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Le rotang: Un complément à l'agriculture itinérante

Joseph A. Weinstock

Joseph A. Weinstock est titulaire d 'une bourse d'études post-doctorat à l'Institut des politiques écologiques de l'East- West Center, Honolulu, Hawaii, Etats-Unis. Le présent article est une version légèrement modifiée d 'une étude parue dans Economic Botany, 37(1):58-68 (1983), publiée parle New York Botanical Garden.

Bornéo

Diverses stratégies agricoles ont été essayées dans les zones à culture itinérante des forêts tropicales denses, quelques-unes mettant l'accent sur la production vivrière, d'autres sur les cultures de rente. Certaines ont bouleversé l'équilibre écologique de la forêt, tandis que d'autres ont été conçues avec le souci de le préserver. Rares sont les cas où on a pu pratiquer simultanément des cultures vivrières et des cultures de rente tout en maintenant la stabilité écologique. Pourtant, dans les forêts tropicales denses au sud-est de Bornéo, la culture du rotang selon un système indigène permet précisément de le faire sans perturber l'environnement.

· D'énormes efforts ont été faits ces derniers temps pour tenter de modifier les pratiques de culture itinérante dans les régions de forêt tropicale dense. En l'occurrence, on s'est surtout attaché à relever, dans ces zones, la productivité agricole au-dessus du niveau de la simple subsistance.

Les recherches agricoles reposaient autrefois sur la croyance erronée que toutes les formes de culture itinérante étaient nuisibles. Aussi visait-on de préférence à une production vivrière annuelle permanente. Comme bien des forêts tropicales denses où se pratique la culture itinérante ont des sols à couche superficielle assez mince recouvrant un relief très évolué et érodé, on a constaté que la production annuelle de cultures vivrières ne pouvait être maintenue sans de gros apports de capitaux. Le sol perdait vite de sa fertilité, de sorte que le seul moyen d'obtenir ce type de production était d'employer des engrais à doses massives.

Depuis le début des années cinquante on s'intéresse davantage aux régions à forêts tropicales denses et, par conséquent, on en comprend mieux l'écologie. Des recherches (Brush, 1975; Carniero, 1960; Clarke, 1966; Conklin, 1957) ont montré que la culture itinérante, à condition d'être convenablement menée, peut constituer du point de vue écologique un bon système de production agricole, en équilibre avec la forêt dense tropicale. La terre n'est exploitée que pendant un an ou deux, puis on la laisse en jachère assez longtemps pour que la forêt secondaire se régénère.

Selon certains, la culture itinérante en forêt tropicale dense pourrait être maintenue indéfiniment en situation écologiquement stable. Toutefois, cette stabilité ne peut être garantie que si l'on cultive la terre pendant de brèves périodes d'un ou deux ans, pour la laisser ensuite reposer de 7 à 15 ans. A de rares exceptions près, il n'est guère possible d'améliorer spectaculairement la production vivrière dans les régions à forêts tropicales denses. Le mieux que l'on puisse espérer est de rationaliser les méthodes de culture itinérante, tel que cela s'est fait avec le «système de couloirs» expérimenté par les Belges au Congo. Selon ce système, la forêt était divisée en bandes de 100 m orientées est-ouest pour que la lumière solaire pénètre au maximum. Tous les ans, un couloir sur deux était défriché, laissant une jachère forestière de part et d'autre des bandes dégagées. Le nombre de couloirs dans une unité aménagée correspondait à la somme du nombre d'années pendant lesquelles la terre était sous culture et du nombre d'années pendant lesquelles elle était en jachère. Bien qu'avantageux en ce sens qu'il permettait d'équilibrer le rapport culture/jachère, ce système fut abandonné parce qu'il demandait des méthodes de gestion trop élaborées (Sanchez, 1976).

Dans les forêts tropicales denses, on est passé peu à peu des cultures annuelles aux cultures pérennes. L'intention, ce faisant n'était pas tant de modifier l'écologie forestière que de l'imiter. La forêt dense est abattue et remplacée par une forêt de plantation. Autrement dit, on substitue aux essences forestières des hévéas, des caféiers, des cocotiers, des palmiers à huile, etc. Ce système s'est révélé assez stable du point de vue écologique et il fournit aux habitants de ces régions une source régulière de revenu. Mais en revanche il n'améliore pas la situation alimentaire. En réalité, il risque même de l'aggraver. Si l'on consacre trop de terres aux cultures arboricoles, la superficie laissée à la production vivrière en régime de culture itinérante peut se trouver sérieusement réduite. Sur cette même superficie, la période de jachère peut être trop abrégée pour préserver l'équilibre écologique, ou bien la production vivrière peut cesser totalement.

Ce que l'on n'a pas encore exploré à fond c'est la possibilité d'un système alliant la culture itinérante de plantes vivrières à celle d'un végétal pérenne de rente à révolution courte. Avec cette formule, la production de vivres pour l'autoconsommation est possible, et les habitants des forêts disposent d'une source de revenu. Le difficile, en pareil cas est de trouver les cultures pérennes qui conviennent. Celles-ci doivent pouvoir produire pendant 7 à 10 ans, tout en maintenant l'équilibre écologique du système de culture itinérante. Des cultures comme l'hévéa ou le palmier à huile assurent bien cet équilibre et sont aisément commercialisables, mais elles ont une durée de production bien trop longue pour que l'on puisse pratiquer de façon soutenue un système itinérant de cultures vivrières. Etant donné tout le temps et l'argent qu'exige l'établissement d'hévéas ou de palmiers à huile, il n'est pas question de les abattre au bout de 7 à 10 ans pour aménager une parcelle de culture itinérante. On pourrait envisager des arbres fruitiers à croissance rapide comme le papayer, mais, outre que celui-ci ne garantit pas une bonne stabilité écologique, ses fruits ont des débouchés limités. Il existe toutefois une culture pérenne de rente que pratiquent les cultivateurs au sud-est de Bornéo (provinces indonésiennes du Kalimantan oriental et central) et qui, avec le système de culture itinérante, donne l'association écologique nécessaire. Il s'agit du rotang.

Le rotin à Bornéo

Le rotin joue depuis longtemps un rôle important dans la vie quotidienne des habitants de Bornéo, aussi bien qu'ailleurs en Asie du Sud-Est. Dans son étude sur les palmiers, Corner (1966) note que les Portugais l'ont introduit en

Europe au moment où s'est ouverte la route vers l'Orient. Bien avant cela, poursuit Corner, cette essence occupait une telle place dans la vie villageoise que l'on peut parler de civilisation du rotin en Asie du Sud-Est, comme il y a eu la civilisation du palmier en Inde et la civilisation du bambou en Indochine, en Chine et au Japon.

Sa flexibilité ainsi que la longueur et la grande résistance de ses tiges font avant tout du rotin un matériau d'attache. Non fendu, on s'en est servi comme corde pour attacher du bétail, amarrer des embarcations, construire des ponts et étendre du linge. Aux époques et aux endroits où l'on manquait de clous, il a été utilisé pour fixer les maîtresses poutres des maisons. Fendu, il est employé à de multiples fins. Il est inestimable pour la construction de logements. Les lanières de rotin servent à fixer les cloisons d'écorce ou de bambou fendu aux maîtresses poutres et à lier les lattes de bambou pour faire le plancher. Avec du rotin fendu on maintient en place le chaume de la toiture, qu'il soit fait de feuilles de palmier repliées ou de alang-alang (Imperata cylindrica Beauv.).

FLOTTAGE DU ROTIN SUR LE TEWEH JUSQU'AU MARCHÉ la plus grosse source de revenus pour beaucoup de communautés en amont du fleuve

En dehors de son usage comme matériau d'attache, le rotin fendu est un élément essentiel de beaucoup d'articles ménagers et agricoles indispensables. C'est ainsi qu'avec les brins des couches épidermiques lustrées et des couches corticales extérieures de la tige, on tresse les nattes qui servent de lits et des paniers de toutes tailles et formes. Certains de ces derniers sont tressés si serrés qu'on peut les utiliser pour puiser de l'eau à la rivière. Pour les travaux aux champs, de grands paniers rigides destinés au transport du paddy sont confectionnés avec le cœur grossier du rotang, de même qu'on fabrique des vans pour séparer le grain de la balle. Les fers de haches sont solidement assujettis à l'aide de lanières de rotin, lequel, fendu en brins minces, est tressé serré autour du manche du parang (gros couteau de jungle) autant pour assurer une meilleure prise à la main que pour maintenir la lame bien en place. Ainsi, le rotin est d'un usage infiniment varié dans la vie quotidienne du village.

Les rotangs sauvages ont sans doute été utilisés à Bornéo dès que l'île a été habitée. Il est impossible de savoir à quand remonte la culture de certaines espèces, mais il est probable qu'elle a commencé il y a bien plus d'un siècle. Lors d'une récente visite dans le bassin supérieur du Luang, patrie ancestrale des Dayaks Luangans (Lawangans), j'ai vu des plantations de rotang originellement établies avant que la région ne se dépeuple dans les années 1890. Selon la tradition orale, l'une des plus anciennes zones de culture du rotang était la région de Pasir, qui est actuellement la province indonésienne du Kalimantan oriental. Cette culture se serait propagée dans l'île lorsqu'un sultan du Royaume de Kutei, ayant élu demeure à Tenggarong, ordonna aux gens de l'intérieur de planter du rotang de manière que le palais royal puisse être fourni en nattes. C'est ainsi que naquit un marché local florissant de semences de rotang en provenance de la région de Pasir. Jusque vers 1975, les prix du rotin étaient faibles, surtout par rapport à ceux d'autres denrées comme la résine de damar (Hopea micrantha Hook.), le caoutchouc (Hevea brasiliensis Muell.) et autres produits forestiers. Les plantations de rotang étaient récoltées avant tout à des fins domestiques ou pour le marché local. Au début des années soixante-dix, le marché du rotin a commencé à prendre de l'essor, les articles faits avec ce matériau, par exemple meubles et tapis de sol, gagnant la faveur du public en Europe, en Amérique du Nord et au Japon. En même temps, la production de rotin aux Philippines a diminué, et ce pays, autrefois principal exportateur, interdit désormais l'exportation de cannes de rotang. Ces quelques dernières années, le prix de la canne de qualité supérieure a doublé, voire triplé. Dans bien des collectivités du haut Kalimantan oriental et central, le rotin est devenu la principale source de revenu, rapportant souvent plus que toutes les autres cultures de rente mises ensemble.

Propriétés botaniques

Le rotang est un végétal dont l'habitat naturel est la forêt tropicale dense. En grandissant, il grimpe le long des arbres, s'y arrimant au moyen de vrilles hérissées qui partent latéralement de la tige principale et des pointes des feuilles. Il croît rapidement et peut s'allonger, en un an, de plusieurs mètres. On a vu des rotangs qui, laissés à eux-mêmes, dépassaient 150 m de long (Burkill, 1966).11 en existe des centaines d'espèces depuis celles dont le diamètre fait moins de 1 cm jusqu'à celles, du moins une d'entre elles, dont le diamètre est de 20 cm (CRDI 1980).

Le rotang appartient à la famille des palmiers et constitue l'essentiel de la sous-famille des Lepido-caryoideae. Jusqu'à récemment, on n'avait pas fait de recensement définitif des rotangs dans toute la zone intertropicale, mais selon des rapports récents, il en existerait 13 genres, comptant approximativement 600 espèces différentes (Dransfield, 1979; CRDI, 1980). Sur les nombreuses espèces de rotangs existant à Bornéo, de 12 à 15 sont utilisées régulièrement et il n'y a de demande commerciale régulière que pour 7 ou 8. L'espèce la plus recherchée est connue sous le nom de rotan sega (Calamus caesius Blume), et c'est celle qui est le plus souvent plantée (Dransfield, 1979, et identification photographique, 1981; CRDI, 1980). La plante fait en moyenne de 0,5 à 1,5 cm de diamètre au moment de la récolte; elle est de couleur or pâle quand elle est traitée, et se fend bien. On en utilise le plus souvent la tige pour tresser des paniers et des nattes, ainsi que pour fabriquer du mobilier. D'autres espèces du genre Calamus sont aussi plantées, par exemple Calamus trachycoleus Becc. (Dransfield, 1979; CRDI, 1980; Peluso, 1981). Dans certaines régions, il existe un débouché pour des espèces très minces appelées rotan jepun ou rotan mea (espèces non identifiées). Ces espèces, d'un diamètre moyen d'environ 1 cm, sont généralement employées non fendues. Leurs tiges servent à former le fond de certains modèles de sièges, ou bien à orner divers types de meubles, elles sont aussi utilisées comme ficelle. De temps à autre, il existe une demande de très grosses tiges pour la fabrication de pieds ou d'éléments de meubles, de cannes et de poignées. Alors que ces gros rotangs sont cultivés dans la péninsule de Malaisie (Dransfield, 1979), à Bornéo, comme leurs prix sont faibles, on ne les récolte dans la jungle que lorsqu'ils rapportent suffisamment.

L'ÎLE DE BORNÉO

RÉGION ÉTUDIÉE: LE SUD-EST DE BORNÉO

Le cycle rotang/culture itinérante

Tous les habitants de Bornéo ne cultivent pas le rotang, et on ne sait pas quelle place il occupe exactement dans la culture itinérante. Le système rotang/culture itinérante décrit ici est celui que pratique le groupe ethnique connu sous le nom de Dayaks Luangans, qui habite la région située entre la partie médiane du Barito dans le Kalimantan central et la partie médiane du Mahakan dans le Kalimantan oriental. Aux dires des Luangans, ils auraient établi des plantations de rotang depuis aussi longtemps qu'ils puissent se souvenir, tandis que certains sous-groupes de Luangans comme les Dayaks Tiwoians (Taboyans), sur le Teweh, et les Dayaks Bentians et Benuas, sur le Lawa et le Kedang Pahu, sont célèbres dans la partie orientale/centrale de Bornéo pour leur rotin de qualité.

Comme tous les cultivateurs itinérants, les Luangans défrichent un secteur de forêt, puis le brûlent et y plantent leurs cultures. Après avoir exploité la terre aux fins de production vivrière pendant un ou deux ans, ils la laissent reposer pour permettre à la forêt de se régénérer. A la différence toutefois des cultivateurs itinérants dans d'autres forêts tropicales denses, les Luangans ont coutume de planter du rotang avant de mettre la terre en jachère. Ainsi, au bout de 7 à 15 ans en général, l'agriculteur retrouve non pas une forêt «vide» mais une plantation de rotang arrivée à maturité. On récolte alors le rotin pour s'en servir au foyer ou pour le vendre; puis de nouveau, on coupe, brûle et plante du riz et autres cultures vivrières.

Ce cycle alterné culture itinérante/plantations de rotang est bouclé au bout de 7 à 10 ans par l'agriculteur qui, ainsi, récolte chaque année cultures vivrières et rotin. Ce délai de 7 à 10 ans est considéré comme le minimum nécessaire. Il est plus ou moins court selon que le peuplement de rotang est établi avec des plants ou par ensemencement direct d'un ancien champ de culture itinérante. Dans le premier cas, on peut d'ordinaire au bout de 7 ans tirer de chaque plant trois coupes, chacune d'une longueur d'environ 6 m, alors que, dans le deuxième cas, il faut en général une dizaine d'années pour que les plantes arrivent à cette longueur. Une plantation non récoltée pendant 15 ans serait encore meilleure, rendrait trois fois plus qu'une plantation de 7 ans et donnerait du rotin de meilleure qualité. Dans tous les cas, le délai de maturation et le rendement varient selon l'environnement. Comme on pourrait s'y attendre, les peuplements de rotang établis sur des parcelles de culture itinérante jusque-là vierges produisent beaucoup plus que lorsqu'ils sont établis sur des superficies de recrû forestier secondaire ayant déjà servi à ce genre de culture.

Convenablement aménagé, le système rotang/culture itinérante a de nets avantages sur d'autres systèmes agricoles expérimentés en forêt tropicale dense. Comme le rotang pousse naturellement dans ce milieu forestier, il ne bouleverse ni ne modifie sensiblement l'équilibre écologique. Etant donné que, si on laissait faire les choses, diverses espèces sauvages de végétaux apparaîtraient dans le recrû forestier secondaire, en plantant ou en semant du rotang on donne une avance à ce dernier qui peut ainsi dominer une flore moins désirable dans la jungle. Les 7 à 10 années nécessaires pour une bonne récolte de rotin cadrent parfaitement avec la période minimale de jachère que requiert un système stable de culture itinérante dans la région. De la sorte, la production vivrière n'est pas perturbée, et, une fois enclenché le cycle, l'agriculteur est assuré d'un revenu régulier grâce aux ventes de rotin. Vu les prix actuels de ce dernier, une plantation de rotang peut être d'un substantiel rapport. Une plantation moyenne rend environ une tonne au bout de 7 à 10 ans. Les anciens peuplements, aux tiges plus longues et plus matures, peuvent donner jusqu'à trois tonnes par an. Les prix varient selon les difficultés de transport et l'éloignement des centres commerciaux, mais au Kalimantan, en 1980, un agriculteur récoltant une plantation de rotang pouvait escompter toucher au moins 480 dollars U.S. La récolte d'une plantation plus âgée donnant trois tonnes de rotin pourrait rapporter plusieurs milliers de dollars par an.

Le rotang aux Philippines

Ces 10 dernières années, le rotang a sensiblement favorisé le développement socio-économique des Philippines. En 1978, les exportations de meubles en rotin ont rapporté an pays plus de 16 millions de dollars U.S. La demande d'articles en rotin fabriqués aux Philippines ne cesse d'augmenter à l'intérieur comme à l'étranger, tandis que la production suit le mouvement.

Toutefois, l'avenir de l'artisanat du rotin n'est pas sans nuages. Aux Philippines comme à Bornéo, les sources de la matière première dans les forêts naturelles sont menacées par une exploitation débridée, et rien ou presque n'est fait pour établir des plantations à l'échelle commerciale.

Bulletin RIC Décembre 1982

Ce revenu est non seulement important, mais vient aussi à point nommé. Si, pour une raison ou une autre, le produit de la culture itinérante de l'année précédente a été mauvais, les réserves familiales de riz risquent d'être faibles au début de la nouvelle campagne agricole. Le surcroît d'argent procuré par la vente d'une récolte de rotin tombant juste au moment de la plantation permet à l'agriculteur de disposer de liquidités. Si les prix du rotin sont bas, il peut traiter les tiges de rotang pour les entreposer pendant au moins deux ans avant de les vendre.

La culture du rotang offre un autre intérêt du point de vue juridique. Selon l'adat (droit coutumier) celui qui le premier défriche une parcelle de jungle vierge, et par la suite ses descendants, jouit d'un droit permanent d'utilisation de cette terre, bien que le gouvernement indonésien ne reconnaisse pas ce genre de régime foncier. Comme le dispose aujourd'hui la loi, seule peut être revendiquée la terre qui donne un hasil (rendement) (Weinstock, 1979). Si la terre ne donne plus de hasil, par exemple une superficie de culture itinérante en jachère, nul n'a de droit juridique sur elle, et elle retombe dans le domaine public. Si du rotang a été planté sur une ancienne terre à culture itinérante avant qu'elle ne soit laissée en jachère, l'agriculteur peut aux yeux de la loi conserver son droit à la propriété, car il a encore une terre qui produit - en l'occurrence du rotin. Ainsi, des droits perpétuels peuvent être retenus sur les terres à culture itinérante.

Facteurs économiques

Le système rotang/culture itinérante est l'idéal, mais il n'est pas nécessairement la norme. Pour diverses raisons, il arrive que le cycle ne soit pas mené jusqu'au bout. Des obligations sociales et rituelles peuvent s'y opposer.

C'est ce qui s'est passé avec un jeune Dayak Bentian qui voulait défricher de la forêt vierge pendant 10 années de suite pour pratiquer une culture itinérante suivie de l'établissement de plantations de rotang. Tout alla comme prévu pendant les cinq premières années, mais il décida de se marier et dut alors vendre ses plantations pour payer la cérémonie. Il arrive aussi que les plantations de rotang soient vendues ou récoltées trop tôt pour couvrir les frais d'obligations rituelles - telles que cérémonies funéraires chez les membres de la religion traditionnelle, le culte Kaharingan - ou, dans le cas des musulmans pieux, pour faire un pèlerinage à La Mecque.

Les facteurs économiques peuvent aussi venir perturber le système. Ce sont à cet égard les forces et les pratiques commerciales actuelles qui ont causé le plus de remous. L'avarice et une utilisation ostentatoire ont conduit à une dégradation générale du système. Des zones qui, il y a quelques années, produisaient de grosses quantités de rotin de haute qualité ne donnent plus maintenant qu'un volume limité de tiges immatures de mauvaise qualité.

Les prix élevés pratiqués ces dernières années ont abouti à la commercialisation du rotin et fait monter en flèche le volume de tiges récolté à Bornéo. Ainsi sont apparues deux catégories de non-agriculteurs qui vivent de ce commerce, à savoir les coupeurs et les négociants, qui se sont transférés en très grand nombre dans les régions productrices traditionnelles en amont des fleuves pour y chercher fortune. Quelques exploitants coupent encore leur propre rotang pour le vendre, mais de plus en plus ils cèdent leurs plantations à l'avance aux commerçants, lesquels embauchent des professionnels pour les récolter. Ils poussent les agriculteurs à leur vendre leur plantation en leur offrant en échange des articles de luxe tels que radio-cassettes et montres suisses. Ils doublent ainsi leur profit sur ces articles, l'agriculteur leur achetant au prix fort et leur vendant son rotin au prix fixé par eux. Comme l'agriculteur achète souvent ces articles de luxe à l'avance avec le crédit que lui consent le commerçant, ce dernier peut faire pression pour qu'il lui cède à l'avance sa plantation de rotang. Par conséquent, une telle plantation peut être vendue et récoltée avant que l'agriculteur ne se décide à réutiliser cette parcelle particulière de terre pour la consacrer à des cultures itinérantes. Et c'est ainsi que le cycle est rompu.

SITE NOUVELLEMENT DÉFRICHÉ POUR LA CULTURE ITINÉRANTE DANS LE KALIMANTAN CENTRAL en plantant du rotang, l'équilibre écologique de la forêt sera maintenu

NATTES CORDES, CHAUME POUR LES TOITS, PANIERS... le rotin est au centre de la vie quotidienne au village

Une plantation de rotang est en général vendue à un commerçant sur la base du partage. Lorsque la concurrence joue en faveur des coupeurs, comme c'est le cas dans le haut Teweh, on applique la formule bagi tiga (partage en trois). Celui qui fait la récolte en reçoit les deux tiers et le propriétaire un tiers. Tout le rotin est acheté par le commerçant qui a traité l'affaire. Dans certaines régions, la concurrence est plus serrée parce que davantage d'hommes cherchent à se placer comme coupeurs. Ainsi en va-t-il dans le bassin inférieur du Lawa et du Kedang Pahu, où les agriculteurs exigent et obtiennent le régime bagi dua (partage en deux) c'est-à-dire divisent la récolte à égalité avec celui qui la fait. Comme avec le système bagi tiga, le commerçant ayant conclu l'affaire achète tout le rotin. Dans chaque cas, c'est aux coupeurs qu'il incombe de nettoyer le rotin et de le livrer au commerçant après l'avoir fait sécher.

L'un des inconvénients les plus évidents de la vente à l'avance d'une plantation de rotang est que l'agriculteur ne reçoit que la moitié de la récolte, qu'il est tenu de vendre au prix imposé par le commerçant. Cependant, l'agriculteur peut estimer y trouver son compte étant donné que ce prix est en général assez compétitif avec ceux offerts par d'autres négociants de la région. En outre, il économise ainsi le temps et le travail que demande la récolte, tâche assez pénible. Ce qui est plus grave, c'est la fréquence de la récolte. Les prix étant élevés, on a tendance à couper plus qu'il ne faut. La récolte que faisaient jadis les agriculteurs une fois par an, juste avant d'établir une nouvelle parcelle de culture itinérante, se poursuit désormais toute l'année, les coupeurs voulant travailler et les commerçants désirant vendre toujours plus. Comme les plantations sont récoltées à des intervalles de plus en plus courts, le rendement et la qualité du rotang diminuent.

Dans certaines zones plus reculées, comme celles du bassin supérieur du Teweh et du Lawa, la population est moins nombreuse qu'autrefois. Ce recul tient à la fois à la migration et à la politique du régime colonial hollandais, lequel avait pressé les montagnards de descendre sur les rives des principaux cours d'eau pour y constituer des villages. Dans quelques-unes de ces zones dépeuplées, ceux qui restent encore entretiennent les plantations abandonnées par les migrants. Comme on n'a pas besoin de la terre pour y pratiquer la culture itinérante, elle est maintenue en permanence sous plantation de rotang. Grâce à une récolte sélective et aux soins que l'on prend de garder intacts les systèmes racinaires, les tiges continuent de pousser, rejetant des anciennes souches. Les plantations permanentes bien aménagées sont très productives parce que ces nouveaux rejets donnent des tiges matures et exploitables plus vite que les plantations récentes. Beaucoup d'entre elles, désormais aux mains de coupeurs salariés, ont été gravement endommagées, car ces derniers ne se préoccupent en rien d'en préserver la continuité, coupant des tiges immatures et détruisant les racines.

Les prix nationaux montent en même temps que ceux à l'exportation. Commerçants et coupeurs ont remonté toujours plus loin à l'intérieur du pays en quête de rotin pour satisfaire la demande à l'exportation. On raconte qu'il y a 15 ou 20 ans, les rives du fleuve Montalat dans le Kalimantan central étaient si densément couvertes de rotang qu'il était impossible d'y aborder en canot ailleurs qu'aux débarcadères de village. Aujourd'hui, ces mêmes berges ne portent plus qu'un maigre couvert de graminées sauvages, et on ne voit plus sur le marché que de petites quantités de tiges immatures.

Dans les années soixante-dix, le commerce du rotin s'est déplacé plus loin en amont du Barito, dans la région du Teweh. Ce cours d'eau, très long, est divisé en trois kecamatan, ou districts. Des observations faites en 1980 il ressort que ces districts accusaient toutes les conséquences écologiques nuisibles du commerce du rotin. Dans le district du Kecamatan Teweh Tengah, situé à l'embouchure du fleuve, il ne reste plus que de petites quantités de rotang, aux tiges courtes et immatures. Bien que le district intermédiaire, le Kecamatan Teweh Timur, connaisse une crise du rotin il produit encore quelques tiges matures. Les habitants avaient misé à l'excès sur le revenu tiré de cette production, et ils se trouvèrent en difficulté quand elle commença à régresser. Ayant délaissé les autres activités agricoles au moment où abondait le rotang, ils n'eurent plus alors d'autres sources de revenu. Comme, pendant des années, ils avaient négligé leurs parcelles de culture itinérante et que leurs anciennes plantations d'hévéas et de caféiers étaient en mauvais état, ils s'étaient endettés auprès des commerçants pour se procurer du riz. En 1980, les agriculteurs ont recommencé à établir des plantations de caféiers et d'hévéas, ainsi que de rotang, mais il faudra plusieurs années avant qu'elles ne produisent.

Le dernier district, le Kecamatan Gunung Purei, se situe le long du cours supérieur du fleuve, au-dessus d'une série de rapides dangereux. C'est seulement quand le rotang a commencé à disparaître en aval que les commerçants remontèrent aussi loin le cours d'eau. En 1980, les habitants prétendaient que les ressources en rotin étaient inépuisables, alors que, dans la partie aval de ce même district, quatre ou cinq villages donnaient déjà des signes de crise. Comme dans d'autres districts, les cultures étaient négligées, et l'endettement en riz augmentait auprès des commerçants locaux.

Diverses stratégies de développement agricole ont été expérimentées dans les forêts tropicales denses. Celles qui se fondaient sur la modification de l'environnement, par exemple une production annuelle permanente de cultures vivrières, n'ont eu qu'un succès limité et ont en général fait plus de mal que de bien. Pour leur part, celles qui consistaient à simuler l'environnement forestier, par exemple la pratique de l'arboriculture, ont donné de meilleurs résultats sur le plan écologique et engendré des revenus dans les zones rurales, mais n'ont pas résolu le problème fondamental de la production alimentaire. Il semble que la formule la plus prometteuse soit celle qui consiste à associer une culture de rente pérenne non permanente à une production vivrière en régime de culture itinérante. La plantation de rotang sur les jachères forestières d'un système de culture itinérante à Bornéo a été décrite ici en tant que moyen local de produire à la fois des cultures de rente et des cultures vivrières en forêt tropicale dense. Malheureusement, les forces du marché sont en train de détruire ce système.

Conclusions

Des recherches plus poussées s'imposent pour trouver des cultures pérennes de rente qui puissent se pratiquer en association avec la culture itinérante vivrière dans les forêts tropicales denses. Il faut éviter, chaque fois que possible et partout où on le peut, de sacrifier la production vivrière à celle de cultures de rente. Des systèmes indigènes, tels que celui de l'association du rotang et de la culture itinérante donné ici en exemple, devraient être explorés et encouragés et/ou maintenus, si on le juge rationnel au plan écologique. Il faudrait aussi rechercher d'autres cultures pérennes de rente susceptibles de s'intégrer au cycle de jachère de la culture itinérante en forêt tropicale dense sans perturber l'équilibre écologique.

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