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Les arbres comme épargne et réserve de sécurité pour les populations rurales pauvres

R. Chambers et M. Leach

Robert Chambers, attaché précédemment à l'Institute of Development Studies, Sussex, Royaume-Uni, est actuellement professeur invité à l'Administrative Staff College of India, Hyderabad.

Melissa Leach est licenciée en anthropologie sociale à la School of Oriental and African Studies, Université de Londres. Cet article est adapté d'un document préparé pour l'Institute of Development studies et publié par la suite dans World Development, vol. 17, n° 3.

En tant qu'épargne et réserve de sécurité, les arbres n'ont rien à envier aux bijoux, ni au bétail - qu'il soit gros ou petit -, ni à la terre, ni aux dépôts bancaires. Toutefois, ils présentent certains inconvénients: droits incertains et mal définis, restrictions sur l'abattage et la vente, problèmes de commercialisation. Mais ils ont aussi des avantages: établissement facile et économique, valorisation rapide, fractionnement aisé en fonction des besoins et régénération après la coupe. Il faudrait davantage d'études empiriques sur l'utilisation et le potentiel des arbres en tant que caisses d'épargne des paysans pauvres. Des réformes seraient nécessaires pour promouvoir ce type d'épargne: code de l'arbre, amélioration de la commercialisation et des prix, et surtout attribution aux paysans pauvres de titres juridiques certains sur les arbres, y compris des droits d'exploitation, de coupe et de vente, semblables aux droits de prélèvement dont jouissent les titulaires de comptes d'épargne.

LES ARBRES représentent pour les pauvres un potentiel d'épargne, et de sécurité

Les arbres représentent pour les pauvres un potentiel d'épargne et de sécurité d'autant plus important que les ruraux pauvres sont particulièrement vulnérables face aux imprévus, que les experts ne se sont guère penchés sur ce problème et que cette vulnérabilité s'est accrue avec le temps.

Dans son acception courante, pauvreté est synonyme de privation. Les études sur la pauvreté, en général axées sur les situations urbaines et industrielles, la définissent par la faiblesse des revenus et des dépenses mais tendent à ignorer les stocks et le capital.

Ainsi caractérisée, la pauvreté ne comprend qu'un aspect de la privation. Les autres sont la faiblesse physique, l'isolement, l'impuissance et la vulnérabilité. Il est compréhensible que cette dernière soit souvent négligée d'autant que les experts qui définissent la pauvreté ne sont normalement pas vulnérables eux-mêmes. S'ils vivent dans des pays riches, ils sont protégés par la sécurité sociale et, en cas de maladie ou d'accident, les soins médicaux sont le plus souvent gratuits ou fortement subventionnés. S'ils vivent dans des pays pauvres, ils sont en général relativement aisés. N'étant pas vulnérables, il est facile aux représentants de cette élite de sous-estimer l'importance pour les pauvres de la vulnérabilité aux crises.

Ces crises peuvent être soudaines et brutales, ou commencer lentement, ou encore résulter de besoins importants et prévisibles. On peut les grouper en cinq catégories:

· dépenses extraordinaires imposées par la tradition sociale: dot, trousseau, mariage, funérailles et autres besoins rituels et sociaux;

· calamités telles que vols, incendies, mort du bétail, inondations, sécheresses, épidémies de maladies animales et végétales, émeutes et guerres, disette et famine;

· incapacité physique: maladies, maternité, vieillesse et accidents;

· dépenses improductives: faillite d'une petite entreprise, litiges et pertes au jeu, apprentissage qui n'aboutit pas;

· exploitation, parfois abusive et illégale, par les puissants: intérêts usuraires, expropriation, intimidation et chantage.

Tout cela peut appauvrir encore un ménage pauvre, l'obliger à vendre ou à hypothéquer ses biens, ou à prendre des engagements insoutenables. Il se trouve alors pris dans un engrenage fatal et la situation devient irréversible.

Manque de réserves pour imprévus

Les programmes nationaux de développement rural ont rarement pour objectif direct de réduire la vulnérabilité aux imprévus. Ils peuvent tout au plus assurer un apport de vivres et de revenus dans les moments critiques de l'année, ou favoriser l'épargne et l'investissement. Rares sont ceux qui aident directement à diminuer la vulnérabilité en aidant les pauvres à se procurer des biens qu'ils puissent réaliser en cas de besoin. Ainsi, en Inde, le vaste programme intégré de développement rural (IRDP) les aide à acquérir des actifs économiques, mais seulement pour créer un revenu leur permettant de franchir le seuil de pauvreté, et pas pour servir de réserve en cas d'imprévus. Les priorités des pauvres ne sont pas nécessairement celles des planificateurs. Dans une enquête menée au Gujarat, Hirway (1986, p. 140) a trouvé des paysans qui désiraient participer à l'IRDP pour acquérir des biens subventionnés qu'ils pourraient revendre au prix fort. «Ces actifs peuvent dès lors être utilisés pour faire face à n'importe quel besoin urgent tel qu'obligation sociale (mariage, mort, naissance, etc.), maladie dans la famille ou besoins de consommation.»

On comprendra mieux cette priorité ressentie par les pauvres si l'on considère les changements intervenus dans maintes sociétés agricoles. Tout d'abord, dans de nombreuses zones rurales, les dépenses entraînées par les événements imprévus ont augmenté, par exemple le coût des dots en Inde, celui des soins médicaux dans une grande partie de l'Afrique subsaharienne et ailleurs. Deuxièmement, l'entraide fondée sur le partage et le clientélisme s'est détériorée ou a disparu. Autrefois, les patrons octroyaient des prêts à leur «clientèle» pour leur permettre de satisfaire des besoins importants ou urgents. Les relations avec la main-d'œuvre étant désormais basées sur un rapport strictement pécuniaire, les obligations ont diminué de part et d'autre, et les pauvres connaissent une nouvelle forme de vulnérabilité. Certaines études ethnographiques ont analysé ces situations et la manière de les affronter. Citons le compte rendu de Bailey (1957) sur la vente de terres et de bijoux dans un village de l'Orissa, l'étude de Parkin (1972) sur la vente de terres et de palmiers dans le district de Kilifi (Kenya) et celle de Cain (1981) sur les motifs de la vente de terres dans trois villages en Inde et un au Bangladesh. Il n'en demeure pas moins qu'à notre connaissance il n'y a pas eu d'analyse interculturelle qui permette de préciser la valeur que les pauvres attribuent aux biens, comment ils les utilisent et dans quel ordre.

Une autre omission est flagrante: les arbres. Certains anthropologues sociaux ont étudié des arbres sur les terres agricoles, mais du point de vue des traditions culturelles plutôt que de leur place dans l'économie des ménages pauvres (Srinivas, 1976 p. 136; Malhotra et Basak, 1984).

Les textes traitant de la «foresterie communautaire», notamment en Inde, ne donnent guère d'informations sur la manière dont on utilise les arbres plantés dans le cadre des projets de foresterie paysanne et communautaire; cela tient en partie à la nouveauté de ces programmes, mais aussi aux lacunes de la recherche. La plupart des gouvernements et des organismes parrainant les projets concevaient la plantation d'arbres comme une fin en soi, de sorte que les documents officiels d'évaluation se limitent à indiquer les taux de participation aux programmes de distribution de plants ou de réalisation des objectifs de plantation (Banque mondiale, 1983a, b). Seules de rares études analysent les raisons pour lesquelles les petits exploitants entreprennent des activités de foresterie paysanne et communautaire. Aucune, à notre connaissance, n'a examiné à fond la façon dont les arbres plantés contribuent à l'économie des ménages, de sorte qu'on n'a pas de témoignage de leur utilisation actuelle ou envisagée comme caisse d'épargne. Quelques chercheurs, stimulés probablement par les débats sur la foresterie sociale, ont décrit les utilisations traditionnelles d'arbres plantés spontanément par les agriculteurs sur leurs terres (Brokensha, Riley et Castro, 1983; Campbell et Bhattrai, 1983; Poulsen, 1983). Cependant, ces études soulignaient leur production (combustible, fruits, fourrage et autres produits) plutôt que leur rôle de réserve pour les moments critiques. Les quelques auteurs qui ont mentionné le potentiel des arbres d'épargne ne l'ont fait qu'en passant (Mascarenhas, 1983, p.57; Shah, 1984, p. 65; Murray, 1986).

On peut expliquer ces lacunes de diverses façons. Les arbres plantés dans les villages ou sur des terres agricoles ont le plus souvent été ignorés par les spécialistes des diverses disciplines: les agronomes se sont occupés des cultures, les vétérinaires des animaux domestiques et les forestiers des arbres des forêts domaniales et des plantations. Ces derniers ont également été influencés par leur expérience des pays riches aux climats tempérés où la lenteur de croissance des arbres limite leur valeur en tant qu'épargne (Douglas et al., 1982, p. 195). Pour leur part, les anthropologues sociaux ont jusqu'à récemment focalisé leur attention sur les populations soit des zones reculées où les arbres et les produits forestiers abondent et ne constituent donc pas une réserve précieuse, soit des zones pastorales où les arbres ont très peu de valeur marchande.

De plus, il y a fallu du temps pour apprécier les conséquences de la brusque hausse de prix du bois d'œuvre, du bois de feu, du charbon de bois et d'autres produits forestiers. Les arbres, qui représentaient un capital négligeable avant la génération de l'économie marchande et la pénurie de bois de feu consécutive à la crise de l'énergie, se sont valorisés considérablement, mais les politiques ont été lentes à s'adapter au changement. Enfin, la question de la tenure des arbres a été récemment mieux comprise (Fortmann et Riddell, 1985; Fortmann et Bruce, 1988), ce qui a mis en évidence le fait que le droit sur les arbres est souvent dissocié du droit foncier et a suscité de nouvelles idées sur le code de l'arbre.

Ainsi, dans de nombreuses zones rurales du tiers monde, les dépenses nécessaires pour faire face aux imprévus ont augmenté en même temps que s'affaiblissaient les moyens traditionnels de les affronter. Malgré une hausse notable de la demande de bois de feu, de charbon de bois, de perches et de bois d'œuvre, la valorisation des arbres et des produits forestiers n'a pas été universelle. En Inde, le prix réel du bois d'œuvre a augmenté de 5,8 pour cent par an pendant les années 70 (Bentley, 1984, p. 17) et a continué à monter dans les années 80; mais, dans le nord-est du pays, les prix des perches d'eucalyptus sont tombés à la suite de la multiplication des plantations sur terrains privés. En Afrique également, les situations ont présenté une grande diversité (Leach et Mearns, 1988, p.136-146). Ces différentes tendances conjuguées, à savoir affaiblissement des appuis traditionnels, expansion des marchés, prix réels variables et souvent croissants des arbres et des produits forestiers, amènent à s'interroger plus précisément sur leur rôle passé et futur d'épargne pour les pauvres.

Utilisation des arbres pour affronter les dépenses imprévues

LES BESOINS SOUDAINS peuvent être des dépenses imposées par la tradition sociale, des calamités ou une incapacité physique

Divers témoignages montrent que les arbres et les produits forestiers sont utilisés pour surmonter des moments critiques. On peut classer ces témoignages selon le type de crise, l'envergure des besoins, leur apparition brusque ou lente, leur prévisibilité. Aux fins de cette étude, il est plus intéressant d'établir une distinction entre l'utilisation directe des arbres ou de leurs produits et leur utilisation pour réaliser de l'argent (vente ou hypothèque), en d'autres termes entre l'autre consommation et la commercialisation. L'utilisation directe porte sur de petites quantités d'arbres alors que la vente ou l'hypothèque intéressent tant les grandes que les petites quantités. Par ailleurs, l'autoconsommation est probablement appelée à diminuer, et la commercialisation à se développer, sous l'effet des changements économiques et sociaux.

Utilisation directe des arbres

L'utilisation directe des arbres et produits forestiers revêt trois formes. Dans la première, les arbres fournissent des ressources pour compenser les déficits saisonniers. Ils peuvent constituer périodiquement une source d'aliments, de fourrage ou d'autres produits utiles. Parmi les arbres fournissant des produits pour l'alimentation humaine, on peut citer le manguier, dont les fruits mûrissent au début des grandes pluies, l'uvilla (Pourouma cecropiaefolia), un petit arbre du Brésil, de la Colombie et du Pérou qui produit des fruits pendant trois mois durant la saison des pluies, le jujubier (Zizyphus spp.) qui produit un aliment d'appoint dans le nord de l'Inde à la fin de la saison sèche, et le néré (Parkia spp.) dont le fruit mûrit en saison sèche dans la savane d'Afrique de l'Ouest. Certains arbres produisent du fourrage à la fin de la saison sèche, comme Faidherbia albida (auparavant appelé Acacia albida) qui perd ses gousses lorsque les autres fourrages sont rares. Les arbres et les produits forestiers qui aident hommes et bêtes à surmonter les moments critiques réduisent la vulnérabilité et les risques de paupérisation puisqu'ils permettent d'éviter les pertes de bétail ou les ventes de biens auxquelles il faudrait autrement se résigner pour acheter des aliments.

Les arbres peuvent aussi être utilisés directement pour faire face à des besoins exceptionnels, par exemple bûchers funéraires ou fêtes, construction de cases ou de maisons, ou remplacement d'une barque ou d'une pirogue. La plus importante cause de dépenses exceptionnelles est la mort, avec les coûts des funérailles et du bois pour le bûcher. Il est courant en Inde de réserver des arbres pour ce motif. On raconte qu'une vieille femme n'avait accepté de vendre ses terres qu'à condition de pouvoir garder trois Acacia arabica pour son bûcher funéraire (P.K. Aiyasami, communication personnelle).

Les arbres comme source d'argent

Deux types de crise grave peuvent se présenter celle où une forte somme d'argent est exigée immédiatement et celle où une petite somme est demandée à des gens trop pauvres pour la payer. Les arbres jouent leur rôle dans les deux cas.

On peut avoir besoin d'une forte somme pour payer des soins médicaux, des funérailles, d'une maison ou d'une case ou le remplacement de biens d'équipement perdus ou endommagés (animal de trait, bateau de pêche ou filet, etc.). Cette somme peut être empruntée, mais la dette est souvent insoutenable.

On trouve des exemples d'arbres utilisés pour faire face aux imprévus dans l'étude de Parkin (1972) sur les palmiers dans le district de Kilifi au Kenya. La vente porte aussi bien sur les terres où croissent les palmiers que sur les palmiers eux-mêmes. Parkin observe que c'est principalement pour faire face aux dépenses entraînées par un mariage, la fête et la dot que les ruraux pauvres se défont de leurs terres et de leurs palmiers; mais ils peuvent aussi

être obligés de vendre pour payer des funérailles ou des sacrifices, ou encore les soins d'un médecin traditionnel durant la maladie prolongée d'un membre de la famille, ou pour acheter des aliments après une mauvaise récolte, ou pour d'autres raisons. Le coût du mariage et des funérailles, en particulier, a beaucoup augmenté. «Quel que soit l'événement à cause duquel les ménages se voient réduits à la dernière extrémité, conclut Parkin, vendre ou engager des palmiers et des terres est le moyen le plus sûr de disposer rapidement d'une somme d'argent» (Parkin, 1972, p. 59-60).

Le type de crise le mieux documenté est le besoin d'argent pour acheter des aliments, par exemple après une calamité naturelle telle qu'une sécheresse ou une inondation. Caplan a étudié une communauté swahili de la côte d'Afrique de l'Est pendant des années de grande sécheresse, lorsqu'une des raisons de la vente des arbres était le manque réel d'argent. «Beaucoup de gens ont vendu quelques cocotiers pour joindre les deux bouts» (Caplan, 1975, p. 42).

Dans le district de Panchamahals au Gujarat, en 1987, certains petits paysans n'ont pu survivre durant une période de sécheresse qu'en vendant les eucalyptus qui poussaient sur leurs terres (H. Jagawat, communication personnelle). Selon un témoignage de 1988, une famille de six personnes ne disposant que de 0,25 ha dans le district de Kakamega au Kenya vend habituellement un eucalyptus en février ou en mars «pour acheter de la nourriture et du savon». Pour les Mbeere, au Kenya, Brokensha et Riley (1980, p. 127) ont observé que de nombreuses familles n'avaient d'autres moyens de trouver de l'argent que la carbonisation et la vente de charbon de bois «pour payer les frais de scolarité ou même acheter de quoi manger si les pluies sont mauvaises».

Hartmann et Boyce (1983, p. 160- 167) racontent une histoire tragique. Dans un village du Bangladesh, une famille - Abu, Sharifa et leurs six enfants - se voit obligée de vendre ses terres durant une famine, ne reçoit qu'une part dérisoire d'un héritage partagé entre quatre frères, hypothèque et vend le lit de bois, la vache et la charrue pour couvrir une série de dépenses, y compris les médicaments pour la mère d'Abu et pour Abu lui-même lorsqu'il contracte la paratyphoïde. Les boucles d'oreille et l'épingle de nez d'or de Sharifa suivent. Endetté, à court de nourriture, pressé par ses créanciers, n'ayant plus d'argent pour acheter des semences, Abu coupe d'abord son jeune manguier puis son jeune jacquier et vend le tout comme bois de feu. Citons le livre:

Abu coupe une autre racine et ajoute: «Il n'y a plus de riz à la maison et j'ai six enfants à nourrir. En juin j'ai abattu mon manguier et maintenant c'est le tour de mon jacquier. Mes enfants ne mangeront jamais de fruits. Où trouverais-je de quoi en acheter au marché? Les riches ne savent pas comme ça fait mal d'avoir le ventre creux.

Hier je suis allé chez Mahmud Haji et je lui ai demandé de m'avancer quelques graines de moutarde. La terre est labourée mais je n'ai pas de quoi acheter des semences. Il m'a répondu: «Achète-les toi-même. Mes métayers doivent se procurer leurs propres semences». Et dire qu'il y a des sacs entiers de graines de moutarde dans sa maison! Comment peut-on être aussi avare?»

Abu empile les racines coupées en un tas bien net. «Je vendrai les racines aussi comme bois de feu», dit-il. «Demain je les porterai en ville» (Hartmann et Boyce, 1983, p. 167).

C'est un cas tragique. Abu n'a pas seulement perdu un capital qui aurait autrement pris de la valeur mais aussi la possibilité de manger des fruits et d'en donner à ses enfants. Il n'en est pas moins vrai que, quand il existe un marché local de bois de feu, les arbres des jardins familiaux sont un bien qui peut être réalisé sans délai pour satisfaire des besoins urgents.

EN AMÉRIQUE LATINE, il est fréquent que les paysans plantent des arbres et les vendent afin d'utiliser cet argent pour des mariages ou d'autres dépenses imprévues

Utilisation des arbres comme épargne

AU GUJARAT, EN INDE, un paysan a pu, grâce à la vente d'eucalyptus plantés par lui, récupérer une parcelle qu'il avait donnée en garantie d'un prêt

Dans maintes parties du monde, le bétail a longtemps été la principale source d'épargne des paysans pauvres, et son accumulation délibérée faisait partie de la stratégie de survie. Mais la pression exercée par les populations humaines et animales, la privatisation des terres, l'accès réduit aux pâturages communaux et la petite taille des exploitations ont diminué les possibilités de recourir au bétail comme épargne. Ce n'est pas par hasard que dans certaines zones où la pression est forte, mais où les systèmes de tenure des arbres sont bien définis, le couvert forestier a augmenté. On en trouve un exemple prés de Kano dans le nord du Nigéria. Falola et al. (1984) ont comparé des photographies aériennes prises en 1972 et d'autres datant de 1980 et 1981, et ont constaté que la densité des arbres avait augmenté de 18,5 pour cent sous l'effet de la régénération naturelle après la sécheresse et des plantations (75 pour cent des paysans interrogés ont déclaré qu'ils plantaient des arbres), alors qu'on avait craint de voir le déboisement s'aggraver à cause de la demande urbaine de bois. Un autre exemple nous vient du district de Kakamega au Kenya, où une étude basée sur une prospection aérienne et des vérifications au sol (Bradley, Chavangi et van Geldar, 1985) a montré que la densité des arbres plantés variait avec la densité de la population et en raison inverse de la taille moyenne des exploitations. Ainsi, il est bien possible que les arbres se soient substitués au bétail en tant que forme d'épargne et soient devenus un élément de la stratégie à long terme des paysans pauvres.

Dans diverses parties du monde, les arbres sont utilisés comme une épargne qui peut être réalisée. Au Costa Rica et en Equateur, il est d'usage que les paysans plantent quelques arbres autour de leur maison et dans leurs champs et les vendent lorsqu'ils ont besoin d'argent (Foley et Barnard, 1984, p.40). Dans le village de Garhi dans l'Uttar Pradesh, Vidyarthi (1984, p.829) a noté que, si la plupart des arbres appartiennent aux gros exploitants, les paysans en plantent aussi prés de leur maison ou sur des parcelles de terrain impropres à l'agriculture. Ce bois n'est utilisé que dans des occasions spéciales telles qu'un mariage ou des funérailles. Au Kerala, bien que la plupart des exploitations soient très petites, on y plante un grand nombre d'arbres, surtout des cocotiers et des cacaoyers, mais souvent des arbres donnant du bois d'œuvre; des essences à croissance lente comme le teck et l'acajou peuvent constituer des investissements à long terme (Foley et Barnard, 1984, p.40 et 41). Dans le district de Kakamega, les paysans cultivent des essences exotiques pour payer les frais de scolarité (Chavangi, Engelhard et Jones, 1985, p. 11).

Les arbres permettent de payer la dot d'une fille ou la fête de noces. En Turquie, la tradition veut que l'on plante à la naissance d'une fille des arbres qui constitueront sa dot (Foley et Barnard, 1984, p. 40).

Les arbres jouent un rôle d'autant plus important dans les stratégies d'épargne et de sécurité qu'ils peuvent être utilisés pour obtenir du crédit ou rembourser une dette. Pour ce qui est du crédit, la mise en gage ou la location d'arbres est pratiquée au Népal, au Nigéria, en Sierra Leone et au Ghana (Fortmann, 1985, p. 232). En Inde, on raconte qu'un banquier avait octroyé un prêt garanti par des arbres (Aloysius Fernandez, communication personnelle). Hill relève dans ses recherches au Karnataka que la possibilité de donner à bail de petites parcelles pour la plantation d'arbres offre aux paysans pauvres une forme de crédit fiable puisque la somme qui leur est versée au début de la transaction est automatiquement remboursée moyennant la part de la valeur nette du bois vendu qui revient au propriétaire des arbres (généralement la moitié) (Hill 1982, p. 159).

En ce qui concerne le remboursement de dettes, nous ne connaissons qu'un seul exemple, celui d'un paysan, Kalji Chatra du village de Thala dans le district de Panchmahals, au Gujarat, qui avait engagé une petite parcelle de terrain pour en tirer les 3000 Re dont il avait besoin pour le mariage de son fils. Comme le nouvel occupant avait le droit de cultiver la parcelle, il n'y a pas eu d'intérêt à payer. Le paysan a planté 200 eucalyptus, les a coupés et vendus au bout de trois ans seulement pour 5000 Re qui lui ont permis de racheter sa terre et d'investir dans une paire de boeufs de meilleure qualité (d'après une entrevue de février 1986).

Ainsi, les paysans peuvent éviter de s'endetter en donnant à bail de petites parcelles, comme au Karnataka, ou s'acquitter d'une dette qui serait autrement écrasante en plantant eux-mêmes des arbres.

Dans l'exemple du Karnataka, non seulement le paysan a obtenu un crédit et évité de s'endetter, mais il a reçu en outre la moitié de la valeur nette du bois. Quand les conditions de croissance sont favorables les arbres prennent autant de valeur qu'un magot déposé à la caisse d'épargne avec un intérêt très élevé. Ainsi, des paysans pauvres possédant de petites parcelles de terre pourraient accumuler assez rapidement des avoirs sous forme d'arbres pour rembourser leurs dettes, même quand les taux d'intérêt sont élevés.

Les arbres comme avoirs pour les paysans pauvres

En tant qu'épargne et réserve pour imprévus, les arbres sont comparables aux autres biens tels que bijoux, gros ou petit bétail, terre ou compte en banque.

Inconvénients

Les inconvénients les plus graves des arbres tiennent à des problèmes de droits, aux difficultés de réalisation et de commercialisation et aux risques de perte.

Droits fonciers. Bien qu'en théorie le droit aux arbres soit dissocié du droit à la terre, dans la pratique de nombreux obstacles empêchent souvent les paysans sans terre de planter ou de posséder des arbres. Les propositions visant à leur permettre de planter sur des terres domaniales ou des terrains vagues tels que les bords de route ou les berges des canaux se heurtent souvent à des difficultés bureaucratiques. Au Bangladesh, un projet dans œ sens a été repris par le Département des forêts En Inde, des programmes patta conçus pour donner aux pauvres et aux paysans sans terre le droit de planter des arbres sur des terrains domaniaux ou communaux ont été adoptés dans plusieurs états, y compris le Bihar, l'Uttar Pradesh, le Bengale occidental et le Maharashtra. Il reste à voir dans quelle mesure ces programmes pourront résoudre le problème de l'accès aux terres.

Droits aux arbres et réalisation. Les droits sur les bijoux, le bétail, la terre et les comptes en banque sont en général clairement définis, et les propriétaires peuvent librement louer, hypothéquer, engager ou vendre ces biens. Mais dans le cas des arbres, les droits et les possibilités de la réalisation sont souvent limités. Les pauvres qui sont censés bénéficier des arbres n'ont souvent ni titre de propriété ni le droit de les exploiter. Même lorsque des arbres se trouvent sur leurs propres terres, la loi et la bureaucracie leur interdisent de les couper à leur gré. Eckholm et al. (1984, p. 56-57) citent plusieurs exemples. Ainsi, dans certaines zones du Sahel, les paysans évitent de planter des arbres d'intérêt commercial car ils figurent sur la liste des essences protégées établies par les services forestiers. Pour exploiter leurs arbres, les paysans doivent d'abord prouver qu'ils les ont plantés et puis se procurer un permis de coupe. En République dominicaine, au Honduras et dans certains autres pays, les arbres appartiennent à l'Etat des sanctions sont infligées à ceux qui les coupent sans permission, même sur leur propre terrain. Aux Philippines, la coupe des arbres est réglementée, et il faut une procédure longue et compliquée pour obtenir un permis de coupe.

Commercialisation. En Inde, N.C. Saxena (communication personnelle) a comparé les prix à la production et les prix du marché des produits forestiers dans 12 localités de six Etats. Dans le meilleur des cas, le ligniculteur touche 43 pour cent (pour les manguiers à Moradabad dans l'Uttar Pradesh); dans le pire, 1 pour cent seulement (pour le teck dans le district de Taigad au Maharashtra); dans 8 cas sur 12, sa part est inférieure à 20 pour cent. De même, dans deux cas en Afrique de l'Ouest, Baah-Dwomoh (1983, dans Arnold, 1988, p. 16) a trouvé des producteurs qui ne touchaient que de 11 à 13 pour cent du prix de détail final pour le bois coupé et entassé, et de 1 à 1,5 pour cent seulement pour le bois sur pied.

Il y a maintes façons d'expliquer ces faibles prix à la production. Tout d'abord, le bois est un produit pondéreux qui coûte cher à transporter. Les paysans pauvres sont dans une situation de faiblesse. Les charges de bois qu'il peuvent porter sur la tête ne rapportent pas grand-chose. S'ils doivent louer des animaux de trait ou une charrette, cela leur coûte de l'argent qu'il leur faut parfois emprunter. S'ils vendent le bois sur pied, le prix est très désavantageux. En outre, les petits lots se paient moins cher que les grandes quantités et souvent n'intéressent pas les gros acheteurs.

Risque de perte. Le risque de perdre son épargne, si celle-ci est constituée par des arbres, est moins facile à définir. La vulnérabilité des arbres est variable. Pour survivre, les jeunes arbres doivent être protégés, surtout sur des terres communales. Dans des peuplements denses et sous un climat sec, les risques de feu sont élevés. Les cyclones peuvent abattre les arbres. Les ravageurs aussi sont une source de danger de même que le vol et le sabotage. Dans la Grèce ancienne, on coupait les oliviers de l'ennemi pour le ruiner. Aux abords de Pune, en Inde, les arbres de trois ans du projet agroforestier du Centre d'études et activités pour le développement ont été abattus et les palmiers coupés en morceaux par représailles parce que le Centre avait dénoncé une spéculation foncière (Anita et Christopher Benninger, communication personnelle, 1986). Dans certains autres cas, les arbres croissent en parfaite sécurité, comme le relevait Pline au 1er siècle:

«Toute la forêt (d'arbres à encens sur la côte de l'Arabie du Sud) est divisée en lots, et chacun connaît le sien: nul ne cause de dommage au terrain du voisin et nul n'empiète sur celui d'autrui. Point n'est besoin de gardiens pour veiller sur les arbres car aucun homme ne volera ses frères, si grand est le respect de la justice et de l'honnêteté en Arabie.» (Pline, édition 1964)

IL EST ESSENTIEL d'avoir le droit d'exploiter les arbres plantés comme épargne

Avantages

Sous certains angles, les arbres possèdent maints avantages sur d'autres types de biens. Les plus importants sont de nature biologique et économique:

Faibles coûts d'établissement et d'entretien. Les semences d'arbres coûtent rarement cher et le capital initial nécessaire est négligeable. Souvent, il suffit d'un investissement en travail, car on peut recueillir des graines et les planter ou arracher des plantules nées spontanément pour les repiquer. Les achats de semences n'entraînent pas de grosses dépenses. Les coûts d'arrosage et de protection des jeunes plants varient considérablement et peuvent même être élevés mais, une fois établis, les arbres n'exigent qu'un entretien limité. Dans des situations de pénurie de capitaux et de main-d'œuvre, la culture d'arbres est pour les paysans pauvres une utilisation rationnelle des ressources, notamment s'ils doivent consacrer une partie de leur temps à un emploi extra-agricole.

Taux de valorisation. Sous les tropiques où la pluviométrie est élevée, les arbres croissent en général très vite. Le petit bétail, notamment les chèvres, lui aussi se multiplie rapidement. Dans des conditions favorables, tant les arbres que le petit bétail sont beaucoup plus avantageux que les comptes en banque. Une étude menée au Kenya (PNUD/Banque mondiale, 1987) a estimé à 31 pour cent les revenus nets dégagés de l'arboriculture et de la carbonisation pour les petits exploitants et les travailleurs forestiers. Souvent, l'intérêt réel sur l'épargne placée est négatif à cause de l'inflation, alors que les arbres non seulement augmentent de valeur en période d'inflation mais, à partir de faibles coûts d'investissement initiaux, haussent rapidement de prix.

Fractionnement. Si l'on vend des arbres pour en tirer du combustible, des perches ou des matériaux de construction, on peut couper exactement la quantité voulue. Parfois, il suffit de couper une partie d'un arbre; si les arbres sont petits, ils permettent de faire l'appoint, presque comme des billets de banque. Le petit bétail et les bijoux de faible valeur présentent les mêmes avantages, mais les arbres sont tout aussi utiles sinon plus.

Régénération. Beaucoup d'essences rejettent après étêtage ou recépage. Le seul autre type de bien qui présente un avantage comparable est le cheptel, du moins quand il est élevé sans aliments achetés: la réforme des femelles stériles ou taries et des mâles en excès améliore la productivité et le potentiel de reproduction du troupeau. La comparaison ne s'applique guère aux autres biens: une fois vendus, les bijoux, les comptes en banque et la terre ne font pas de petits et ne rejettent pas de souche.

UN TRANSPORT ADÉQUAT est indispensable pour que les paysans pauvres obtiennent un juste prix du bois

Conséquences pour la recherche

Les analyses ci-dessus ouvrent des perspectives intéressantes à la recherche. Il faudrait davantage d'études empiriques sur le potentiel et l'utilisation des arbres en tant qu'épargne et réserve pour les paysans pauvres. Voici quelques-uns des thèmes principaux proposés:

· sécurité de droits et liberté de vente, relations avec les services forestiers;

· dispositifs de commercialisation: coopératives (par exemple, les coopératives d'arboriculteurs du Gujarat), petits ligniculteurs produisant sous contrat pour les usines de pâte, organisation du transport, prix dans les diverses conditions;

· analyse comparative coûts/avantages des divers types de biens pour les paysans pauvres;

· études du comportement du petit exploitant jouissant de la pleine liberté de couper et de vendre ses arbres sur le modèle des études de Shah (1988);

· études des conditions dans lesquelles les paysans sans terre possèdent ou acquièrent des droits cessibles sur les arbres sans pour autant avoir de droits sur les terres portant ces arbres.

Conséquences pour les politiques

Les politiques devront mettre davantage l'accent sur l'aide à fournir aux paysans pauvres pour leur permettre de se constituer des avoirs pour les moments critiques. La plupart de ceux qui se trouvent au-dessous du seuil de pauvreté en termes de revenus et de consommation (aliments, biens en nature et en espèces) ont déjà adopté des stratégies comportant souvent une large gamme de possibilités qui varient en fonction de la saison et du lieu. La procédure normale serait de leur offrir un emploi, un travail ou un bien qui puisse satisfaire tous ou presque tous leurs besoins. Une autre solution est de renforcer leurs propres stratégies et de les appuyer en leur dormant plus de sécurité et de diversité. Ainsi, un ménage se trouvant au-dessous du seuil de pauvreté pourrait le franchir grâce à l'apport d'une composante importante sans avoir besoin de changer de mode vie. S'il s'agit d'un bien qui se valorise en vue de faire face aux imprévus, les avantages peuvent être notables: moins d'anxiété, plus de sécurité et capacité accrue de planifier à l'avance, moins de dépendance vis-à-vis des puissants et des riches et, partant, réduction du danger d'être exploité et de s'appauvrir de façon irréversible en étant obligé, par exemple, de vendre des terres ou de s'endetter; les dépenses entraînées par la maladie, les accidents, la scolarité des enfants, etc., deviennent des accidents de parcours auxquels il est possible de faire face.

Ainsi, outre leur rentabilité économique à long terme, les arbres constituent pour les pauvres une réserve qui les rend plus forts dans toutes sortes de domaines: santé, éducation, relations sociales, etc. Les politiques à adopter varient selon les régions et les populations, mais quatre aspects sont importants partout.

Commercialisation et prix

Des facilités de commercialisation et des prix avantageux sont indispensables pour les producteurs, mais, dans le cas des arbres, la longue période de gestation - plusieurs années - pose des problèmes. Des coopératives de vente et des accords spéciaux de regroupement des lots ou d'achat par petits lots sont nécessaires lorsque l'acquéreur a besoin de grandes quantités, par exemple pour les fabriques de pâte. On peut envisager des programmes de production sous contrat, semblables à ceux qui sont réalisés en Afrique de l'Est pour le thé. Lorsqu'on décide de lancer sur le marché un produit des arbres, l'opération n'est rentable que si le nombre des arbres et le volume de la production sont suffisants. Dans les nouvelles zones de colonisation à Sri Lanka, pour que la production de mangues améliorées atteigne le seuil de rentabilité, la plantation de petits bouquets familiaux de manguiers est subventionnée (M.P. Moore, communication personnelle).

L'information commerciale est également vitale. Lorsqu'on a découvert que, dans le cas du Programme de foresterie paysanne du Bengale occidental, près de la moitié du prix de vente sur les marchés avoisinants allait aux intermédiaires (Shah, 1988), le Département des forêts est intervenu pour améliorer l'information commerciale et renforcer le pouvoir de négociation des vendeurs.

Réforme agraire

La réforme agraire pose de nombreux problèmes. Les arbres permettent d'en résoudre quelques-uns, surtout maintenant que leur valeur a augmenté. Par exemple, les toutes petites parcelles distribuées aux ménages sans terre au Kerala ont permis à ces ménages de planter quelques arbres. De même, en Inde, les propriétaires frappés par la réforme agraire fixant un plafond à la taille des propriétés ont renoncé aux terres les moins bonnes, mais, grâce aux arbres, le potentiel de ces terres est supérieur à ce qu'il aurait été il y a 10 ou 20 ans. Un autre exemple est fourni par le Programme de foresterie paysanne du Bengale occidental dans l'Arabari Range (district de Midnapur): 144 familles pauvres ont planté des eucalyptus sur 43 ha de sols latéritiques. Il s'agissait en majeure partie de terres improductives et de pâturages communaux distribués au titre de la réforme agraire. Shah (1988) a relevé dans son étude sur 59 de ces familles pauvres et pratiquement dépourvues de terre que le montant dégagé de la vente des arbres avait été dépensé comme suit: achat de terres irriguées, 38 pour cent; autres investissements productifs, 21 pour cent; habitation, 14 pour cent; mariages, 22 pour cent. Presque tout l'argent avait donc été dépensé par les ménages pour améliorer de manière durable leur situation économique ou sociale. Cela montre qu'une réforme agraire, si limitée qu'elle soit, qui alloue de petites parcelles de qualité médiocre à des ménages sans terre, mérite d'être envisagée à cause de l'épargne qu'elle permet de constituer grâce aux arbres, qui peuvent améliorer de façon permanente les revenus et le bien-être.

Code de l'arbre

La dissociation entre la tenure des arbres et celle de la terre (Fortmann et Riddell, 1985; Fortmann et Bruce, 1988) offre aux paysans sans terre la possibilité d'acquérir des droits sur des arbres poussant sur des terres communales ou domaniales, y compris les forêts, au moyen soit d'allocations d'arbres existants, soit de leur plantation. Un code de l'arbre qui distribuerait des arbres et reconnaîtrait le droit d'en planter, par exemple en bordure des massifs forestiers, aurait un impact notable sur le bien-être des paysans sans terre et des pauvres.

LES SEMENCES D'ARBRES ont une valeur insignifiante en comparaison avec d'autres investissements

Propriété, droits et information

La propriété, les droits et l'information sont des facteurs d'une importance vitale pour les pauvres. Pour que les arbres puissent jouer leur rôle de banque et de réserve, il faut que les droits de propriété et d'usage soient clairement définis. Si les droits de coupe et de vente sont incertains ou ne peuvent être exercés quand le besoin s'en présente, une importante partie de la valeur des arbres est perdue pour les pauvres. Limiter la coupe et la vente des arbres équivaut à empêcher les gens de prélever une somme déposée dans une banque, si ce n'est en corrompant le directeur ou son personnel.

Les facteurs politiques forestiers revêtent à cet égard une importance fondamentale. En effet, forestiers, administrateurs et autres fonctionnaires sont convaincus qu'on ne peut ni ne doit conférer aux paysans pauvres le droit d'exploiter les arbres à leur guise. Ils pensent que les paysans pauvres, obsédés par leurs exigences quotidiennes, ne prendront aucun soin de cet investissement à moyen ou à long terme que sont les arbres, mais se contenteront de les abattre rapidement. Ils en concluent qu'il vaut mieux, pour sauvegarder l'environnement, interdire la coupe ou l'exploitation sans permission.

Cette conception nous paraît erronée. En présence de circonstances si diverses, il est dangereux de généraliser. Mais il est probablement vrai que, paradoxalement, les restrictions légales des droits de propriété et d'exploitation créent précisément les conditions qu'elles cherchent à éviter: les paysans pauvres, incertains de leurs droits, se hâteront d'abattre les arbres ou les négligeront.

De même, les restrictions et dispositions légales peuvent décourager la plantation et la protection des arbres. Ainsi, dans une zone colonisée du Kenya, les nouveaux venus craignaient que, s'ils plantaient des arbres, le Programme de développement du bois de feu ne revendique les droits sur leur terre (Chavangi, Engelhard et Jones, 1985, p. 13.)

Au contraire, lorsque les droits sont clairs, connus et sûrs, les gens plantent, protègent et entretiennent leurs arbres bien mieux que ne l'auraient prévu les services administratifs. On en trouve un exemple frappant dans le projet d'agroforesterie entrepris à Haïti en 1982. Alors que précédemment les droits de coupe étaient limités, le projet considérait les arbres comme une culture de rente et établissait dès le départ qu'ils appartiendraient aux cultivateurs et que ceux-ci pouvaient les abattre à leur gré (Murray, 1984,p. 53). Le projet a connu un énorme succès et dépassé de loin son objectif. Un socio-anthropologue qui participait au projet a résumé l'expérience comme suit:

«D'ordinaire, les paysans plantent des arbres en vue d'en dégager un revenu, mais souvent ils finissent par les conserver en tant qu'assurance contre les risques. Il en résulte que, d'une part, la plantation a été réalisée bien plus rapidement que prévu à cause du facteur génération de revenu et, de l'autre, l'exploitation a été beaucoup plus lente à cause du facteur risque» (Gerald Murray, communication personnelle, 1986).

L'un des avantages de l'arboriculture est que l'exploitation du bois peut être différée, ce qui équivaut à un réinvestissement offrant par la suite des bénéfices accrus. L'augmentation de valeur des arbres est une raison de plus pour ne pas s'en défaire. Nous illustrerons par quelques exemples la prévoyance et la ténacité avec lesquelles les pauvres conservent leurs arbres. Une famille du district de Purulia, dans le Bengale occidental, a raconté, lors d'une entrevue conduite en mai 1988, comment elle a réparé les dommages causés par la mousson de 1977-1978, tout d'abord en empruntant des vivres et ensuite en vendant bijoux, boeufs, chèvres, poules et canards, mais seulement trois arbres: un tamarinier et deux margousiers. On trouve également un exemple de prévoyance dans le système pratiqué dans le nord-est de la Thaïlande: les grands arbres restent dans les champs où on les «conserve pour les enfants, même s'ils croissent au milieu d'une rizière et requièrent un sérieux élagage» (Grandstaff et al., 1985).

En définitive, ce qui est fondamental, c'est ce que les paysans pauvres désirent. Le Projet de foresterie sociale du Madhya Pradesh (MPSFP) en Inde (Madhya, 1984) avait organisé des réunions avec des paysans pauvres pour leur demander comment, à leur avis, il convenait de distribuer le bois produit au titre du programme. Personne ne voulait rien entendre des trois premières options, qui faisaient intervenir le panchayat; les participants ont choisi à l'unanimité la quatrième, qui prévoyait un partage équitable des arbres de la plantation et le droit pour chaque famille de prélever le bois d'arbres désignés.

Tout comme les autres, les pauvres s'intéressent donc beaucoup aux questions de droit et de propriété. Pour que les arbres puissent leur servir de banques et de réserve, il faut qu'ils puissent les posséder, les couper, les exploiter et les vendre à leur guise et à des prix raisonnables.

Sous l'angle juridique, il importe que les paysans aient des droits incontestés de propriété et d'utilisation de leurs arbres. En outre, il faut qu'ils connaissent ces droits et puissent les exercer librement. Il n'est pas rare qu'il y ait confusion et ignorance dans ce domaine non seulement chez les ligniculteurs ou ceux qui pourraient vouloir planter des arbres, mais aussi chez les autorités. Dans un district indien, les fonctionnaires responsables ignoraient quels arbres étaient protégés et quels arbres pouvaient être coupés. Les résultats d'une étude menée dans le sud du Wollo en Ethiopie (Bendz et Molin, 1988, p.29-32) reflètent des situations similaires: divers fonctionnaires ont donné des réponses différentes touchant les droits de propriété et les permis exigés pour exploiter et vendre les arbres.

Dernier facteur, les attitudes officielles. Cet article se propose avant tout de montrer que l'obstacle majeur à la ligniculture réside moins dans le comportement des pauvres que dans celui des fonctionnaires. Ces derniers hésitent souvent à renoncer à leur pouvoir ou à faire confiance aux pauvres. Ils en arrivent même à inventer des règlements inexistants afin de maintenir leur contrôle et d'exiger des loyers illégaux. De même que dans de nombreux domaines du développement rural, il ne suffit pas de réformer la loi, encore faut-il que chacun puisse affirmer et exercer ses droits. Cela exige à la fois organisation et pression de la part des pauvres, l'appui non gouvernementales militantes et une administration éclairée.

DEUX ARBRES DE TECK sont comme une «caisse d'épargne» pour une famille pauvre

Conclusion

Les arbres que cultivent et possèdent les ruraux pauvres ne constituent pas une panacée, mais, d'après les témoignages recueillis, ils peuvent jouer, dans la lutte contre la pauvreté, un plus grand rôle qu'on ne le croyait. Selon les ruraux pauvres eux-mêmes, ils sont comparables à des comptes d'épargne n'exigeant que de faibles dépôts initiaux et offrant des taux élevés de valorisation. Lorsque les droits de propriété d'exploitation et de vente sont assurés, les gens plantent davantage et exploitent moins que prévu. Reste à voir si les leçons du Kenya, de Haïti et du Bengale occidental seront apprises, ou si les attitudes restrictives assumées au nom de la conservation prévaudront et si des lois encore plus strictes dissuaderont les familles rurales de planter, protéger et conserver les arbres. La libéralisation des lois et la sécurité des droits pourraient inciter les paysans pauvres à planter davantage, améliorant ainsi à la fois leur propre condition, l'économie nationale et l'environnement.

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