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2. LE SECTEUR AGRICOLE SENEGALAIS ET LA DURABILITE

2.1. Qu'est-ce l'agriculture durable ?

Le développement durable est la gestion et la conservation de la base des ressources naturelles et l'orientation des changements institutionnels et technologiques de manière à garantir la satisfaction continuelle des besoins humains de la présente et des futures générations. Un tel développement durable (dans les secteurs de l'agriculture, foresterie et pêche) conserve la terre, l'eau, les ressources génétiques animal et végétal, ne dégrade pas l'environnement, est techniquement appropriée, économiquement viable et socialement acceptable (FAO, 1988).

Cette définition complexe a exigé une pléthore de définitions et explications complémentaires mais son interprétation opérationnelle reste confuse. L'interprétation de plusieurs organizations non-gouvernementales des différentes dimensions de l'agriculture durable est la suivante:

D'un point de vue pratique, le concept de durabilité en agriculture n'a pas été intégré dans les politiques de développement. En effet, ce concept se heurte avec la pensée économique dominante du néolibéralisme et avec une croyance encore plus profonde quant à la capacité de la science moderne de dominer la nature. Malgré leur préoccupation affichée avec les ressources naturelles et l'environnement, la plupart des projets de développement agricole ont tendance à suivre une logique productiviste et de recherche de profits à court terme en mettant l'accent sur l'emploi de ressources non renouvelables. De plus, on voudrait que les paysans participent mais on leur impose un cadre logique qui n'est pas le leur et la stratégie paysanne n'est souvent qu'une adhésion apparente.

2.2. L'agriculture sénégalaise est-elle durable ?

Si on applique les critères de durabilité contenues dans les définitions ci-dessus, on constate que:

2.3. Analyse de la crise de l'agriculture sénégalaise

La plupart des analystes mettent l'accent sur l'accroissement de la population et les aléas climatiques pour expliquer les racines de la crise de l'agriculture sénégalaise. A cela on ajoute le retard technique des paysans et leur manque d'esprit d'entreprise. Finalement, certains pointent leurs doigts vers le dirigisme et le bureaucratisme de l'état qui a longtemps encadré et contrôlé toutes les filières et les marchés.

Toutes ces raisons sont réelles, mais elles n'expliquent pas les raisons essentielles de la crise. Il faudrait souligner que la sécheresse n'est pas un phénomène nouveau au Sahel. Les sécheresses ne sont pas plus fréquentes qu'elles ne l'ont été durant les trois dernières décennies. Quoique le Sénégal ait connu une baisse significative des précipitations totales durant les années 70, on ne constate pas de déclin depuis 20 ans. La distribution des pluies est devenue plus irrégulière et cela affecte certaines espèces et variétés plus que d'autres.

Il faudrait analyser la contribution humaine au fléau climatique. L'évolution des cycles climatiques est lent et plusieurs spécialistes affirment que le massif déboisement de l'Afrique de l'Ouest depuis le début du siècle (1 à 1,3 millions de km²) a une forte responsabilité sur l'intensification des sécheresses. On constate aussi que les effets de la sécheresse est plus dramatique que dans le passé: l'érosion des sols, la réduction drastiques du cheptel, les disettes et la malnutrition humaine, l'exode rural accéléré et les conflits entre agriculteurs et éleveurs sont à l'ordre du jour. Cela est dû au fait que les accidents climatiques agissent sur des environnements où de nombreux équilibres écologiques ont été perturbés lors de la mise en œuvre des systèmes modernes d'agriculture et d'élevage.

La densité démographique et son accélération depuis les années cinquante (la population de l'Afrique sahélienne a presque doublé à chaque génération) est certes un véritable problème, mais ceci n'est pas équivalent de crise agricole. Une forte densité de la population n'a pas empêché les systèmes agricoles asiatiques de se développer. Une intensification de la population devrait favoriser une intensification des systèmes agricoles. C'est la combinaison entre un système agricole extensif et une plus grande densité démographique qui a généré des problèmes.

L'état colonial et, plus tard, l'état sénégalais post-indépendant, ont favorisé la mise en place d'une culture de rente, essentiellement de l'arachide (cultivée avec traction animale), l'emploi de semences améliorées et d'engrais chimiques. Ce système a occupé une large partie des terres arables du Sénégal, appelée aujourd'hui le bassin arachidier. Pressés d'encaisser les profits d'une spéculation prometteuse, les « développeurs » n'ont pas évalué les effets à moyen et long terme de ce système.

L'introduction de la traction attelée a permis une rapide occupation des sols du bassin et bouleversé les systèmes anciens de culture surtout en ce qui concerne la place des arbres dans les champs. L'agroforesterie traditionnelle est abandonnée pour faciliter les labours, tandis que les jachères se réduisent puisqu'on fait confiance aux engrais chimiques pour la fertilisation. D'autre part, la culture de l'arachide rend le sol particulièrement vulnérable après la récolte, le laissant à découvert et sans dévolution de matière organique (racines, restes de culture). Le paysage modifié, plus ouvert, facilite l'action de l'érosion éolienne, très active sur les sols sablonneux. Plus exposés aux rayonnements solaires et aux fortes températures, ces sols subissent une minéralisation accrue de leurs matières organiques et la diminution progressive de leur taux d'humus se traduit par une moindre capacité de rétention de l'eau. Ce déséquilibre structurel a pu être initialement compensé par des apports d'engrais chimiques dont le coût était subventionné par l'état, mais l'efficacité de l'emploi de fertilisants solubles en sols légers soumis au lessivage par l'eau des pluies est fort réduite. La croissante déstructuration de ces sols, trop travaillés et avec peu de matière organique, n'a fait qu'augmenter ce problème en exigeant des apports d'engrais toujours croissants pour maintenir les rendements. Comme la consommation d'engrais est tombée à 10% de ce quelle était il y a 30 ans, le résultat est une chute de rendements de près de 40% pour l'arachide.

La croissance démographique n'a fait qu'accélérer les effets néfastes de ce système. En effet, les chutes de rendements ont provoqué chez les producteurs le besoin d'élargir leurs champs, tandis que la multiplication des nouveaux producteurs occupait toutes les terres possibles, éliminant jachère et bois et occupant même des sols peu aptes à l'agriculture. Ce processus rendait l'articulation de l'agriculture avec l'élevage difficile par la diminution des fourrages en saison sèche et rompait avec un autre volet des systèmes traditionnels. Le retrait des subventions de l'état a fait ultérieurement baisser les rendements et la croissante incertitude climatique rendait très risqué l'achat et l'utilisation des intrants. L'alternative est d'étendre toujours les champs d'arachides avec un très bas rendement et/ou vendre du bois ou du charbon aux marchés urbains, ce qui intensifie le déboisement.

Si on prend l'exemple de la région du Fleuve, on remarque le même type d'erreur. Là encore, l'état se donne des objectifs sans consulter les paysans et se lance dans des investissement très coûteux dont les résultats sont encore médiocres. Les systèmes traditionnels sont déstructurés par les aménagements apportés au Fleuve Sénégal. Quelques secteurs de la paysannerie ont bénéficié marginalement de ce changement (le gros des profits passe ailleurs) mais c'est la paysannerie dans son ensemble qui paie le prix d'un développement inadapté.

Actuellement, ce qui s'applique dans l'agriculture sénégalaise sont des systèmes techniques hybrides, ni traditionnels, ni modernes, non adaptés à l'environnement et aux conditions des marchés, avec des rendements très bas et décroissants qui provoquent la pauvreté et l'insécurité alimentaire.

2.4. Alternatives au modèle actuel de développement agricole

2.4.1. L'intensification

Tous les analystes s'accordent à proposer l'intensification de l'agriculture comme la solution de tous les problèmes. Il semble logique de penser que si le nombre d'hectares cultivés per capita diminue régulièrement (il est tombé à la moitié de ce qu'il était il y a trente ans), il faudrait augmenter les rendement pour produire suffisamment pour tous. Les divergences ne se posent pas à ce niveau, mais plutôt sur où et comment faire l'intensification.

En effet, la stratégie la plus courante est celle qui cherche à résoudre les problèmes de production du Sénégal en mettant l'axe sur une intensification à base d'intrants d'origine industrielle, combinés à des semences de variétés à haut rendement, sur des sols de meilleure qualité et pourvus d'irrigation. C'est le rêve de voir, par exemple, le Fleuve comme grenier du Sénégal avec double culture de riz à 10 000 kg à l'hectare par an . Certains rêvent même de se passer des paysans, ouvrant ces zones privilégiées à des « entrepreneurs privés » plus efficaces.

Même si on suppose que tout fonctionne dans cette stratégie, on arriverait probablement à une situation d'autosuffisance alimentaire nationale mais d'être obligé à exporter tout ce que la pauvreté du reste de la population ne pourra pas s'acheter. Ce n'est pas une situation improbable. Le Brésil, par exemple, est un des premiers exportateurs de produits agricoles du monde et pourtant, quelques vingt millions d'urbains et de ruraux vivent dans la pauvreté et la famine.

Il est facile de supposer qu'il faudrait trouver d'autres spéculations ou d'autres sources de revenus pour ceux qui ne se trouvent pas dans les «zones à haut potentiel ». Il s'agit de majorité de la population rurale et une bonne partie d'entre elle vit dans des régions où la dégradation de l'environnement est fort avancée (Ferlo, Bassin). Laissés à eux-mêmes, ils finiront par désertifier la moitié du Sénégal et migreront vers des régions moins éprouvées (Tamba, Casamance) ou à Dakar où les opportunités d'emploi sont fort restreintes.

Peut-on intensifier (moderniser) le Bassin arachidier et d'autres zones d'agriculture pluviale? C'est la proposition implicite chaque fois qu'on parle de relance de l'agriculture en termes de faciliter l'accès aux intrants. Ceci n'est qu'une illusion : l'emploi des intrants n'empêchera pas la continuelle dégradation des ressources naturelles, du sol en particulier. De plus, l'efficacité de ces intrants est très restreinte et le risque d'une mauvaise saison de pluies est si élevé que l'utilisation d'intrants relève du suicide pour un agriculteur pauvre.

Ces tentatives ont déjà échoué et on constate une chute vertigineuse de l'emploi des intrants dans les vingt dernières années arrivant aujourd'hui à peine à 10 % des volumes d'engrais enregistrés en 1978 dans le bassin arachidier. L'autre conséquence est l'endettement des paysans et la réduction de leur (déjà minime) capacité d'investir.

Toutes ces contraintes ne peuvent se résoudre simplement par la baisse du taux d'intérêt ou l'élargissement des délais de paiement à la Caisse Nationale de Crédit Agricole du Sénégal. A part une amnistie générale des dettes et une assurance totale en cas de perte des récoltes dans les années de mauvaise pluviométrie, les paysans résisteront aux risques implicites de la proposition d'intensification agricole telle que conçue aujourd'hui.

Peut-on, au moins, espérer le succès dans la modernisation des zones à haut potentiel? Vingt années d'efforts dans la zone du Fleuve font penser que là aussi, il y a quelque chose qui échappe. Les explications se succèdent aux explications: les intrants arrivent trop tard ; le crédit est trop cher ; les aménagements sont défectueux ou insuffisants ; les systèmes de drainage manquent ; les maladies et les ravageurs font rage ; la gestion de l'eau pose des problèmes ; la salinisation progresse (même aussi loin de la mer qu'à Matam) ; les sols sont de plus en plus pauvres et compactés ; le calendrier culturel est difficile à suivre ; la qualité des semences est insuffisante ; les prix sont peu rémunérateurs, etc. Par conséquent, les paysans abandonnent la riziculture et souvent même les périmètres irrigués pour se replier à des systèmes plus axés sur l'autoconsommation et les cultures pluviales et de décrue. D'autres diversifient leurs cultures en introduisant le maraîchage en saison sèche, mais là aussi les problèmes d'écoulement, de stockage, de conservation et des prix sont considérables.

La conception des périmètres irrigués ignore les systèmes paysans de production et paye toujours le prix de cette erreur. Les Périmétres Irrigués Villageois, conçus par les paysans eux-mêmes ont aussi des problèmes, mais restent beaucoup plus performants que les grands périmètres. Pour développer un système de production efficace dans la zone irriguée, il faut tout d'abord tenir compte des stratégies paysannes et celles-ci ne vont pas dans le ligne des systèmes coûteux à haute technicité et à hauts risques. Là aussi, une modernisation à outrance est dure à s'appliquer.

2.4.2. Les systèmes traditionnels

L'alternative d'un retour aux systèmes traditionnels paysans n'est analysée ici que pour la forme. En effet, ces systèmes on déjà été profondément déstructurés par différents types d'intervention de l'état, par les changements climatiques, par l'accroissement de la population et par les déséquilibres majeurs de l'environnement. Cependant, il n'est pas du tout désintéressant de regarder de près ces systèmes qui peuvent encore beaucoup renseigner sur une bonne gestion des ressources naturelles.

Certains de ces systèmes intégraient l'agriculture, l'élevage et la foresterie de manière fort savante et si les rendements n'étaient pas spectaculaires, ils dépassaient les résultats des systèmes actuels et surtout, étaient moins risqués que ceux-ci. Ils étaient par ailleurs résiliants, c'est-à-dire qu'ils avaient la capacité de récupérer leur équilibre après avoir été soumis à des pressions.

Les connaissances paysannes de ces systèmes traditionnels ne sont pas (heureusement) tout à fait perdues. Elles résistent dans la mémoire de quelques-uns uns et les pratiques de beaucoup. Néanmoins, si les paysans se rappellent (ou pratiquent) quelques techniques originaires des systèmes traditionnels, la connaissance intégrale de ceux-ci se fait de plus en plus rare. Une stratégie possible serait d'améliorer les systèmes traditionnels pour les rendre plus performants, surtout qu'il est aujourd'hui reconnu qu'il faudrait revaloriser le savoir et les traditions paysannes.

2.4.3. L'agriculture agro-écologique (ou biologique)

Les systèmes actuellement employés au Sénégal sont en partie traditionnels et en partie modernes, en proportions variables selon les régions et cultures. On a constaté l'inefficacité de ces systèmes et le besoin d'en créer de nouveaux qui répondent aux critères de durabilité. Beaucoup de scientifiques se tournent aujourd'hui vers une série de techniques à utiliser pour ces nouveaux systèmes : jachère, jachère améliorée, fumure organique, semences sélectionnées selon les caractéristiques des différentes zones agro-écologiques, rotation de cultures, diversification de cultures, intégration de l'élevage et de la foresterie avec l'agriculture, gestion économe de l'eau, utilisation de plantes comme des engrais verts, cordons pierreux, cultures en courbes de niveaux, recyclage des restes de culture - tout cela allant généralement dans le sens de l'intensification des systèmes. Cette liste pourrait s'allonger indéfiniment car la variété de techniques dites durables est très large.

Cependant, de nombreux scientifiques ont du mal à voir ces techniques en systèmes intégrés et à en dégager les principes qui les guident. En effet, cet ensemble de techniques dérivent d'un concept bien précis qui donne un caractère scientifique aux choix de pratiques culturelles dans un système donné. Ce concept est celui de l'agroécologie et il est aussi loin de l'agronomie conventionnelle qu'on peut parler de deux sciences distinctes : l'agronomie conventionnelle essaye de trouver les moyens de faire l'agriculture en se passant, dans la mesure du possible, des ressources naturelles renouvelables et de l'environnement naturel ; l'agroécologie, par contraste, essaye de comprendre les lois qui régissent le fonctionnement de la nature pour les utiliser au maximum pour faire de l'agriculture. L'agroécologie est une science en gestation qui combine les connaissances de l'agronomie conventionnelle et de l'écologie avec les connaissances traditionnelles paysannes.

La complexité potentielle d'un système agro-écologique est en rapport avec la complexité de l'écosystème où il est pratiqué et avec la capacité des hommes d'exploiter cette complexité de manière durable. Par exemple, la relative homogénéité des sols, les reliefs plats et une biodiversité limitée dans les plaines de l'ouest américain donnent lieu à des systèmes agro-écologiques beaucoup plus simples que dans les zones de collines couvertes par la forêt tropicale sur la côte brésilienne.

La complexité des systèmes agro-écologiques ne pose pas de problèmes aux paysans qui gardent encore la mémoire et la pratique (même partielle) des systèmes traditionnels. Les pratiques agro-écologiques ont beaucoup à partager avec les systèmes traditionnels mais l'agroécologie profite d'un apport complémentaire des connaissances scientifiques - ce qui lui permet une meilleure utilisation des ressources naturelles et une meilleur performance agronomique. De plus, la diversification de la production dans les systèmes agro-écologiques rejoint les stratégies paysannes de diversifier la production pour la consommation et pour le marché. Quoique la productivité d'une denrée sera, probablement, inférieure à celle de la monoculture, les opportunités de marché seront plus diversifiés et il y aura moins de dépendance d'une filière donnée. Le volume total de produits de la ferme (à vendre et à consommer) sera en général plus élevé que dans les systèmes traditionnel ou moderne - qui sont tous deux bien dégradés actuellement au Sénégal.

L'agroécologie cherche à se passer des intrants chimiques et à limiter au maximum le travail du sol, dont la mécanisation. Dans les différentes zones écologiques, (tempérées, tropicales, humides et sèches), l'agroécologie a gardé en commun l'intégration de l'agriculture, de l'élevage, de la foresterie et de la pêche dans certains cas, ainsi que la récupération et la conservation du couvert végétal comme partie intégrante de sa stratégie productive, ainsi qu'une forte diversité de produits destinés à la consommation directe et aux marchés, selon les cas. L'agroécologie non seulement conserve les sols, l'eau et les ressources génétiques, mais cherche à les améliorer constamment.

Des études comparatives entre les performances agronomiques et économiques des systèmes agro-écologiques et des systèmes conventionnels montrent que les rendements moyens de ces deux types d'exploitation sont très semblables, avec quelques avantages pour les systèmes agro-écologiques. Ces études étant réalisés surtout en Europe et aux Etats Unis où le coût de la main d'œuvre est considérable, il en résulte que les coûts de production agricole sont aussi semblables dans les deux systèmes puisque les économies d'intrants dans les systèmes agro-écologiques sont compensés par une plus grande utilisation de main d'œuvre. D'autres études (PNUD, 19921) montrent que dans les pays en voie de développement, les avantages des systèmes agro-écologiques sont encore plus marqués.

L'agroécologie pousse à une très forte intensification des systèmes agricoles combinés ainsi qu'a une forte diversification des cultures. Dans ces systèmes on peut avoir des produits plus importants que d'autres, mais pas de monocultures. D'autre part, à cause de la complexité des combinaisons de cultures, il y a des limites à la mécanisation des opérations. Néanmoins, des exploitations aux Etats-Unis montrent qu'il est possible de faire de l'agroécologie mécanisée sur des fermes de 200 ha au sacrifice de certaines pratiques (les cultures combinées surtout) qui pourraient les rendre encore plus performantes. De toute façon, les systèmes employant l'agroécologie réussissent dans la plupart des cas à réduire substantiellement le travail aux champs, en particulier les labours, les binages et les traitements phytosanitaires.

Comparés aux systèmes mécanisés à grande échelle, les systèmes agro-écologiques sont beaucoup plus intensifs en main d'œuvre. Ils le sont moins, par contre, que les systèmes traditionnels. Un emploi plus intensif de main d'œuvre est un avantage pour des pays comme le Sénégal où il manque des alternatives d'emploi. Ce qui est important n'est pas la quantité de main d'œuvre employée, mais la quantité du rendement par unité de travail et la rémunération de ce travail. L'agroécologie peut garantir une bonne productivité du travail, mais la rémunération dépendra d'autres facteurs.

2.5. Evaluation des systèmes agro-écologiques selon les critères de durabilité

2.5.1. Aspects écologiques

Par définition, les systèmes agro-écologiques cherchent la plus proche intégration avec l'environnement où ils sont insérés suivant les lois de la nature et limitant au minimum l'artificialisation du milieu. Ils exigent donc des écosystèmes équilibrés comme partie intégrale des stratégies de production.

Les systèmes agro-écologiques se basent sur une exploitation savante et rationnelle des ressources naturelles renouvelables, avec un minimum d'apports extérieurs. L'idée clef pour la conservation des ressources comme le sol est le recyclage qui peut se faire à l'échelle de chaque parcelle, entre parcelles d'une même exploitation, entre exploitations d'une même région et finalement, le recyclage urbain-rural où les ordures et les égouts sont traités pour produire du compost à retourner aux champs. Pour ces systèmes, des ressources non renouvelables, comme les poudres de roche phosphorique, de calcaire ou des micro-nutriments, sont utilisés de façon à accélérer la récupération d'un système dégradé, mais pas de façon permanente. Ces systèmes peuvent durer éternellement sauf déséquilibres majeurs dans l'environnement planétaire (réchauffement par effet de serre) où des tensions sociaux-politiques bouleversantes (guerres, révolutions).

2.5.2. Aspects agronomiques

La question que se posent tous les critiques de l'agroécologie est si elle est capable de répondre aux besoins alimentaires présents et futurs de l'humanité. La réponse pour ce qui est des besoins présents et du futur immédiat (prochaine génération) est oui. Deux indices pointent vers cette direction:

La question pertinente est cependant la suivante: l'agroécologie peut-elle faire évoluer les rendements de manière à couvrir les besoins croissants d'une population qui doit doubler avant d'atteindre une possible stabilisation? Ceci est difficile à prévoir, mais il y a de bonnes raisons d'espérer puisque les résultats obtenus jusqu'à présent par agroécologie sont fait sans appui des centres de recherche et de formation. On peut espérer que la reconversion de ces sources de connaissances et la mobilisation d'une massive recherche paysanne permettra de répondre à ce défi. La technologie n'a une valeur significative que si appropriée par le milieu social et culturel.

De toute façon, toutes les autres alternatives semblent condamnées par leurs coûts croissants et leurs coûts indirectes en termes d'impacts sur l'environnement. Par ailleurs, leur croissante vulnérabilité aux réactions de la nature les rendent peu fiables pour garantir la sécurité alimentaire de l'humanité.

2.5.3. Aspects économiques

L'autre question clef pour l'agroécologie concerne sa compétitivité. Il faudrait que les coûts de production d'un système soient suffisamment bas pour permettre que ses produits se vendent au marché avec une rémunération pour le travail fourni. L'agroécologie fait beaucoup d'économie d'intrants et est plus intensive en main d'œuvre, tout en gardant des rendements similaires à ceux des systèmes agro-chimiques et beaucoup plus élevés que les systèmes traditionnels ou dégradés qu'on trouve fréquemment dans la plupart des pays en voie de développement. Comme le coût de la main d'œuvre n'est pas en général élevé dans les campagnes des pays en voie de développement, les systèmes agro-écologiques ont des coûts de production plus bas que les autres et donc une plus forte compétitivité. Les produits de l'agroécologie se vendent même avec des primes (20 à 30 %) pour leur qualité de produit non contaminé par des produits phytosanitaires et leur impact positif sur l'environnement.

Dans un pays comme le Sénégal, il ne faut pas s'attendre à trouver des marchés significatifs capables de payer une prime de qualité. Les problèmes de coûts qui se posent pour les produits agro-écologiques dans les pays développés concernent plutôt la dispersion et le petit volume de la production agro-écologique qui amplifie beaucoup les dépenses de transport. Au Sénégal, il faudra commencer par vendre les produits agro-écologiques dans des marchés réguliers, sans prime de qualité autre que d'être sûr de trouver des acheteurs plus rapidement.

Dans certains pays, l'apparence des produits est l'élément le plus important pour définir son prix et le marché à des règles de classification. Cette qualité cosmétique est plus importante pour les fruits et les produits maraîchers et ces règles peuvent jouer contre les produits agro-écologiques qui peuvent, par manque d'emploi de pesticides, avoir des petits défauts de présentation qui ne changent en rien leur qualité nutritionnelle. Une fois de plus, ce problème ne doit pas se poser au Sénégal sauf, peut-être, pour une parcelle restreinte de consommateurs riches qui peuvent payer plus pour une apparence impeccable.

2.5.4. Aspects sociaux

Quant à l'adaptabilité culturelle, l'agroécologie a des principes en commun avec l'agriculture paysanne traditionnelle par rapport à son aversion au risque, à sa recherche de la sécurité alimentaire et à la diversification de ses débouchés. L'expérience montre qu'il est plus facile de faire la conversion d'un système traditionnel même dégradé en système agro-écologique que convertir à partir d'un système conventionnel. Le système moderne est non seulement plus déséquilibré mais ses paysans ont plus de difficultés à comprendre la logique de l'agroécologie.

En ce qui concerne l'équité, les systèmes agro-écologiques demandent un savoir-faire et des soins qu'un métayer ou un ouvrier agricole n'ont pas intérêt à s'approprier. Ce sont des systèmes où opère par excellence la main d'œuvre familiale. D'autre part, ce sont des systèmes où la gestion complexe des facteurs, plus que la quantité de travail, est déterminant pour définir les surfaces exploitables par une famille. Les limites varieront d'écosystème en écosystème, de famille en famille, mais (en général) l'agroécologie ne favorise pas les grosses exploitations. De cela, on déduit que l'agroécologie porte en elle un potentiel de redistribution de l'accès aux ressources productives, la terre en premier lieu. Cependant, un système agro-écologique ne garantit pas un traitement équitable pour les femmes et les jeunes. Cela dépendra d'autres facteurs dans l'évolution des sociétés rurales.


1. Programme des Nations Unies pour le développement, 1992, Benefits of Diversity (PNUD) .

 

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