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Voix des montagnes

O. Bennett

Olivia Bennett est directrice du Programme des témoignages oraux de l'Institut Panos. Cet organisme, dont le siège est à Londres, s'occupe d'information et de communications pour le développement durable.

Témoignages oraux de montagnards

Des femmes indiennes ont dû faire front pour protéger les ressources forestières; elles ont raconté que parfois même elles ont eu à lutter contre la volonté de leurs propres maris

Si nous étions instruits, nous pourrions mettre [nos pensées] sur le papier. Mais nous ne le sommes pas. A quoi bon faire du bruit dans le village? Notre voix ne porte pas au-delà de son territoire,

se plaignait Vimla Devi, 60 ans, responsable d'un groupe de femmes à Garhwal, un village de montagne de l'Uttar Pradesh, en Inde.

Depuis 1994, l'Institut Panos travaille avec les organisations de développement et les organismes communautaires locaux pour recueillir des témoignages personnels dans les zones d'altitude, surtout en Afrique et en Asie, dans le but d'aider les gens comme Vimla Devi à se faire entendre, au-delà de sa terre natale, des hauteurs et des vallées de l'Himalaya. Ce recueil de témoignages oraux a été conçu en réaction à un problème de plus en plus pressant: les communautés montagnardes sont aujourd'hui confrontées à des changements et à un développement sans précédent dont les conditions sont en grande partie subordonnées aux intérêts des terres d'en bas, des agglomérations urbaines et des industries sur lesquels les montagnards n'exercent que peu d'influence.

Quelque 300 entrevues ont été réalisées dans des langues locales, parmi un vaste éventail de groupes ethniques et professionnels dans l'Himalaya (Inde et Népal), dans les Andes centrales (Pérou), sur le mont Elgon (Kenya), sur les hauts plateaux de l'Ethiopie et du Lesotho, dans le sud-ouest et le nord-est de la Chine et dans les Appalaches (Etats-Unis). Si des entrevues ont été réalisées auprès de minorités ethniques chinoises et de tribus inventoriées en Inde, le but n'était pas de rechercher les communautés les plus reculées ou les plus culturellement différentes; de fait, la majorité des personnes interrogées sont des montagnards «ordinaires», confrontés à un changement parfois très rapide.

Ce recueil de témoignages n'a pas non plus été conçu comme un essai de sciences sociales ou d'histoire culturelle. Les collaborateurs de Panos ne possédaient en général aucune expérience dans ce domaine et le niveau d'instruction des enquêteurs était très variable, de telle sorte que la démarche comportait un élément délibéré de créativité et que le processus de collecte de l'information était tout aussi important que le produit final. Tous les enquêteurs ont été recrutés sur place.

Certains thèmes sont communs à tous les témoignages recueillis, d'autres intéressent plus particulièrement certaines communautés: par exemple, les conséquences de l'exploitation des ressources à grande échelle au Pérou; le déboisement en Inde; la réinstallation des populations suite à la construction d'un barrage au Lesotho; l'appauvrissement des sols en Ethiopie; l'opposition entre la fertilité des terres et le non-accès aux marchés au Kenya. Chaque recueil constitue un instantané et n'a pas la prétention de représenter l'ensemble d'un groupe de montagnards. Les témoignages sont anecdotiques, subjectifs et parfois contradictoires. De ce concert de voix disparates se dégage un tableau vivant des sociétés des régions d'altitude, de leur milieu physique et social en mutation et de leurs préoccupations pour l'avenir; il représente à ce titre un complément indispensable à une recherche quantitative systématique. Mais avant tout, ces récits font ressortir la complexité des changements et les liens indissociables entre les dimensions économiques, socioculturelles et environnementales de la vie des montagnards.

Un vieux paysan de montagne au Lesotho, exproprié pour laisser la place à un projet de barrage, regrette d'avoir perdu la «sagesse» de la terre

DÉGRADATION DE L'ENVIRONNEMENT

Partout, toutes les personnes interrogées ont évoqué les changements survenus dans l'environnement, dont le déboisement constitue la cause la plus répandue et la plus spectaculaire. Les autres préoccupations concernent la diminution ou l'irrégularité des précipitations, l'influence des routes et des diverses infrastructures, les pressions exercées par la croissance démographique ou au contraire par le dépeuplement des régions. Un grand nombre de ces facteurs contraignent les populations à adopter des mesures qu'ils savent être de court terme. Par exemple, à propos de l'épuisement des terres:

Le sol a perdu de sa fertilité. On ne le laisse plus se reposer. Il devrait être traité comme un malade, pendant un an, pour pouvoir se rétablir,

a indiqué un prêtre éthiopien.

Ils s'inquiètent de l'emploi des engrais chimiques qui peuvent accroître les rendements mais également diminuer la qualité des sols et augmenter la consommation d'eau.

Au début, j'ai pensé que c'était formidable, mais notre terre a souffert, tout comme le corps d'un homme souffre s'il se met à boire de l'alcool. Ces engrais étaient trop forts,

a déclaré Sudesha Devi (Inde). Un fermier des Appalaches (Etats-Unis) nourrit les mêmes inquiétudes:

Certes, la terre est mieux soignée, enfin, si l'on veut... nous utilisons des quantités impressionnantes d'engrais chimiques, de pesticides, d'insecticides, de fongicides, ça n'en finit plus. Et nous forçons la terre à produire plus que ce que les éléments permettent, à mon avis. C'est comme si nous arrachions des récoltes de force à la terre.

Les gens sont tout à fait conscients de la nécessité de prendre particulièrement soin de leurs ressources puisque, à l'exception des pentes fertiles du mont Elgon au Kenya, la plupart des régions étaient moins favorisées sur le plan agricole que les plaines. Dans le sud-ouest de la Chine, une femme Wa de 72 ans expliquait:

Notre région est différente; dans les autres régions, l'eau et la terre sont chaudes et l'on peut récolter des céréales deux fois par an. Chez nous, l'eau et la terre sont froides, nous ne pouvons faire qu'une récolte par an.

Selon une femme Indienne, c'est l'abus d'engrais chimiques sur des sols d'altitude fragiles qui a causé la dégradation de l'environnement

En altitude, où des champs, même mitoyens, peuvent avoir des climats légèrement différents, l'agriculture exige des compétences spéciales et une bonne connaissance du terrain. Le plus grand regret de Sebeli Tau, un paysan du Lesotho, aujourd'hui contraint de quitter ses terres inondées par les eaux du barrage de Mohale (qui bénéficiera aux régions industrielles de l'Afrique du Sud), sera

la sagesse acquise à vivre dans cet endroit,

et il a parlé de sa connaissance intime des champs en pente et de leur microclimat: il sait exactement où et quand poussent les meilleures récoltes, où trouver les herbes médicinales, les légumes sauvages, les premiers pâturages. C'est précisément ce genre de savoir, accumulé au fil des années, que de nombreux narrateurs ont regretté de voir sous-estime par les experts extérieurs et même par ceux des leurs qui ont été à l'école.

Un fermier Garhwali, lorsqu'on lui a demandé quelle était l'attitude des fonctionnaires face à sa façon de travailler dans la forêt, a répondu d'un ton empreint de frustration:

Leur manière de voir les choses sort tout droit des ouvrages théoriques; pour eux telle essence ne peut pas pousser à cette altitude... ou ces essences n'ont rien en commun... le Gouvernement a imposé des restrictions sur la culture de telles herbes médicinales. Pour les fonctionnaires, il est évident que, en dessous d'une certaine altitude, ces herbes ne peuvent pas pousser. Pourtant, vous les avez vues vous-mêmes...

DÉBOISEMENT

Le déboisement est au cœur de la plupart des inquiétudes exprimées face à l'avenir. De nombreux exemples d'un aménagement forestier prudent ont été cités. Mais les narrateurs ont également fait part de leur tristesse:

Naguère, les forêts étaient épaisses et abritaient de nombreuses essences. Aujourd'hui, avec la monoculture du pin, elles ont perdu leur diversité... Les gens éprouvent un respect profond pour les forêts; lorsque je leur ai demandé pourquoi, ils ont répondu que ce sont elles qui leur donnent leurs légumes, leurs médicaments, le fourrage, le combustible, etc. Autrefois, s'il y avait un incendie de forêt, tout le village allait l'éteindre. Aujourd'hui, c'est tout le contraire... Les gens sont indifférents car ce qui brûle n'est plus à eux, ça appartient au Département des forêts...

Ce n'est pas en lisant des livres que j'ai appris à planter des arbres; je n'ai jamais reçu de formation ni profité des conseils de qui que ce soit. Tout ce que j'ai fait est bien concret, j'ai fait des expériences et j'ai constaté que le banj, le cèdre deodar, le bans, le surai, l'angu, le chir, le bhimal, le timla et le sisam poussent tous au même endroit si l'on persévère... Si quelqu'un vient me dire que ce n'est pas possible, il aura beau me le répéter des milliers de fois; moi, je l'ai fait...

Tous ces discours sur la diversité organique... On les entend à la radio, on les voit dans les journaux... Mais pourquoi tout cela n'existe que sur le papier? Quelle diversité voit-on sur le terrain? A quoi nous conduiront tous ces discours sur la diversité si on ne nous laisse plus que des aiguilles de pin?

«Nos conditions de vie sont très dures!» ont raconté des femmes Miao, dans la province du Yunnan, en Chine

De nombreuses personnes ont évoqué la disparition des anciennes pratiques de conservation. Une des raisons mentionnées est ce sentiment de n'être plus «propriétaires» des forêts; une autre est liée au rôle des routes qui ont ouvert l'accès aux forêts, augmentant de façon spectaculaire les prélèvements de bois de feu et de fourrage. En Chine, une femme Miao a expliqué:

Les gens des plaines viennent abattre nos arbres... C'est nous qui avons planté ces arbres, ces montagnes étaient nos montagnes. Lorsque les gens des plaines sont venus couper les arbres, les gens d'ici étaient en colère. Ils se sont dit: si vous pouvez couper, alors nous pouvons également le l'aire. Avant, lorsque la route n'existait pas, lorsque les gens des plaines venaient pour voler du bois, ils volaient un arbre. Aujourd'hui, un camion peut transporter 10 personnes et c'est devenu facile de couper beaucoup d'arbres. Encore que, depuis l'an dernier, il n'y a plus un seul arbre à abattre. Aujourd'hui, la montagne est toute nue. Les gens sont devenus riches, mais les ressources ont disparu.

Les gens de l'extérieur venant voler le bois, les populations locales ont à leur tour abandonné les anciennes pratiques d'aménagement des forêts qui consistaient notamment à ne prélever le bois de feu que pendant certaines saisons. Pourquoi protéger la forêt pour d'autres?

Au Lesotho, les paysans ont également constaté que la construction des routes a augmenté de façon spectaculaire les vols dans les montagnes, en particulier les vols de bétail. Partout où les routes ont facilité un accès tant attendu aux soins de santé, aux écoles et aux marchés, elles ont également ouvert la porte à la criminalité. Un paysan de l'Himalaya a lancé l'avertissement suivant:

Les gens se plaignent qu'il n'y a pas de routes, pas d'écoles et pas d'hôpitaux. Ils sont convaincus que les routes d'accès au village sont synonymes de développement. Quel serait l'avantage direct d'avoir une route dans notre village? Ici, ce n'est pas la route qui crée des liens entre les gens, mais la forêt. Avec la route, le fourrage disparaît, les arbres disparaissent, bientôt les pierres vont disparaître de notre village.

Et d'ajouter que ce n'est que lorsque les villageois auront des marchandises à vendre, des légumes, des articles de vannerie, des objets d'artisanat sculptés dans la pierre, que la route leur sera bénéfique, au lieu de profiter aux gens de l'extérieur.

Les plantes médicinales sont un autre produit de plus en plus exploité par les «étrangers».

Si je vois une nouvelle plante médicinale et qu'elle pousse bien à flanc de colline, je la sème soigneusement dans mes champs. Je l'apprécie et je la préserve,

a déclaré un guérisseur traditionnel népalais. Mais, dans une autre région de l'Himalaya, Tegh Singh Mahant, âgé de 74 ans, estimait ne plus avoir cette liberté:

J'ai pratiqué la médecine par les herbes et j'ai donc acquis quelques connaissances... mais nous autres villageois ne sommes plus autorisés à les cueillir. Le Gouvernement indien, conscient ajuste titre de leur valeur et de la nécessité de protéger cette ressource, a nommé des gens pour superviser leur cueillette mais, au lieu de faire appel à des locaux, c'est en général un «étranger» qui décroche le contrat pour cueillir les herbes. Ils font une véritable exploitation des trésors de notre jungle...

DIFFÉRENDS ENTRE LES POPULATIONS ET LES AUTORITÉS

Un grand nombre des personnes interrogées ont évoqué les contradictions entre le désir des autorités gouvernementales de protéger la biodiversité et les paysages, d'une part, et l'autonomie des populations locales, d'autre part. Ce sont certaines entrevues réalisées dans les Appalaches qui ont exprimé avec le plus de clarté le sentiment de frustration provoqué par ces divergences de points de vue: dans cette région, certains agriculteurs ont l'impression qu'une alliance conclue entre l'Etat, les écologistes et un secteur influent du tourisme les a rendus aussi impuissants que l'avaient fait les anciennes sociétés forestières ou minières.

Un agriculteur n'a pas hésité à déclarer que les services forestiers étaient «l'ennemi». Montrant une rivière qui traverse son exploitation agricole, il a déclaré:

Il n'y a pas moyen de toucher à cette rivière, si les inondations emportent les berges, nous n'avons pas le droit d'intervenir pour réparer les dégâts... Cette loi (sur les rivières sauvages et pittoresques) finira par me pousser à la faillite. S'ils prennent le contrôle de cette rivière et créent (une zone de conservation d') un quart de mille de chaque côté, je ne pourrai rien faire. Par contre, je continuerai à payer les taxes sur la rivière. Un quart de mille de chaque côté! Ils appellent ça une zone d'étude, ou quelque chose du même genre. Les gens viennent s'asseoir et contemplent la rivière; c'est ça qu'ils veulent faire. C'est à ça que ça se résume.

J'ai un pont là-bas et je ne peux plus y faire passer un gros camion. Les inondations ont emporté les piliers mais je ne peux pas les réparer. Et eux ils ne sont pas non plus prêts à le faire. Ils ont dit que ce n'était pas un pont essentiel. Or, dites-moi un peu, pourquoi ce pont n'est-il pas jugé essentiel quand c'est le seul moyen que j'aie d'aller nourrir mon bétail en haut de la montagne? Un propriétaire terrien ne va quand même pas aller détruire la rivière qui fournit l'eau pour son exploitation. Il faudrait être fou pour le faire. Le propriétaire terrien est le meilleur gérant des terres qu'on puisse trouver.

Un voisin a résumé le problème avec les services forestiers:

Tous ces gens-là, c'est des parachutés, ils ne restent jamais au même endroit très longtemps. C'est ça la philosophie du Gouvernement fédéral. Comme ça, ils gardent leurs distances. Et... si quelqu'un n'est pas en bons termes avec les usagers locaux, il ne va pas voir sa tâche facilitée... C'est vrai que, ces dernières années, on a fait des efforts... pour associer davantage les gens du coin à ce qui se fait et à la gestion des terres.

L'ESPRIT COMMUNAUTAIRE

Dans chaque recueil de témoignages, les narrateurs ont déploré la disparition de l'esprit communautaire. Les gens sont plus «égoïstes», plus «cupides», plus «matérialistes». Ce n'est pas tant la nature humaine qui a changé, mais le contexte dans lequel les gens évoluent, comme en a témoigné un autre paysan de l'Himalaya:

Je n'en reviens pas de l'ampleur du changement... Par exemple, [aujourd'hui] pour les canaux, il y a un département de l'irrigation mais, avant... tout le monde se mettait au travail sans se faire payer. Si le canal devait être réparé, tout le village s'y mettait... Le premier à allumer son foyer donnait du feu à tout le voisinage. Aujourd'hui, c'est tout le contraire, chaque maison a sa propre boîte d'allumettes. Aujourd'hui, le feu s'achète avec de l'argent, alors qu'avant le feu ne se vendait pas. Les gens sont peut-être devenus plus autonomes mais c'en est fini de l'esprit communautaire.

Toutefois, tout en déplorant une certaine disparition de l'esprit communautaire, personne ne tombait dans la nostalgie au point de nier les avantages de la vie moderne. L'électricité, les soins de santé, les services de soutien agricole, tout cela a amélioré le quotidien des montagnards et allégé leur charge de travail. Et si les communautés sont moins interdépendantes et se fragmentent davantage en des familles plus distinctes, les exemples d'actions communautaires ne manquaient pas; comme ces femmes indiennes qui, grâce à leurs efforts, ont réussi à sauver leur forêt. Pour Bachani Devi, le prix personnel à payer a été élevé:

Mon mari était un entrepreneur forestier. Il a coupé une énorme quantité de bois... forêt après forêt... et, dans cette lutte, j'étais contre lui... Tout le village m'a soutenue... il n'a jamais rien dit aux responsables du mouvement, mais il était très fâché contre moi...

Et il y a eu des récits frappants d'initiatives collectives. Lieu Feng Yin a raconté qu'elle a eu la chance (exceptionnelle) de voyager un peu. Ayant constaté par elle-même les résultats obtenus en plantant des arbres sur une pente dénudée, elle était décidée à faire la même chose. Elle a emprunté de l'argent et

...loué un terrain en pente pour 40 ans. A l'époque, mon mari travaillait loin du village. Certains villageois se sont moqués de moi: «Sans son mari, une femme veut transformer la montagne, elle doit être folle!» J'ai tenté de convaincre mon mari de m'aider: «Tu ferais mieux de revenir au village et de m'aider à cultiver la montagne», lui ai-je dit, «ce que je fais est bon à long terme. Tu vois, les ouvriers à la ville, ils ont une retraite. Où vas-tu trouver la tienne, sinon dans les collines?» A la fin, j'ai réussi à le convaincre de rester au village et de m'aider à planter les arbres.

Elle a expliqué pourquoi la plupart des hommes doivent aller chercher du travail ailleurs:

Le gros des revenus est consacré à l'éducation des enfants, et aussi à l'achat du riz et de la farine de blé. En fait, ceux qui vont travailler en ville ne gagnent pas beaucoup. Ceux qui sont qualifiés peuvent gagner de 30 à 40 yuans par jour. Mais la plupart des montagnards ne sont pas qualifiés et ne peuvent travailler que comme manœuvres. Pour eux, les salaires sont très bas. Ils doivent également rentrer au village au moment des semis et des récoltes, ce qui réduit d'autant leurs gains. Le pire, c'est que bon nombre d'entre eux n'ont pas touché un sou pour trois ou quatre mois de dur labeur. Vingt pour cent d'entre eux se sont fait rouler par leurs patrons dans les villes.

Cependant les profits qu'elle tire elle-même de la montagne sont maigres et gagnés à la sueur de son front. Elle a dû encore emprunter pour creuser un étang, puis encore pour acheter une pompe et des tuyaux et d'autres plants. Mais sa vision s'inscrit résolument dans le long terme, avec un rendement à 10 ans environ:

Il y en a beaucoup qui pensent que [émigrer] est la seule façon de gagner de l'argent. Je ne pense pas que ce soit une solution pour échapper à la pauvreté à long terme. C'est pour cela que je préfère emprunter de l'argent pour cultiver la montagne plutôt que de laisser mon mari partir à la ville pour en gagner.

Même dans la région de Cerro de Pasco, au Pérou, où les opérations d'extraction minière à grande échelle ont infligé de lourds dommages à l'environnement, les communautés locales restent fières de leurs traditions collectives:

Ici, une estancia est un endroit dont une famille dispose sur les terres communales. Ce n'est pas forcément là où la famille vit. C'est une maison ou une cabane entourée de pâturages, à proximité d'une rivière ou d'une source qui est à usage collectif. Cette terre n'appartient pas aux paysans, elle n'est pas clôturée et le bétail se déplace librement; mais il n'y a pas de risque de confusion, car chaque animal est identifié par les couleurs de son ruban. Toutes les terres appartiennent à la communauté de paysans... Avant, la région était exclusivement consacrée à l'élevage; aussi lorsqu'elle est devenue une région minière... le changement a été profond. Je le ressens, comme le fait toute ma famille, parce que je viens d'une communauté de paysans et que nous voudrions vraiment préserver certaines de nos coutumes qui font partie de notre tradition, qui sont notre héritage. Nous ne pouvons pas continuer de perdre notre vraie culture: c'est elle qui nous identifie.

Léon, un autre agriculteur, était plus pessimiste:

Avant, nous utilisions notre laine, la laine de mouton, la laine d'alpaga, de lama, pour [tisser]. C'est fini. Je connaissais tous les colorants naturels, des extraits de plantes qui donnaient des couleurs résistantes. Aujourd'hui. tout est en plastique, les colorants sont synthétiques, il n'y a plus de vraie laine. C'est très rare qu'on utilise encore de la laine d'agneau; elle est méprisée aujourd'hui. L'élevage? Il n'y a plus grand-chose. Sur les hauts plateaux, il y en a encore un peu, quelques moutons et d'autres animaux, mais c'est un mode de vie qu'il ne sera plus possible de rétablir pour les paysans... Dans les villages, très franchement, il n'y a plus que des vieux et c'est tout; les jeunes partent vers les villes...

Ce n'est pas que les gens n'aient plus envie de travailler ensemble, mais les conditions qui faisaient de la propriété et des activités communales l'option la plus sensée du point de vue économique ont aujourd'hui changé. Néanmoins, les affinités spirituelles ou culturelles avec la montagne restent fortes, comme Vicente, un Péruvien, l'a expliqué:

Au moment du Carnaval, nous célébrons la fête des animaux. On commence par monter une table sur la montagne avec une offrande de coca, d'alcool, de fruits et de douceurs. Nous apportons ces offrandes à la montagne, la patronne des animaux, car la montagne veille sur les animaux, et tous les éleveurs ont une foi totale en elle...

Nous choisissons les meilleures feuilles de coca et nous les plaçons dans un verre pour la montagne; c'est notre façon de partager ce que nous avons avec notre Saint patron avec le Grand-père, avec le Grand berger. Nous faisons cette offrande avec ferveur, pour que l'année prochaine les petites feuilles placées dans le verre deviennent de bonnes récoltes... Tous les fermiers, petits et grands, font ainsi chaque année revivre notre héritage. Même si le rituel a changé avec le temps, il garde le même sens, c'est-à-dire qu'il symbolise les rapports entre les paysans et la terre.

Dans toutes les communautés, les narrateurs ont évoqué la force de leur attachement spirituel à leur montagne, parié des sites sacres et des rituels dans lesquels on retrouve parfois des liens évidents avec la conservation de l'environnement. Les montagnes et les cours d'eau de l'Himalaya, en particulier, sont imprégnés de sens religieux. De nombreux narrateurs habitent le long des principales voies d'accès aux grands centres de pèlerinage. Cela a des incidences économiques: fournir le gîte et le couvert aux pèlerins représentait une des facettes importantes de leur système complexe de subsistance. L'arrivée des routes a entraîné la chute du nombre de pèlerins voyageant à pied; une source importante de revenus non agricoles s'est ainsi tarie.

UNE RÉALITÉ CHANGEANTE

Rares sont les narrateurs qui peuvent encore vivre uniquement de l'activité agricole. Rares sont ceux qui produisent suffisamment de nourriture pour l'année. Certains ont des qualifications ou un métier à offrir, d'autres simplement leur main-d'œuvre, beaucoup sont des travailleurs migrants saisonniers. Certains vivent en symbiose, comme certaines communautés éthiopiennes où les chrétiens cultivent les terres des musulmans, qui tissent les vêtements portés par les agriculteurs et les artisans, et ces derniers, à leur tour, forgent les outils utilisés par les agriculteurs... De fait, de nombreux témoignages ont souligné à quel point le système d'entraide peut être compliqué dans une société de subsistance. Le remboursement de céréales à un moment crucial peut prendre la forme de semences quand elles ont germé, ou celle d'un animal qui a mis bas. Il faut du temps pour mettre en place ce genre de système. Et le changement le plus souvent mentionné est précisément l'accélération du rythme de vie.

En Chine, à propos du temps passé à confectionner des vêtements traditionnels, une femme Miao adoptait une approche fort pragmatique:

J'ai toujours pensé que ces vêtements Miao prennent trop de temps [à confectionner]. Ils ne devraient être utilisés que pour célébrer une tradition ou à l'occasion d'une fête. Pourquoi? Parce que les femmes consacrent trop de temps et d'énergie à leurs broderies. Surtout les familles pauvres - la femme doit vendre les œufs pour acheter le fil et le tissu et c'est le niveau de vie de toute la famille qui s'en ressent. Il faut voir les choses d'un point de vue économique: si je fais ceci, est-ce que ça va me rapporter? Sinon, inutile de perdre son temps.

L'enquêteur, également Miao, avait un point de vue différent:

Je pense moi aussi que les femmes travaillent trop dur. Du matin au soir, elles n'arrêtent pas de travailler. Aussi, je pense que lorsqu'elles confectionnent leurs jupes, elles y mettent leur âme. C'est une sorte de retraite spirituelle, une toute petite partie de leur vie qui appartient à leur monde propre et pendant lequel elles satisfont en quelque sorte leur plaisir, car c'est ainsi qu'elles montrent que leur vie a de la valeur. Sans cela, je pense que l'existence de ces femmes serait trop dure, trop amère.

Les marchés s'ouvrent lentement au tissage et à divers objets artisanaux des minorités ethniques. En fait, toutes les entrevues réalisées en Chine faisaient état de ces nouvelles sources de revenus non agricoles. Dans d'autres régions, ces possibilités se réduisent et l'artisanat traditionnel recule, les communautés deviennent moins autosuffisantes et ceux qui ont de l'argent achètent des articles manufacturés à l'extérieur. Partout, l'émigration est en hausse. Toutefois, faire revivre l'artisanat grâce à un soutien et des systèmes de commercialisation appropriés reste un désir très présent.

Une autre stratégie de survie subissant actuellement des bouleversements profonds est la famille mixte, qu'elle soit élargie, polygame ou polyandre. Comme Wycliffe de mont Elgon l'a expliqué:

La polygamie est encore pratiquée par les Sabaot, mais pas autant qu'avant. Elle n'est pas en général pratiquée pour le prestige que confère le fait d'avoir de nombreuses femmes: les hommes prennent plutôt une deuxième épouse pour des raisons de responsabilité. Par exemple, si un Sabaot a des terres dans un village et d'autres à Transzoia, il lui devient difficile de gérer efficacement les deux exploitations, à moins de pouvoir compter sur une personne responsable et je ne pense pas qu'il y ait une personne en laquelle un homme puisse avoir plus confiance qu'une autre femme qu'il a choisi d'épouser.

Les familles mixtes étaient économiquement justifiées, déclarent les villageois à maintes reprises, mais aujourd'hui de nouveaux facteurs économiques dictent une évolution vers des entités familiales plus petites. Au Kenya, les frais d'éducation des enfants sont tels que les hommes sont beaucoup moins enclins à avoir plus d'une femme.

L'évolution des attitudes sociales affecte également des systèmes sociaux où les femmes étaient habituées à avoir plus d'un mari. Asuji, une femme d'une tribu de Jaunsar en Inde, a souligné les avantages de la polyandrie:

A notre avis, une famille devrait rester unie. Mais aujourd'hui, tout le monde veut se marier de son côté. La terre et la maison ne devraient pas être divisées. Les familles mononucléaires représentent la ruine des biens familiaux. Les gens instruits estiment qu'un homme devrait avoir une seule épouse, mais ceux qui pratiquent l'agriculture ne sont pas de cet avis... Tous les travaux peuvent être effectués facilement dans une famille mixte, comme le travail des champs, la conduite des troupeaux, le ramassage du fourrage et du bois, etc., car une cellule familiale isolée ne peut pas assumer toutes ces tâches.

Toutefois, elle savait bien que le monde extérieur ne partageait pas son point de vue:

Vous vous moquez de notre système polyandre. Nous, nous aimons nos coutumes. Pourquoi se moque-t-on de nous? Chacun a ses propres us et coutumes.

ACCÈS À L'INFORMATION ET À L'INSTRUCTION

De nombreux narrateurs, comme Asuji, ont été confrontés aux préjugés des gens de l'extérieur, parfois en raison de leur identité ethnique, parfois parce qu'ils sont considérés comme attardés ou moins intelligents. Pour beaucoup, l'isolement rend les progrès difficiles; ils veulent être exposés aux idées nouvelles, à des expériences différentes, afin d'explorer par eux-mêmes les moyens d'assurer le développement de leur propre communauté.

C'est notre incapacité à nous tenir au courant des nouveautés qui nous a nui,

a déclaré Hamza Mohammed, un agriculteur éthiopien.

Une femme Lahu, dans la région montagneuse du sud-ouest de la Chine, a expliqué:

Les gens qui vivent dans les plaines portent de plus beaux vêtements, sont bien informés et mènent une existence agréable. Les gens qui vivent dans la montagne sont mal informés, ne peuvent pas voir ce que les autres ont fait de bien et nous avons donc l'air ignares et naïfs.

Son opinion trouve un écho dans tous les continents:

Personne ne peut tondre une laine fine avec un couteau émoussé; nous avons besoin de connaissances, nous avons besoin d'expérience,

a déclaré un fermier de l'Himalaya.

Béatrice, une fermière du mont Elgon, au Kenya, a expliqué comment les contacts avec d'autres villages ont rassemblé les femmes, jusque-là isolées, dans son propre village:

Si vous restez toujours au même endroit, vous n'apprenez rien... il faut voyager pour savoir qu'un tel a fait ceci ou cela, qu'à un certain endroit ils ont fait telle autre chose. Et lorsque nous avons vu combien ces femmes des autres villages s'étaient développées, nous avons commencé à penser que nous devrions également essayer. Nous avons donc constitué notre propre [groupe de femmes].

La radio a beaucoup contribué à rompre l'isolement des populations:

Ecouter la radio, c'est comme faire un tour du monde,

a déclaré un prêtre éthiopien âgé, mais rares sont les habitants de son village qui peuvent s'acheter un poste.

Le niveau d'instruction était très variable d'un narrateur à l'autre, mais tous les illettrés ont insisté sur le fait que l'alphabétisation est la première étape cruciale dans le développement: ils ont souligné en particulier que cela leur permettrait d'aller au marché, de vendre et d'acheter, sans crainte de se faire rouler. Partout, la demande d'instruction était une véritable quête du Graal. Cependant, on sent que de plus en plus les gens se rendent compte qu'elle est également à l'origine du fossé qui se creuse entre les générations, qu'elle crée de vains espoirs en matière d'emploi et contribue à augmenter considérablement l'émigration.

Dans les piémonts népalais, l'exode rural est au centre des préoccupations et la scolarisation semble renforcer ce phénomène.

Ceux qui ont un peu d'instruction partent pour Katmandou pour tenter d'y faire fortune,

a déclaré Padam Bahadur Ghimire. Sur l'autre versant de la montagne, une femme faisait écho à ses propos:

Nous sommes à l'ère de l'instruction. Une fois que les jeunes sont instruits, ils s'empressent de partir. Ceux qui ont l'intelligence et l'argent viennent dans les montagnes [pour en exploiter les ressources], et les gens d'ici s'empressent de descendre dans la vallée pour gagner de l'argent.

Les jeunes partent pour trouver du travail. Ils ne s'en vont pas parce qu'ils détestent leur terre, la majorité part pour échapper à la pauvreté,

a indiqué Delma Jesus Flores du Pérou et, à l'instar de nombreuses autres personnes interrogées, elle a plaidé en faveur de la création d'emplois dans les montagnes. Nombreux sont ceux qui ont dit: investissez en nous «ici»:

Nous avons les matières premières, laissez-nous les transformer.

De nombreuses idées de petites et moyennes industries ont été proposées, allant des produits alimentaires à l'artisanat:

Profitez de notre connaissance des colorants traditionnels, des herbes médicinales. Nous avons besoin de crédit, de formation et de marchés, et non d'intermédiaires.

Les gens voient d'un mauvais œil les grands projets de développement, dont ils ne retirent que rarement les bénéfices.

Cette mine, elle est peut-être synonyme de progrès, mais seulement pour ceux qui en profitent. Ce n'est pas pour nous, il n'y a eu aucun investissement en notre faveur. Ils ont pillé cet endroit, non seulement nos minerais, mais également notre sérénité,

a déclaré un syndicaliste péruvien.

Il ne s'agissait pas de communautés qui veulent rester figées dans le passé. De nombreux villageois, et pas uniquement des jeunes, acceptent volontiers certains aspects de la vie moderne, sont conscients des possibilités offertes par les nouvelles technologies, sont ouverts à de nouvelles idées et veulent communiquer avec le monde extérieur et s'enrichir à son contact. Ils sont conscients que les changements subis par leurs communautés ne sont pas simplement des changements matériels. Le paysage mental des gens est également en train de se modifier.

De nombreuses communautés cherchent un moyen de progresser qui leur permettra de s'appuyer sur leurs connaissances et leurs compétences et de considérer leur héritage culturel comme un atout, non comme quelque chose qui doit être rejeté. Le changement est peut-être inéluctable, mais doit-il forcément s'effectuer dans des conditions dictées de l'extérieur?

Le problème à mont Elgon, au Kenya, n'est pas que nous n'avons pas de gens actifs, mais plutôt que nous n'avons personne pour faire le pont entre nous et les autorités,

constatait Andrew, maître d'école.

Les montagnards sont mal représentés au niveau politique et parmi les responsables du développement; cela crée un sentiment constant de frustration. Naturellement, de nombreuses communautés rurales se sentent exclues de la prise de décisions, mais pour les communautés montagnardes, cet éloignement n'est pas simplement d'ordre politique. L'isolement, conjugué à la complexité et à la diversité physiques et culturelles qui caractérisent les régions d'altitude, représente indéniablement un obstacle de taille au développement. Compte tenu de la croissance et de l'urbanisation de la population mondiale, qui contraindront les gouvernements à trouver constamment de nouvelles sources d'énergie et d'approvisionnement en eau, la tendance à exploiter les ressources des montagnes au profit des terres basses n'est guère susceptible de disparaître. Il n'est pas étonnant que les paysans des collines comme Jagat Singh Chaudary (Inde) s'interrogent avec inquiétude:

Le Gouvernement veut-il réellement favoriser le développement des gens des collines? Ou ne recherche-t-il pas plutôt le développement des gens de l'extérieur, grâce à ce qu'ils peuvent soutirer des collines?

La gageure consiste à répondre aux besoins nationaux de développement sans marginaliser davantage les populations montagnardes. Celles-ci sont en effet les gardiennes d'environnements qui sont essentiels pour la survie de l'écosystème planétaire. Un médecin indien pratiquant la médecine ayurvédique a lancé un avertissement:

Nous vivons une période de transition. D'une part, les gens perdent leur savoir traditionnel; d'autre part, ils ne sont pas suffisamment formés aux techniques modernes. De cette façon, ils sont en train de perdre les quelques actifs qu'ils possèdent.

Si la capacité des montagnards à protéger cette richesse continue ainsi de s'éroder, ce sera une perte, non seulement pour eux, mais pour l'humanité tout entière.


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