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Réparer les dégâts de Tchernobyl: les forêts contaminées par les radiations et leur récupération

V.A. Ipatyev

Victor A. Ipatyev est Directeur
de l'Institut forestier de l'Académie
nationale des sciences du Bélarus,
Gomel (Bélarus).

Les scientifiques cherchent à réduire les dangers des peuplements forestiers contaminés par les radiations, mais aucune solution à ce problème n'a encore été trouvée.

L'explosion d'un réacteur de la centrale nucléaire de Tchernobyl, le 26 avril 1986, a causé la contamination radioactive de la totalité du territoire du Bélarus, ainsi que de 14 districts administratifs ukrainiens et 17 russes. À la suite de cet accident, plus de 4 millions d'hectares de forêt ont été contaminés par les radiations en Europe.

Les mesures prises immédiatement après l'accident pour réduire au minimum l'exposition de la population aux matières radioactives s'adressaient principalement au secteur agricole. Les forêts n'ont pas été considérées comme il l'aurait fallu. Les appels répétés, lancés dans les forums scientifiques pour attirer l'attention sur les forêts en tant que source de radiations, sont restés presque sans effet, même au Bélarus où les forêts contaminées couvrent environ 10 pour cent du territoire. La dispersion potentielle de la radioactivité à partir des forêts contaminées et les niveaux élevés de radionucléides décelés dans les aliments forestiers continuent de présenter des risques importants pour la santé des populations de la région.

La contamination radioactive des forêts à partir de Tchernobyl a eu également de lourdes répercussions économiques. Le préjudice subi par la foresterie dans la seule République du Bélarus est estimé à plus de 8 milliards de dollars EU (Ipatyev et al., 1999a). Il faudra une trentaine d'années au moins avant que la radioactivité ne diminue suffisamment pour que des opérations d'exploitation forestière soient à nouveau envisageables. En attendant, le Bélarus, l'Ukraine et la Fédération de Russie ont déterminé chacun une catégorie de forêts radioactives où les interventions de gestion forestière se limitent à la prévention des incendies, à la protection et à la surveillance du territoire, et à la lutte contre les ravageurs. Dans les pays touchés par l'accident, des limites de contamination radioactive pour le bois sont fixées par la loi.

Les chercheurs de l'Institut forestier de l'Académie nationale des sciences du Bélarus s'efforcent de mettre au point des méthodes pour accélérer le processus de restauration des forêts et réduire le risque d'exposition de la population à la radioactivité dérivant des écosystèmes forestiers. Cet article examine l'état actuel des écosystèmes forestiers proches de Tchernobyl et fait le point sur les méthodes qui pourraient permettre de réduire les dangers des peuplements forestiers contaminés par les radiations.

La zone forestière témoin de Bartolomeevka utilisée pour mesurer la radioactivité

- V.A.IPATYEV

LES FORÊTS - RÉSERVOIR ET SOURCE DE RADIATIONS

Les écosystèmes forestiers ont une importante capacité d'absorption de la radioactivité, dont ils empêchent la dispersion aux zones avoisinantes. Les forêts jouent un rôle de barrière matérielle contre les courants atmosphériques, et une grande partie des particules radioactives pénétrant dans une forêt s'y déposent. Les forêts ont en effet capturé plus de 80 pour cent des radionucléides dispersés par la centrale de Tchernobyl (ceux dont la durée de vie est la plus longue étant le césium 137, le strontium 90 et le plutonium 239, 240 et 241). Les écosystèmes forestiers intègrent les substances radioactives dans leurs processus biologiques; ces matières évoluent ainsi au sein du système plantes ligneuses/litière et sol/plantes ligneuses selon des cycles annuels immuables.

En assimilant ces matières, les forêts font aussi fonction de barrière biologique contre la dispersion de la radioactivité. Il existe toutefois le risque que les infestations de ravageurs, les maladies et les incendies de forêt puissent transporter les radionucléides loin des zones forestières contaminées. Les écosystèmes forestiers contaminés nécessitent en particulier une surveillance et une protection de tous les instants contre le risque d'incendie pour empêcher la diffusion de la radioactivité.

La radioactivité continue d'avoir des effets néfastes sur les écosystèmes forestiers de la région. Elle a affaibli les conditions physiologiques des animaux de la forêt, voire même leur système immunitaire, accroissant ainsi la prévalence de maladies infectieuses telles que l'encéphalite à tiques et la tularémie.

D'autre part, dans la plupart des régions particulièrement touchées, les forêts contaminées ont également des effets adverses sur les populations vivant à proximité. Ces forêts représentent un risque important pour la santé des populations locales qui comptent sur les aliments forestiers pour compléter leur régime alimentaire.

La dose de radiation, qui est absorbée chaque année par la population, provient en grande partie des forêts. En raison de la situation économique difficile du pays, les populations du Bélarus continuent de récolter et de consommer les produits de la forêt malgré les efforts déployés par le gouvernement pour les en dissuader (Ipatyev et al., 1999a). Selon les données recueillies par les chercheurs de l'Institut forestier de l'Académie des sciences du Bélarus et de l'Institut de médecine des rayonnements de Gomel, dans de nombreuses localités du Bélarus et de la Fédération de Russie touchées par l'accident de Tchernobyl, la dose de radiation absorbée à travers la consommation d'aliments forestiers est de deux à cinq fois supérieure à celle qui est ingérée en consommant du lait et d'autres denrées alimentaires agricoles. Par ailleurs, cette contribution d'origine forestière est en constante augmentation. Ainsi aujourd'hui, plus de 40 pour cent des radionucléides absorbés par les habitants de la province de Gomel, au Bélarus, proviennent des produits forestiers.

La contribution des forêts contaminées à la dose d'irradiation de la population de la Polésie (Bélarus) est particulièrement importante du fait de la spécificité de la couverture du sol et des conditions climatiques de ce territoire. La teneur en césium 137 des aliments forestiers (baies, champignons et gibier), qui rentrent habituellement dans la composition du régime alimentaire des villageois, est de 20 à 50 fois supérieure à celle des produits agricoles (tableau 1). Ces zones forestières et leurs produits devraient faire l'objet de mesures de contrôle des radiations particulièrement strictes.

TABLEAU 1. Teneur en radionucléides des principaux aliments

Aliments

Teneur en radionucléides
(Bq/kg)

Polésie (Bélarus)

Province de Gomel

Lait

100

11

Pommes de terre

20

3

Champignons

2 000-10 000

220-660

Baies sauvages

1 000-2 500

80-160

Gibier

2 000-50 000

2 000-80 000


L'auteur (à gauche) avec l'équipe de chercheurs; le panneau sur la barrière indique une «forêt contaminée par les radiations»

RÉDUIRE L'ABSORPTION DE LA RADIOACTIVITÉ PAR LA VÉGÉTATION FORESTIÈRE

Bien que les écosystèmes forestiers soient en mesure de capturer, d'accumuler et de redistribuer les radionucléides, ils n'ont pas la capacité de neutraliser la radioactivité absorbée. Les études sur le comportement à long terme des radionucléides dans les écosystèmes forestiers (A. Dvornik, communication personnelle) montrent que la concentration de ces substances dans les forêts atteindra bientôt son sommet. Il faudra entre 30 et 50 ans, selon la gravité de la contamination, la composition des peuplements, leur âge et les conditions écologiques, pour que la radioactivité retombe à des niveaux tolérables (Ipatyev et al., 1999b). Dans l'attente, on s'efforce de mettre au point des moyens permettant de limiter l'absorption de la radioactivité par les aliments forestiers et par les arbres, en raison des risques qu'ils présentent pour la santé humaine et les activités économiques.

En agriculture, pour réduire à des niveaux acceptables la teneur en radionucléides des produits agricoles, on a fait appel le plus souvent à des pratiques chimiques et culturales telles que l'utilisation d'engrais minéraux et le labour en profondeur. L'application de ces techniques aux sols forestiers n'est pas simple, notamment parce que les forêts ne sont pas labourées et que la maturation du bois est un processus de longue haleine.

Une forêt contaminée par les radiations victime d'un incendie

Les chercheurs de l'Institut forestier, qui est situé à 120 km de la centrale nucléaire de Tchernobyl où l'explosion s'est produite, s'efforcent actuellement de mettre au point un système associant des méthodes sylvicoles, chimiques et biochimiques pour réduire le taux d'absorption sol-plantes ligneuses de radionucléides. Les expérimentations montrent qu'une modification des régimes d'humidité et de nutrition du sol permet de réduire le taux d'absorption de radionucléides par les parties superficielles des plantes ligneuses (Ipatyev et Dvornik, 1995, 1997, 1998; Ipatyev, Bulko et Mitin, 1996). De ce fait, les matières organiques qui proviennent de la chute annuelle de feuilles et d'aiguilles ont une teneur inférieure en radionucléides et forment une litière et des horizons supérieurs moins souillés et donc une couche racinaire plus saine.

La radioactivité est ainsi transmise aux différentes composantes de l'écosystème forestier (plantes, litière, sol et faune) selon un processus de «dissolution». Les substances radioactives migrent vers le bas, au travers de la végétation puis des horizons pédologiques, diminuant ainsi progressivement d'année en année dans les cycles biologiques (Ipatyev, 2001).

Dans les premières années suivant l'accident, la plus grande partie des matières radioactives s'est concentrée dans la couche superficielle. Aujourd'hui, environ 90 pour cent de la radioactivité a migré vers la litière et les horizons supérieurs. La strate herbacée, la litière et les couches de sol les plus superficielles forment conjointement le «champ d'absorption» (Krivolutsky, 1994) ou «couverture d'absorption» (Ipatyev, 2001) le plus intense. Le nettoyage progressif des radiations à partir d'un «champ d'absorption» est l'essence même de la fonction de la barrière biologique.

La manipulation de l'absorption de radionucléides, notamment par des changements dans le régime d'humidité, peut donc être utilisée pour influer sur l'accumulation de la radioactivité dans les produits forestiers (plantes ligneuses, herbes, champignons, baies sauvages, organismes du sol, sol et faune) (Ipatyev et al., 1999a). Le tableau 2 présente des données sur la concentration de césium 137 dans les baies sauvages et les champignons récoltés en 2000 sur le site expérimental, selon des régimes d'humidité spécifiques. Il montre qu'il est possible de contrôler l'absorption de radiocésium par la végétation forestière.

TABLEAU 2. Impact de différents régimes d'humidité (niveau moyen de la nappe phréatique) sur la concentration de césium 137 dans les aliments forestiers récoltés dans le marais eutrophe-mésotrophe en 2000

Aliment forestier

Teneur en césium 137Cs (kBq/m2)

Pourcentage

Niveau de la nappe phréatique 27 cm

Niveau de la nappe phréatique 56 cm

Mûres

617

312

51

Myrtilles

709

205

29

Airelles

888

234

26

Airelles (plantes)

6 724

630

9

Champignons Paxillus

29 680

10 640

36

Champignons Russula

7 509

3 683

49

NÉCESSITÉ DE NOUVELLES RECHERCHES

La dispersion des radionucléides émanant de Tchernobyl sur de vastes superficies, et leur impact sur les populations humaines, les systèmes écologiques et les activités économiques, font ressortir la nécessité d'un effort de recherche concerté. Les études visant à déterminer les potentialités non seulement sociales et écologiques, mais aussi économiques, des écosystèmes contaminés, devraient occuper une position centrale dans les programmes de recherche.

Deux facteurs devraient déterminer l'affectation de ressources financières et humaines à la solution de ce problème:

Les méthodes mises en oeuvre pour réduire l'absorption de radionucléides par la végétation forestière peuvent avoir un effet positif sur la santé humaine en diminuant la quantité de radioactivité qui entre dans la chaîne alimentaire par le biais de la récolte d'aliments forestiers. Le coût des méthodes proposées pour abaisser la radioactivité dans les parties superficielles des plantes et du sol peut être largement récupéré si la période nécessaire pour la restauration du peuplement forestier s'en trouve ainsi abrégée de huit à 10 ans (voire plus).

Les mesures visant à réduire les doses de radiation extérieures et internes, l'efficacité des mesures de protection des forêts et les bénéfices d'une diminution de la quantité de radioactivité capturée dans les plantes ligneuses et les aliments forestiers sont difficiles à évaluer. Il conviendra donc de faire intervenir dans ce travail d'évaluation, non seulement des experts forestiers et des économistes, mais aussi des spécialistes en médecine des rayonnements.

Le coût de la restauration des terres agricoles contaminées par les radiations, sans parler des écosystèmes forestiers, n'a pas encore été estimé jusqu'à présent. Il n'est pas inconcevable qu'une partie de ces terres puisse être utilisée à l'avenir pour l'exploitation forestière, mais le bien-fondé d'une telle entreprise, sur le plan économique et écologique, devra avoir été établi au préalable. Il est nécessaire également de déterminer le coût de la restriction des activités humaines dans les forêts ou les exploitations forestières contaminées par les radiations. Il ne fait aucun doute que les retombées socioéconomiques d'une diminution de l'accumulation de radionucléides dans les différentes composantes de l'écosystème forestier vont bien au-delà du secteur forestier. L'objectif final est celui de protéger la santé de la communauté.

Les recherches sur la radioactivité dans les forêts du Bélarus seront importantes non seulement pour les terres boisées touchées par l'accident, mais aussi pour les ceintures forestières de protection entourant les centrales nucléaires existantes et futures. Les plus de 150 accidents nucléaires survenus à ce jour dans 14 pays sont bien la preuve que de telles recherches s'imposent. 

Bibliographie


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