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Recherches sur utilisation des bois tropicaux

Robert L. Youngs

ROBERT L. YOUNGS est directeur du U.S. Forest Products Laboratory, Madison, Wisconsin, géré par le U.S. Forest Service, U.S. Department of Agriculture, en coopération avec l'université du Wisconsin.

La forêt dense humide de basse altitude couvre dans les régions tropicales du Nouveau Monde quelque 5 millions de kilomètres carrés. Une forêt donnée peut renfermer plusieurs centaines d'essences, avec des volumes sur pied variant entre 150 et 300 mètres cubes à l'hectare. Les abattages industriels sont toutefois très sélectifs et ne représentent souvent que 3 à 10 pour cent de ce matériel.

Dans la région des Guyanes, un grand complexe intégré d'industrie du bois tire la plus grande partie de sa production de cinq essences seulement; 90 pour cent des exportations de bois en grumes, récemment encore, se composaient de deux essences, 95 pour cent des exportations de sciages de trois essences, et la totalité de la production et du commerce de contreplaqué d'une seule essence. Pourtant, on connaît bien les propriétés technologiques d'une cinquantaine d'essences, dont la moitié sont classées comme étant disponibles en quantités importantes.

Un choix aussi étroit d'essences utilisées n'est pas particulier aux Amériques: c'est ainsi que 90 pour cent des grumes exportées par l'Afrique occidentale à partir du Nigéria ne comptent jusqu'à présent que six essences. L'exploitation par «écrémage» est encore plus manifeste dans les riches forêts du Sud-Est asiatique; aux Philippines, par exemple, on a décrit environ 3 900 essences forestières, mais moins d'une centaine sont commercialisées localement, et sept essences dominent à elles seules le marché d'exportation.

Nos industries du bois ont de tous temps été fondées sur le principe de la «différenciation». On a partout inventorié et prospecté à fond les forêts pour y trouver les essences qui conviennent le mieux à certains usages bien déterminés. On s'oriente à l'heure actuelle vers la mise au point non seulement de méthodes permettant l'utilisation de toutes les parties de l'arbre, mais aussi de procédés de fabrication et de produits auxquels se prêtent diverses essences; l'éventail d'essences qui entrent maintenant dans les usines de pâte va bien au-delà du groupe épicéa-sapin-peuplier auquel il se limitait il y a seulement quelques années. Les feuilles de contreplaqué sont revêtues, estampées, grainées, teintées, et vendues sans autre indication qu'un nom de fantaisie, tel que «vert cascade» ou «soleil d'or». Les panneaux de particules ou de fibres sont assurément vendus sans étiquette botanique. Un perfectionnement des procédés de réglage de la contrainte peut aboutir à la mise au point de machines qui utilisent des éléments constituants de n'importe quelle essence ou qualité et les arrangent en position transversale et longitudinale de façon à obtenir une structure optimale correspondant exactement aux caractéristiques désirées. En ce qui concerne les forêts hétérogènes des régions tropicales humides de basse altitude, une recherche plus active de méthodes de gestion non taxonomiques ou non spécifiques pourrait permettre une utilisation plus large des ressources ligneuses.

Si mélangées que soient ces forêts, il peut apparaître des analogies de composition et de forme entre des peuplements très éloignés les uns des autres. L.R. Holdridge (Tropical Science Center, San José, Costa Rica) a cherché à quantifier la forme ou physionomie des forêts en fonction de «biozones» définies par la pluviométrie, la température et l'évapotranspiration. Si l'on arrive à demontrer que le matériel sur pied, de même que la forme de forêt, reflète les conditions écologiques de la biozone, on pourra mettre au point des procédés de transformation basés sur un mélange de bois déterminé, sans tenir compte de sa composition floristique. Les résultats seraient applicables à de grandes étendues de forêt appartenant à la même biozone, quelle que soit leur situation géographique.

Des recherches récentes menées au U.S. Forest Products Laboratory, Madison, Wisconsin, montrent que la distribution des densités dans les essences tropicales américaines est en effet caractéristique de certaines biozones de Holdridge. On a choisi pour cette première enquête la densité parce qu'elle est en corrélation avec des caractéristiques importantes des bois telles que la résistance mécanique, le retrait, l'aptitude au collage, la tenue au clouage et au vissage, la puissance nécessaire pour l'usinage et, pour la papeterie, la formation de la feuille.

Dans les biozones tropicales prémontagnardes de faible pluviosité (1 000 à 2 000 mm), les essences se répartissent assez régulièrement entre toutes les classes de densité, de moins de 0,30 à plus de 0,69. Dans les biozones tropicales prémontagnardes humides (entre 2 000 et 4 000 mm de pluies annuelles), on trouve une forte proportion d'essences donnant des bois très lourds. Les pluies abondantes (4 000 à 8 000 mm) des biozones montagnardes très humides favorisent les essences de densité modérée dans les classes 0,40 à 0,49. Ces résultats fournissent une base d'échantillonnage intéressante pour la mise au point de procédés de fabrication indépendants de l'espèce utilisée et pourront également conduire à une implantation plus rationnelle des complexes industriels par rapport aux sources d'approvisionnement en bois.

Les modes actuels d'exploitation des essences primaires pourraient être encouragés s'ils assuraient la régénération de ces essences recherchées, mais ce n'est généralement pas le cas. Par ailleurs, une exploitation de «tout-venant» peut éviter bien des problèmes d'aménagement qui sont encore insolubles. Assurément, le site serait bien préparé pour une plantation artificielle à haut rendement ou pour une manipulation des essences pionnières; mais ces méthodes sommaires peuvent aussi s'avérer catastrophiques si l'extraction de matière première n'est pas strictement contrôlée ou restreinte là où elle aurait des conséquences écologiques inacceptables.

Le U.S. Forest Products Laboratory a entrepris, début 1975, en vertu d'un accord passé avec l'Agence américaine pour le développement international (USAID), un programme de recherche triennal qui vise deux objectifs liés concernant un développement optimal des industries forestières dans les régions tropicales peu développées.

Objectif n° 1. Etudier, mettre au point et tester dans une usine pilote des méthodes techniques et économiques de fabrication de pâte, papier et produits assimilés à partir de mélanges naturels de feuillus tropicaux. On ira jusqu'au stade de l'étude complète de faisabilité et de la mise au point des procédés technologiques. Les résidus non utilisables dans la fabrication serviront à produire l'énergie nécessaire à l'usine.

Objectif n° 2. Concevoir et assembler les éléments d'une «étude globale de préfaisabilité» basée sur les résultats de l'objectif n° 1 et appliquée à l'une ou à plusieurs de trois régions tropicales peu développées (Amérique latine, Afrique, Sud-Est asiatique). Cette méthode sera largement diffusée et présentée aux investisseurs possibles lors de conférences et séminaires.

Les avantages à attendre du succès de cette action sont les suivants: a) création d'emploi pour une main-d'œuvre qualifiée et non qualifiée; b) obtention de produits dérivés du bois susceptibles d'élargir le marché intérieur et compétitifs sur le marché mondial; c) stimulation des industries connexes; d) économie appréciable de devises.

Le programme de recherche porte sur des mélanges de bois simulant les mélanges réels tels qu'on les trouve dans les différentes zones climatiques et géographiques des forêts tropicales. Cette méthode a été choisie de façon à pouvoir étendre les informations obtenues à n'importe quelle forêt tropicale même si les données sur les caractéristiques des bois dont on dispose ou que l'on peut aisément recueillir sont limitées.

La recherche se fonde sur le postulat que la densité du bois est le facteur le plus important pour déterminer la qualité du produit que l'on peut obtenir à partir d'une matière première donnée. Il s'agit alors de résoudre le problème que posent les bois de densités défavorables. D'autres facteurs, tels que la teneur en silice, les matières extractibles, la couleur, ont pu être associés à certains problèmes de fabrication ou de qualité des produits.

Un second postulat est que les bois des forêts tropicales naturelles sont homologues et que les données obtenues dans le Sud-Est asiatique peuvent être valablement appliquées à l'Afrique ou à l'Amérique latine.

Zones d'échantillonnage

Les informations fournies par la bibliographie, recueillies au cours de voyages ou de visites d'usines par nos chercheurs ou communiquées par des visiteurs de notre laboratoire, confirment la validité de ces postulats et l'utilité d'un tel projet. En effet, les utilisateurs actuels et les projets en cours continuent d'exclure bon nombre d'essences ligneuses poussant dans les forêts tropicales naturelles et jugées indésirables en raison soit de la qualité des produits, soit des problèmes de fabrication. Une telle pratique freine l'application de méthodes sylvicoles rationnelles et laisse après exploitation une forêt composée d'essences peu intéressantes.

Pour faire face à ce problème, on a choisi des zones d'échantillonnage des ressources ligneuses dans trois pays représentatifs de trois régions géographiques. Ce sont, dans l'ordre suivi, les Philippines (pour le Sud-Est asiatique), le Ghana (pour l'Afrique) et la Colombie (pour l'Amérique latine). La méthode d'échantillonnage est pour l'essentiel la même dans chaque localité. D'après la bibliographie, on a désigné comme échantillons possibles des essences ayant des valeurs déterminées de densité, teneur en silice, matières extractibles, ce qui permettait de simuler des mélanges présentant une distribution donnée de densités, des teneurs plus ou moins élevées en silice et matières extractibles, et une gamme de couleurs allant du clair au foncé. Une certaine latitude de substitution était laissée là où les conditions locales rendaient difficile la récolte d'une des essences choisies.

Analyses et essais

On a ainsi récolté des échantillons de 50 essences aux Philippines, 22 au Ghana et 18 en Colombie. Le nombre d'échantillons est plus élevé pour les Philippines parce qu'on prévoyait plus de difficultés pour le premier échantillonnage et qu'on se proposait d'utiliser les suivants pour vérifier sur place les résultats.

Le bois de chaque essence fut acheminé par avion au U.S. Forest Products Laboratory, où il fut écorcé, réduit en copeaux après prélèvement d'échantillons pour analyse et stocké en chambre froide pour utilisation ultérieure. Trois mélanges de copeaux furent composés avec les bois provenant de chaque pays: l'un avec une distribution uniforme des densités, un second avec prépondérance des densités élevées, et le troisième dans lequel les densités médianes étaient dominantes.

Ces mélanges servirent ensuite de base pour des essais de trituration, de papeterie et de fabrication de panneaux afin d'établir des procédures de séquences pilotes pour toute une gamme de produits: pâte commerciale, papier journal, papier écolier, papier tissu, carton de couverture, carton ondulé, panneaux de fibres, panneaux de particules. Ils furent également soumis à d'autres traitements, basés sur l'hypothèse qu'en éliminant les copeaux de très haute densité on obtiendrait une amélioration sensible de la qualité des produits. En conséquence, les mélanges furent fractionnés à l'aide d'un équipement courant de séparation par différence de densité et de tamis vibrants. L'utilisation de ces derniers se basait sur la constatation que la déchiqueteuse employée produisait de plus petits copeaux à partir des bois de plus haute densité.

L'étude préliminaire montra que l'on pouvait obtenir des pâtes kraft (blanchies et non blanchies) de qualité commerciale à partir de chacun des trois mélanges de base. On notait toutefois des différences significatives, mais vraisemblablement peu importantes en pratique dans la qualité. Il apparut également que les bois provenant du Ghana donnaient à partir de ces trois mélanges une pâte de meilleure qualité que ceux des Philippines. Les données les bois colombiens sont incomplètes. D'une manière générale, la qualité des pâtes kraft blanchies de feuillus tropicaux serait au moins comparable et probablement supérieure à celle des pâtes de feuillus actuellement produites aux Etats-Unis et en Scandinavie.

Les trois mélanges des Philippines se traitaient bien par le procédé mi-chimique au bisulfite neutre, mais dans ce cas la présence de bois de densité élevée diminuait nettement les facteurs de qualité importants pour la production de carton ondulé. Jusqu'à présent, nous n'avons pas encore déterminé si une cuisson moins poussée ou l'emploi de solutions alcalines plus concentrées permettraient d'utiliser des mélanges contenant une proportion appréciable de bois de densité supérieure à 0,66. En attendant que cette question soit résolue, les possibilités d'utilisation des bois du Ghana et de Colombie pour les cartons ondulés n'ont pas été étudiées avec ce procédé.

Des essais de séparation des copeaux de feuillus tropicaux par couleur à l'aide de méthodes optiques classiques ont été effectués. Bien que les résultats obtenus soient assez satisfaisants, la vitesse de séparation des copeaux était beaucoup trop lente pour que l'on puisse envisager une utilisation industrielle de ce procédé en vue d'obtenir des bois clairs pour produire de la pâte mécanique de papier journal. Il faudra donc dans ce cas trier les bois en grumes pour obtenir des bois clairs pour la pâte mécanique et éviter ainsi des frais élevés de blanchiment.

A partir de copeaux provenant des trois bois les plus clairs, on prépara par le procédé thermo-mécanique des pâtes mécaniques qui furent ensuite utilisées, en mélange avec des proportions variées de pâtes kraft blanchies de feuillus tropicaux et de pâtes commerciales de résineux au bisulfite ou au sulfate, comme matière première pour fabriquer du papier journal sur notre machine expérimentale de 30 centimètres de largeur. D'après les résultats des essais, il serait possible d'obtenir un produit de qualité commerciale, répondant aux normes de résistance mécanique et d'imprimabilité, avec une matière première contenant près de 100 pour cent de feuillus tropicaux. Selon toute probabilité, on pourrait travailler avec une matière première composée uniquement de feuillus tropicaux, avec seulement une addition occasionnelle de pâte de résineux pour résoudre certaines difficultés mineures de fabrication.

On a obtenu des papiers culturels (papiers d'écolier et d'écriture) à partir d'un mélange de 80 pour cent de pâte kraft blanchie de feuillus tropicaux et 20 pour cent de pâte au bisulfite ou kraft à longues fibres. La substitution d'une certaine proportion de pâte thermo-mécanique de feuillus tropicaux à la pâte kraft de feuillus tropicaux s'avère possible pour le cas où ce type de pâte serait disponible.

Les papiers tissus (mouchoirs et papier hygiénique) et les serviettes représentent d'autres productions susceptibles d'utiliser des pourcentages élevés de pâtes kraft de feuillus tropicaux. On a obtenu des caractéristiques répondant aux normes commerciales avec des proportions dans le mélange allant jusqu'à 80 pour cent.

Les travaux sur les cartons de couverture et cartons ondulés sont toujours en cours, ces derniers posant certains problèmes. Lorsque ceux-ci seront résolus, nous procéderons à des essais de fabrication de caisses en combinant ces cartons. Nous espérons être en mesure de publier des résultats favorables concernant l'utilisation des feuillus tropicaux dans la fabrication de cartons ondulés pour emballages.

On a mentionné plus haut le fractionnement des mélanges de copeaux par différence de densité et par tamisage en vue d'éliminer une partie des bois denses. Ces procédés ont donné des résultats variables, selon la proportion de bois lourds dans le mélange; dans l'ensemble, il paraît possible d'améliorer de 10 à 25 pour cent la qualité de la pâte kraft. Ces procédés peuvent par conséquent être utiles lorsqu'il faut améliorer la compétitivité du produit, ou fabriquer une pâte kraft de feuillus de qualité supérieure susceptible de se vendre plus cher sur le marché. Le rebut pourrait être utilisé comme combustible pour produire l'énergie nécessaire à la fabrication de la pâte.

Les panneaux de fibres fabriqués par procédé humide ou à sec à partir des trois mélanges de feuillus tropicaux répondaient largement aux normes appliquées pour les panneaux de fabrication courante («Voluntary Product Standards»). En outre, ils peuvent être utilisés comme âme dans les panneaux d'ameublement ou comme revêtement extérieur, avec les résines appropriées à cet usage. Les panneaux de fibres avaient dans tous les cas d'excellentes qualités de surface.

Bien que ce ne soit pas là un des thèmes de recherche, on a entrepris une analyse critique de la littérature relative aux aspects écologiques et sylvicoles de systèmes comportant une exploitation plus intensive des forêts tropicales. Le but visé est de trouver les techniques les meilleures pour conserver la forêt tropicale en tant que ressource renouvelable. Les domaines dans lequels des recherches s'imposent seront recommandés.

En résumé, on peut obtenir des produits de qualité satisfaisante en utilisant des proportions importantes de bois d'essences secondaires mélangées provenant des forêts tropicales. Si l'on désire des produits de qualité supérieure, on peut éliminer les bois trop denses par fractionnement des copeaux au moyen de tamis et de séparateurs par densité. Tous les bois impropres à la fabrication peuvent être utilisés comme combustible ou employés à d'autres usages, par exemple dans le domaine de la chimie ou de l'alimentation.

A l'achèvement de ces travaux de recherche, une rencontre internationale permettra d'en présenter et discuter les résultats, ainsi que toutes autres données nouvelles concernant la solution des problèmes techniques qui restreignent l'utilisation des ressources en bois feuillus tropicaux. Cette conférence internationale sur l'utilisation des forêts tropicales se tiendra à Madison (Wisconsin), du 21 au 26 mai 1978. Les sessions techniques comprendront des discussions sur les ressources en bois, l'écologie et la sylviculture, les infrastructures, la production de pâte, la fabrication de papiers de diverses catégories, la production de panneaux de fibres et de particules et enfin l'application des techniques nouvelles. L'ordre du jour de cette conférence a été publié dans le numéro 116 d'Unasylva, section Le monde forestier.


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