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CHAPITRE 2:
Agriculture, sécurité alimentaire et nutrition


Le présent chapitre est consacré aux interactions qui s’exercent entre l’agriculture, la sécurité alimentaire et la nutrition en Afrique subsaharienne. Il donne la définition des termes de base qui seront repris tout au long de l’ouvrage, puis examine les différentes formes de malnutrition et leurs causes. Vient ensuite une description générale des tendances de la production alimentaire, des disponibilités et de la situation nutritionnelle en Afrique subsaharienne au cours des 25 ou 30 dernières années. Pour aider à situer ces tendances dans leur contexte, l’ouvrage propose une analyse des divers facteurs globaux et nationaux - y compris les stratégies et les politiques - qui ont conditionné la sécurité alimentaire des pays et le bien-être nutritionnel des personnes, et qui continueront à les influencer. Parmi les problèmes les plus urgents auxquels est exposée l’Afrique subsaharienne, il faut distinguer les effets de la croissance démographique rapide, de la dégradation du milieu naturel, des conflits intérieurs et du syndrome d’immunodéficience acquise, le sida. C’est en comprenant mieux la nature de ces problèmes et la façon dont ils affectent la capacité productive d’un pays et son aptitude à nourrir les générations à venir que l’on franchit un premier pas vers leur solution.

Définitions

La sécurité alimentaire

La sécurité alimentaire ne signifie pas nécessairement la même chose pour tout le monde. La Conférence internationale sur la nutrition (CIN), organisée à Rome en 1992, définit la sécurité alimentaire comme «l’accès de tous, en tout temps, aux aliments nécessaires pour mener une vie saine» (FAO/OMS, 1992a). Fondamentalement, un pays qui veut réaliser la sécurité alimentaire doit poursuivre trois objectifs de base:

Une disponibilité alimentaire suffisante aux niveaux de la nation, des régions et des ménages, réalisée grâce aux marchés ou par un autre biais, constitue la pierre angulaire du bien-être nutritionnel. Au niveau des ménages, la sécurité alimentaire implique un accès physique et économique aux vivres qui, par leur quantité, leur qualité, leur salubrité et leur acceptabilité sur le plan culturel, suffiront aux besoins de chacun. La sécurité alimentaire d’un ménage dépend de ses revenus et de ses biens, tels que la terre et les autres ressources productives dont il dispose. En définitive, la sécurité alimentaire est liée à l’accessibilité d’une nourriture adéquate au niveau du ménage, c’est-à-dire à la capacité des ménages et des individus à se procurer en toutes circonstances une alimentation suffisante et nutritionnellement adéquate. Les dimensions normatives de la sécurité alimentaire des ménages, qui la définissent en termes idéaux, sont décrites schématiquement à la figure 1. Les conditions nécessaires à la réalisation et au maintien de la sécurité alimentaire des ménages seront discutées plus à fond au chapitre 3.

Il convient d’observer que le fait, pour un ménage, d’accéder à la sécurité alimentaire ne se traduit pas nécessairement par une amélioration de l’état nutritionnel de chacun de ses membres. Le seul fait de disposer d’une nourriture adéquate et suffisante ne suffit pas à garantir une consommation appropriée par chaque membre, ni l’utilisation biologique appropriée des aliments consommés. En conséquence, quels sont les rapports de la sécurité alimentaire des ménages avec l’état nutritionnel des individus, exprimé en termes biologiques ou physiologiques?

La réponse est que la sécurité alimentaire d’un ménage se traduit par un bon état de nutrition si ses membres jouissent de la sécurité nutritionnelle, qui implique à la fois:

Le bien-être nutritionnel concret est ainsi conditionné par un ensemble de facteurs liés entre eux qui, outre la sécurité alimentaire, comprennent la santé, l’assainissement, l’approvisionnement en eau, l’éducation parentale ainsi que la disponibilité de temps au sein du ménage, pour la préparation des aliments et la prise en charge des personnes les plus vulnérables.

FIGURE 1
Dimensions normatives de la sécurité alimentaire des ménages

Source: D’après Frankenberger et al., 1993.

La sécurité alimentaire des ménages est donc une des conditions préalables à un bon état de nutrition. Un modèle des facteurs déterminants de l’état nutritionnel est présenté à la figure 2.

FIGURE 2
Facteurs qui déterminent la sécurité nutritionnelle: causes et relations essentielles

Note: 1. Causes fondamentales; 2. Conditions structurelles et/ou institutionnelles, zones d’intervention publique; 3. Conditions du marché; 4. Conditions au niveau micro (ménage, membres du ménage, sexe).

Source: D’après FAO, 1996c.

La nutrition et l’état nutritionnel

La nutrition est la science qui explique le rôle joué par les aliments et les nutriments dans le corps humain, pendant la croissance, le développement et le maintien de la vie. Définie dans un contexte plus large, la nutrition appréhende «comment les aliments sont produits, transformés, manipulés, vendus, préparés, partagés et consommés et quel est leur sort dans l’organisme: comment ils sont digérés, absorbés, utilisés» (King et Burgess, 1993).

Quant à l’état de nutrition, il s’agit de la condition nutritionnelle où se trouve l’organisme, exprimée selon certains critères scientifiquement vérifiés, comme le poids corporel, la taille, l’âge et diverses combinaisons de ces paramètres. Le recours à ces paramètres permet d’évaluer l’état de nutrition, bon ou moins bon, où se trouve la personne examinée.

Les facteurs influant sur l’état de nutrition

La sécurité nutritionnelle est influencée par de nombreux facteurs qui peuvent conduire à une insuffisance ou un excès d’apport de nutriments, ou qui peuvent compromettre leur utilisation biologique. Les facteurs qui influencent le plus directement l’état nutritionnel sont analysés dans les trois catégories suivantes: sécurité alimentaire; santé; savoir et prise en charge (figure 2). Ils jouent un rôle crucial dans le développement d’un bon état de nutrition et agissent souvent les uns sur les autres. Pour obtenir un résultat nutritionnel optimal, il faut mener l’action simultanément dans ces trois catégories. Cela n’implique pas seulement que des efforts bien coordonnés soient consentis au niveau des ménages et des communautés, mais aussi que des politiques et stratégies nationales de développement viennent appuyer les efforts locaux. Les politiques nationales de développement, particulièrement les politiques macroéconomiques et agricoles, ne concernent peut-être pas directement la nutrition, mais peuvent avoir des effets considérables sur l’état nutritionnel de la population.

Il est largement admis que la pauvreté est la première cause de malnutrition (FAO/OMS, 1992g). La dénutrition aiguë et chronique ainsi que la plupart des carences en micronutriments touchent d’abord les personnes pauvres et défavorisées, qui ne peuvent produire ou se procurer suffisamment de nourriture, qui vivent dans un environnement difficile ou insalubre, sans accès à l’eau pure ni aux services de base, et qui ne bénéficient pas d’une éducation et d’une information appropriées.

La sécurité alimentaire des ménages et la nutrition. En Afrique subsaharienne, où 70 pour cent de la population habitent en zone rurale, la production végétale, l’élevage, la pêche et les activités forestières sont des sources directes d’aliments et en même temps des sources de revenus permettant l’achat de vivres. L’augmentation et la diversification de la production alimentaire pour la consommation familiale ou comme source de revenus est une des conditions fondamentales pour une meilleure sécurité alimentaire des ménages. L’amélioration des procédés de transformation, de conservation et de stockage des aliments au niveau familial ou communautaire ainsi que l’accès aux circuits de commercialisation peuvent également contribuer à renforcer la sécurité alimentaire des ménages, en entraînant une diminution des pénuries saisonnières et une stabilisation du prix des denrées. La mise en œuvre de nouvelles pratiques agricoles et autres technologies en même temps que l’installation de petites unités de transformation des produits de la terre peuvent induire une augmentation sensible de l’emploi et des revenus, favorisant ainsi l’accès des ménages à la nourriture. Le renforcement de la qualité et de la salubrité des denrées, grâce à un meilleur contrôle de la qualité à tous les stades de la production, de la transformation et de la manutention des aliments, peut également influencer le bien-être nutritionnel. Quant à la nutrition infantile, la pratique de l’allaitement maternel et l’hygiène rigoureuse dans le maniement des aliments et la préparation des repas revêtent une importance extrême dans la prévention des maladies de l’enfant et la protection de sa croissance.

La santé et la nutrition. Diverses infections, telles que de nombreuses maladies diarrhéiques et respiratoires, la rougeole, le paludisme, les parasitoses intestinales et la contamination par le virus de l’immunodéficience humaine acquise VIH/sida ont un effet majeur sur l’état nutritionnel. L’interaction des infections et d’une insuffisance de consommation alimentaire responsable du retard de croissance de l’enfant conduit au déclenchement du cercle vicieux de la malnutrition et de l’infection. Pour rompre cet enchaînement, il faut améliorer l’environnement sanitaire en s’attaquant aux problèmes de l’eau polluée, des excreta humains et autres déchets, de l’hygiène alimentaire et corporelle, à la maison et sur tous les sites du traitement et du commerce des produits vivriers.

L’accès aux services de santé revêt une importance vitale, surtout dans les zones rurales, où la prévention, le prompt traitement et la gestion correcte des maladies infectieuses peuvent contribuer de façon sensible à améliorer le niveau de nutrition. Les programmes de vaccination, les services de soins infantiles et prénataux, la réhydratation orale, la promotion de l’allaitement maternel et du sevrage bien conduit, l’alimentation des enfants malades et l’éducation nutritionnelle sont autant de facteurs importants de la réduction des risques de malnutrition.

Le savoir, les soins et la nutrition. La malnutrition peut frapper même les ménages qui ont accès à une nourriture suffisante et nutritionnellement adéquate ainsi qu’aux services de santé et d’assainissement. Le revenu, l’approvisionnement alimentaire et les services sanitaires sont indispensables, mais ces facteurs n’entraînent une amélioration de la nutrition que si les ménages eux-mêmes sont capables d’en tirer parti. Il est donc capital que les ménages possèdent une base suffisante de connaissances et l’aptitude à prodiguer à leurs membres vulnérables les soins nécessaires. Cette prise en charge implique le temps, l’attention et l’aide donnés dans le ménage - notamment par la mère et les filles, et dans une moindre mesure par le père - ainsi que dans la communauté pour répondre aux besoins physiques, mentaux et sociaux des enfants et autres membres de la famille.

Il est souvent très important d’assurer aux femmes un accès aux ressources (par exemple par le biais d’activités génératrices de revenus), aux technologies qui allègent les tâches manuelles (comme les pratiques agricoles améliorées, la vulgarisation et le crédit), aux infrastructures (telles que les puits et les moulins améliorés), ainsi qu’au savoir et à la formation qui leur sont nécessaires pour mieux s’occuper d’elles-mêmes et de leur famille. En outre, une législation favorable au statut de la femme dans la société et à son accès légal à la terre et aux autres ressources productives est une condition essentielle au futur bien-être nutritionnel des membres de la famille.

Il faut également inciter les hommes à mieux remplir leur rôle de pourvoyeurs de soins. Enfin, le développement des structures de soins communautaires, tels que les centres de jour pour les enfants en bas âge, les malades et les mourants, notamment les sidéens, mérite d’autant plus de retenir l’attention que l’urbanisation et les autres pressions sociales ne cessent d’affaiblir les traditions familiales d’entraide.

La filière alimentaire et ses chaînons, de la production à la consommation

Nourrir, c’est «entretenir, faire vivre en donnant à manger». La nourriture est une nécessité de la vie; toutes les créatures doivent manger pour vivre. Ainsi, l’acquisition de la nourriture est une préoccupation majeure de tous les animaux, parmi lesquels l’Homme est en fait seul à pratiquer l’agriculture. Le travail de la terre et la domestication des espèces animales et végétales constituent des éléments essentiels dans le progrès des sociétés humaines, qui ont su diversifier leurs stratégies alimentaires. Aujourd’hui pourtant, les individus et les groupes humains qui souffrent d’un manque de vivres sont très nombreux. Jour après jour, il y a peut-être 1 milliard de personnes qui ne mangent pas à leur faim. Chaque année, les personnes qui meurent de causes liées à la faim se comptent par millions, tandis que plusieurs centaines de millions pâtissent d’un retard de croissance et d’une réduction des capacités physiques et mentales qui sont dus à une alimentation inappropriée ou insuffisante. Pourquoi en est-il ainsi? La production alimentaire mondiale est-elle inférieure aux besoins de la population du globe?

De toute évidence, tel n’est pas le cas. Si l’on convertit la production céréalière disponible pour la consommation humaine en énergie et protéines, on voit que le total dépasse de beaucoup les quantités nécessaires à la subsistance de l’humanité. Au cours des trois dernières décennies, la production alimentaire mondiale a augmenté plus rapidement que la population du globe; néanmoins, des centaines de millions de pauvres n’ont pris aucune part à cette abondance. La production alimentaire (réalité macroéconomique) est liée à la consommation alimentaire et au niveau nutritionnel (réalités microéconomiques qui se concrétisent au niveau du ménage et de l’individu) par un réseau complexe d’interactions. Il importe de bien saisir le jeu de ces interactions pour aborder utilement les problèmes de la misère, de l’insécurité alimentaire et de la malnutrition, et pour identifier les actions susceptibles de conduire les populations au bien-être nutritionnel.

L’insécurité alimentaire se manifeste quand l’accès du ménage ou de la communauté à un régime alimentaire satisfaisant sur le plan nutritionnel est réduit. Elle se présente sous diverses formes. On parle d’insécurité alimentaire chronique lorsque l’accès à la nourriture représente un problème constant pour le ménage. Les groupes de personnes à faibles revenus, comme les citadins pauvres, les paysans sans terre, les cultivateurs et les éleveurs marginaux sont les plus vulnérables à l’insécurité alimentaire. Souvent, ces personnes ont un revenu insuffisant ou sont incapables de produire assez de vivres pour se nourrir convenablement. Par contre, une insécurité alimentaire est transitoire lorsqu’il s’agit d’un déclin temporaire de l’accès à la nourriture, en raison de l’instabilité de la production alimentaire, des prix ou des revenus. Tel a été le cas, par exemple, pendant les grandes sécheresses du Sahel et de la Corne de l’Afrique, de 1983 à 1985, et dans le sud de l’Afrique au début des années 90. L’insécurité alimentaire transitoire n’est pas forcément un événement isolé, comme en témoigne la région de la Corne de l’Afrique, menacée de sécheresses à répétition depuis le début des années 80. Dans cette partie de l’Afrique et dans d’autres, la famine a pu, dans une certaine mesure, être évitée grâce au renforcement des systèmes d’alerte rapide des risques de pénurie alimentaire et grâce à la promptitude des réponses données à ces alertes par les programmes de prévention des désastres, par les autres mesures d’anticipation (par exemple la distribution de semences) et par les opérations d’aide alimentaire.

La distinction entre insécurité alimentaire chronique et insécurité alimentaire transitoire porte sur la dimension temporelle du problème alimentaire, persistant ou de courte durée. On distingue aussi l’insécurité nationale de l’insécurité individuelle, qui se rapportent respectivement aux dimensions macro et micro du problème alimentaire. Il s’agit d’insécurité alimentaire nationale quand un pays ne peut couvrir ses besoins vivriers internes par la production, l’importation ou le prélèvement de ses propres stocks et autres réserves. Il convient de distinguer sécurité alimentaire nationale et autosuffisance nationale. Certes, la sécurité des approvisionnements peut résulter d’une politique d’autosuffisance, mais il est également possible d’y parvenir par le biais des importations alimentaires ou par une combinaison des importations et de la production nationale. Peu de pays sont entièrement autosuffisants en matière d’aliments. Dans nombre de pays d’Afrique, la question de savoir si les approvisionnements de base doivent être satisfaits par l’importation plutôt que par la production nationale représente encore un problème politique majeur. L’analyse de ce problème déborde le cadre du présent ouvrage.

Un pays ou une région peuvent posséder des disponibilités alimentaires sûres et comporter en même temps des ménages ou des personnes dont l’accès à la nourriture est insuffisant. En d’autres mots, il ne suffit pas que la disponibilité nationale soit suffisante pour que les ménages aient l’assurance d’y accéder. Toutefois, la sécurité alimentaire des ménages n’est possible que dans un contexte où la suffisance des disponibilités nationales ou locales est garantie. Cette relation montre qu’il est important pour les décideurs de distinguer la sécurité alimentaire au niveau national, au niveau régional et au niveau des ménages. La section qui suit illustre la relation qui existe entre le niveau macro et le niveau micro de la sécurité alimentaire, par le biais d’une analyse des tendances nationales de la production alimentaire, des disponibilités de vivres et de l’état nutritionnel notées en Afrique au cours des trois dernières décennies.


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