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2. DEFINIR LE CONTEXTE DE DECISION


Ainsi qu'il a été mentionné, les décideurs ont besoin d'informations sur les valeurs pour trancher entre plusieurs options. Le contexte de décision dans lequel elles vont être utilisées détermine donc dans une certaine mesure le type d'informations nécessaires. Au moins trois questions contextuelles étroitement liées doivent être abordées quand on décide de la manière de calculer les mesures des valeurs des groupes intéressés. Ce sont les suivantes:

Il est rappelé ici au lecteur que l'analyse qui suit se rapporte aux responsables et aux gestionnaires du secteur public. Dans le secteur privé, le contexte de décision est fondé sur les prix du marché et sur des considérations de risque, d'incertitude, de profits et de pertes. Ainsi qu'il a été mentionné ci-dessus, le travail d'évaluation est beaucoup plus simple pour le secteur privé, étant donné que, dans les décisions financières du secteur privé, seuls les prix du marché entrent en compte. Dans ce cas, les changements proposés sont évalués au préalable par des groupes privés sur la base des coûts (dont les coûts d'opportunité) et des profits, calculés aux prix du marché, pour les groupes privés intéressés.

Le contexte politique

Le contexte politique définit la nature des décisions à prendre, et donc l'information sur les valeurs qui est nécessaire. Aux fins de l'analyse, nous pouvons indiquer trois contextes ayant des exigences différentes en matière d'information. Dans la première catégorie figurent les cas pour lesquels la décision de principe concernant un changement particulier d'utilisation de la forêt ou du sol a déjà été prise par une autorité supérieure (corps législatif, ministre, etc.). En pareil cas, la tâche du gestionnaire est de mettre en oeuvre la décision. Il ne se préoccupe que des valeurs ayant trait aux coûts. Dans la deuxième catégorie figurent les cas dans lesquels la décision n'a pas été prise, mais il n'existe pas de demandes conflictuelles particulièrement fortes à l'égard de la forêt, et quelle que soit la décision prise, elle peut être annulée ou modifiée à l'avenir. Dans la troisième catégorie, on trouve les cas dans lesquels il existe des demandes conflictuelles de divers groupes intéressés à l'égard de la forêt, une des décisions à prendre au moins ne peut pas être annulée à l'avenir, et la décision relative au choix de l'utilisation est laissée au gestionnaire.

Les décisions qui ont déjà été prises

Supposons qu'une décision d'ordre politique ait été prise pour mettre en oeuvre une solution particulière, malgré les demandes concurrentes qui existent. La décision peut avoir été prise par le corps législatif, un ministre, ou une autre autorité supérieure agissant strictement sur la base de critères politiques. Dans un certain sens, le décideur a jugé implicitement ou explicitement que les avantages qui en seront tirés l'emporteront sur tous les coûts pouvant être raisonnablement prévus. Le problème qui se pose au gestionnaire des terres est de déterminer la manière d'appliquer la décision dans les meilleures conditions d'économie et d'efficacité. La question devient alors: lequel des moyens acceptables de réaliser l'objectif de production choisi comporte le coût le plus faible, toutes choses égales par ailleurs. Le gestionnaire concentre son attention sur la meilleure manière d'évaluer les coûts.

Voici un exemple de ce type de situation: un corps législatif a décidé, pour la gloire du pays et du patrimoine national, ou par suite de pressions ou d'accords politiques internationaux (pour des raisons autres qu'économiques) de transformer une zone forestière donnée de 50.000 ha en parc national. La décision de principe a été prise. Le problème se posant à l'administrateur chargé d'appliquer la décision est de trouver les moyens acceptables les plus économiques de créer, de gérer et de protéger le parc. Dans une analyse économique, la principale tâche devient l'évaluation des apports.

Il n'existe pas de concurrence et les changements peuvent être annulés à l'avenir

Cette catégorie comprend les situations politiques dans lesquelles les propositions de changements concernant l'utilisation d'une forêt spécifique entraînent des décisions pouvant être annulées à l'avenir. Prenons le cas par exemple où des écologistes recommandent qu'une zone de forêt tropicale soit transformée en réserve par décision administrative. (Il faut noter que, contrairement au cas précédent, la décision concernant cette zone doit être prise dans le cadre administratif en place et n'a pas été prise à un échelon supérieur.)

La zone visée est à quelque distance de l'établissement humain le plus proche, et actuellement il n'y a pas de demandes précises pour d'autres usages. Le décideur de l'administration obtient une estimation des frais administratifs et de procédure que comporte la protection de la réserve. On juge ensuite si ces coûts sont justifiés au regard des avantages tels que les perçoit le service intéressé. Dans certains cas particulièrement mis en relief, il arrive que l'on cherche à calculer des valeurs approximatives des avantages ou des impacts positifs associés à la protection de la zone, pour justifier les coûts estimatifs que comporte la création de la réserve.

Dans ce type de situation, le décideur ne se préoccupe pas des changements concernant la demande future pour cette zone, à savoir des coûts d'opportunité que représente la transformation de ce périmètre en réserve, car son statut administratif peut être modifié, si la société estime souhaitable d'utiliser la zone pour d'autres usages à l'avenir.

Il y a concurrence et/ou certains changements ne peuvent pas être annulés à l'avenir

Nombre des zones forestières restantes de la planète rentrent dans cette catégorie. Rares sont celles qui ne font pas l'objet de fortes demandes concurrentes. De nombreuses propositions concernant ces forêts entraînent des changements irréversibles à l'avenir. Une fois que les hommes sont intervenus dans la forêt naturelle, sa forme et sa composition d'origine, et donc son évolution naturelle, sont modifiées. En l'absence de mesures de conservation, la pérennité de la ressource risque d'être menacée.

La question clé d'ordre politique est de savoir comment concilier les divers intérêts et valeurs quand on prend une décision relative au changement d'utilisation d'une forêt. L'approche usuelle des économistes (analyse traditionnelle des coûts-avantages au niveau national) évite en partie le problème des intérêts rivaux et des systèmes de valeurs divergents en se plaçant dans l'optique de la comptabilité nationale; elle compare les avantages et les coûts pour le pays dans son ensemble, sans distinction entre celui qui réalise un gain et celui qui paie.

En réalité, tous les groupes qui ont des revendications légitimes à l'égard de la forêt, ainsi que les diverses parties qui seront touchées par le changement, ont des points de vue sur les valeurs forestières et des intérêts divergents. Si, dans le contexte politique en place, il est admis que les revendications de ces diverses parties sont légitimes, le décideur devrait tenir compte de leurs différents intérêts et points de vue sur les valeurs, et donc les incorporer au processus décisionnel.

En dernier ressort, le choix entre des revendications et des systèmes de valeurs concurrents exige une prise de position du (des) décideur(s) sur la base de nombreuses considérations, dont les compromis mettant en jeu des valeurs économiques. Parmi les éléments économiques entrant dans la décision figurent les valeurs relatives aux coûts et aux avantages. Les processus d'évaluation examinés dans les sections suivantes deviennent directement utiles.

Le contexte administratif

Il y a en général une différence entre les mesures de la valeur économique qui sont considérées comme les meilleures par les théoriciens de l'économie et celles qui sont politiquement acceptables pour les décideurs et les gestionnaires du secteur public. Quand on choisit une méthode d'évaluation et une série de mesures de valeurs, il ne faut pas perdre de vue à la fois les considérations techniques et les considérations du décideur (contexte de décision) telles qu'elles sont illustrées par le graphique 2.1. Dans un monde idéal, les deux séries de valeurs devraient coïncider. Dans le monde réel, pour diverses raisons, souvent liées à des problèmes de mesure et de crédibilité, les décideurs acceptent des mesures de valeur moins sophistiquées que d'autres au plan théorique et conceptuel, mais plus logiques et défendables en vue d'une utilisation comme mesures approchées dans un contexte administratif pratique. Il faut prendre en considération diverses contraintes pesant sur l'administrateur/gestionnaire, ainsi que les problèmes posés par l'application de mesures plus sophistiquées. Deux exemples illustrent ce point:

1. En raison des contraintes de temps et des désaccords sur les mesures de valeurs non marchandes, les décisions reposent souvent uniquement sur les prix du marché, même si l'on sait qu'elles sont altérées par divers facteurs (voir Gregersen et Contreras 1992).

2. On constate souvent que des mesures de valeurs non marchandes, valables au plan conceptuel, sont ignorées par les décideurs parce que ceux qui les suggèrent sont fortement et directement intéressés dans la décision qui doit être prise. Les valeurs sont donc considérées comme suspectes.

3. Un gestionnaire choisit entre différentes utilisations de la forêt d'après les valeurs globales du bois d'oeuvre, de la faune, des fruits et des fruits en coque qui en sont tirés, ainsi que d'après d'autres critères non économiques. D'un point de vue économique technique, il se peut que la mauvaise décision ait été prise, étant donné que toutes les valeurs pertinentes n'étaient pas incluses; il y a par exemple un élément au moins qui n'est toujours pas pris en considération: la valeur de la forêt sur pied du point de vue de la protection de la diversité biologique, des bassins versants et de l'aspect esthétique. Cependant, la décision administrative ne pouvait pas attendre que ces valeurs aient été établies par les chercheurs.

Contextes de décision et critères de compromis des groupes intéressés

Les groupes évaluent le niveau des avantages forestiers qu'ils souhaitent obtenir en les comparant à la part de leurs maigres ressources (terre, main-d'oeuvre et capital) à laquelle ils doivent renoncer à cet effet. Cependant, tous les groupes ne manquent pas des mêmes ressources, si bien qu'il devient difficile pour le décideur de comparer au mieux les divers points de vue. Différents groupes évaluent les coûts à supporter pour tirer des avantages de la forêt en fonction des faibles ressources, diverses, qu'ils peuvent lui associer. Nous pouvons illustrer ce point à l'aide de deux exemples, en opposant le raisonnement économique des agriculteurs pratiquant la culture sur coupe et brûlis à celui des écologistes de l'environnement concernés vivant en ville.

Figure 2.1. Facteurs déterminant le choix de l'approche adoptée pour évaluer les valeurs relatives aux impacts des projets forestiers (d'après Gregersen et al. 1987).

L'encadré 2.1 donne un aperçu des conflits dus aux perceptions différentes des deux groupes quant à la relative pénurie (à leurs yeux) de la ressource forestière par rapport à la nourriture. L'encadré 2.2 illustre les anomalies apparentes dues aux différentes perceptions des deux groupes quant à la pénurie d'intrants - terre et main-d'oeuvre dans ce cas. Dans les deux exemples (qui sont simplifiés pour que les points examinés soient clairs), si l'agriculteur pratiquant la culture sur coupe et brûlis est de facto un décideur-c'est-à-dire que l'on ne l'empêche effectivement pas de défricher la forêt - alors le contexte pertinent, autrement dit le compromis d'ordre économique qui induit les décisions, est celui que l'agriculteur définit.

Encadré 2.1. Valeurs différentes selon les individus.

Pour le paysan forestier pratiquant ta culture sur coupe et brûlis, il peut être rationnel d'un point de vue; économique de se déplacer et de défricher la parcelle de forêt suivante. Sa famille n'a pas d'autre choix si elle veut survivre; la valeur qu'elle attache donc implicitement à la terre défrichée (et à sa production: vivrière) dépasse largement n'importe quelle valeur attachée à la forêt sur pied. Un écologiste vivant! confortablement en ville peut avoir un point de vue et une série de valeurs différents, par exemple le maintien | en état de la forêt vierge aura une valeur beaucoup plus grande que la maigre production agricole des paysans i pratiquant la culture sur coupe et brûlis. Cependant, c'est le paysan qui est sur le terrain et qui prend la: décision de défricher la forêt en fonction d'un point de vue et d'une série de valeurs autres. Dans ce cas.; l'agriculteur est de facto le décideur. Un pays peut légiférer contre le déboisement pratiqué par les paysans; forestiers, et il peut appliquer cette législation - ce qui signifie essentiellement qu'il impose une série de valeurs différente de celle de l'agriculteur. Dans, ce cas, le pouvoir de décision est passé de l'agriculteur au gouvernement et, sur le plan des initiatives, ce qui importe c'est le contexte d'évaluation et le point de vue du gouvernement.

Plus généralement, nous pouvons définir trois séries communes de faibles ressources que différents groupes intéressés utilisent comme point de référence pour établir leurs critères de compromis (c'est-à-dire les critères selon lesquels ils jugent les diverses options d'utilisation des ressources). Il s'agit du capital (rendement par unité de capitaux investis), de la main-d'oeuvre (rémunération par unité de main-d'oeuvre) et de la terre (rendement par unité de terre). La foresterie appliquait généralement autrefois le dernier critère - croissance ou rendement par hectare. Ainsi qu'il a été mentionné, les utilisateurs du sol pratiquant une agriculture de subsistance dans des situations où les terres sont abondantes tendent à se préoccuper du rendement par unité de main-d'oeuvre, tandis que ceux se trouvant dans des situations où les terres sont rares se préoccuperont peut-être du rendement par unité de terre ou de la rémunération par unité de main-d'oeuvre, ou bien des deux. Les entreprises commerciales utilisent généralement le critère du rendement par unité de capital investi. De nombreuses études de politique générale du secteur public appliquent le critère du rendement par unité de revenu national dépensé, en l'utilisant comme approximation du concept plus étroit de capitaux d'investissement.

Les problèmes qui se posent quand on se fonde sur des bases différentes pour les critères de compromis sont évidents: si nous n'avons pas affaire au même critère pour toutes les décisions, comment pondérons-nous les divers critères? Comment comparons-nous dans une optique de valeur différentes rémunérations par unité de main-d'oeuvre avec différents rendements par unité de capital ou différents rendements par unité de terre? La réponse est simple: nous ne pouvons pas les comparer directement. La plupart des décideurs du secteur public doivent avoir recours à des critères arbitraires de compromis définis par une autorité supérieure - Ministères du plan, Ministères des finances, ou autres responsables. L'analyse traditionnelle coûts-avantages est un exemple de cadre commun de valeurs utilisé par le secteur public. (Voir la publication de Gregersen et Contreras 1992, qui va de pair avec celle-ci, pour une présentation de l'objet et de la nature des critères de compromis entrant en jeu).

Quels que soient les critères employés pour prendre des décisions, les compromis supposent que certains groupes peuvent gagner et d'autres perdre. Donner satisfaction à certains peut avoir pour conséquence de ne pas donner satisfaction à d'autres. Ou pire, certaines décisions, qui visent à trouver un équilibre équitable, risquent de ne satisfaire aucun des principaux groupes intéressés, très attachés à leurs valeurs, ce qui se solde par un conflit.

Encadre 2.2. Evaluer de faibles ressources.

Supposons qu'une étude indique qu'une certaine partie de la forêt amazonienne a une valeur en capital estimée â quelque 6.000$ par ha si elle est gérée de manière durable pour ce qui est des produits ligneux et non ligneux. Si la terre est convertie à la culture sur coupe et brûlis, elle a une valeur en capital estimée à 1.600$ par ha[1]. On pourrait tirer comme conclusion que la forêt est beaucoup plus précieuse si elle, reste une réserve pour l'extraction, et est gérée d'une manière durable pour ce qui est des produits. Pourtant, les paysans forestiers locaux continuent à pratiquer la culture sur coupe et brûlis. Pourquoi?

Cette contradiction est due en partie aux différences de points de vue, qui varient selon celui qui bénéficie de la valeur tirée de la forêt. La valeur de la réserve aux fins d'exploitation est exprimée en fonction de la valeur de la production par unité de superficie, tandis que le paysan local s'intéresse à la valeur par unité de main-d'oeuvre nécessaire pour obtenir divers avantages. Etant donné que pour le paysan il s'agit d'une ressource rare, il est important d'obtenir le rendement maximal. Les activités durables d'extraction procurant une rémunération moindre par unité de main-d'oeuvre, te paysan constate également que la main-d'oeuvre sera mieux rémunérée s'il pratique la culture sur coupe et brûlis, en prélevant peut-être une première récolte de certains produits forestiers avant de défricher et de brûler. Pour le paysan, la terre est abondante; c'est la main-d'oeuvre qui est la ressource rare. Suivant un raisonnement économique, il est logique pour le paysan d'obtenir le rendement maximum de cette faible ressource.

N’importe lequel des deux chiffres ou nombres relatifs à la valeur peut être employé, selon le contexte de décision ou te point de vue adopté. Pour un écologiste venant d'un pays développé et s'intéressant au déboisement des forêts tropicales du point de vue de la superficie (hectares) détruite et de la superficie protégée de la destruction, la valeur par hectare peut être pertinente. Pour le paysan forestier, qui dispose d'une main-d'œuvre limitée, la valeur que représente la rémunération la plus élevée par heure de main-d’oeuvre consacrée à la culture sur coupe et brûlis peut être pertinente. La question est la suivante: qui prend la décision et, en conséquence, quel est le point de vue pertinent?

Bien évidemment, ce qui précède est une appréciation très simplifiée des processus de décision des agriculteurs, mais elle aide à comprendre le point suivant; des personnes différentes s'intéressent au rendement de facteurs de production différents, selon celui qui est pour eux le facteur limitant.



[1] Valeur actuelle ou actualisée du rendement futur extimatif de la forêt et de la terre.

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