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Pollution atmosphérique et forêts européennes: des modèles de simulation à l'appui des politiques forestières

S. Nilsson et O. Sallnäs

Sten Nilsson est chercheur principal à l'Institut international pour l'analyse des systèmes appliqués (IIASA) et professeur à l'Institut forestier de l'Université suédoise des sciences agronomiques à Garpenberg.

Ola Sallnäs est chercheur à l'Université suédoise des sciences agronomiques.

Le dépérissement des forêts attribué à la pollution atmosphérique suscite désormais de vives préoccupations en Europe. Bien que ce ne soit en aucune façon un phénomène nouveau (on note des dégâts locaux sur les arbres forestiers dus aux polluants atmosphériques depuis plus d'un siècle), l'apparition récente de symptômes extérieurs visibles dans de nombreuses forêts d'Europe et d'Amérique du Nord a attiré davantage l'attention sur ce problème. Dans le cadre de la Convention sur la transmission à longue distance de la pollution atmosphérique signée en 1985, une enquête sur la défoliation dans les forêts de 25 pays européens a été entreprise en 1988 (voir tableau 1). Bien que l'on ne puisse en tirer des conclusions scientifiques en ce qui concerne les causes des symptômes observés, il y a de nombreux cas dans lesquels la présence et l'étendue du dépérissement des forêts ne peuvent s'expliquer sans tenir compte de l'influence de la pollution atmosphérique.

Dans de nombreux secteurs de la société européenne (scientifiques, industriels, ouvriers, économiques et publics), on craint de plus en plus que la persistance des tendances actuelles de dépérissement des forêts n'ait de multiples conséquences indésirables. Les mesures qui seront prises au cours de cette décennie détermineront pour une large part l'avenir des forêts et de l'économie forestière pour plusieurs décennies. C'est pourquoi ceux qui seront chargés de concevoir et de mettre en oeuvre des solutions à ce problème devraient s'efforcer de coordonner des actions à court terme pour atteindre des objectifs à long terme.

Groupement des pays par sous-régions: EUROPE DES NEUF: Allemagne (Rép. féd.), Belgique, Danemark, France, Irlande, Italie, Luxembourg, Pays-Bas, Royaume-Uni. EUROPE CENTRALE: Autriche, Suisse. PAYS NORDIQUES: Finlande, Norvège, Suède. EUROPE MERIDIONALE: Espagne, Grèce, Portugal, Turquie, Yougoslavie. EUROPE DE L'EST: Bulgarie, Hongrie, Pologne, République démocratique allemande, Roumanie, Tchécoslovaquie.

Dans le cadre du Programme sur l'environnement de l'Institut international pour l'analyse des systèmes appliqués (IIASA), le projet «Dynamique de la biosphère» se propose d'examiner les interactions à long terme et à grande échelle entre l'économie mondiale et l'environnement. Il comprend des recherches et des études de cas. L'Etude forestière, qui a démarré en 1986, porte sur les conséquences du dépérissement des forêts attribuable à la pollution atmosphérique. Elle est axée dans l'immédiat sur l'évolution future des ressources forestières en Europe. Ses objectifs sont les suivants:

· parvenir à une opinion objective sur l'évolution future des forêts européennes;

· élaborer un certain nombre de scénarios logiques possibles concernant l'évolution future et son effet sur le secteur forestier, le commerce international et la société en général;

· démontrer les effets du dépérissement des forêts dû à la pollution atmosphérique, de gestion sylvicole existants et modifiés, et l'accroissement des terres boisées;

· identifier les orientations positives possibles, y compris les réponses qui peuvent être apportées au plan des institutions, des techniques, de la recherche et du suivi écologique.

Nous nous intéresserons dans cet article aux actions entreprises pour atteindre le troisième de ces objectifs. Pour imaginer divers scénarios d'évolution des ressources forestières et des disponibilités de bois en Europe, on a élaboré un modèle de simulation de type matriciel, le Modèle d'estimation des ressources ligneuses (Timber Assessment Model). Une base de données détaillée élaborée par l'Etude forestière sur les ressources ligneuses européennes est reliée au modèle de simulation. Le modèle calcule le volume potentiel biologique de bois par pays ou même régions d'un même pays, groupes d'essences et âges, de façon à aboutir à une évaluation générale des disponibilités de bois pour l'Europe (voir à la figure ci-contre le groupement des pays par sous-régions, et pour plus de détail l'encadré sur la méthodologie). Il convient de souligner que les scénarios concernent les disponibilités biologiques potentielles de bois et non l'offre sur les marchés. Dans la réalité, certains facteurs limitent les coupes annuelles, tels que le prix des bois ronds, le comportement des propriétaires forestiers, les restrictions à l'exploitation des bois au profit d'autres biens et services fournis par la forêt. Les résultats et les conclusions exposés dans cet article se rapportent à l'Europe, non compris l'URSS. Un article traitant des forêts de l'URSS sera publié ultérieurement dans Unasylva.

Modélisation du dépérissement des forêts attribué à la pollution atmosphérique

Nous avons cherché à obtenir le plus de données chiffrées possible pour la réalisation du modèle. Notre première tâche a été de calculer la répartition des forêts de chaque pays en classes de sensibilité basées sur le pouvoir-tampon des sols forestiers vis-à-vis de l'acidification. Des «charges critiques» spécifiques, c'est-à-dire une estimation chiffrée de l'exposition à un ou plusieurs polluants au-dessous de laquelle il ne se produit pas d'effets nocifs, selon nos connaissances actuelles, ont été attribuées à chaque classe de sensibilité. Les charges critiques pour le soufre et les oxydes d'azote ont été définies par la Commission économique pour l'Europe des Nations Unies (1988).

On a pu, en combinant la base de données de l'Etude forestière discutée ci-dessus et le Modèle régional d'information et de simulation sur l'acidification (RAINS = Regional Acidification Information and Simulation Model) de l'IIASA (Alcamo et al., 1988), estimer l'étendue des surfaces boisées qui subissent et subiront dans l'avenir des dépôts de polluants dépassant les seuils critiques (voir tableau 2). Les estimations de dépôts calculés par le modèle RAINS pour l'an 2000 ont été utilisées dans notre Modèle d'estimation des ressources ligneuses. Elles sont fondées sur les plans actuels (à la fin de 1988) de réduction des émissions de SO2 et NOx qui ont été annoncés officiellement par les gouvernements. Il faut noter toutefois que les prévisions d'élimination quasi totale de SO2 et NOx faites par la plupart des pays ne sont probablement pas réalistes.

Méthode de modélisation

Un modèle de simulation de type matriciel a été élaboré pour produire divers scénarios d'évolution des ressources forestières et des disponibilités potentielles de bois en Europe, avec différentes hypothèses concernant le taux et les caractéristiques du dépérissement futur des forêts, les pratiques sylvicoles et les politiques d'expansion des surfaces boisées. Etant donné que les forêts présentent des structures différentes selon les pays, nous avons dû utiliser trois concepts de modèles différents, basés sur différentes hypothèses.

APPROCHE BASÉE SUR LA SURFACE

Dans ce cas, chaque type particulier de: forêts est décrit en fonction de l'âge et des. volumes sur pied. Les différents types de forêts sont caractérisés par: pays, région, propriétaire, structure de la forêt (exemple futaie, taillis, etc.) et essences. On a utilisé la classe de station comme variable indépendante supplémentaire lorsqu'on disposait des données requises. Le modèle est fondé sur une structure élaborée par Sallnäs (1990).

APPROCHE BASÉE SUR LA RÉPARTITION EN CLASSES DE DIAMÈTRE

Dans ce modèle, l'entité de base sur laquelle se fonde la description de la forêt est l'arbre individuel et non plus la superficie de forêt. L'état des forêts appartenant à un type de forêt est décrit en fonction de la répartition des tiges selon une série de classes de diamètre. Chaque classe de diamètre est à son tour associée à un volume moyen par tige. Un élément dynamique est introduit par le passage des tiges d'une classe de diamètre à l'autre. Les types de forêts ont été caractérisés par application des mêmes critères que dans l'approche basée sur la surface, sauf que la classe de station n'a pu être utilisée faute de données suffisantes. Une description plus détaillée est faite par Houllier (1989).

APPROCHE SIMPLIFIEE

En raison de problèmes de quantité et de qualité de données, les deux approches ci-dessus n'ont pu être utilisées pour la Grèce, la Turquie et certaines zones de la Yougoslavie. Dans; ces cas, les volumes exploitables ont été estimés en pourcentage du volume sur pied, et les taux de croissances en pourcentage de la croissance initiale multiplié: par un facteur qui dépend des, rapports entre volume actuel et volume initial.

MODELISATION DU DÉPÉRISSEMENT DES FORÊTS ATTRIBUÉ À LA POLLUTION ATMOSPHÉRIQUE

Pour incorporer dans nos simulations les effets de dépérissement, la matrice descriptive de la forêt a été augmentée de deux variables: classe de dépérissement et classe de sensibilité. En outre, on fait varier les taux de passage avec le temps. On a également incorporé dans les modèles des changements dans les régimes sylvicoles, a révolution, savoir le raccourcissement de la révolution, l'intensification des éclaircies et l'accroissement de la régénération.

L'Etude forestière a fait une estimation des dégâts provoqués par un dépôt excessif de polluants sur des arbres de différents types et de différents âges, en utilisant un modèle élaboré en République démocratique allemande (Bellman et al., 1988). Le Modèle de pronostic et d'appui aux décisions pour la conservation de l'environnement (PEMU - Prognosis and Decision Support Model for Environment Conservation) traduit l'effet de charges excessives de polluants en schéma de dommage et de dépérissement en calculant l'espérance de vie des arbres touchés et le temps pendant lequel les arbres touchés restent dans chacune des quatre classes de dommage reconnues (indiquées par le degré de porte de feuilles ou d'aiguilles).

Les calculs montrent qu'un dépôt de soufre a un impact spectaculaire. Aussi longtemps que le dépôt de soufre reste au-dessous de 2 g/m2/an, un pin dans une zone de faible sensibilité du sol peut facilement vivre plus de 100 ans, et rester au moins 60 ans en bon état, c'est-à-dire avec plus de 90 pour cent de son feuillage intact. Le même arbre ne vivra que 65 ans s'il subit des dépôts de soufre de 2 à 4 g/m2/an. En outre, il ne passera que ses 30 premières années en pleine santé. A 42 ans, il aura perdu 25 pour cent de ses aiguilles, et lorsqu'il atteindra 55 ans il portera moins de 40 pour cent du feuillage d'un arbre sain. Dans une zone de sols très sensibles avec des dépôts de soufre de 2 à 4 g/m2/an, le même arbre ne vivra que 26 ans et ne sera jamais en pleine santé.

TABLEAU 1. Volumes sur pied dans les forêts exploitables dans les différentes classes de dépérissement, 1987-1988 (en millions de m3)

 

Conifères

Feuillus

faible

Dépérissement modéré

fort

faible

Dépérissement modéré

fort

Allemagne (Rép. féd.)

263,4

98,2

6,0

133,6

49,9

2,5

Autriche

163,8

18,2

4,0

49,6

8,2

1,6

Belgique

12,0a

3,2

1,0

12,5

2,9

0,6

Bulgarie

39,4

6,8

1,1

59,2

14,0

3,6

Danemark

3,6

0

0

11,2

2,6

0,2

Espagne

61,3

20,2

3,6

58,6

12,6

2,2

Finlande

301,7

192,2

28,2

71,1

21,5

1,5

France

110,1

49,8

6,9

139,8

41,5

9,6

Grèce

33,3

5,9

0,8

32,6

17,1

0,9

Hongrie

4,9

2,8

0,8

30,1

8,2

7,3

Irlande

6,4

1,1

0,1

-

-

-

Italie

86,4b

18,1

2,6

79,4

37,0

4,3

Luxembourg

0,5

0,2

-

4,0

1,1

0,2

Norvège

135,4

77,1

18,4

-

-

-

Pays-Bas

3,4

2,1

0,4

3,0

1,6

0,4

Pologne

305,8

187,2

36,0

38,2

14,8

5,4

Portugal

4,0

1,8

0,2

4,5

-

0,7

Rép. dém. Allemande

112,2

-

52,6

24,3

-

9,1

Royaume-Uni

43,3

43,5

10,9

175,5

55,2

2,2

Suède

601,4

228,8

29,4

64,9

18,6

0,7

Suisse

88,4

32,2

8,0

25,2

4,9

1,9

Tchécoslovaquie

301,8

148,2

37,0

93,4

55,7

13,3

a Moyenne pour la Flandre et la Wallonie.
b Moyenne pour la province de Bolzano et la Sardaigne.

TABLEAU 2. Pourcentages de la superficie boisée où les charges critiques de soufre et d'oxydes d'azote sont dépassées

 

Soufre

Oxydes d'azote

Conifères

Feuillus

Conifères

Feuillus

1985

2000

1985

2000

1985-2000

1985-2000

Pays nordiques

59

48

19

7

75

52

Europe des Neuf

88

76

34

24

83

55

Europe centrale

98

93

50

46

100

86

Europe méridionale

62

84

18

40

34

21

Europe de l'Est

98

98

84

76

76

47

Dommages causés aux conifères européens calculés par l'Etude forestière

Les relations de cause à effet n'ont été entièrement chiffrées avec le PEMU que pour les dépôts de soufre sur des peuplements de pins, mais les résultats préliminaires fournis par un nouveau modèle de dépérissement de l'épicéa sont dans l'ensemble comparables.

Scénarios d'évolution future

Pour analyser l'avenir possible du secteur forestier en fonction de différentes hypothèses de dépérissement dû à la pollution, de traitement sylvicole et de superficies boisées, nous avons réalisé un certain nombre de scénarios. L'année de référence pour les simulations est 1985, et toutes les simulations sont à l'horizon de 100 ans, c'est-à-dire jusqu'en 2085.

Dans le Scénario de référence idéal (Handbook Basic Scenario), on suppose que les forêts de tous les pays sont traitées en stricte conformité avec un plan de gestion sylvicole «idéal» adapté aux conditions des peuplements dans chaque pays. Les résultats obtenus suivant cette approche montrent dans quelle mesure les politiques forestières existantes ont été mises en pratique. Dans le Scénario de référence de l'Etude forestière (Forest Study Basic Scenario), l'objectif est de rechercher des niveaux élevés logiquement possibles tant de matériel sur pied que de volumes exploités sur toute la période de simulation.

On a également élaboré un deuxième couple de scénarios, parallèles à ceux décrits ci-dessus mais qui supposent un dépérissement des forêts conforme aux résultats fournis par les modèles RAINS et PEMU (Handbook Decline Scenario et Forest Study Decline Scenario).

Les quatre scénarios ci-dessus ne rendent pas compte de changements de superficie des forêts européennes dans le temps. Or, il y a de fortes probabilités d'accroissement global des superficies boisées, par suite des propositions de réorientation des subventions agricoles de la production vivrière (déjà excédentaire) vers la production ligneuse, ainsi que de l'intérêt croissant porté au reboisement des terres dégradées et des friches pour des utilisations diverses. C'est pourquoi nous avons également simulé une série d'expansions des superficies boisées. Les résultats de ces simulations débordent le cadre de cet article, mais les lecteurs intéressés pourront consulter le rapport complet de notre étude (Nilsson et al., 1990).

Ces scénarios chiffrés que nous avons entrepris d'établir ont pour objet non pas d'esquisser l'avenir le plus probable du secteur forestier, mais plutôt de déterminer les politiques à adopter logiquement dans une large gamme d'avenirs possibles, et les informations précises à obtenir pour améliorer nos capacités de gérer convenablement nos ressources forestières.

Résultats

Les résultats obtenus montrent, comme on s'y attendait intuitivement, que les scénarios «idéals» donnent les volumes exploités potentiels les plus élevés (voir tableau 3). En comparant les volumes exploités moyens sur 100 ans fournis par le Scénario de référence de l'Etude forestière avec les volumes réellement exploités en 1987, on peut voir qu'il est possible d'accroître la production équilibrée à long terme d'environ 100 millions de m3 par an. Dans les scénarios de dépérissement, on prévoit une perte totale de volume exploitable de 16 pour cent, causée par les émissions de polluants atmosphériques prévues en Europe jusqu'en 2000-2005 (voir tableau 4). Cela représente une perte moyenne d'environ 85 millions de m3 par an sur 100 ans, se répartissant comme suit selon les sous-régions: pays nordiques 11,0; CEE (neuf pays) 23,9; Europe centrale 5,8; Europe méridionale 10,2; Europe de l'Est 34,3. Il convient de noter que les coupes effectives de 1987 ont été sensiblement inférieures à celles calculées avec le Modèle d'estimation des ressources ligneuses. En conséquence, les effets du dépérissement pourraient être encore plus importants que ceux prévus dans nos simulations.

TABLEAU 3. Volumes exploitables selon les différents scénarios de l'étude (en millions de m3/an)


Scénario de référence idéal

Scénario de référence de l'Etude forestière

Scénario de dépérissement idéal

Scénario de dépérissement de l'Etude forestière

Volumes réels exploités en 1987

Pays nordiques

153,4

155,3

155,2

144,2

120,7

Europe des Neuf

159,3

150,1

146,4

126,2

109,3

Europe centrale

26,6

24,8

25,4

18,9

22,3

Europe méridionale a

-

78,4

-

71,0b

72,1

Europe de l'Est

130,7

128,0

123,2

91,7

99,5

Ensemble de Europe

-

534,5

-

452,1

423,9

a Le manque de données empêche le calcul pour l'Europe méridionale et par conséquent pour l'ensemble de l'Europe.

b Les effets de dépérissement pour l'Espagne n'ont pu être évalués faute de données.

TABLEAU 4. Pertes potentielles de volumes exploitables dues à la pollution atmosphérique (pourcentage)


Pertesa par rapport au scénario de référence

Pertes par rapport aux volumes réels exploités en 1987b

Pays nordiques

7

9

Europe des Neuf

16

22

Europe centrale

23

26

Europe méridionalec

13

14

Europe de l'Est

16

20

Ensemble de l'Europe

16

20

a Différence entre les volumes exploitables selon le Scénario de référence et selon le Scénario de dépérissement de l'Etude forestière (les données utilisées sont les moyennes sur 100 ans).

b Selon les statistiques FAO.

c Dans l'estimation pour l'Europe méridionale, aucun calcul d'effets de dépérissement n'a été fait pour l'Espagne.

Les émissions de polluants atmosphériques en Europe ont augmenté régulièrement depuis le début du siècle (mises à part les initiatives spécifiques récentes pour réduire les émissions de bioxyde de soufre). Même les scénarios optimistes concernant ces émissions ne poussent guère à l'optimisme pour ce qui est de leur effet sur les forêts. Les effets à retardement des polluants atmosphériques sur les écosystèmes forestiers peuvent persister plusieurs décennies, de sorte que, même si les émissions étaient rapidement contrôlées, les forêts ne réagiraient pas pleinement à la purification de l'atmosphère dans l'immédiat. C'est pourquoi, toutes choses égales d'ailleurs, le dépérissement réel a des chances d'être plus grave que ne l'indiquent nos projections.

Incidences d'un dépérissement continu des forêts européennes sur les politiques forestières

On peut intervenir sur deux plans dans les relations entre pollution atmosphérique et ressources forestières: soit réduire la pollution, soit accroître la résistance des forêts à la pollution. En ce qui concerne la lutte contre la pollution atmosphérique, nos résultats indiquent que les politiques actuelles de réduction des émissions de soufre et d'oxydes d'azote diminueront relativement peu les surfaces de forêts menacées par les effets nocifs de ces polluants. L'application uniforme de proportions fixes de réduction des émissions de polluants atmosphériques dans toute l'Europe ignore manifestement diverses réalités: certains écosystèmes forestiers sont plus sensibles que d'autres; les pays émettent des quantités très différentes de polluants atmosphériques, aussi bien en valeur absolue que par habitant, par unité de surface de leur territoire ou par unité de PNB; enfin, les polluants ne se déposent généralement pas sur les lieux de leur émission. Sous les auspices de la Convention sur les transports à longue distance de polluants atmosphériques de la Commission économique des Nations Unies pour l'Europe, il faudrait définir des politiques de contrôle de la pollution visant spécifiquement des polluants déterminés et des pollueurs déterminés, avec pour objectif de faire tomber les dépôts de polluants au-dessous des charges critiques pour toutes les forêts européennes.

TABLEAU 5. Perspectives de l'offre et de la demande de bois en Europe (en millions de m3 d'équivalent bois rond)

 

Rapport offre/demande

milieu des années 80

2000

2010

Pays nordiques

Demande intérieurea

31,2

41,2

43,4

Excédent/déficit

Volumes réels exploités en 1987

+89,5



Dépérissementb


+88,9

+91,5

Europe des Neuf

Demande intérieure

202,5

279,0

326,5

Excédent/déficit

Volumes réels exploités en 1987

-93,2



Dépérissement


-160,1

-200,0

Europe centrale

Demande intérieure

13,8

18,3

22,8

Excédent/déficit

Volumes réels exploités en 1987

+8,5



Dépérissement


-0,2

-3,9

Europe méridionale

Demande intérieure

49,3

67,2

77,2

Excédent/déficit

Volumes réels exploités en 1987

+22,8



Dépérissementc


-1,9

-9,3

Europe de l'Est

Demande intérieure

69,4

91,3

105,6

Excédent/déficit

Volumes réels exploités en 1987

+30,1



Dépérissement


-5,4

-17,6

Ensemble de l'Europe

Demande intérieure

352,4

497,0

575,5

Excédent/déficit

Volumes réels exploités en 1987

+71,5



Dépérissement


-75,4

-139,3

a Demande de bois rond pour satisfaire la consommation inférieure de produits ligneux transformés.

b Offre potentielle de bois selon le Scénario de dépérissement de l'Etude forestière

c Aucun calcul d'effets de dépérissement n'a été fait pour l'Espagne faute de données.

Il incombe évidemment aux gouvernements nationaux de définir et mettre en oeuvre de nouvelles politiques spécifiques pour le contrôle de la pollution atmosphérique. Toutefois, vu la nature internationale du problème, les organisations internationales telles que la Communauté européenne et la Commission économique des Nations Unies pour l'Europe sont appelées à regrouper les gouvernements nationaux pour entreprendre des évaluations internationales d'impact et élaborer des politiques vigoureuses de contrôle de pollution acceptables par tous.

Le manque de fonds constitue un obstacle primordial, notamment dans les pays où les contrôles sont le plus nécessaires. On peut s'attendre à des difficultés importantes dans les négociations internationales, d'une part pour déterminer quels sont les pays à considérer comme responsables des dépôts de polluants excédant les seuils critiques, et d'autre part pour déterminer qui doit assumer la charge financière de la lutte contre cette pollution.

Incidence sur les politiques sylvicoles

Trois éléments sylvicoles fondamentaux sont primordiaux pour la vitalité des peuplements forestiers: la périodicité et l'intensité des éclaircies, qui déterminent la densité des peuplements; l'âge à la coupe définitive, qui détermine la mesure dans laquelle les peuplements dépassent le stade de maturité; enfin, l'adaptation de l'essence aux potentialités de la station, qui détermine la vigueur de croissance des peuplements sur une classe donnée de station. Dans l'Etude forestière, nous avons axé notre analyse sur les éclaircies et sur la coupe définitive, en tant que moyens de réduire les risques d'agression par la pollution atmosphérique.

Notre conclusion est que l'agression due à des facteurs sylvicoles dans les forêts européennes est un problème fréquent et sérieux. De nombreuses forêts en Europe ont une faible résistance parce qu'elles sont trop denses (donc sujettes à une forte concurrence mutuelle), trop âgées (ayant dépassé la maturité physiologique), ou mal adaptées aux conditions de station. Si ces obstacles ne sont pas rapidement surmontés, il est prévisible que la poursuite des pratiques sylvicoles actuelles contribuera encore au dépérissement des forêts. Pourtant, la résistance des peuplements forestiers aux agressions dues notamment à la pollution atmosphérique pourrait être fortement accrue par l'application de techniques sylvicoles connues.

Il incombe aux institutions de recherche forestière de réaffirmer ces bonnes pratiques et de les adapter pour répondre à la pollution atmosphérique. Les propriétaires forestiers - que ce soient les Etats, les entreprises privées ou les particuliers - doivent trouver les moyens de mettre en oeuvre des techniques sylvicoles qui accroissent la résilience de la forêt, et être informés des conséquences d'une non-intervention. Ils doivent savoir, en particulier, que les peuplements âgés et denses ont une faible résistance à la pollution atmosphérique et que des coupes judicieuses sont le moyen le plus efficace pour restaurer cette résistance. L'industrie forestière doit réagir positivement à l'accroissement des disponibilités de bois qui résultera de l'application vigoureuse de traitements sylvicoles appropriés.

Il faut fixer d'urgence un objectif de réduction des polluants atmosphériques

Incidence sur le rapport offre/ demande de bois d'oeuvre et d'industrie

Si l'on se base sur le volume réel des coupes en 1987 et la demande en 1985 (tous deux tirés des statistiques de la FAO), on constate que dans la deuxième moitié des années 80 l'Europe était dans l'ensemble en situation excédentaire (voir tableau 5). L'excédent d'offre totale de bois s'élevait à 71,5 millions de m3 par an. Toutefois, à l'horizon 2000 et 2010, le tableau change considérablement: même dans le cas de scénarios ne supposant pas un dépérissement des forêts, l'Europe pourrait accuser un déficit annuel de bois ronds de plus de 47 millions de m3 en 2010; avec les scénarios supposant un dépérissement des forêts, ce déficit atteint environ 140 millions de m3 par an.

Les déficits potentiels les plus élevés résultant du dépérissement des forêts dû à la pollution se rencontrent dans l'Europe des Neuf, l'Europe de l'Est et l'Europe méridionale, et avant tout dans les pays de l'Europe des Neuf en raison surtout du fort accroissement de la demande que l'on y prévoit.

Capacité industrielle

A la fin des années 80, la plupart des pays européens avaient une capacité industrielle excédentaire par rapport aux volumes actuels exploités. Parmi les exceptions figurent le Danemark, l'Irlande et le Royaume-Uni. Dans le Scénario de référence de l'Etude forestière, la plupart des pays auraient une capacité industrielle insuffisante si les forêts étaient exploitées au maximum de leur potentiel de production équilibrée. En revanche, si l'on compare les capacités actuelles avec l'offre potentielle de bois dans des conditions de dépérissement des forêts, comme dans le Scénario de dépérissement de l'Etude forestière, on constate que de nombreux pays européens resteront suréquipés si le dépérissement des forêts se poursuit comme nous le croyons possible.

Dans le Scénario de référence de l'Etude forestière, il serait nécessaire d'accroître les capacités dans les pays nordiques et l'Europe des Neuf, qu'il y ait ou non dépérissement des forêts, mais dans le premier cas l'expansion nécessaire serait nettement moins importante. Dans le cas de l'Europe centrale, tous les scénarios prévoient une surcapacité importante; il faudra prendre des mesures en vue d'amortir le choc des fermetures d'usines et restructurer l'industrie. Enfin, en Europe méridionale et en Europe de l'Est, si le dépérissement des forêts se poursuit comme prévu dans nos scénarios de dépérissement, la surcapacité actuelle s'accentuera encore.

Biens et services autres que le bois

En raison du sérieux manque de données appropriées et de relations fonctionnelles pour bâtir des modèles de prévision, nous n'avons pas été en mesure d'élaborer des scénarios pour toute l'Europe en ce qui concerne les biens et services autres que le bois (loisirs, chasse, produits forestiers non ligneux, etc.) et leurs réponses aux changements de structure de la forêt et à son dépérissement dû à la pollution. Toutefois, il est évident que le dépérissement affecte indistinctement tous les biens et services fournis par la forêt et pas seulement le bois. En fait, il ressort de la documentation peu abondante disponible à ce sujet (Stoklasa et Duinker, 1988) que les pertes économiques associées aux impacts sur les biens et services autres que le bois pourraient éclipser les pertes associées au bois d'oeuvre.

Conclusion

Les forêts sont des ressources d'intérêt primordial pour le bien-être humain, et leur importance ne fera sans doute que s'accroître dans l'avenir. L'Europe a une position privilégiée à cet égard. Ses surfaces boisées ont toutes les chances de rester stables ou même de s'accroître, à en juger par les orientations que de nombreux gouvernements ont adoptées. Avec une gestion plus attentive des ressources forestières et une politique forestière rationnelle dans toute l'Europe, les forêts pourront certainement fournir davantage de bois et d'autres biens et services, mais seulement si le danger majeur de la pollution atmosphérique peut être conjuré.

Notre conclusion est que des réductions spécifiques immédiates des émissions de polluants atmosphériques sont nécessaires en Europe. Toutefois, même si l'on réussissait pleinement à contrôler les principaux polluants atmosphériques, ce qui est peu probable dans un avenir proche, ce ne serait pas suffisant pour arrêter le dépérissement des forêts européennes. Nous sommes convaincus qu'une application insuffisante de bonnes pratiques sylvicoles aggrave le dépérissement lié à la pollution et, en conséquence, que des améliorations dans la gestion sylvicole des forêts sont également nécessaires.

La définition et la mise en oeuvre de politiques répondant à ce besoin exigeront une coopération active entre propriétaires forestiers, industriels, Etats et défenseurs de l'environnement. Pour instaurer la confiance et la compréhension nécessaires, sensibiliser l'opinion, et trouver des ressources financières suffisantes pour traiter sans délai et efficacement le problème du dépérissement des forêts lié à la pollution, il faudra une coopération au plan économique et écologique du même ordre que celle qui est mobilisée en faveur des forêts tropicales du monde.

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