le débat scientifique. Les parties prenantes qui estiment que les responsables de la gestion des risques ne voudront pas discuter sérieusement, par exemple, de leur droit de refuser de consommer un aliment qui, selon elles, n’est pas assez sain, peuvent affirmer que l’aliment en question n’est pas sain et aggraver les désaccords techniques sur les preuves, ambiguës par essence, de l’existence de risques.

Pour aider à mieux comprendre les valeurs implicites à la base des décisions prises en matière de sécurité sanitaire des aliments, la Consultation a identifié cinq groupes de valeurs: le droit à une alimentation adéquate, la confiance, l’optimisation, le consentement informé et l’équité. La première est fondamentale à toute politique de sécurité sanitaire des aliments car elle répond au droit universel de l’homme à une alimentation nutritive et saine et englobe d’autres droits de l’homme comme le droit à l’information, la culture et la dignité. Sa composante fondamentale, essentielle, le droit à chacun d’être débarrassé de la faim, est généralement portée à notre attention en cas de pénurie ou d’insécurité alimentaire. Les autres valeurs sont particulièrement pertinentes dans le cadre de l’analyse des risques. Elles seront donc examinées en premier, ci-après; le droit à la nourriture et son rapport avec la sécurité sanitaire des aliments seront abordés ci-dessous dans la section 7.

La confiance

Dans l’absolu, un consommateur parfaitement informé peut décider des risques alimentaires qu’il est prêt à prendre et de ceux qu’il veut éviter. Mais dans le monde réel, le citoyen lambda ne peut pas rassembler toutes les informations détaillées qui existent sur les questions de sécurité sanitaire des aliments et prendre ses propres décisions. Pour une large part, ces décisions sont déléguées aux autorités responsables des agences gouvernementales et des industries alimentaires. D’un point de vue éthique, déléguer ses décisions, surtout celles qui concernent la sécurité personnelle, oblige à faire confiance aux entités qui ont la responsabilité de ces décisions. Le système de sécurité sanitaire des aliments doit donc être capable de gérer les risques et de créer la confiance.

Il existe des distinctions importantes entre accorder sa confiance et prendre des risques. La prise de risques et la confiance fonctionnent sur des plans différents. La prise de risques consiste à prendre une décision après avoir pesé le positif et le négatif et à décider que les points positifs sont plus probables ou plus nombreux que les points négatifs. Si nous pouvons obtenir suffisamment d’informations sur un risque particulier, nous pouvons le comparer avec notre expérience passée de risques analogues et déterminer si nous acceptons d’y être confronté.

En revanche, la confiance est, à la base, plutôt une relation humaine qu’une action. Pour déléguer la responsabilité d’une prise de décision liée à un risque, la confiance est essentielle entre celui qui prend la décision et ceux qu’elle va concerner. La confiance exige de croire aussi bien à la compétence intrinsèque des décisionnaires qu’à leurs intentions. Être dans une relation de confiance signifie que toutes les parties se respectent mutuellement et prennent sérieusement en compte les préoccupations, les intérêts et les souhaits des uns et des autres. Faire confiance à une personne ou une institution signifie, d’une certaine manière, qu’elles traiteront les problèmes comme on l’aurait fait soi-même. Prendre un risque, c’est agir en fonction d’une décision dans laquelle le pour et le contre ont été pesés. Faire confiance, c’est bâtir une relation sur la durée.

De récentes défaillances de la sécurité sanitaire des aliments ont entamé la confiance placée dans certaines autorités responsables en la matière, et une partie des consommateurs, au moins dans certaines régions du monde, remettent désormais en cause la confiance qu’ils accordaient au mode de délégation traditionnel.

L’écart grandissant entre les comportements alimentaires traditionnels et la réalité actuelle peut nuire à la confiance. Le besoin d’expliquer le rôle de l’éthique dans l’élaboration de politiques de sécurité sanitaire des aliments est motivé en partie par l’écart grandissant qui sépare, dans le monde d’aujourd’hui, le producteur du consommateur. C’est pourquoi le concept «de la ferme à l’assiette», selon lequel la sécurité sanitaire des aliments doit être gérée en continu tout au long de la filière alimentaire, a acquis une grande importance au cours des ces dernières années. Ce concept traduit l’absence de connexions entre le consommateur, situé à l’une des extrémités de la filière alimentaire et le producteur, situé à l’autre extrémité, ou le fait que ces connexions correspondent plus à des perceptions traditionnelles qu’à la réalité. Les images familières du système alimentaire ne correspondent pas souvent à la réalité des systèmes de production alimentaires modernes, leur mécanisation croissante et l’utilisation de nouvelles technologies. De même, nous prenons rarement le temps de réfléchir au fait que le système alimentaire est piloté par des considérations autres que la seule finalité de la production (par exemple la réduction de l’usage des produits chimiques, la prise en compte du bien-être des animaux, l’origine géographique).

Si le phénomène de l’«écart grandissant» est plus marqué dans les pays développés, il est aussi présent dans les pays en développement dans lesquels, compte tenu de l’urbanisation rapide, les individus ne sont plus directement engagés dans la production agricole et dépendent de plus en plus des autres pour leur nourriture. Cet écart peut se creuser en très peu de temps, même au sein d’une seule génération. Cependant, les valeurs et les images qui sont à la base de la prise de décision ne progressent pas au même rythme que la réalité changeante des systèmes de production. Par ailleurs, dans les pays en développement, les conditions sociales et politiques limitent souvent la sensibilisation des individus aux questions de sécurité sanitaire des aliments et leur possibilité de dialoguer avec les institutions chargées de prendre les décisions en leur nom.

L’optimisation et le consentement informé

Deux cadres conceptuels sont souvent appliqués pour évaluer les questions éthiques associées au risque et à la sécurité.

Cadre de l'optimisation

Le cadre couramment utilisé dans le domaine de la santé publique met l’accent sur l’optimisation de la balance entre les coûts et les avantages liés aux politiques et les actions prévues pour réduire ou gérer les risques. L’optimisation repose sur une série d’arbitrages. L’application de ce cadre à la sécurité sanitaire des aliments est simple du point de vue conceptuel, même si son exécution dans un contexte particulier, quel qu’il soit, peut exiger des analyses techniquement complexes et la collecte de données. En ce sens, les politiques ne sont justifiées que si les avantages qu’elles apportent sont supérieurs aux coûts, et le décisionnaire responsable de la définition des orientations est obligé de mettre en œuvre des politiques dont le rapport coût/avantage est optimal. En ce qui concerne la sécurité sanitaire des aliments, les avantages se traduisent par la réduction des taux historiques de mortalité et de morbidité associés aux agents pathogènes d’origine alimentaire ou, dans le cas de certains autres dangers, par la réduction de l’exposition ou l’élimination des risques détectés par les tests sur les animaux. Ces avantages doivent être évalués par rapport aux coûts administratifs de la mise en œuvre d’une politique et à toute incidence collatérale que cette politique pourrait avoir sur la mortalité et la morbidité, ou sur l’économie publique et la protection sociale. Par exemple, l’augmentation des coûts ou la pénurie de denrées alimentaires due à une politique qui vise à réduire les agents pathogènes pourraient être une cause de mortalité et de morbidité associées à la faim. Dans ce cas, la politique appliquée annule tous les effets bénéfiques dus à la réduction des agents pathogènes. Du point de vue de l’optimisation, l’élaboration correcte de politiques est considérée sous l’angle éthique comme un exercice consistant à évaluer chacun de ces arbitrages.

Cadre du consentement informé

L’autre cadre, dont l’antériorité contractuelle est grande et qui a pris récemment une importance particulière dans les domaines de l’éthique médicale et de l’éthique de la recherche sur les sujets humains, place le consentement informé au cœur des décisions prises. Le consentement informé considère que l’éthique des risques est un problème qui consiste à garantir que les individus qui prennent un risque le font en connaissance de cause et volontairement. Le point de vue du consentement informé critique l’optimisation parce que certains droits de base de l’individu sont primordiaux et il n’est pas acceptable de les échanger contre d’autres valeurs. Il est clair, par exemple, que les principes sur lesquels repose la Déclaration internationale des droits de l’homme prennent le pas sur les arbitrages de politique lorsque les conséquences de ceux-ci peuvent avoir des conséquences néfastes sur un groupe vulnérable.

Dans le regroupement final des valeurs, il a été considéré que la valeur de l’équité était utile pour comprendre la relation et la tension entre l’optimisation et le consentement informé.

L’équité

L’équité, ou le traitement équitable, dans l’élaboration de politiques et la répartition finale des chances et des richesses, est une question éthique qui intervient dans les deux cadres de la sécurité sanitaire des aliments que sont l’optimisation et le consentement informé. Les préoccupations d’équité naissent dans le contexte national en fonction de la répartition des risques, des coûts et des avantages d’une décision particulière en matière de sécurité sanitaire des aliments. La question de l’équité se pose également dans un certain nombre de cas de politique internationale de sécurité sanitaire des aliments, compte tenu de la répartition inégale du pouvoir, des richesses et du savoir dans les populations du monde. Par exemple, la prise de décision en matière de sécurité sanitaire des aliments peut favoriser les intérêts d’états développés plus puissants en restreignant l’accès des producteurs des régions moins développées aux marchés internationaux. Dans certains cas, les producteurs locaux sont évincés et les marchés sont déréglés par l’afflux de denrées alimentaires provenant de pays dans lesquels un certain nombre de facteurs convergent pour qu’ils disposent d’un avantage concurrentiel. Ces facteurs sont les suivants: de meilleures infrastructures, de plus grandes économies d’échelle, des niveaux plus élevés de soutien direct et indirect des gouvernements, l’accès aux technologies avancées et des ressources techniques et financières plus importantes facilitant l’adaptation aux normes internationales de sécurité sanitaire des aliments. La conformité aux réglementations internationales en matière de sécurité sanitaire des aliments impose souvent la réorganisation des systèmes de production locaux, dont les conséquences économiques et sociales sont considérables et brutales sur les populations qui dépendent traditionnellement de l’agriculture pour leurs moyens d’existence.

En outre, les données scientifiques disponibles, l’expertise en matière de sécurité sanitaire des aliments et l’analyse des risques expriment de manière disproportionnée l’expérience des systèmes plus industrialisés de production et de fabrication des denrées alimentaires. Par conséquent, les normes internationales de sécurité sanitaire des aliments, ainsi que les autres réglementations en la matière, ont tendance à refléter le point de vue des pays développés. Cette préoccupation éthique générale concerne pratiquement tous les domaines de la politique et pas seulement la politique relative aux risques et à la sécurité sanitaire des aliments.

L’équité du point de vue de l’optimisation et du consentement informé.

En règle générale, la question de l’équité est interprétée et abordée différemment selon que le but recherché est l’optimisation des résultats ou les droits acquis par la participation et le consentement.

Dans le cadre de l’optimisation, l’équité consiste à s’assurer que les intérêts de toutes les parties concernées sont pris en compte et qu’un poids égal est donné à des intérêts équivalents lors du calcul des avantages et des désavantages. En conséquence, une politique de sécurité sanitaire des aliments qui n’est pas en mesure d’évaluer son impact sur des groupes particuliers, tels les femmes et les enfants, est, de ce point de vue, inéquitable car elle se montre incapable d’intégrer toutes les conséquences de son application dans sa comparaison des avantages et des désavantages. Une politique de sécurité sanitaire des aliments pourrait aussi être inéquitable si elle ne parvient pas à comprendre qu’une augmentation du prix des produits alimentaires a des conséquences relativement importantes sur le bien-être des populations pauvres. Le prix de la nourriture peut marquer la différence entre la vie et la mort. Dans ce cas, une politique qui n’aurait pas ou mal compris que la question de l’accès au marché était fondamentale pour réduire la pauvreté et accélérer le développement économique des pays du sud serait inéquitable. Le principe d’équité n’est pas synonyme de position égale pour tous mais il peut identifier un résultat de politique sous-optimal du point de vue de la santé, de la richesse et du bien-être.

En règle générale, le cadre du consentement informé souligne le rôle des droits de l’homme universels et égaux. En conséquence, une politique est inéquitable lorsque les individus ne disposent pas de moyens effectifs pour revendiquer les biens et les chances auxquels ils estiment avoir légitimement droit. La possibilité de participer équitablement aux prises de décision, de donner ou de retirer son consentement à l’exposition aux risques est protégée par les droits. Dans le cadre de l’équité, cela conduit à examiner les aspects structuraux d’un environnement social (par exemple, les protections juridiques, les capacités technologiques et les possibilités offertes à toutes les parties). Il est entendu que l’inégalité ou le traitement inéquitable est essentiellement un problème de déni d’accès à ces protections, ces possibilités et ces chances.

Bien que les individus prennent leurs décisions en fonction de différentes valeurs, celles-ci peuvent converger vers une position commune. Cependant, le choix de la démarche appliquée peut conduire à des différences importantes dans les résultats pratiques. La démarche alliant la participation et le consentement résiste mieux aux arbitrages qui sacrifient les droits des individus et des groupes minoritaires, tandis que la démarche d’optimisation a tendance à estimer que les avantages acquis par la majorité en matière de bien-être compensent la perte de chances ou de droits que pourrait subir la minorité.


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