Ce chapitre aborde la manière dont le droit intègre en Méditerranée la dualité des pêches. En réalité, cette problématique affleure dune façon non explicite dans les politiques publiques des pêches en Méditerranée: elle nest perceptible dans le droit des pêches quà la condition dy appliquer la grille danalyse présentée au chapitre précédent. Ce «dualisme implicite» explique probablement les nombreuses contradictions que lon peut relever dans les politiques des pêches des différents pays riverains de la Méditerranée.
Face à un droit et à des institutions sociétaux, construits spontanément au sein des communautés de pêcheurs de Méditerranée, le droit maritime des Etats sest progressivement imposé sans effacer pour autant la tradition juridique communautaire qui «affleure» dans les différentes législations maritimes. Il est intéressant dans ces conditions de décrypter quel est aujourdhui le produit syncrétique de ces deux sources juridiques. Nous serons amenés à utiliser des catégories juridiques dont nous rappellerons les définitions juridiques classiques; mais lintérêt de ces développements est de les interpréter dans le cadre de notre problématique en utilisant le droit, non comme une norme, mais comme un révélateur.
Lapplication du principe de liberté na de portée effective que depuis la phase dindustrialisation des pêches. Ce principe est à larrière plan des conflits opposant la communauté à lindustrie et de toutes les politiques des pêches. Malgré les évolutions et tendances restrictives du droit de la mer, la liberté demeure en principe la règle daccès qui ne peut être suspendue que par des contorsions juridiques.
Sur les bases du principe de liberté, sest établie la compétence subrogée des Etats riverains en matière de police et dautorisation doccupation. Cest également le fondement de la réglementation internationale concernant la gestion des pêcheries.
Le principe de la liberté des pêches maritimes est aujourdhui reconnu par lensemble de la communauté internationale. Ce régime de liberté repose sur la définition de la haute mer en tant que res communis et qui fait que les espaces halieutiques ne font pas lobjet dune propriété privée[43]. Pour lensemble des pays de la Méditerranée, le régime de lespace maritime peut se traduire par le principe suivant: «la mer est à tout le monde et sert à tout le monde». Dans ces conditions, le droit de pêche appartient au public, car il est un accessoire du droit des gens sur les espaces maritimes. Depuis le XVIIème siècle, ce principe est le fondement dun régime juridique de libre accès aux espaces maritimes pour de multiples activités[44]. Toutefois, les instruments internationaux récents[45] tendent à limiter le principe de liberté de pêche en haute mer; les Etats concernés par lexploitation des stocks partagés doivent se mettre daccord dans le cadre dorganisations ou arrangements internationaux ou régionaux, en particulier les commissions de pêche.
En deçà de la haute mer, les Etats riverains de la Méditerranée organisent un régime de droit particulier dans les zones maritimes côtières et sur certains biens collectifs: cest la domanialité publique de la plupart des espaces halieutiques. Les eaux territoriales et les eaux intérieures font donc lobjet dune propriété publique: soit pour assurer la liberté daccès et de circulation, soit pour y réaliser des infrastructures. En principe, les rivages, les rades, les baies, les étangs salés, les embouchures de fleuves, le sol et le sous-sol des eaux territoriales, font lobjet dune protection juridique contre une appropriation foncière des particuliers. Cela ne veut pas dire quil soit interdit den faire un usage, mais celui-ci est «non appropriatif».
Un principe commun également à lensemble des pays de la Méditerranée implique que les eaux de la mer sont des eaux publiques et courantes, elles mêmes res communis, et leur utilisation libre fait partie également du «droit des gens». De même, les ressources halieutiques sont considérées comme res nullius: elles appartiennent en général au premier occupant. Le poisson appartient donc en principe à celui qui le pêche. Mais si la ressource est acquise, loccupation de la mer est non acquisitive car lespace maritime est imprescriptible.
Lusage individuel de la mer par le public et les professionnels peut donc être défini comme «le droit de tirer de la mer toute lutilité quelle peut fournir autant que cela ne gène pas lusage du public». En conséquence et pour lensemble des pays concernés par cette étude cela signifie que la mer est un bien commun imprescriptible et inaliénable:
- loccupation et la possession des territoires halieutiques nont pas deffet dusucapion pour les occupants;
- la propriété de la mer ne peut même pas être cédée par lEtat qui nen est pas le propriétaire, par le principe selon lequel «on ne peut céder plus de droit que lon nen a»[46].
La législation des Etats de la Méditerranée occidentale ne leur attribue pas la propriété du droit de pêche, car cest un droit accessoire du res communis; mais pour la communauté internationale et la constitution de ces autorités, lEtat riverain est responsable de lexercice du droit de pêche dans sa juridiction. Selon ces principes, le droit de pêche sur la mer sexerce au profit de lEtat qui est donc «subrogé aux droits de tout le monde»[47]. Les missions des autorités sont à la fois de faciliter lutilisation de la mer au profit du public, de régler lusage de la mer pour en empêcher labus et de mettre en valeur les richesses de la mer pour en tirer le plus grand profit collectif.
A ce titre, lEtat exerce sur la mer des pouvoirs de gestion et des pouvoirs de police spéciale (cf. infra). Les pouvoirs de lEtat sont donc à la fois la possibilité de réglementer les activités maritimes et dexercer certaines décisions opposables aux tiers, mais également de rétrocéder dune façon limitée une partie des droits qui lui sont subrogés. Ces pouvoirs de gestion permettent à lEtat de céder sous forme de concessions à titre précaire:
- le droit de prélever une certaine quantité de ressources,
- le droit doccuper certains espaces,
- le droit dutiliser certains engins.
Le principe de liberté des pêches a été mis progressivement en uvre par les Etats riverains de la Méditerranée. Il a pour effet de débouter les communautés de leurs droits traditionnels au bénéfice de la pêche semi-industrielle.
A partir du droit positif actuel, qui est le droit des Etats riverains, les territoires communautaires décrits plus haut ont comme base juridique celle du «premier occupant». La communauté fonde donc la légitimité de son territoire et des règles qui le délimitent et le protègent sur lantériorité et la durée de loccupation des sites halieutiques, qui constituent son bourg marin et son territoire de pêche.
Cest ainsi par exemple que les plages, les rades, les embouchures, les berges des fleuves et des étangs constituent aujourdhui lessentiel des espaces professionnels de la pêche communautaire de la Méditerranée. Celle-ci en tire avantage de lusage gratuit de ces biens fonciers naturels: protection et tirage à terre des navires, construction navale, commerce et conditionnement des produits halieutiques, aires dentretien, de stockage et de réparation des matériels, habitations.
Mais le droit domanial et le principe de la liberté des mers font que lantériorité doccupation, même de longue durée, ne suffit pas en elle-même pour créer des droits, en raison de linaliénabilité et de limprescriptibilité. En droit positif, ces occupations collectives de territoire halieutique pourtant parfois immémoriales ne sont pas opposables aux autres usagers de la mer. A fortiori, ne sont pas non plus opposables les règles vernaculaires, la limitation de leffort des engins de capture, les calendriers des pêches. Dans cette confrontation entre le droit traditionnel dune part (souvent non écrit, vernaculaire, corporatif...), et le droit de lEtat dautre part (assis sur des principes internationaux), le droit des communautés na pu se maintenir que pour autant quil ne contrariait pas la liberté de lindustrie et que les richesses halieutiques étaient peu convoitées.
Lorsque ces groupes nentrent pas en concurrence avec dautres utilisateurs des espaces et des ressources, la règle des premiers occupants sur un res communis sapplique: ce nest quune reconnaissance de fait. Mais lapplication durable de cette règle nest en rien une protection des droits des premiers occupants: les communautés sont souvent dépossédées de leurs espaces et de leurs ressources; soit au bénéfice de professionnels de lindustrie des pêches, soit au bénéfice demprises spatiales industrielles, touristiques ou urbaines.
En réalité comme dans beaucoup de situations similaires, le principe de liberté bénéficie aux grands opérateurs dont les capacités dexploitation des ressources sont les plus importantes. Lactivité de pêche en tant quactivité industrielle et commerciale constitue initialement un droit économique individuel, dont laccès ne peut être restreint que pour des motifs légitimes. Il est fondé sur les libertés économiques reconnues aux personnes. Dans lensemble des pays de la Méditerranée, les individus et les personnes morales ont en principe le droit de pratiquer lactivité économique qui leur plaît, comme il leur plaît et de sinstaller où bon leur semble. Evidemment, ce droit est souvent réglementé, mais il est considéré comme un droit fondamental et les conventions internationales sur la liberté du commerce lont renforcé.
On note également quau Maroc et en Tunisie par exemple, dans la phase de développement des pêches, les pouvoirs publics ont encouragé les bailleurs de fonds à investir dans lactivité de pêche semi-industrielle. Cette catégorie sociale trouve normal que soit invoquée la double liberté dinvestissement et daccès à la ressource [48].
Dans la plupart des cas, la liberté professionnelle des industriels sest imposée sans concertation mais également sans résistance des communautés: on a peu de traces de la mise en place des industries de la pêche au Maroc et en Tunisie, si ce nest de nombreux témoignages des pêcheurs et de certains acteurs. Par contre nous disposons en France, par exemple, dun véritable dossier juridique à travers lépisode du Lamparo et de limmigration algérienne du début des années soixante. Le Conseil dEtat fut saisi par le ministre chargé des pêches pour briser la résistance des communautés: le principe de liberté des pêches fut alors rappelé sans ménagement[49].
Les cessions de droits dexploitation et doccupation de la mer au profit des particuliers sont un phénomène que lon rencontre souvent en Méditerranée. Nous avons été amenés à en examiner certaines. Mais lensemble de ces cessions précaires de droits individuels peut également répondre à notre problématique duale et être interprétées dans ou en dehors du cadre communautaire.
Le principe de propriété publique des espaces et des richesses maritimes a fait que les droits collectifs des communautés sur des territoires halieutiques nont jamais fait lobjet de reconnaissances si ce nest sous des formes institutionnelles indirectes (cf. infra). Par contre les cessions de droits subjectifs au profit des particuliers sont un phénomène que lon rencontre souvent en Méditerranée. Mais désormais, et dans lensemble du bassin, ce sont les services dEtat qui, parce que lEtat est subrogé dans les droits du public, déterminent les critères et les conditions de loccupation et de lutilisation privative de la mer. La procédure de concession domaniale détablissement de pêche ou daquaculture constitue la base légale de ces occupations, mais leur contenu et leur objet, les procédures qui conduisent à autoriser loccupation sont elles-mêmes très diverses selon les pays concernés.
La revendication patrimoniale sur la mer de la part des riverains et en particulier des propriétaires ou des pouvoirs politiques locaux nest pas nouvelle[50]. En Espagne, en France et en Italie, et par contagion dans leurs colonies du Maghreb, les appareils dEtat modernes se sont opposés au principe de cette appropriation, mais ils ont souvent modulé son application[51]. Lexamen de ces diverses concessions fait apparaître la volonté des concessionnaires de stabiliser et de patrimonialiser leur occupation[52]. Malgré lopposition des juridictions attachées aux principes de la domanialité, de nombreux textes et les pratiques administratives améliorent souvent les conditions de cette occupation.
Cest ainsi quen France, en Espagne, en Italie, en Tunisie et au Maroc se sont maintenues et parfois créées des thonaires et des madragues, attribuées à des riverains ou des industriels comme en Sicile. Sur les îles de Kerkennah (Tunisie), des charfias sont établies depuis le XVIIème siècle, et les occupations sont transmises de générations en générations[53]. Dans le golfe de Gabès, à Madhia, Chebââ, des occupations de postes de pêche fixes sont également organisées par ladministration de la marine. Sur la partie nord des îles de Kerkennah, les charfias à poissons ont été peu à peu remplacées par des concessions de pêche au poulpe (villages de Al Attaya et de Kraten). Aujourdhui, les concessions conchylicoles et de pisciculture se sont multipliées dans tout le bassin et sont venues prendre le relais de ces occupations, dans les étangs domaniaux ou sous forme de concessions maritimes.
Quelles quen soient les formes, nous assistons bien à un mitage de lespace maritime et de lattribution de ses richesses par la juxtaposition dinnombrables autorisations individuelles.
Depuis le XVIIème siècle en Méditerranée, lattribution des droits daccès aux ressources marines ne relevait théoriquement que de lEtat garant de la liberté de pêche. Or, en contradiction avec le monopole de gestion de lEtat, lattribution de certains postes de pêche relève des communautés elles-mêmes qui organisent laccès aux sites et aux ressources. Cest à travers cette contradiction juridique que lon peut voir «affleurer» les droits communautaires dans le droit moderne de lEtat centralisateur.
Les prudhomies en France, les cofradias en Espagne et dans la Méditerranée marocaine jusquà lindépendance[54], se voient reconnaître le droit dorganiser le tirage au sort des postes de pêche des membres des communautés. Les fondements de ce pouvoir sont parfois confus; ainsi en France, la prudhomie est investie de cette compétence administrative par le décret-loi de 1859 sur la base de la prévention des rixes. Le tirage au sort de postes de pêche est une autorisation doccupation temporaire, au bénéfice des seuls membres de la communauté: cest un facteur de territorialisation particulièrement important, qui assure les revenus individuels tout en arpentant les espaces professionnels au bénéfice de lensemble de la communauté.
En Tunisie, à Madhia et Chebââ, lattribution des charfias est réalisée sous la responsabilité dun fonctionnaire de ladministration: mais les listes de bénéficiaires sont présentées par la communauté, en groupes familiaux ou claniques. A Kerkennah, en théorie, le bénéfice des charfias ne peut être transmis quà un pêcheur: celui-ci a toujours des liens avec les communautés du sud de lîle. Les concessions de pêche au poulpe, dans le nord de lîle, ne bénéficient quaux habitants des villages de Al Attaya et de Kraten. En fait, la procédure étatiste de concession ne semble être que le paravent de lautorité communautaire des différents villages des îles. On voit que les modes de régulation «villageois» inscrits dans la tradition de la pêche côtière artisanale sont renforcés par les charfias. Cette emprise territoriale organisée sous forme de concessions pour les pêches de démersaux des posidonies, de poulpes et de muges, renforce la discipline professionnelle décentralisée.
Dans ces différents cas, les postes de pêche fixe ont une importance considérable pour les équilibres du milieu et le fonctionnement de la communauté: on observe que les droits individuels des postes de pêches renforcent la discipline globale du groupe:
- ils assurent un revenu individuel faible mais régulier: cest un droit individuel reconnu par et dans la communauté (pêche aux mulets de Chebââ, postes de capéjades en étang en Languedoc-Roussillon, etc.);
- ils opèrent souvent comme des «réserves» car leur effort de pêche ritualisé reste faible et la concession individuelle tient au large les autres pêcheurs et les braconniers.
Les autorisations conchylicoles elles-mêmes peuvent faire lobjet dune analyse communautariste identique. Ainsi sur létang de Thau en France, lattribution des concessions conchylicoles fait lobjet de règles complexes: une coopérative de pêcheurs/conchyliculteurs, en cogestion avec ladministration dEtat, contrôle lattribution des concessions pour éviter la concentration économique, et pour réserver les autorisations aux seuls pêcheurs habitants des villages riverains.
Ce que nous désignons ici sous le terme de droit professionnel maritime couvre le statut personnel des professionnels de la pêche. Il comprend également la définition et la réglementation des catégories professionnelles qui conditionnent les règles daccès à la profession. Lensemble de ces règles présente une grande importance dans la compréhension des politiques des pêches maritimes car il permet la lecture des orientations des pouvoirs publics.
Le principe de libre accès à la mer a donc été la base juridique sur laquelle sest développée la pêche semi-industrielle de Méditerranée. Mais cette ouverture est ambiguë: elle a effectivement joué pour limplantation des unités. Pourtant dans la période de crise de la ressource, elle a été fortement restreinte par le jeu du statut professionnel et par la police des pêches. Mais au total, par un effet pervers, ces mesures administratives de fermeture de la profession permettent que les unités les plus puissantes monopolisent laccès à la majeure partie des ressources.
Dans lensemble des pays de la Méditerranée occidentale, il existe un statut des gens de mer et plus spécialement un statut des pêcheurs: le pêcheur en mer est dabord un marin, ce qui le distingue de larmateur, (qui nest que le propriétaire du navire et de ses équipements). Ce statut peut être défini comme «le régime juridique et administratif applicable aux personnes physiques exerçant effectivement la profession de pêcheur»[55].
Dans les faits, ce statut de pêcheur confère un droit daccès privilégié à la ressource, qui se définit par le droit dutiliser certains matériels pour la capture des espèces halieutiques: navires, engins spéciaux, etc. Ce statut permet donc de moduler laccès à la profession, en limitant le nombre des engins les plus efficaces à une population réglementée. Cest un moyen de régulation dans la mise en uvre de la politique des pêches: il influence les conditions daccès à lactivité. On parle alors de profession réglementée.
Les pratiques administratives jouent ici un rôle fondamental: les statuts que nous avons examinés peuvent être invoqués comme un droit économique détablissement par la personne qui réunit les conditions objectives prévues par les textes. Mais bien souvent, en fonction dinstructions internes, la bureaucratie dEtat transforme ce droit en une procédure d'autorisation préalable[56].
Pour les communautés, laccès aux ressources est limité par le contrôle de lapprentissage des savoirs vernaculaires: leur diffusion clanique permettait le contrôle de la démographie des pêcheurs opérant sur un territoire. Désormais, le contrôle de la démographie est effectué par ladministration. Malgré la proclamation du principe de liberté des pêches et de liberté détablissement, les pays de la Méditerranée occidentale ont été amenés à limiter le nombre des navires autorisés à pratiquer la pêche semi-industrielle au chalut et à la senne tournante.[57] Initialement, ces mesures ont été prises pour limiter leffort de pêche industriel mais elles ont eu pour effet objectif dattribuer, par une décision administrative unilatérale, lessentiel des ressources aux seuls titulaires de ces autorisations[58].
Ainsi, les droits des communautés nont pas été reconnus par les pouvoirs publics qui lui ont opposé le principe de mare liberum. Mais, par le système du statut professionnel et des autorisations administratives, lEtat a créé un privilège daccès au bénéfice dun petit nombre dopérateurs industriels. Le principe de liberté daccès a été contourné pour favoriser la constitution des patrimoines industriels. Les autorisations dexercer font donc désormais parti des actifs immatériels des entreprises semi-industrielles de pêche et ils font dailleurs lobjet de spéculations.
Un exemple intéressant dans ce cadre: depuis la fin des années quatre vingt, et dans le cadre des politiques de réduction de leffort de pêche de lUnion européenne, la France utilise abondamment les mesures administratives restrictives vis à vis des petits métiers de lartisanat[59]. Ce système abouti à une généralisation de lautorisation administrative préalable, bien que sa légalité soit contestable et en contradiction avec les principes de liberté des pêches[60] et liberté détablissement.
Avec lanalyse des catégories professionnelles utilisées par ladministration des pêches dans les différentes législations, on peut facilement percevoir la complexité de la problématique dualiste. Leur caractère insatisfaisant peut être interprété comme la difficulté juridique de reconnaître lexistence des communautés de pêcheurs.
Dans les communautés de Méditerranée lartisan pêcheur cumule entre autres fonctions multiples celles de patron de pêche et darmateur. Cette situation est parfois complexe la propriété ayant le plus souvent une origine familiale, mais le patron est en général propriétaire de son navire. Ainsi dans le contexte communautaire le terme pêcheur désigne indifféremment le propriétaire de lembarcation et le responsable des opérations de pêche.
Il faut également faire mention des armements collectifs réalisés au sein des communautés sous forme dassociation ou de sociétés commerciales[61]. La constitution du capital des pêches collectives se réalise donc au sein du groupe lui-même. Dans ce cas et conformément au modèle vernaculaire, la communauté rassemble elle-même les investissements du groupe pour mieux les contrôler. Elle en répartit également les revenus par des systèmes de «parts», où travail et capital sont rémunérés.
Cette situation est beaucoup plus compliquée pour la pêche semi-industrielle. Dans de nombreux cas nous retrouvons ce cumul de fonction sur la même personne. Mais la divergence est fréquente et en particulier au Maroc, en Tunisie et en Espagne.
La profession darmateur à la pêche est réglementée dans tous les pays de la Méditerranée occidentale, mais la complexité des systèmes de constitution de capital ne permet pas de définir une profession darmateurs qui se distinguerait franchement des autres acteurs. En fait la constitution du capital industriel a multiplié les intervenants qui aujourdhui participent à larmement des navires, sans que les régimes juridiques en rendent compte expressément.
Les différents Etats riverains et les collectivités sont fortement impliqués dans larmement à la pêche: à travers les subventions consenties dans les années soixante à quatre-vingt-dix, les organismes publics sont devenus en partie responsables des capitaux investis dans la pêche semi-industrielle. Ces financements ont transité par des organismes financiers publics ou parapublics, qui se trouvent désormais impliqués dans les résultats de la pêche semi-industrielle.
Les observations faites sur le terrain montrent que certains patrons de pêche semi-industrielle se spécialisent dans larmement. Ils ne sont inscrits maritimes quà titre symbolique, pour bénéficier en particulier du statut de marin et pour pouvoir intervenir en tant que professionnel de la pêche.
Les Etats ont également encouragé dans les années soixante et soixante-dix les coopératives darmateurs pour permettre aux pêcheurs artisans de constituer un capital semi-industriel (Tunisie et Maroc).
Parfois, les mareyeurs pratiquent également dune manière souterraine larmement des navires en contrepartie de contrats dexclusivité sur les captures: on peut qualifier ces opérations darmement clandestin, dont le but est dintégrer les unités de pêche dans des filières commerciales. Dans ce cas, le mareyeur échappe au statut explicite darmateur [62].
Ce nest pas la reconnaissance formelle et explicite du statut darmateur qui pose problème par elle-même. Par contre, lexistence dintérêts financiers extra-professionnels pèse sur les politiques des pêches; ils ont tendance à sopposer aux mesures de limitation des efforts de pêche, qui contrarieraient les amortissements, les remboursements demprunts, la survie des chantiers navals.
Ainsi, cette distinction nest pas clairement établie dans le fonctionnement des chambres maritimes (Maroc), des cofradias (Espagne) et des comités des pêches (France): cette confusion est un handicap pour la constitution dune fonction de discipline, car avec la domination des armateurs sur les institutions, les considérations économiques prévalent sur les considérations liées au milieu et aux territoires.
Cette distinction pose toujours problème dans lorganisation des catégories professionnelles et les pays de la Méditerranée concernés par cette étude ont des difficultés à donner une définition juridique satisfaisante des deux types de pêche identifiés.
On observe dabord le refus de reconnaître lexistence dune pêche «industrielle». Pour des raisons liées au statut fiscal et social maritime de la pêche industrielle, lensemble des flottes de la Méditerranée est classé dans la catégorie nébuleuse de «pêche artisanale», qui englobe la pêche à pied et des senneurs de 30 mètres.
Pour différencier nos deux catégories, les différentes administrations utilisent soit le critère de la taille du navire, soit la technique utilisée, soit la durée des opérations de pêches. Ainsi en Tunisie et au Maroc, la réglementation distingue au sein de la pêche artisanale la «pêche côtière». En Espagne et en Italie, la pêche artisanale se divise selon la technique utilisée. En Italie, la loi distingue la «petite pêche côtière» des chalutiers et grandes techniques de pêche aux grands pélagiques. En France, en Méditerranée la réglementation oppose les «petits métiers» aux navires titulaires dune licence de chalutage ou de senne tournante. Un double critère sapplique puisque la pêche aux petits métiers est également celle pratiquée sur des embarcations de moins de 12 mètres.
Ce serait méconnaître les droits des usagers que dinterdire la pêche et la navigation de plaisance, car les espaces halieutiques et leurs dépendances sont considérés comme res communis. Lorsquil nexiste pas de réglementation de lusage et de laccès à la mer, ceux-ci sont en principe sous le régime juridique de la liberté. Les libertés de naviguer, daller, de venir, de pêcher, de circuler, dutiliser, doccuper (sans constitution de droit personnel ou réel), sont en principe reconnues à quiconque.
Les pays du Maghreb nont pour linstant que peu de difficultés dans ce domaine, car le secteur de la plaisance nest pas encore très développé. Le phénomène de navigation de plaisance est devenu particulièrement massif en France, Espagne et Italie: ainsi en France méditerranéenne, il y a 32 000 navires de plaisance pour 1 800 navires de pêche professionnelle.
Mais les pays européens de la Méditerranée réglementent sévèrement la pêche et la navigation de plaisance, par linterdiction dutiliser la plupart des engins de pêche qui sont réservés à la pêche professionnelle. Linterdiction de lutilisation et de la détention dengins réservés aux professionnels constitue en principe la mesure daménagement la plus courante. Larmement dun navire de plaisance est aussi réglementé pour des motifs liés à la sécurité et à son identification.
Le cas particulier de Malte, mérite mention. La pêche y est un droit «populaire», exercé par toute la population qui y trouve des revenus, de lalimentation et des loisirs. Dans ces conditions, il existe à Malte trois catégories de pêcheurs: les pêcheurs à «plein temps», les pêcheurs à «mi-temps» et les pêcheurs plaisanciers. Ces mesures très spéciales montrent que le statut professionnel doit tenir compte des traditions et des rapports de force.
Il faut, comme dernier aspect de ce chapitre, aborder la question de ce que produisent les administrations des pêches en Méditerranée. Il ne sagit pas de faire une analyse quantitative ou une évaluation, mais de définir les tâches et les responsabilités pour situer les fonctions de décision des différents organes.
En théorie, laction administrative est linstrument de mise en uvre dune politique, mais cela ne se traduit pas dune façon mécanique. Par ailleurs, lensemble des interventions constitue un catalogue assez hétéroclite.
Lensemble des gouvernements de Méditerranée occidentale se réclament aujourdhui dune pêche durable: mais cet affichage a des difficultés à trouver une traduction effective, au niveau des objectifs et des moyens déployés par les pouvoirs publics.
En théorie, les interventions de ladministration sintègrent dans des politiques. Voici plus de trente ans que les responsables scientifiques alertent lopinion publique et les décideurs sur la situation désastreuse des ressources halieutiques; depuis près de dix ans également à la suite en particulier de la Conférence de Rio[63], les Etats ont convenu dune stratégie mondiale de gestion autour du concept de «durabilité» et plus précisément pour la pêche, autour des recommandations du code de conduite pour une pêche responsable de la FAO (1995). Il faut constater que ces orientations ont du mal à se concrétiser et que la destruction des ressources na été que sensiblement freinée par ladoption formelle de ces nouvelles options en Méditerranée. Pour atteindre cette pêche durable, ladministration se heurte à plusieurs difficultés.
Tout dabord, les objectifs assignés aux administrations des pêches sont multiples et on évite d'évoquer quils sont souvent difficilement conciliables:
- sagit-il de protéger la ressource pour préserver les droits des générations futures?
- sagit-il de nourrir la population la plus pauvre et la plus vulnérable et de promouvoir la petite pêche?
- sagit-il de moderniser un secteur, pour tirer la meilleure opportunité économique et monétaire dune ressource disponible qui contribuerait au développement des pays investis de la responsabilité de la gestion des ressources?
En second lieu, le champ dintervention administratif est difficile à définir quant au fait de savoir ce qui relève de la pêche durable:
- la politique des pêches se confond-elle à la police des pêches? Se limite-t-elle à la pêche ou englobe-t-elle lélevage? Doit-on y relier également la police du littoral, la protection de lenvironnement?
- la pêche durable doit-elle prendre pour base la seule biologie marine et lefficacité économique? Doit-elle englober le produit et lorganisation du marché? Doit-elle se préoccuper du statut social des pêcheurs? Doit-elle jouer sur la construction et le statut juridique des bateaux?
- au niveau sectoriel, doit-on inclure les considérations sociétales dans ces politiques? Les revenus? Le niveau de lemploi? La qualification de lemploi? Les considérations démographiques?
La définition et lefficacité des moyens engagés dans les politiques des pêches ne sont pas faciles à réaliser: les interventions sont hétéroclites et leur efficience est mal évaluable:
- il y a souvent une profusion dinstitutions de régulation aux responsabilités et aux missions mal définies qui induisent une dilution de la décision politique[64];
- les investissements publics de modernisation, les aides sont également nombreuses: mais ils tendent à favoriser la concentration économique et le surinvestissement du secteur;
- les réglementations répressives et administratives sont abondantes mais mal connues, centralisées, souvent mal appliquées, voir non applicables.
Lensemble de ces mesures fait rarement lobjet dévaluations comme il serait naturel que soit mesurée lintervention publique dans un secteur.
Enfin, malgré la grande qualité des fonctionnaires, ces politiques se heurtent à la culture administrative des instances chargées de les mettre en uvre. Cette culture se révèle dans la littérature grise des administrations, dans les discours et dans les plans de développement. Certes aujourdhui, les politiques des pêches affichent leur objectif de «durabilité» pour se conformer implicitement à ce modèle général dorganisation. Mais il nen a pas toujours été ainsi; ladministration aujourdhui responsable de ces nouvelles orientations était hier chargée de moderniser et développer les pêches: elle a encore souvent une conception industrielle, des réflexes centralisateurs et une culture technocratique. Durant plusieurs décennies, linterventionnisme sest confondu avec les transferts de technologie, les interventions financières, la centralisation: que faut-il faire aujourdhui pour infléchir ces outils dintervention?
La référence à la durabilité ninduit donc pas mécaniquement des interventions favorables à la décentralisation et à la responsabilisation des pêcheurs, même sil y a unanimité du discours en faveur de cette responsabilisation.
Ce paragraphe a pour objet de faire un inventaire rapide du travail administratif: aider à la décision du gouvernement, collecter et analyser de linformation, produire un ensemble de normes sont les principales activités de ladministration des pêches.
Le premier travail de ladministration centrale est de définir pour le ministre une politique. Celle-ci se définit par exemple dans des «plans sectoriels nationaux»[65], dont la fonction est de développer une analyse par rapport à un constat, de déterminer les objectifs et de définir des moyens pour les atteindre.
Il est bon de rappeler que, dans tous les pays, cet exercice dorientation a fait lobjet dimportants retournements.
Dabord absente de lagenda des gouvernements, la pêche a fait lobjet dune politique de développement et dindustrialisation. Ensuite, pendant près de vingt ans, la politique des pêches a souvent consisté dans le traitement des crises de ce secteur. Enfin il lui est aujourdhui assignée lobjectif de la «durabilité». Mais on rencontre des éléments important des politiques de développement et dindustrialisation qui voisinent avec des intentions de modération de leffort de pêche[66]. En fait, rares sont les plans de durabilité qui expriment clairement des objectifs de désindustrialisation[67]. Par ailleurs, la durabilité sonne souvent comme un slogan dans les discours politiques sans quil soit possible de lui donner un contenu opérationnel, alors quil exprime clairement la nécessité de réduire leffort de pêche. On est donc daccord sur le principe de cette réduction mais on lexprime dune façon très générale sans heurter les intérêts de telle ou telle catégorie. Cest la «pratique administrative» qui sur le terrain devra affronter la réalité sociale.
Ladministration est avant tout un système dinformations qui doivent être recueillies et analysées pour permettre la prise de décisions des autorités politiques chargées des pêcheries. Elles permettent également de confectionner le système de normes qui va simposer au secteur.
Dans le cadre de leurs missions de tutelle sur les pêcheurs et les autres acteurs du secteur, les administrations chargées des pêches recueillent évidemment un grand nombre de données à caractère social, économique, professionnel, technique. Il y a ici encore une forte similitude des méthodes et des sources dinformation entre les différents pays visités.
Ladministration suit et contrôle la démographie maritime, le nombre et les caractéristiques techniques des navires. Après bien des années defforts et avec encore bien des mystères, le recueil des données sur les apports et les revenus de la pêche est désormais assez bien effectué. Ces données permettent aux ministres de connaître le secteur.
Mais le plus caractéristique et le plus remarquable dans le recueil des informations sur la pêche est probablement lévaluation des ressources halieutiques qui, dans tous les pays visités, mobilise lessentiel de la recherche publique. Ces données halieutiques sont recueillies pour permettre aux pouvoirs publics de réaliser une gestion scientifique des pêcheries: les observatoires de ressources sont désormais admis comme une des composantes de la politique de durabilité[68].
Mais lorsquelle nest pas appuyée sur une détermination politique forte, la recherche scientifique peut être le mirage de laction administrative. Si lon examine lutilisation de ces données en Méditerranée occidentale, on doit admettre que ces informations nimpliquent pas mécaniquement des décisions de gestion. Lexpérience montre que celles-ci relèvent plus de considérations socio-économiques du moment et des rapports de force que de considérations scientifiques. Cela tient probablement à ce quil est difficile daborder les problèmes de répartition des richesses entre les différents acteurs.
Les informations sur lévolution des richesses halieutiques nimpliquent les autorités responsables que dune façon implicite: elles servent souvent plus dalarme que de moyen de décision.
Par comparaison, les informations sur les hommes et sur les sociétés maritimes sont bien plus faibles et disparates: leur utilisation semble peu prioritaires dans le capital dinformation pourtant nécessaire au décideur[69].
Pour les responsables administratifs des pêches maritimes, on peut ainsi formuler le cadre de la police des pêches: «édicter des règles qui encadrent le droit universel de pêche pour empêcher les abus». Les administrations doivent être expressément habilitées par la loi pour édicter ainsi des interdictions qui contreviennent au principe de mare liberum.[70]
Il faut dabord indiquer que la police des pêches nest quune des polices spéciales exercées par lEtat sur la mer: police de la navigation, police du statut des gens de mer, de lenvironnement, des ports, du commerce maritime, des douanes; police de la sécurité en mer, lutte contre la piraterie et le trafic de stupéfiants, police des frontières, police du domaine de lEtat et de lurbanisme, etc. La police des pêches nest pas toujours une priorité et elle est souvent considérée par les services de contrôle comme secondaire, par comparaison avec le contrôle des frontières maritimes.
Le contrôle administratif de la population et de lactivité économique
Il sagit dabord de contrôler la démographie professionnelle à travers les statuts des pêcheurs et des navires. Sur le plan formel, la police de la profession seffectue dans toute la zone selon les procédures de la «police administrative»: procédure unilatérale et centralisée qui consiste à habiliter le gouvernement et les services administratifs à contrôler la profession. Dans ce cadre légal, ladministration centralisée est habilitée à interdire ou à autoriser par des actes individuels de nombreuses décisions des entreprises de pêche. Aujourdhui, la tendance de certains pays de la zone est plutôt de limiter cette population[71]:
- inscription des marins, de leur embarquement et des conditions de naviguer;
- enregistrement des navires et de leurs mouvements, contrôle des rôles de pêche;
- autorisations dexercer la profession, attribution de licences;
- contrôle technique des navires et limitation des puissances motrices;
- contrôle des concessions domaniales.
Il sagit également dun interventionnisme économique par le contrôle des investissements et des infrastructures publiques:
- contrôle des investissements et des mises en chantiers de navires;
- aide à la modernisation des exploitations;
- encouragement dactivités connexes pour valoriser les produits[72];
- décisions de procéder à des investissements publics et à réaliser des infrastructures;
- financement des déficits dexploitation de certaines entreprises de pêche[73];
Il sagit ici dun interventionnisme financier, qui consiste à utiliser des budgets publics ou à réglementer les investissements selon une orientation. Les règles dattribution des aides sont établies au niveau central, pour appliquer les principes dégagés à loccasion de la définition des plans de pêche[74].
Les administrations déconcentrées pour leur part, ont pour tâche de proposer et de fournir aux acteurs locaux ce cadre dintervention; ils vérifient lutilisation des moyens fournis au niveau central. On doit souligner que les autorités locales sont impliquées de plus en plus dans linterventionnisme économique des pêches; les régions, les gouvernements régionaux, les «generalitades», les «wilayas», prennent une part de plus en plus grande dans les investissements et les aides aux entreprises de pêches[75].
Pendant la phase dindustrialisation, cet interventionnisme a profité aux grandes entreprises, qui ont bénéficié de subventions et dinfrastructures publiques. Linterventionnisme financier essaye aujourdhui dintégrer la dimension de durabilité en modifiant les priorités. Ainsi, dans le cadre de lUnion européenne, la «modernisation» nest plus désormais à lordre du jour[76]. En Tunisie, le code des investissements essaye par des incitations financières de relancer la petite pêche côtière[77], au Maroc les investissements collectifs en faveur de la petite pêche se traduisent par la politique dite des «villages de pêcheurs»: cest la mise à disposition dinfrastructures collectives bien ciblées pour la petite pêche.
Le contrôle des opérations de pêche
Il sagit ensuite de contrôler les opérations de pêche, en interdisant certaines pratiques. Cette police administrative des pêches englobe la réglementation et les opérations de contrôles:
- réglementation des périodes de pêche (repos biologiques, etc.);
- réglementation des zones (en particulier la zone dinterdiction des chalutiers et des senneurs à plusieurs miles nautiques, etc.);
- interdiction et réglementation dengins (maillage, gréement, taille, etc.);
- contrôle des apports (taille marchande, hygiène alimentaire, etc..).
Sur le plan du contenu des dispositions, cette police na que peu de lien avec la discipline des pêches des communautés que lon a pu décrire supra comme une réglementation intime. La police des opérations de pêches mise en place par lEtat est dabord conçue pour la pêche semi-industrielle: cest un ensemble dinterdictions très générales et décousues. Elle est assez mal adaptées à une conception territoriale de la gestion du milieu. Ainsi en est-il de linterdiction très générale de certains engins traînants ou dérivants, qui témoigne dune indifférence aux territoires halieutiques et aux calendriers des pêcheries. Ces exemples soulignent limpossibilité de gérer leffort à un niveau trop centralisé, autrement quà partir dalgorithmes en définitive assez simplistes[78].
Sur le plan juridique, le non respect des interdictions des opérations de pêches sont des infractions et supposent donc un contrôle judiciaire selon des procédures pénales. En pratique, lapplication dune politique répressive est extrêmement délicate. Outre son coût, son manque de commodité pratique, la répression est mal adaptée à la petite pêche. Et surtout la répression par les services de lEtat a pour conséquence perverse de déresponsabiliser les communautés et les membres de la profession. Le contrôle de leffort de pêche, (la loi et son respect) ne sont plus laffaire des pêcheurs collectivement, cest désormais laffaire de lEtat cest à dire laffaire de personne, car les fonctionnaires chargés des contrôles ne sont pas toujours les plus concernés par lavenir du milieu naturel.
Ainsi, le développement des infractions et des polices économiques spéciales, est largement lié au développement de la pêche semi-industrielle, et son objet nest pas de contrôler les pêcheries côtières. Celles-ci sont le plus souvent marginalisées dans le processus de contrôle. La plupart des systèmes de police tendent dailleurs à être juridiquement répressifs, bureaucratiques et centralisés: mais cette vision autoritaire est bien relative, car peu dadministrations sont aujourdhui en mesure de limiter sérieusement leffort de pêche des unités semi-industrielles.
En second lieu, cette police spéciale est liée à une administration technique et/ou scientifique, qui est chargée de lélaboration et de lapplication des réglementations techniques. Egalement, ces administrations sont la source principale dinformation des autorités politiques et en particulier ministérielles[79].
Au total linterventionnisme de lEtat est très important dans le secteur des pêches, tant en raison de ses contrôles de tutelle sur les gens de mer, quen raison de ses pouvoirs de police, ce qui correspond à un interventionnisme régalien remontant au XVIème siècle. Cette intervention régalienne est complétée depuis quatre ou cinq décennies par linterventionnisme économique. Ce qui se traduit essentiellement par des aides individualisées aux entreprises industrielles et par des efforts dinfrastructures. Il se manifeste également par lintervention dune administration scientifique, chargée de recueillir des informations. Si léquipement industriel des pêcheries de la Méditerranée sest effectué sans mal durant trois décennies, il faut constater la difficulté de réduire aujourdhui une surcapitalisation. Cette réduction contrarie lensemble du secteur: les industries de la pêche ou les secteurs connexes, les administrations elles-mêmes, qui vivent avec difficulté le passage à un nouveau paradigme politique.
[43] Certains droits
patrimoniaux halieutiques sont assimilés à tord à des
droits de propriété, ils ne sont que des concessions dont les
droits personnels sont transférables sous condition: cas des
établissements de pêche de Kerkennah en Tunisie et une longue
controverse juridique engagée lors de la colonisation par
ladministration chargée de la marine marchande. [44] Cf. la controverse ouverte au XVIIème siècle entre la thèse de Selden (Mare clausum) et celle de Grotius (Mare liberum) qui sest aujourdhui imposée en droit international public. [45] En particulier: le Code de conduite pour une pêche responsable de la FAO adopté en 1995 et lAccord aux fins de lapplication des dispositions de la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer du 10 décembre 1982 relatives à la conservation et à la gestion des stocks chevauchants et des grands migrateurs, ouvert à signature en 1995. [46] Le rappel de ces deux règles permet de relativiser létendue des droits patrimoniaux reconnus aux personnes sur les espaces maritimes. Certains auteurs voient aujourdhui dans le reconnaissance des droits des entreprises et des communautés une remise en cause du principe de mare liberum (Collet S., Sobrino J.M.). [47] Cest en particulier sur cette base juridique que la juridiction de lEtat riverain sest étendue à 200 miles, sauf en Méditerranée. [48] Cf. sur la liberté économique des entreprises de pêche, Sobrino J.M., Otero Lastre J.M., Ruiz Garcia J.R, 2000, [49] Sur cet épisode Féral F. 1986 et Tempier E. 1992. [50] S. Collet évoque en Sicile et Calabre les « fiefs halieutiques » des seigneurs normands, institués sous forme de madragues ou de maniguières, et leur prétention de contrôler toute activité de pêche « aussi loin que le regard puisse porter ». [51] Pour la construction de lEtat moderne, chaque pays bien sûr à sa propre histoire: en Italie et dans le Maghreb, les féodalités viennent en contrariété de ces prétentions étatiques; mais au XIXème siècle le principe est reconnu partout même sil nest pas appliqué. Lunité italienne et la colonisation du Maghreb feront triompher les thèses maritimes étatistes. [52] Cf. la loi française de 1992 qui autorise la transmission des exploitations conchylicoles en garantissant une patrimonialisation familiale de la concession. Cf. également lambiguïté de la nature juridique des charfias de Kerkennah (Tunisie) considérées par les familles comme de véritables propriétés privées contre lavis de ladministration coloniale. Sur ces deux point Mamontoff C. 1998. [53] Cf. Louis A. 1952 et Audit Y. 1956. [54] Témoignage recueilli à Nador révélant que des cofradias étaient implantées sur la lagune et à Al Hoceima jusquen 1956. [55] Ce régime administratif comporte une liste des conditions à remplir pour bénéficier de ce statut spécial: qualification professionnelle, aptitude physique, moralité, propriété de certains équipements, contrat dembarquement sur un navire, etc. La constitution des équipages organise des catégories maritimes définies sur la base de lancienneté, de la qualification, de la spécialisation dans un type de pêche ou de navigation. Ce statut comporte également un régime social maritime et des obligations professionnelles. [56] Cf. par exemple en France, les Permis de Mise en Exploitation qui nont pas de véritable base légale. [57] Par exemple, en France par arrêté du 11 avril 1997 « portant fixation du nombre de licences pour la pêche professionnelle du thon rouge ». [58] Cf. par exemple la situation daccaparement des chalutiers et senneurs du Golfe du Lion, (Cf. Meuriot E., Dremière PY) de la région de Nador ou du golfe de Gabès. [59] Nombreux témoignages des pêcheurs et des prudhommes à propos de ces politiques lors de la journée mondiale de la pêche artisanale. Six-Fours les Plages novembre 2000. [60] Annulation par le Conseil dEtat de larrêté du 14 mai 1993 prévoyant un système dattribution de licence aux petits métiers en Méditerranée française. [61] Madragues collectives de Sicile, sociétés de seinche de Provence et du Languedoc: systèmes complexes où se trouvent associé pour certaines opérations un capital collectif et une somme de capitaux individuels. [62] Pratiques fréquentes au Maroc et en Tunisie qui posent problème aux communautés pour discipliner leurs membres. La création de la coopérative de Kerkennah sexplique par ce problème. [63] Conférence des Nations Unies sur lenvironnement et le développement (CNUED), Rio de Janeiro, 3-4 juin 1992. [64] Instances nationales, locales et internationales, mise en place dinstances ministérielles de tutelle, création de comités scientifiques, organisation de réunions internationales... Nous verrons que les organisations professionnelles sont nombreuses mais elles sont plus revendicatives que responsables et sont souvent perverties au niveau de leur représentativité. [65] Plans triennaux des pêches en Italie par exemple. [66] Cf. le cas de la Tunisie qui a engagé une action courageuse et exemplaire de désindustrialisation du golfe de Gabès, mais qui proclame parfois son intention de « développer » le secteur. Voir aussi la situation de lEspagne où le discours sur la durabilité des cofradias a inspiré la création dune zone économique espagnole. Dans un même temps la modernisation de la flotte espagnole sintensifie. Bien souvent on a le sentiment que les flottes étrangères jouent le rôle de « bouc émissaire », et la durabilité celui de cheval de bataille contre les artisans et les pêcheurs étrangers. [67] Cest ainsi que lobjectif de réduction des capacités flottes de pêche, assigné par lUnion européenne à ses Etats membres sest exprimé en termes de réduction de la puissance exprimée en kW: ce furent les unités artisanales les plus petites et les moins nuisantes qui en furent les premières victimes (exemple du plan Mellick en Méditerranée française). [68] LInstitut espagnol océanographique définit ainsi sa mission dans son rapport dactivité de 1997 « ... connaître létat des stocks (...) pour indiquer à ladministration des mesures pour une exploitation rationnelle des ressources renouvelables... ». [69] Dans le dernier plan triennal de lItalie les dépenses de recherche publique en sciences sociales représentent environ 2% des crédits de recherche pour la pêche et laquaculture; cest une des meilleures performances de la région. [70] Exemple du Maroc le dahir portant loi n°1-73-255 du 23 novembre 1973, « formant règlement sur la pêche maritime » constitue la base légale des interventions de ladministration; en France cest un décret loi du 9 janvier 1852 qui constitue cette base légale (modifiée en particulier en 1992 et en 1997); en Italie, loi 963 du 14 juillet 1965, à Malte, loi du 27 juillet 1953 (modifiée en 1979). [71] Ainsi en France malgré la crise démographique de la pêche artisanale lattribution des Permis de Mise en Exploitation est pratiquement gelée. En Tunisie une étude sur les villages du Golfe de Gabès fait apparaître une forte réduction de cette population dartisans: un programme dencouragement vient dêtre engagé alors que seront au contraire limitées les autorisations pour les senneurs et les chalutiers. Au Maroc, on note une régression de 3500 à 2500 marins dans la zone dAl Hoceima entre 1985 et 1998. [72] Ligne budgétaire de plus en plus importante dans les projets gouvernementaux et régionaux: politique de « label » et de valorisation agro-alimentaire (France en Région, Italie plan triennal). [73] Subvention des carburants et prise en charge des charges sociales en France durant lété 2001; primes détude, dinvestissement et prime additionnelle du code des investissements tunisiens (loi du 27 décembre 1993), etc. [74] Un double centralisme en Europe puisque les Etatsmembres appliquent dans leurs règlements nationaux des orientations définies par lUnion européenne et quils répercutent au niveau déconcentré des instructions nationales. [75] Services spécialisés créés à cet effet: CEPRALMAR en Languedoc. Le ministère chargé des pêches en Sicile, les Services de la Généralité de Catalogne rattachés au ministère de lAgriculture élaborent de véritables politiques des pêches à travers des plans régionaux, etc. [76] Cf. par exemple « Geen paper » de la Commission, plan triennal Italien, gel des investissements productifs en France à lexception des investissements en matière de sécurité. [77] Code dincitation aux investissements Loi du 27 décembre 1993. Linstallation des activités de pêche côtière est encouragée au bénéfice des fils de pêcheurs et des pêcheurs (financement de micro projets de personnes physique ) et pour certaines zones « aux ressources insuffisamment exploitées » (essentiellement la zone septentrionale). [78] Par exemple, mesures centralisées qui consistent à interdire certaines pratiques génériques pour toute lEurope: ainsi en est-il pour le filet dérivant, alors que lon aurait pu réglementer sa taille, son gréement et ses périodes dutilisation, au cas par cas pour chaque territoires halieutiques. Nous avons là une illustration bien triste de lapplication du principe de subsidiarité. [79] Cette situation se retrouve également dans dautres secteurs: ainsi en est-il dans le domaine de lagriculture, de la santé, de la répression des fraudes commerciales, de la police vétérinaire, de la police de lenvironnement, de la police de lindustrie extractive ou de transformation. (Féral F. 1996). |