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Impact de la politique gouvernementale sur l'évolution des communautés tributaires des forêts au Canada depuis 1880

R. Robson

Robert Robson travaille au Department of Indigenous Learning, Lakehead University, Thunder Bay, Ontario, Canada.

Note: Le présent article est une adaptation autorisée d'un document de travail intitulé Forest-dependent communities in Canada: an interpretative overview and annotated bibliography, préparé par l'auteur pour le Service canadien des forêts en 1995.

Analyse des politiques forestières gouvernementales et de leur influence sur la planification et la création des lotissements forestiers ainsi que sur le bien-être des populations du Canada depuis 1880.

Les forêts du Canada ont été de tout temps l'un des piliers de l'économie locale. Les forêts canadiennes ont été et, à bien des égards, restent un élément catalyseur de la croissance et du développement que ce soit pour les autochtones, les colons européens ou les industriels d'aujourd'hui. Elles constituent néanmoins pour la société plus qu'une simple base économique. En effet, les forêts, et en particulier les structures communautaires qui se sont développées autour d'elles, offrent un contexte à travers lequel la société canadienne peut être définie (Innis, 1950). La politique gouvernementale, notamment pour ce qui concerne la foresterie, a eu un impact non négligeable sur le développement, la structure et la viabilité des lotissements forestiers et sur les populations qui y vivent.

Bien longtemps avant l'arrivée des Européens en Amérique du Nord, les peuples autochtones du Canada faisaient un usage intensif des forêts et avaient créé une économie fondée sur cette ressource. Les forêts fournissaient du bois et des produits non ligneux qui étaient, pour les populations forestières, une source d'aliments, de matériaux de construction, de combustible, de vêtements et d'outils. Pour les colons européens, comme pour les populations autochtones, les forêts fournissaient les matériaux nécessaires à la subsistance. Toutefois, le mode de vie européen était axé sur la production agricole. Il s'ensuit que les forêts, souvent considérées comme un obstacle au développement, ont été carrément supprimées.

La politique menée par la Couronne française, qui jouissait des privilèges de la colonisation jusqu'à la guerre de Sept Ans (1756-1763), fit peu pour encourager ou faciliter un développement forestier dans la région du Québec même s'il y avait une certaine demande de fourrures et de bois d'œuvre pour les constructions navales. Avec la prise du pouvoir par les Britanniques en 1763, il y eut un regain d'intérêt pour les ressources en bois d'œuvre de l'Amérique du Nord, mais on ne peut parler de véritable essor des exportations de bois d'œuvre qu'après 1816. Ailleurs, dans ce qui deviendra plus tard le Canada, l'exploitation forestière devint peu à peu une activité économique dominante. Sous la poussée de différentes forces économiques et sociales, son développement d'abord lent s'accéléra en Nouvelle-Ecosse, en Ontario, en Colombie britannique et enfin dans les régions de la Prairie. Du milieu à la fin du XIXe siècle, il y avait dans tout le pays des communautés tributaires de la forêt (communautés dont la vitalité permanente repose sur le secteur forestier).

Le présent article examine les facteurs qui ont influé sur la planification et le développement économique des communautés tributaires de la forêt à partir du milieu du XIXe siècle jusqu'à nos jours. En particulier, la discussion est axée sur le rôle changeant du gouvernement et de la politique gouvernementale en ce qui concerne l'exploitation et les communautés forestières. Le gouvernement, qui initialement a facilité la mise en valeur des ressources, s'est ensuite attaché à encourager l'exploitation viable des forêts, mais il a surtout fait du développement forestier un moyen d'encourager la croissance et l'expansion, souvent au détriment à la fois des habitants des forêts et de la forêt elle-même.

Plan du lotissement forestier de Keewatin, Ontario

Plan du lotissement forestier de Kapuskasing, Ontario

L'époque préindustrielle avant 1880

Durant cette période, le gouvernement a articulé ce que Gillis et Roach (1936) ont appelé l'«éthique de l'exploitation» par la récolte des ressources en bois d'œuvre. La politique, une fois définie, prévoyait un accès aisé aux ressources forestières du Canada. A cet égard, par exemple, la politique gouvernementale veillait à mettre des parcelles forestières à la disposition desdits «barons du bois d'œuvre» ou à assurer un accès par voie fluviale aux peuplements forestiers plutôt qu'à garantir l'utilisation rationnelle des forêts, la sécurité des travailleurs forestiers ou de bonnes conditions de vie (Nelles, 1974).

C'est en partie à cause de la politique gouvernementale que le développement de la foresterie et des lotissements forestiers à l'époque préindustrielle a été dominé par l'initiative des compagnies. Les petits lotissements installés durant cette période (par exemple, Hawkesbury, située sur la rivière Ottawa) n'étaient guère plus que des réponses pragmatiques aux besoins de la communauté, telles que définies par la politique des compagnies (Lower, 1973). Il n'y avait pratiquement pas de séparation entre zones industrielles et zones résidentielles, on ne prenait guère en compte les courbes de niveau et, surtout, les aménagements communautaires se faisaient généralement au gré des circonstances.

L'usine principale occupait souvent le terrain le plus intéressant du lotissement. Elle dominait généralement la ville au sens physique et psychologique. La composante non industrielle du lotissement forestier, c'est-à-dire les habitations, les commerces et les services, était située habituellement très près de l'usine. Cela permettait un accès facile et une utilisation avantageuse des biens du lotissement mais créait aussi bien souvent des problèmes pour la collectivité: déchets industriels, polluants atmosphériques associés au processus industriel et bruit des opérations forestières. Les conditions de vie laissaient généralement beaucoup à désirer, les services sociaux étant souvent inexistants ou réduits au minimum.

Vue aérienne du lotissement forestier de Kapuskasing

L'existence même de ces lotissements était liée à l'alternance des phases d'expansion et de récession et au fait que la forêt était considérée comme une ressource «à exploiter» au maximum.

Le début du XXe siècle - 1910-1920

Le mouvement de réforme du début du XXe siècle (qui toucha tous les secteurs de la vie au Canada) porta principalement sur des thèmes tels que l'efficacité, la gestion à des fins de conservation, le développement rationnel et l'utilisation correcte des ressources. Comme la politique forestière de l'époque préindustrielle a créé la confusion en matière d'aménagement des lotissements, le Gouvernement canadien s'est trouvé contraint de prendre des mesures réglementaires dans le but d'assurer des conditions de vie satisfaisantes dans les lotissements forestiers. Les premières mesures visaient à dominer les situations de crise, particulièrement en ce qui concerne la lutte contre les incendies et la santé publique (notamment les épidémies de typhoïde, de tuberculose et de grippe).

C'est surtout la création de la Federal Commission of Conservation qui influa sur l'évolution des lotissements forestiers. Pendant la durée de son mandat (1909-1921), la Commission se concentra sur des questions de gestion à des fins de conservation, se penchant en particulier sur les problèmes de logements et de santé publique; elle s'est notamment attachée «à examiner toutes les questions pouvant être portées à son attention concernant la conservation et la meilleure utilisation des ressources naturelles du Canada» (Canada Statutes, non daté).

Cette nouvelle orientation coïncida avec l'apparition de la notion de foresterie scientifique. B.E. Fernow, qui fut le premier «Dean of Forestry» à l'Université de Toronto en 1907, décrivit la foresterie scientifique comme un «changement radical dans l'attitude de notre population et de notre gouvernement, qui d'exploiteurs sont devenus gestionnaires» (Fernow, 1910), associant la conservation des forêts à l'utilisation scientifique des ressources forestières. Malheureusement, comme l'a affirmé Swift (1983), la gestion forestière à des fins de conservation était encore fréquemment soumise aux exigences des «exploiteurs». En fait, dans de nombreux cas, la politique forestière était dictée par les barons du bois d'œuvre (the Philmon Wrights, J.R. Booths, etc.).

La surveillance des affaires de la communauté restait en grande partie l'apanage de la compagnie qui exploitait la forêt. La communauté de Keewatin, située près de la ville de Kenora dans le nord-ouest de l'Ontario, témoigne de la participation permanente des compagnies aux affaires de la communauté et, de plus, le développement de cette communauté offre un bon exemple de l'évolution d'une communauté tributaire des forêts. C'est en fait depuis 1880 que la communauté de Keewatin vit des opérations forestières et dépend de l'activité de la Keewatin Lumber and Manufacturing Company et de la société de la famille Mather, qui l'a précédée.

Les premières coupes de bois produit par le consortium Mather furent effectuées durant l'été 1880 et des plans furent faits ensuite pour donner une forme permanente tant au lotissement qu'à la scierie. Selon les sources historiques locales, les deux premières maisons du lotissement furent construites durant la saison 1880 par la famille Mather sur la péninsule située en face de la scierie en pleine construction. Le site original aménagé par la famille Mather finit par constituer le centre de la communauté. Les maisons n'étant construites que pour couvrir les besoins immédiats, pendant la période où la communauté se développa, de 1880 à 1886, les aménagements collectifs furent négligés.

Le site fut en fin de compte incorporé dans un plan d'aménagement global par la Lake of the Woods Milling Company qui acheta le bail de concession forestière en 1887. Cette compagnie construisit des usines et subdivisa un lotissement sur une partie de terre cédée à bail. Choisissant la partie de la péninsule développée par la famille Mather en 1880 dans des buts d'aménagement global, la compagnie conçut un plan en damier articulé autour d'un parc ouvert.

La conception du lotissement de Keewatin est l'un des premiers exemples d'aménagement urbain entrepris par une compagnie dans le secteur forestier. Le plan en damier, qui a permis un développement méthodique, la séparation des zones industrielles et des zones résidentielles et, en conséquence, l'utilisation rationnelle des terres ainsi que la volonté de conserver un espace pour des parcs donnent à penser que le lotissement fut créé pour répondre aux besoins industriels de la compagnie et aux besoins sociaux de la communauté, dans une optique de planification à long terme.

Autre exemple de l'évolution des lotissements, celui de la Spruce Falls Pulp and Paper Company, filiale de la Kimberly Clark Corporation, qui acheta la Kapuskasing Pulp Limited dans le nord de l'Ontario en juillet 1920. Quand, après quelques recherches préliminaires, la compagnie s'engagea à développer la propriété, elle conclut un accord avec le gouvernement provincial pour faciliter la production de pâte. Elle s'engagea à fournir électricité et matériaux de construction, tandis que le gouvernement de son côté accepta de «se charger des relevés des parcelles où serait installé le lotissement et de les transformer dès que possible en lotissement-modèle» (Ontario Statutes, non daté). Conçu par des fonctionnaires provenant d'organismes publics et de ministères très divers, Kapuskasing devait être une communauté pilote. Le plan qui comprenait des unités de voisinage compactes, de larges rues en lacets et de très nombreux espaces verts fut entrepris dans le but de «créer un nouveau lotissement industriel suivant des principes d'urbanisme, le développement social étant placé sous le contrôle du Bureau des affaires municipales» (Hall, 1922).

La construction effective des services collectifs se poursuivit à un rythme plus lent que les fonctionnaires provinciaux ne l'avaient Les travaux furent entravés d'une part par des feux qui se déclarèrent dans le voisinage en 1923 et 1924 et, d'autre part, par la résistance de la Spruce Falls Company (Drury, 1966). Après 1926, une autre zone résidentielle se développa à l'est de Kapuskasing. Appelée localement Brunetville, la communauté limitrophe, comme cela est souvent le cas, offrit aux habitants un moyen d'échapper à l'autorité de la compagnie. La situation de la communauté de Brunetville, toutefois, était pour le moins «chaotique» avec des maisons «construites au hasard» et les rues n'étaient guère plus que des chemins en terre «bordés de terrains vagues» (Saarinen, 1981). En fin de compte, vu les conditions dans lesquelles vivait la communauté, les autorités de la province furent obligées de réexaminer la situation et d'introduire le «Brunetville Rehabilitation Programme» (Department of Municipal Affairs, 1972). Le programme de redressement qui comprenait la réinstallation des habitants, la démolition des édifices, la construction de nouvelles structures et la fourniture de services au lotissement ne fut terminé qu'en 1970.

Des années 20 à 1945

Dans les années 20, l'enthousiasme manifesté au départ pour la gestion à des fins de conservation (jamais réellement mise en œuvre) diminua rapidement et les politiques expansionnistes, plus traditionnelles ont repris le dessus. L'orientation expansionniste de la politique forestière fut peut-être plus manifeste dans l'industrie de la pâte et du papier, car l'objectif était d'encourager de gros investissements avec une intervention minimale de l'Etat. La communauté de Pine Falls, située au nord de Winnipeg, remonte à 1926 et son existence est étroitement liée à l'activité de la Manitoba Paper Company. Le lotissement, avec ses maisons reflétant le niveau des salaires payés par la compagnie et ses divers services sociaux, était la preuve que l'entreprise souhaitait disposer de toute la main-d'œuvre nécessaire.

Quand s'amorça la crise américaine de 1929, le gouvernement fut contraint d'assumer de nouveau un rôle actif. Aux alentours de 1934, il avait redéfini sa politique forestière en vue de stimuler la relance économique. Moyennant la réduction des droits de coupe et des prix du bois à pâte, le Gouvernement canadien tentait une fois encore de favoriser l'expansion de l'exploitation forestière. Comme l'ont affirmé Lambert et Pross (1967), les ressources naturelles, considérées comme le moyen de redresser l'économie, étaient fortement exploitées (et non conservées) dans le but d'encourager l'engagement de capitaux et une nouvelle croissance économique.

L'interventionnisme des années 30, qui vit le gouvernement jouer un rôle central dans l'économie locale, finit par constituer le fondement de la politique forestière gouvernementale qui sera nouvellement définie ou redéfinie dans les années 40. Au début des années 40, le gouvernement avait adopté une approche globale de la gestion des ressources forestières du Canada. Cela, plus que tout autre chose, devait garantir une économie forestière bien intégrée et suffisamment performante. L'utilisation correcte des forêts était une fois encore l'écho de la prise de décisions gouvernementale.

Évolution de la situation après la seconde guerre mondiale

Pendant la nouvelle période d'intervention de l'Etat, le concept de gestion forestière à rendement soutenu eut une importance particulière. Comme concluait le rapport d'Alberta (Environment Conservation Authority, 1977), la gestion à rendement soutenu garantissait le fonctionnement permanent d'usines, sur la base d'une gestion responsable des ressources forestières. Le gouvernement la considérait comme un moyen de soutenir la production forestière tout en assurant la protection des forêts dans tout le pays.

Vue aérienne de l'entreprise industrielle de Pine Falls, Manitoba

De hauts fonctionnaires fédéraux, qui s'intéressaient particulièrement aux ressources inexploitées de l'arrière-pays septentrional, tentèrent d'assurer l'utilisation rentable des ressources forestières du pays. En investissant à fortes doses dans les transports, l'électricité et même dans les infrastructures communautaires, le gouvernement encouragea la croissance et, qui plus est, dans de nombreuses zones, fournit concrètement les moyens d'expansion.

La plupart des gouvernements provinciaux du Canada adoptèrent les lois nécessaires à la création de lotissements forestiers intégrés dans la période d'après guerre. En Ontario, ce fut par des amendements au «Municipal Act» que des districts d'urbanisme furent créés; par ailleurs, les pouvoirs publics tentèrent de planifier les lotissements forestiers par le «Local Government District Act» dans le Manitoba, par le «New Towns Act» dans l'Alberta et par la «Instant Towns legislation» en Colombie britannique.

Plus de 40 nouveaux lotissements d'exploitation des ressources furent créés durant cette période et un grand nombre d'autres communautés furent revitalisées grâce au regain d'intérêt pour la mise en valeur soutenue des ressources. La plupart de ces lotissements étaient des communautés qui tiraient leurs moyens d'existence de la forêt. L'intervention de l'Etat étant vu d'un œil de plus en plus favorable, la plupart des gouvernements provinciaux et, en fait, même le gouvernement fédéral, s'arrangèrent avec les industries forestières pour assurer le développement de communautés permanentes et stables tributaires des ressources forestières.

La communauté de Terrace Bay (Ontario) située à 225 km à peu près à l'est de Thunder Bay, fut l'une des premières communautés tributaires de la forêt globale ment planifiées au Canada. Le lotissement fut mis en place en 1946-1947 pour loger les employés de la Long Lac Pulp and Paper Company qui fabriquait de la pâte au bisulfite. La construction du lotissement commença en 1946 et quand l'usine fut ouverte en novembre 1948, un certain nombre d'unités de voisinage étaient achevées et d'autres l'étaient presque. Le lotissement comptait 1 453 habitants en 1951 (Canada Census, 1971).

Gold River, située sur l'île de Vancouver, à quelque 100 km à l'ouest de Campbell River, est un exemple plus récent du même phénomène. Etablie durant l'expansion de l'industrie canadienne de la pâte des années 60, la communauté de Gold River se développa pour répondre aux besoins de la Gold River Pulp Mills Ltd Company (Dietze, 1968). Construite entre 1965 et 1968, Gold River, comme Terrace Bay, présente des éléments typiques de l'époque comme un plan suivant les courbes de niveau, un paysage urbain curviligne, des unités de voisinage et des ceintures de verdure.

Le gouvernement provincial joua surtout le rôle de superviseur, puisqu'il était chargé principalement d'assurer la création d'une communauté ouverte et bien intégrée. La municipalité, bien qu'établie depuis peu, était responsable du ravitaillement en eau potable et du réseau d'égouts. La fabrique de pâte et papier se chargea presque entièrement du développement du lotissement: relevé et défrichage de la zone du lotissement, planification et subdivision des rues et des terrains, construction du réseau d'égouts pluvial, éclairage des rues et câbles souterrains pour l'électricité, installation du téléphone et de la télévision et conservation des parcs.

La marche vers l'exploitation durable des forêts

Dans les années 70 et 80, la politique forestière canadienne change d'orientation, le concept de rendement soutenu cédant le pas à celui d'exploitation durable des forêts, dont Weeden (1989) a su donner une excellente définition, à savoir «une activité économiquement réalisable, écologiquement viable et socialement acceptable». L'exploitation durable du secteur forestier a eu de nombreuses définitions: Dufour la qualifiait de «nouveau système sylvicole» et le Ministre des forêts de la Colombie britannique, de «gestion renforcée» (Dufour, 1991). Bourdages (1992), quant à lui, estime que ce concept recouvre «neuf orientations stratégiques» incluant la gestion des forêts, l'aménagement forestier, la participation du public, les débouchés, la recherche forestière, la maind'œuvre, les populations autochtones, les forêts privées et la communauté globale.

En 1991, l'exploitation forestière durable débouche sur un programme de gestion forestière intégrée de grande envergure qui, comme l'explique le «State of Canada's Forests» (Forestry Canada, 1991), était axé sur la «gamme complète de valeurs économiques, écologiques et sociales» de l'exploitation forestière contemporaine.

Depuis 1991, on sait sans l'ombre d'un doute que le concept d'exploitation forestière durable au Canada n'est pas une panacée pour les professionnels des forêts ni pour les populations locales tributaires de la forêt. En effet, comme on l'affirme ailleurs, l'exploitation forestière durable ne reflète pas nécessairement les réalités de la foresterie moderne (Drielsma, Miller et Burch, 1990). En fait, les programmes d'ajustement de la main-d'œuvre, les initiatives de recyclage et les programmes de recyclage visant à adapter ou à réduire les équipements communautaires semblent être plus représentatifs des réalités de l'exploitation forestière moderne.

Ces dernières années, l'évolution des communautés canadiennes tributaires de la forêt est arrivée en quelque sorte à un grand tournant. Camps frontaliers avant le XXe siècle, transformés en lotissements modèles globalement planifiés après la seconde guerre mondiale, les communautés forestières d'aujourd'hui sont en perte de vitesse. Sensible aux changements intervenus dans les politiques gouvernementales, qui privilégient désormais la conservation des ressources même aux dépens de la production, à la hausse des coûts, à l'incertitude de la conjoncture économique, à la phase descendante de la période d'expansion d'après guerre et aux conflits ouvriers-patronat en cours, la communauté tributaire de la forêt représente de moins en moins une formule viable de vie communautaire (Robinson, 1984).

Si l'alternance de forte expansion et de récession n'est pas nouvelle en matière de lotissements forestiers, le recul récent a obligé le gouvernement, les compagnies et même la main-d'œuvre à adopter une méthode de gestion de crise pour s'attaquer aux problèmes des communautés tributaires de la forêt. Constituant à maints égards une réponse volontariste aux problèmes liés à la récession, cette méthode semble être axée sur le maintien ou la réduction des équipements communautaires déficients. Toutefois, il a parfois fallu envisager aussi le démembrement complet de communautés tributaires de la forêt. Si certaines, par exemple, Geraldton (Ontario) ou Pine Falls (Manitoba) ont plutôt bien réagi au défi contemporain, d'autres comme Ocean Falls (Colombie britannique) n'ont pas eu autant de chance.

Ocean Falls, qui était située à environ 525 km au nord de Vancouver et occupait une position pittoresque dans l'anse de Cousins Inlet, est un exemple de la tendance au déclin du lotissement forestier contemporain. Créée en 1906, quand la Bella Coola Development company construisit des scieries sur le site, la communauté connut de nombreuses phases d'essor suivies de récession jusqu'à ce que, en 1972, Crown Zellerbach (le propriétaire actuel des installations) annonce la fermeture imminente de l'usine en raison de la hausse des coûts, de l'apathie des marchés, de l'obsolescence des équipements/installations et de la cherté du programme de lutte contre la pollution imposé par le gouvernement.

A l'époque de la fermeture prévue, la communauté de Ocean Falls était presque entièrement tributaire des chantiers d'exploitation de Crown Zellerbach. Même si, selon le recensement de 1971, la population totale du lotissement forestier avait fortement diminué, passant de 3 000 à 1 375, à peu près 76 pour cent de tous les actifs - 545 hommes et femmes - étaient employés par la société (Ocean Falls Corporation, 1981).

A la fin de mars 1973, le gouvernement provincial prit la décision de reprendre les biens qui restaient à la fois de la scierie et du lotissement forestier évitant ainsi leur disparition imminente (McMurray, 1973). Deux solutions s'offraient à lui pour relancer le développement. La première consistait à diversifier les activités de la communauté, en mettant en relief les utilisations potentielles du lotissement comme centre de réadaptation, village-retraite ou centre d'artisanat local. Dans le second cas, il s'agissait d'améliorer et de moderniser la scierie, et c'est cette solution qui fut retenue.

Le programme de modernisation comprenait la construction d'une nouvelle scierie, l'installation de nouveaux équipements de trituration et l'attribution de concessions forestières suffisamment grandes pour constituer une source garantie de pâte et de bois pendant cinq ans. Mais de 1973 à 1979 à peine plus de 24 millions de dollars canadiens furent dépensés pour ce programme de modernisation, montant très inférieur à celui prévu à l'origine, et il était évident que tout le projet avait commencé à mécontenter le gouvernement provincial, en partie à cause des pertes continues et également à cause d'un changement dans les attitudes politiques.

En mars 1980, la Ocean Falls Corporation annonça que «tant le complexe industriel que la communauté de Ocean Falls» disparaîtraient (Ocean Falls Corporation, 1981). Par la suite, avec l'aide du Manpower Consultative Service, un Comité d'aide à l'adaptation de la main-d'œuvre fut créé et un Bureau de placement fut ouvert. Ce Comité se proposait de réunir «employés et futurs employeurs» qui devaient conjuguer leurs efforts pour trouver un travail approprié à ceux qui avaient perdu leur emploi (Ocean Falls Corporation, 1981). En même temps, le Bureau de placement offrait une vaste gamme de services qui comprenaient des conseils professionnels, des consultations en matière de réinstallation et des conseils sur le maintien des avantages et prestations, l'assurance-chômage et les plans de financement.

Les membres de la communauté se résignèrent peu à peu à voir disparaître le lotissement et, en septembre 1983, le gouvernement provincial promulgua une loi sanctionnant la dissolution de la Ocean Falls Corporation et de la British Columbia Cellulose Company (Ministère du développement économique, 1983).

Conclusion

Les communautés canadiennes tributaires de la forêt n'ont plus rien de commun avec les baraquements de l'époque préindustrielle. Chemin faisant, on a tracé les plans des lotissements, défriché, agencé des rues, construit des maisons, ouvert des centres urbains, développé des aménagements récréatifs et commencé la production industrielle. On a également quitté des maisons, fermé des centres commerciaux, vendu des équipements récréatifs, supprimé des services et arrêté la production. De nombreuses communautés étaient devenues prospères et beaucoup d'autres avaient décliné. Toutefois, les communautés tributaires de la forêt témoignent de la réalité de l'économie forestière. Il y a eu des périodes d'essor pendant lesquelles aussi bien l'économie forestière que la communauté forestière ont prospéré et, inversement, des périodes de déclin durant lesquelles l'une comme l'autre ont fléchi. Selon la politique actuelle de développement durable, maintes questions relatives à la dépendance de certaines populations à l'égard des forêts ne font pas encore l'objet d'une attention suffisante et devront être approfondies pour que le résultat final de la politique du Canada en matière de gestion forestière durable ne se réduise pas à une simple opération de «gestion de la crise».

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