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2. L’eau et la viabilité de la production alimentaire, la lutte contre la pauvreté et le développement rural


La presque entière totalité de l’eau, sur la planète, se présente sous forme d’eau salée dans les océans. Les deux-tiers des 3 pour cent de ressources mondiales en eau douce se trouvent dans les régions polaires et montagneuses sous forme de neige et de glace. L’eau douce liquide ne constitue par conséquent qu’environ 1 pour cent des ressources mondiales en eau, et se trouve pour l’essentiel, et en permanence, sous forme d’eau souterraine puisque l’eau des rivières et des lacs représente moins de 2 pour cent de ces eaux douces liquides. Sous les climats tempérés humides, environ 40 pour cent des précipitations rejoignent les eaux souterraines, alors que dans les climats de type méditerranéen, ce pourcentage est de 10-20 pour cent. Pour les climats vraiment secs, cette valeur peut se réduire quasiment à zéro (Bouwer, 2002). Seule une partie de l’eau des rivières et lacs et des eaux souterraines est accessible ou utilisable parce qu’une proportion importante d’eau s’écoule dans des rivières inaccessibles ou est absorbée par les inondations saisonnières et ne peut être captée avant d’avoir atteint l’océan. Il ne resterait donc que 9 000 à 14 000 km3 par an d’eau économiquement viables pour la consommation humaine, ce qui représente, au maximum, 0,001 pour cent de la quantité totale d’eau estimée à l’échelle mondiale. A l’heure actuelle, les prélèvements annuels en eau pour la consommation humaine s’élèvent à environ 3 600 km3. Ces chiffres pourraient donner l’impression que notre monde dispose de réserves abondantes d’eau pour l’utilisation humaine. Il faut toutefois laisser une partie des eaux de surface dans les rivières et les fleuves pour assurer la dilution des effluents et préserver l’intégrité des écosystèmes aquatiques. Le volume de la part qu’il faut laisser s’écouler est encore mal connu, puisqu’il varie selon le moment de l’année, et que chaque bassin fluvial possède ses propres limites écologiques précises en dessous desquelles le système pourrait se dégrader. A l’échelle mondiale, il a été évalué à 2 350 km3/an. En ajoutant ce chiffre à la quantité d’eau prélevée annuellement pour la consommation humaine, on parvient à un total d’approximativement 6 000 km3 de ressources accessibles de manière économique mais déjà utilisées (FAO, 2002b). Cela montre à quel point, globalement, la marge est faible. En effet, l’eau et les populations étant inégalement réparties sur notre planète, la situation est déjà critique en matière d’eau pour divers pays et régions, et risque de le devenir dans plusieurs autres.

L’agriculture est le principal utilisateur d’eau, toutes ressources confondues, soit les précipitations (appelées eaux vertes) et l’eau des rivières, lacs et nappes souterraines (ou eaux bleues). Elle absorbe environ 70 pour cent des prélèvements mondiaux, la consommation domestique totalisant approximativement 10 pour cent et l’industrie 21 pour cent (figure 2).

Il est important de faire la distinction entre l’eau prélevée pour l’utilisation et l’eau réellement consommée. Dans l’agriculture irriguée, environ la moitié de l’eau prélevée (mais cette proportion peut varier considérablement) est consommée par évaporation et évapotranspiration des plantes et à la surface des sols humides. Certaines espèces participant à ce processus d’évapotranspiration sont des plantes et mauvaises herbes improductives qui poussent sur des terres incultes. L’eau prélevée mais non consommée s’infiltre dans le sol pour être stockée sous forme d’eaux souterraines, ou retourne aux rivières par les systèmes de drainage. Toutefois, l’eau de drainage est généralement de moins bonne qualité que l’eau prélevée initialement à cause de la contamination des produits agrochimiques et des sels lessivés dans le profil pédologique. Le débit récupéré des eaux prélevées pour l’agriculture s’élève à 50 pour cent, contre 90 pour cent de l’eau prélevée pour les collectivités qui retournent aux rivières et aux nappes souterraines sous forme d’eaux usées, et jusqu’à 95 pour cent des eaux utilisées par l’industrie. Les débits recyclés de mauvaise qualité évacués par les zones urbaines et industrielles sont parfois traités avant d’être rejetés dans les rivières, mais la nature diffuse de la pollution agricole rend le traitement difficile. C’est pourquoi il vaut peut-être mieux faire face à la pollution des eaux agricoles en contrôlant les quantités utilisées et les rejets des terres agricoles.

Figure 2 Prélèvements en eau par région et secteur

Source: Eau et agriculture. FAO, 2002

L’importance de la production pluviale

Les précipitations alimentent en eau la production végétale des régions les plus humides du monde, où poussent quelque 60 pour cent des cultures vivrières de la planète. L’agriculture pluviale exploite environ 80 pour cent des terres arables, et l’agriculture irriguée produit 40 pour cent des cultures vivrières sur les 20 pour cent restants. Pour faire face à la future demande alimentaire, il faudra en principe augmenter la proportion relative de cultures qui poussent sur les terres irriguées par rapport à celles des terres exploitées en sec, de manière à ce que les deux types de culture produisent à peu près les mêmes quantités. Etant donné l’importance de la production céréalière en sec, on ne s’est pas suffisamment intéressé à la croissance potentielle de la production dans les zones non irriguées. En général, l’accent est plutôt mis sur l’expansion possible des surfaces irriguées. Toutefois, l’augmentation des rendements céréaliers dans les pays tempérés d’agriculture pluviale, conjuguée à une amélioration de la protection des végétaux et des techniques de fertilisation et à l’utilisation de l’irrigation d’appoint dans les pays plus arides, fait apparaître le potentiel manifeste du perfectionnement de l’agriculture pluviale.

Planche 2 Prise d’eau d’un canal et gabions protégeant les berges, construits dans le cadre d’un programme de réparation d’un système d’irrigation (Afghanistan)

FAO/18048/M. GRIFFIN

Dans les régions arides, la pénurie d’eau est la conséquence de l’insuffisance des précipitations. Les régions semi-arides peuvent recevoir des précipitations suffisantes sur l’année pour la croissance des cultures, mais leur répartition est si irrégulière dans l’espace et le temps qu’il est tout juste possible d’y pratiquer l’agriculture pluviale. L’augmentation de la variabilité des précipitations se manifeste généralement par une diminution des volumes annuels, et les pays sahéliens sont particulièrement touchés par ce phénomène. Ces régions sont connues pour leurs sécheresses périodiques qui durent parfois plusieurs années. Dans les régions semi-arides, la pluie a également tendance à se présenter sous la forme de quelques fortes averses, ce qui rend le captage pour les usages agricoles difficile. Dans ces conditions, des quantités importantes d’eaux de ruissellement aboutissent dans les systèmes de drainage et s’infiltrent éventuellement jusqu’aux eaux souterraines ou aux rivières. Lorsque le débit fluvial est fort et difficile à maîtriser, une méthode de captage du débit consiste à pratiquer l’irrigation de crue qui détourne les eaux d’un cours d’eau, partiellement ou en totalité, jusqu’à des champs entourés de digues. Cette technique, en une seule irrigation pouvant atteindre 50 cm, peut humidifier suffisamment le sol pour permettre une récolte de blé, même dans les sols squelettiques du Yémen. La récupération des eaux de crue se pratique dans le lit d’un cours d’eau dont on bloque l’écoulement, ce qui provoque une concentration des eaux dans le lit. Lorsque la saison des crues prend fin, on cultive la partie du lit du cours d’eau où les eaux ont été collectées. Un autre système de terrasses ménagées sur les oueds (cours d’eau éphémères) permet de récupérer les eaux de crue. Il s’agit de construire une série de petits barrages de retenue en travers de l’oued et de cultiver son lit. Un débit trop important ouvrira des brèches dans les barrages de retenue ou les digues de dérivation édifiés pour l’irrigation de crue. La validité de ces méthodes dépend aussi des conditions pédologiques et de la profondeur du lit de l’oued. La collecte des eaux de pluie, qui consiste à récupérer et stocker les eaux de ruissellement, s’est aussi avérée utile dans les régions semi-arides où les précipitations ne sont pas fréquentes (chapitre 3).

Bien qu’il existe un large éventail de technologies de récupération des eaux de pluie, la généralisation de leur utilisation n’est pas toujours évidente, en particulier pour les agriculteurs pauvres. Les coûts de construction et d’entretien d’un système de récupération de l’eau sont des facteurs essentiels lorsque les agriculteurs décident d’adopter ou non ces techniques. Les systèmes de récupération de l’eau ont souvent, par le passé, été installés avec l’aide financière d’organismes externes tels que les ONG et les agences de financement internationales. Un grand nombre d’entre eux n’ont pas donné de bons résultats à cause du manque d’engagement des bénéficiaires et de leur incapacité à organiser et financer l’entretien. Selon Rosegrant et al. (2001), les coûts de construction des systèmes de récupération de l’eau au Turkana, au Kenya, varient de 625 à 1 015 $E.U./ha. Ce sont la main d’oeuvre et la construction qui représentent l’essentiel de ces frais, car les coûts d’option pour l’utilisation des terres sont quasiment nuls. Le coût élevé de la main d’oeuvre au démarrage de la construction d’un système de récupération de l’eau constitue souvent un élément dissuasif pour l’adoption de cette technique. En outre, les agriculteurs des zones arides ou semi-arides ne disposent souvent pas des ressources humaines nécessaires pour déplacer les gros volumes de terre qu’exigent les systèmes importants. C’est pourquoi les techniques de mise en valeur des eaux et des sols à petite échelle, qui peuvent s’appliquer au niveau du champ, sont souvent adoptées plus facilement. Les investissements à plus grande échelle exigent l’existence ou la création d’organisations communautaires, à la fois pour payer le capital et l’entretien nécessaires et pour gérer les bénéfices générés par les infrastructures de récupération de l’eau. Les travaux d’entretien doivent parfois être effectués à la saison des pluies lorsque la main d’oeuvre est relativement rare et par conséquent coûteuse en raison de la concurrence avec l’agriculture classique (Tabor, 1995). Malgré ces réserves quant aux possibilités de généraliser l’application des systèmes de récupération de l’eau, les études sur modèle révèlent des perspectives importantes pour l’augmentation de la production pluviale, à condition que soient décidés des investissements et des changements d’orientations appropriés (Rosegrant et al., 2002). L’amélioration génétique des cultures destinées aux milieux d’agriculture pluviale est cruciale. Le chapitre 3 étudie l’intégration de la gestion des cultures et des ressources en eau.

L’importance croissante des eaux souterraines

L’utilisation des eaux souterraines pour l’irrigation présente un paradoxe: les régions où les ressources en eau ont été surexploitées coexistent avec celles possédant un potentiel considérable d’utilisation des eaux souterraines pour l’agriculture irriguée (encadré 1). Le corollaire en est la soit-disant erreur d’agrégation: sur un plan global, à l’échelle mondiale ou même nationale, les disponibilités en eaux souterraines semblent dépasser largement les quantités utilisées actuellement, estimées, pour l’ensemble de la planète, à 750-800 km3 par an (Shah et al., 2000). Ce chiffre peut sembler modeste par rapport aux réserves en eaux souterraines du monde, mais seule une partie de ces réserves est économiquement utilisable pour l’agriculture. Selon les estimations, environ 30 pour cent de l’approvisionnement en eau d’irrigation sont extraits des eaux souterraines dans le monde, mais cet apport est à l’origine de quelques-uns des rendements les plus élevés et des cultures à plus fort rapport économique (FAO, 2003).

Encadré 1 Surexploitation et viabilité: une théorie complexe, des pratiques simples

Source: Burke et Moench, 2000

Il existe une confusion entre les termes «surexploitation» et «exploitation de ressources fossile». Ce dernier terme désigne uniquement le tarissement d’un stock d’eaux souterraines non renouvelables, qui laisse la nappe définitivement appauvrie. L’exploitation des réserves fossile est un choix de gestion stratégique des ressources en eau qui nécessite que l’on en comprenne bien toutes les répercussions physiques, sociales et économiques et que l’on en tienne compte sur la durée. La recharge des nappes phréatiques par la percolation vers le bas des eaux de pluie indique une forte variabilité interannuelle et constitue un phénomène physique complexe qui reste difficile à évaluer. L’abaissement de la surface d’une nappe phréatique ne signifie pas nécessairement qu’il y a surexploitation des ressources en eaux souterraines. La surexploitation ne devrait pas se définir en fonction du bilan annuel de la recharge et du captage, mais nécessite une évaluation sur plusieurs années, puisqu’en général on ne connaît pas la limite entre le stock non renouvelable et celui qui se reconstitue par la récente recharge de la percolation de surface.

L’important, pour les décideurs et les utilisateurs des puits, est de connaître la fiabilité et la productivité globales d’un puits (sur le plan des niveaux d’eau, des volumes et de la qualité de l’eau) sur une période donnée. Ainsi, pour un puits exploitant les eaux d’une nappe particulière, ils voudront savoir quel est le coefficient d’exploitation durable, en tenant compte de la variabilité des périodes de recharge et de l’éventualité des sécheresses. La réponse à cette question n’est pas sans intérêt, et nécessite un certain niveau de précision dans la compréhension de la dynamique du système. Si l’on comprend celle-ci, il est possible de calculer le rabattement maximal disponible au moyen d’une équation non linéaire. Cette équation peut être résolue par l’approche analytique ou par l’application de modèles numériques. Si la formation aquifère est suffisamment bien connue, il est aussi possible d’inclure dans la valeur convenue pour le rabattement maximal disponible l’exploitation d’une partie des ressources en eaux souterraines non renouvelables. Ces méthodes, parce qu’elles donnent aux utilisateurs une idée des coefficients d’exploitation durable, peuvent constituer une bonne base pour anticiper la dégradation d’une nappe avant l’apparition de dommages physiques et socio-économiques.

Le nombre de forages alimentant en eau les terres irriguées a rapidement augmenté au cours des 40 dernières années en Inde, en Chine, au Pakistan, au Mexique et dans de nombreux autres pays. Par exemple, en Inde, environ 60 pour cent de la production céréalière irriguée est basée sur l’eau d’irrigation pompée dans les nappes souterraines. Cela a entraîné une surexploitation massive et non réglementée de la ressource et la création d’un «emballement économique spéculatif» sur les eaux souterraines (Roy et Shah, 2002). Au Yémen, le captage dépasserait la recharge de 400 pour cent (encadré 2). Le captage et la recharge des eaux souterraines ont rarement été précisément quantifiés. Cela devrait donc constituer la première étape de l’évaluation du potentiel d’exploitation de la ressource et de l’élaboration de méthodes de gestion (encadré 2). Lorsque l’agriculture irriguée dépend en partie du pompage des eaux souterraines, de nombreux périmètres irrigués utilisent plusieurs méthodes d’irrigation, qui peuvent varier de l’irrigation entièrement assurée par l’eau amenée par les canaux à l’irrigation totalement approvisionnée par le pompage des eaux souterraines, la plupart des champs associant plus ou moins les deux. C’est pourquoi l’irrigation, par définition, est une activité multiforme, mais il y a peu d’exemples de gestion multiforme.

En Chine, 52 pour cent des terres irriguées sont, au moins en partie, alimentées par des forages. Du fait de la surexploitation des eaux souterraines, la surface des nappes a baissé de jusqu’à 50 m au cours des 30 dernières années. Dans le bassin de la rivière Fuyang, par exemple, dans le nord de la Chine, l’accès aux eaux de surface a été considérablement restreint pour répondre à la demande industrielle, et les agriculteurs ont recouru aux eaux souterraines pour l’irrigation. La crise asiatique des eaux souterraines à laquelle Shah et al. (2000) font allusion, et qui menace des millions de communautés rurales pauvres, procède de la nature facilement accessible de la ressource. Paradoxalement, c’est précisément le fait que les eaux souterraines se situent dans des nappes peu profondes qui en ont fait un outil très efficace pour lutter contre la pauvreté (Moench, 2002), en ce que toute personne qui peut se permettre d’installer une pompe accède librement à l’eau. L’irrigation par les eaux souterraines est généralement plus productive que l’irrigation par l’eau des canaux parce que les eaux souterraines sont extraites près du lieu d’utilisation et que les pertes dues au transport sont presque inexistantes. En outre, les agriculteurs contrôlent la durée du captage et les quantités extraites. Il a été observé en Inde que le rendement des cultures par mètre cube d’eau avait tendance à être de 1,2 à 3 fois plus important sur les exploitations agricoles irriguées par les eaux souterraines que sur celles qui étaient irriguées par les eaux de surface (Shah et al., 2000).

Encadré 2 Modernisation participatoire de la gestion de l’eau pour réduire la surexploitation des eaux souterraines au Yémen

Source: Dixon et al., 2001

La conséquence immédiate de l’appauvrissement permanent des ressources en eau au Yémen est l’insécurité alimentaire des ménages, et en particulier des familles pauvres vivant dans des zones rurales vulnérables. La seule option viable est l’amélioration de la gestion des ressources disponibles par l’adoption de technologies et d’outils de gestion appropriés.

En 1995, le gouvernement du Yémen a pris conscience de ces problèmes et lancé un programme d’amélioration de l’efficacité générale de l’irrigation par les eaux souterraines, dans lequel figure le projet de mise en valeur des terres et des eaux (financé par la Banque mondiale), qui repose sur le partage des coûts, la participation des agriculteurs et l’adoption de technologies modernes d’irrigation.

Les économies réalisées sur l’eau à l’échelle des exploitations agricoles varient de 10 à 50 pour cent. Au niveau régional, les économies sur l’utilisation de l’eau se sont en moyenne élevées à au moins 20 pour cent et ont pu atteindre 35 pour cent dans certains cas, en particulier dans le nord-ouest du Yémen où la plupart des exploitations sont équipées de systèmes d’irrigation par ajutage. Etant donné les coûts actuels d’exploitation dont doivent s’acquitter les agriculteurs pour pomper l’eau (même si l’énergie est relativement bon marché), les coûts d’investissement des nouveaux équipements sont amortis en deux à quatre ans, juste par les économies réalisées sur l’eau. Les nouvelles technologies ont par ailleurs d’autres retombées positives, dont une amélioration appréciable des rendements et de la qualité des produits, qui découlent de la modification des systèmes de culture et de l’augmentation des superficies irriguées.

Partout dans le monde, l’exploitation des eaux souterraines est essentiellement le fruit d’initiatives individuelles. A la différence des projets d’irrigation de surface ou d’approvisionnement en eau potable, auxquels les organismes gouvernementaux sont généralement associés en participant à leur conception, à leur financement et à leur mise en oeuvre, la plupart des initiatives d’exploitation des eaux souterraines ont été prises par des agriculteurs individuels qui ont décidé de forer des puits et d’acheter des pompes. Si les gouvernements facilitent souvent ces entreprises par des aides financières et l’électrification des zones rurales, il est rare qu’ils disposent de services importants pour la mise en oeuvre de tels projets. Par conséquent, très peu d’organismes gouvernementaux sont en contact direct et fréquent avec les utilisateurs des eaux souterraines. En outre, l’exploitation des eaux de surface nécessite généralement le détournement du débit ou la construction de retenues sur des cours ou masses dclairement définis. Ces aménagements ont habituellement des répercussions évidentes sur les utilisateurs d’aval, au moins d’un point de vue conceptuel. De ce fait, de nombreuses règles de droit coutumier et conventionnel ont été créées au cours de la longue histoire de l’exploitation des eaux de surface, ainsi que les systèmes de contrôle et d’application nécessaires pour les faire respecter. En général, l’exploitation des eaux souterraines n’est pas aussi structurée, car il s’agit d’un phénomène récent, dont les détournements ont un impact beaucoup moins facilement repérable sur les autres utilisateurs. Elle reste ainsi très «individualiste» et s’organise plutôt en dehors du cadre des institutions reconnues pour ce qui est de l’attribution, de la surveillance et de la gestion de la ressource. En Inde, par exemple, dix millions d’individus possèdent et exploitent des puits, situés pour la plupart sur des terrains privés. Souvent, seuls les utilisateurs et la communauté environnante sont courant de l’emplacement, de l’utilisation et même de l’existence de ces puits. Aucune base institutionnelle de gestion n’a par conséquent été mise en place.

Le rôle des périmètres irrigués par les eaux de surface

Planche 3 Terres agricoles inondées par une crue éclair (Bangladesh)

FAO/9367/T. PAGE

Les indicateurs mondiaux de la pénurie d’eau ont tendance à ne pas tenir compte des variations de l’importance de l’agriculture irriguée pour la sécurité alimentaire des pays. Ils ne prennent pas non plus en considération les différences saisonnières de l’approvisionnement. En Inde, par exemple, plus de 70 pour cent de l’approvisionnement total sont récupérés pendant les trois mois de la mousson, en juin, juillet et août, et la plus grande partie de cette eau s’écoule à la mer en inondant les terres sur son passage. De plus, les données nationales ne font aucun cas des différences d’approvisionnement et de prélèvement entre les régions d’un même pays, ce qui constitue un autre exemple d’erreur d’agrégation. Malgré ces réserves, la plupart des observateurs constatent que de nombreux pays ne disposent pas de surplus d’eau pour l’irrigation. En fait, beaucoup de pays ont des prélèvements annuels insuffisants pour irriguer leur potentiel de superficies irrigables globales, même avec une efficacité d’irrigation élevée à l’échelle du bassin. L’efficacité d’irrigation par bassin tient compte de toutes les eaux de drainage réutilisées. Elle est beaucoup plus élevée que l’efficacité d’irrigation par système qui considère les débits de drainage d’un système réutilisés pour l’irrigation dans un autre système situé en aval. Quel que soit l’indicateur de pénurie d’eau employé, la plupart des analyses indiquent que plus de la moitié de la population mondiale vit dans des pays connaissant un certain niveau de pénurie d’eau. Il peut s’agir d’une pénurie physique (il n’y a plus d’eau), économique (le pays n’a pas les moyens de mettre de nouvelles ressources en eau en exploitation), ou provoquée par une incapacité adaptative au niveau social. On peut donner, comme exemples de capacité adaptative, l’aptitude à obtenir une production de plus grande valeur par unité d’eau consommée, et l’importation d’«eau virtuelle», c’est-à-dire l’eau utilisée pour produire les denrées agricoles obtenues sur le marché mondial (Allan, 1995) (chapitre 3, encadré 5).

Le fait que la pénurie d’eau risque de se traduire par une augmentation du nombre de personnes touchées par l’insécurité alimentaire est extrêmement préoccupant. La concurrence pour les mêmes ressources, à laquelle s’ajoute la pollution croissante des eaux, exacerbe ce problème. Par ailleurs, les répercussions encore mal connues du changement climatique pourraient aggraver la pénurie d’eau dans certains pays. Plusieurs études laissent entendre qu’avec les modifications climatiques, les récoltes de riz vont vraisemblablement augmenter dans les latitudes plus hautes et diminuer dans les latitudes plus basses. Il y a tout lieu de craindre que les pays les plus pauvres (et les personnes les plus pauvres qui y vivent) souffriront exagérément de ces phénomènes dans la mesure où ils auront plus de mal à s’adapter aux changements de conditions. Les projections de l’IFPRI pour l’avenir (réalisées à partir de leurs études sur modèles) indiquent que les prélèvements en eau vont progresser d’environ 22 pour cent entre 1995 et 2025. Il est prévu que les prélèvements augmenteront de 27 pour cent sur ces trente années dans les pays en développement, contre 11 pour cent dans les pays développés (Rosegrant et al., 2002). On n’attend qu’une très faible augmentation des superficies irriguées, qui sera plus que compensée par l’augmentation en efficacité des bassins fluviaux.

La FAO prévoit toutefois que l’ensemble des prélèvements d’eau pour l’irrigation, dans tous les pays en développement, augmentera de 2 128 km3 pour la période repère de 1997/99 à 2 420 km3 en 2030, soit une augmentation de près de 14 pour cent. La FAO estime en outre que l’ensemble des superficies irriguées, toujours dans les pays en développement, passera de 202 millions d’hectares en 1997/99 à 242 millions d’hectares en 2030, c’est-à-dire une augmentation de près de 20 pour cent. L’extension la plus importante est prévue en Afrique subsaharienne (44 pour cent), et la plus faible en Asie orientale (6 pour cent). On prévoit également des augmentations de 32 pour cent en Amérique latine, d’environ 10 pour cent au Proche-Orient et en Afrique du Nord et de 14 pour cent en Asie méridionale (FAO, 2002c; Faurès et al., 2002). La superficie irriguée et effectivement cultivée devrait s’accroître de 34 pour cent au cours de la période considérée, grâce à de meilleurs rendements des cultures. La différence dans les pourcentages d’augmentation des prélèvements en eau et des superficies irriguées s’explique pour beaucoup par l’accroissement de la productivité de l’eau en agriculture irriguée, censé se produire d’ici 2030, et aussi en partie par le remplacement de la culture du riz, grosse consommatrice d’eau, par celle du blé, en particulier en Chine.

Planche 4 Section de canal principal en construction (Rwanda)

FAO/20232/FAO

Pour l’ensemble des 93 pays, les prélèvements en eau d’irrigation, exprimés en pourcentage des ressources en eau annuellement renouvelables, augmenteraient de 8 pour cent en 1998 à 9 pour cent en 2030. Cette statistique a une valeur pratique limitée dans les régions où les précipitations et le débit des rivières sont très variables. C’est encore un autre exemple d’erreur d’agrégation. Les prélèvements pour l’irrigation devraient augmenter de 40 à 53 pour cent des ressources renouvelables dans la région du Proche-Orient et de l’Afrique du Nord, et de 44 à 49 pour cent en Asie méridionale, par comparaison avec 1 à 2 pour cent en Amérique latine. Les régions dont les prélèvements pour l’irrigation dépassent 40 pour cent de leurs ressources renouvelables sont confrontés aux problèmes les plus ardus, d’autant plus que les différences sont plus importantes à l’échelle des pays. De ces 93 pays, 10 (dont l’Egypte et le Pakistan) prélèvent plus de 40 pour cent de leurs ressources en eau renouvelables pour l’irrigation, alors que 8 (dont l’Inde et la Chine) extraient plus de 20 pour cent d’eaux renouvelables pour l’irrigation.

Bien que les prévisions de l’IFPRI et de la FAO diffèrent dans les détails, elles concordent sur l’orientation générale des changements attendus. Elles ne peuvent guère converger davantage dans la mesure où les résultats des modèles reposent sur des hypothèses tendancielles, dont l’une des plus cruciales est celle qui présume de la mesure dans laquelle la productivité de l’eau en agriculture peut être augmentée entre maintenant et 2025 ou 2030.

L’investissement dans les infrastructures d’irrigation

Il n’existe pas de compte rendu global des tendances en matière d’investissement pour l’irrigation, mais certaines approximations peuvent aider à dégager ces tendances. On a par exemple pu observer une forte diminution des crédits accordés par la Banque mondiale pour les nouveaux projets d’irrigation (Jones, 1995). Le financement des nouveaux aménagements d’irrigation a pour une large part été interrompu et l’accent a été mis sur la viabilité et l’efficience des systèmes existants. Selon Thompson (2001), let le drainage sont encore au coeur des activités d’investissement des programmes de la Banque mondiale pour le développement rural, mais il s’agit maintenant essentiellement d’appuyer la réhabilitation et le transfert des responsabilités aux syndicats d’irrigants (SI). Le nombre de projets d’irrigation et de drainage devrait toutefois baisser bien en dessous des niveaux des années quatre-vingts. On considère que l’investissement dans les systèmes d’irrigation n’a pas su répondre à l’évolution des besoins des services d’irrigation parce que la réhabilitation des systèmes existants visait essentiellement à rétablir les objectifs des projets initiaux. Ce type de réhabilitation est souvent inapproprié car il ne tient pas compte des changements qu’il faudrait apporter aux systèmes de culture et aux techniques d’irrigation et fait ainsi perdurer l’utilisation de méthodes donnant une faible productivité de l’eau. Les retards et les dépassements de coûts des projets d’irrigation, ainsi que l’hostilité publique aux projets de construction de grands barrages, ont encore davantage jeté le discrédit sur l’investissement en irrigation dans l’esprit des organismes de financement. Etant donné les aspects négatifs de l’agriculture irriguée (ex.: salinité, engorgement, risques pour la santé et exploitation des eaux souterraines), il n’est plus possible de tenir pour acquis que l’irrigation est le procédé de prédilection garanti dont les effets externes néfastes sont acceptés sans réserves. Il importe néanmoins que le développement de l’irrigation et la construction de barrages continuent, au moins pour actualiser les installations existantes et remplacer les barrages et réservoirs qui ont perdu l’essentiel de leur capacité de stockage à cause de la sédimentation. La perte de capacité effective des réservoirs méditerranéens varie actuellement entre 0,5 et 1 pour cent par an, avec des pointes à 3 pour cent dans certaines régions (Algérie). Au Maroc, la réduction de la capacité de régulation attribuable à l’envasement des réservoirs équivaut à une perte de 6 000-8 000 ha/an du potentiel d’irrigation (FAO, 2002d). L’amélioration de la lutte contre l’érosion dans les zones de captage permettra peut-être de prolonger la longévité des réservoirs et barrages.

Planche 5 Agriculteur vérifiant sa culture au cours d’essais de production associée de riz et de poisson (Zambie)

FAO/17218/A. JENSEN

La réduction du niveau d’investissement dans l’irrigation peut avoir du bon. La construction de nombreux systèmes d’irrigation a souvent par le passé découlé de l’offre, puisqu’elle s’intégrait dans l’aide au développement sur des fonds internationaux, sans que les futurs utilisateurs de l’aménagement aient vraiment leur mot à dire et parfois même contre leur volonté exprimée. Le potentiel d’irrigation était et est toujours considéré comme un indicateur important pour évaluer le développement futur de l’irrigation. Ce paramètre exprime le potentiel d’expansion des superficies irriguées d’un pays en fonction des critères d’utilisation des sols et de disponibilité de l’eau. Il s’ensuit que sa valeur change selon la période, l’économie du pays et la concurrence sur l’eau. Cela étant, cette notion de potentiel d’irrigation a souvent été utilisée comme seul critère pour définir les politiques d’un pays en matière d’agriculture et de ressources en eau, sans que soit effectuée en parallèle une analyse des contraintes économiques, sociales, institutionnelles et écologiques et sans analyse approfondie du marché. L’échec de certains projets d’irrigation est imputable à leur concentration excessive sur l’infrastructure d’irrigation et la distribution de l’eau, ainsi qu’à un intérêt insuffisant pour la productivité des systèmes agricoles et leur capacité d’ajustement aux marchés agricoles (Burke, 2002).

La politique publique en faveur d’un développement de l’irrigation mené par l’offre, auquel adhèrent de nombreux gouvernements et organismes donateurs, peut se justifier par l’importance constatée du rôle de l’agriculture irriguée en matière de sécurité alimentaire (voir ci-après). Toutefois, le rôle du secteur privé en faveur du développement de l’irrigation est souvent sous-estimé ou méconnu. Les nombreuses décisions d’investissement des petits exploitants et agriculteurs commerciaux pourraient dépasser l’investissement public, comme par exemple en Zambie (FAO, 2002e), et en Inde (Moench, 1994). Ainsi, lorsque la production irriguée paraît comparativement profitable pour fournir les marchés locaux et internationaux, par exemple en légumes et en fleurs coupées plutôt qu’en cultures vivrières classiques, il semble que de considérables investissements privés suivent pour développer l’irrigation.

Le rôle de l’irrigation dans la lutte contre la pauvreté et le développement rural

Depuis 1960, la croissance des rendements céréaliers moyens a en général progressé au même rythme que la population mondiale, et il est communément admis que cela va se poursuivre jusqu’à ce que la croissance démographique commence à se stabiliser. L’augmentation de la production céréalière découle essentiellement de l’accroissement des rendements plutôt que de l’expansion des superficies cultivées. Les projections de la FAO, de l’IFPRI et de la Banque mondiale partent du principe que les augmentations futures de la production céréalière procéderont d’un accroissement suivi des rendements. Les données rassemblées par la FAO sur les rendements dégagent toutefois des tendances indiquant que les rendements céréaliers moyens, à l’échelle de la planète, devraient atteindre au moins 4 tonnes/ha pour nourrir une population mondiale de 8 000 millions de personnes, alors qu’ils s’élèvent actuellement à environ 3 tonnes/ha (Evans, 1998). Jusqu’à présent, les pays développés pris dans leur ensemble n’ont jamais atteint un rendement céréalier moyen de 4 tonnes/an. C’est là tout le défi qui se présente.

La participation de l’agriculture irriguée à la satisfaction de ces objectifs va être cruciale, car l’irrigation constitue un outil de gestion efficace contre les caprices des chutes de pluie. Grâce à l’irrigation, la culture de variétés à fort rendement, ainsi que l’application adaptée des engrais et produits phytosanitaires nécessaires pour permettre à ces variétés modernes d’atteindre la pleine mesure de leur capacité de production, peuvent devenir économiquement intéressantes. Selon l’IFPRI, la production alimentaire, qui va pourtant augmenter beaucoup plus rapidement dans les pays en développement que dans les pays développés, se laissera distancer par la demande, ce qui nécessitera l’augmentation des importations alimentaires. En 1999/2000, les pays en développement ont produit 1 030 millions de tonnes de céréales, soit 55 pour cent de la production mondiale, mais contribuaient pour 61 pour cent à la consommation mondiale de céréales. Pour combler l’écart entre demande et production, les pays en développement ont importé 231 millions de tonnes de céréales, l’équivalent de 72 pour cent des importations mondiales. Ces statistiques montrent que les pays en développement jouent un rôle essentiel dans le commerce international des produits agricoles, et qu’ils sont extrêmement sensibles aux variations des marchés agricoles mondiaux sur le plan de la sécurité alimentaire. Pour les pays les plus pauvres, l’augmentation de la production agricole nationale est déterminante pour l’amélioration de la sécurité alimentaire. Cela explique pourquoi l’on continue d’estimer que l’agriculture irriguée joue un rôle vital pour garantir la sécurité alimentaire (encadré 3).

Encadré 3 Eau et sécurité alimentaire en Chine

Source: Heilig et al., 2000; Smil, 1996

La Chine peut-elle produire suffisamment de nourriture pour sa population en expansion? Voilà une question qui est sujette à controverse, et à laquelle Brown (1995) a donné une réponse négative. A l’encontre de cette position, il a été dit que la Chine compte plus de terres agricoles que le gouvernement ne le reconnaît officiellement, et aussi que les données officielles sous-estiment de jusqu’à 50 pour cent les rendements des cultures des régions vallonnées de l’intérieur. Les données sont probablement relativement fiables pour le riz des provinces centrales et orientales.

La pénurie d’eau est probablement le plus grave problème de l’agriculture chinoise aujourd’hui. Il est prévu qu’en Chine, l’utilisation en eau va augmenter de 60 pour cent d’ici 2050, au fur et à mesure de l’accroissement du pourcentage de citadins. Le déficit hydrique pourrait toucher 36 pour cent de la production céréalière de la Chine, qui est cultivée dans des zones qui dépendent totalement de l’irrigation ou dont la production est considérablement plus élevée lorsqu’elle sont irriguées. Néanmoins, cela signifie aussi que 64 pour cent de la production végétale n’est pas systématiquement menacée par les pénuries d’eau, soit parce qu’elle provient de terres situées dans des régions humides, ou que les précipitations suffisent à assurer une certaine production pluviale. Il n’en reste pas moins que ce niveau de production risque de ne pas pouvoir être atteint tous les ans en raison des problèmes de sécheresses. Sans irrigation ni gestion de l’eau, les rizières du sud humide ne peuvent sans doute pas produire les deux à trois récoltes qu’elles permettent aujourd’hui, mais seulement une ou deux. Dans une vaste partie du sud et du sud-est de la Chine, la pénurie d’eau n’est pas un problème mais un défi.

Les plus importantes améliorations que la Chine pourrait apporter à son agriculture irriguée sont une utilisation plus efficace de l’eau et des engrais et une baisse des pertes après récolte. La création des syndicats d’irrigants a déjà permis d’assurer un approvisionnement d’eau garanti et plus régulier aux agriculteurs, qui peuvent alors distribuer l’eau équitablement par le biais de ces syndicats. D’autres progrès possibles sont l’amélioration de la production de viande de porc, le recours à la production de poulets à griller pour satisfaire l’essentiel des besoins supplémentaires en viande, l’accroissement de la production de poissons d’élevage et l’augmentation de la consommation de produits laitiers. Cet assortiment de mesures pourrait assurer une bonne partie des futurs besoins nutritionnels du pays, sans qu’il soit nécessaire de recourir à des importations massives de céréales étrangères.

Le développement agricole basé sur la mise en valeur des eaux et l’irrigation est souvent considéré comme une voie prometteuse pour atténuer la pauvreté dans les zones rurales. Par exemple, la possibilité de disposer de l’eau nécessaire à la culture d’une petite parcelle domestique, souvent gérée par les femmes, peut considérablement modifier le régime alimentaire d’un ménage et par conséquent participer à l’amélioration de ses moyens d’existence. La récupération de l’eau peut permettre ce genre d’initiatives (FAO, 2002d). Ce sont toutefois des entreprises à petite échelle et l’agriculture irriguée, grâce à ses rendements élevés, est censée avoir une plus grande incidence sur les problèmes de pauvreté et de malnutrition. Des résultats positifs sont attendus, qu’il s’agisse de projets d’irrigation à grande ou petite échelle. Toutefois, des études récentes ont montré que pour que le développement de l’irrigation se traduise par une atténuation de la pauvreté, il faut que les projets cherchent à répondre aux besoins des populations pauvres (van Koppen et al., 2002). Parmi ceux-ci, la possibilité de se former aux aspects techniques de l’irrigation, à l’organisation communautaire et à la commercialisation tient une place importante. L’un des problèmes récurrents est l’impossibilité d’accéder au crédit, au capital ou à la terre. Même le microcrédit ne connaît pas de délai de grâce; les remboursements doivent le plus souvent commencer après quelques semaines, ce qui n’offre pas grande aide pour l’achat de technologies bon marché, comme les pompes à pédales et les systèmes de micro-irrigation par goutteurs. D’aucuns disent que ces technologies permettent des bénéfices à court terme et ne nécessitent pas de prix subventionnés pour les personnes démunies ni de mesures particulières pour la lutte contre la pauvreté (FAO, 2002d). Le crédit n’est pas un problème propre au développement de l’irrigation et des solutions plus globales devront être trouvées pour permettre la réussite du développement rural des régions pauvres.

L’expansion des superficies irriguées, l’amélioration de la maîtrise de l’eau et l’application de technologies à rendements élevés dans l’agriculture irriguée ont permis aux revenus agricoles d’augmenter considérablement, en particulier en Asie. Cette augmentation a bénéficié de manière anormalement importante aux plus gros fermiers. Ce ne sont pas les plus pauvres parmi les pauvres, mais l’augmentation de leurs modes de dépenses les a conduits à employer davantage ceux qui sont les plus pauvres. Ceux-ci npas de terres ou très peu, et ne tirent guère profit des programmes de production agricole mis en place dans leur intérêt. Ils bénéficient toutefois du prix peu élevé des denrées alimentaires, d’une augmentation des salaires et de l’accroissement de la demande de biens et de services ruraux non agricoles (FAO, 2002d; Mellor, 2001; Briscoe, 2001). A l’inverse, les modes de consommation à forte intensité de capitaux et d’importations des propriétaires des exploitations à grande échelle, et surtout des exploitants absentéistes, participent beaucoup moins à la réduction de la pauvreté. C’est un phénomène plus typique des pays d’Amérique latine que de ceux d’Asie ou d’Afrique.

Le recouvrement des coûts d’exploitation et d’entretien des systèmes d’irrigation auprès des agriculteurs pauvres prête à controverse. Il est financièrement impossible de maintenir le subventionnement de ces services et de fournir l’eau d’irrigation à un tarif inférieur à son prix coûtant. On peut utiliser des tarifs par paliers permettant de satisfaire gratuitement les besoins fondamentaux des personnes pauvres pour l’eau potable, mais cela risque d’être difficile à mettre en oeuvre pour l’eau d’irrigation. La surveillance de l’efficacité de l’utilisation d’eau en agriculture, quand de nombreux petits exploitants utilisent chacun une quantité d’eau limitée, est coûteuse, mais la fourniture de l’eau d’irrigation à un tarif inférieur à son prix coûtant se solde par un gaspillage de l’eau (FAO, 2002d).

Dans les pays en développement, l’agriculture produit généralement de nombreux biens non échangeables, tels que les produits alimentaires de moins bonne qualité et les biens dont les coûts de transaction sont anormalement élevés. Ce phénomène permet à l’agriculture de participer de façon appréciable à la lutte contre la pauvreté, et protège aussi les économies nationales contre les chocs que subissent les marchés internationaux de produits agricoles. L’augmentation des possibilités d’emploi permet aux ruraux pauvres des pays à faible revenu d’échapper à la pauvreté et à la faim. Parce qu’ils sont généralement peu qualifiés, les ruraux pauvres ont davantage de chances de trouver à s’employer dans la production de biens et de services qui ne peuvent pas être commercialisés sur les marchés internationaux. Il peut par exemple s’agir d’emplois dans l’entretien des structures d’irrigation et de drainage, dans la gestion des bassins versants, dans le boisement, et, dans les zones où il y a un réservoir de retenue important, dans la pêche, l’écotourisme et la navigation. L’augmentation de l’emploi et par conséquent la réduction de la pauvreté dépendent ainsi de l’accroissement de la demande nationale en biens et services non agricoles et non échangeables. L’agriculture est la principale source de cette demande: c’est donc seulement en augmentant les revenus agricoles que la pauvreté peut diminuer et la sécurité alimentaire s’améliorer (FAO, 2001c).

Planche 6 Femmes arrosant des choux dans un jardin potager avec l’eau extraite d’un puits profond (Mali)

FAO/13710/J. ISAAC

Il s’ensuit que l’investissement dans le développement de l’irrigation peut remplir des objectifs auxiliaires tels que l’amélioration de la croissance économique et l’atténuation de la pauvreté dans les zones rurales. L’on peut toutefois se demander si un investissement dans d’autres aspects de l’infrastructure n’aurait pas plus de chances de remplir ces objectifs. En Inde, par exemple, le recul soutenu de la pauvreté du milieu des années soixante au début des années quatre-vingts a été étroitement lié à la croissance agricole, et en particulier à la révolution verte, qui a coïncidé avec un investissement massif dans l’agriculture et l’infrastructure rurale (Fan et al., 1999). Selon les études menées en Inde par l’IFPRI, les répercussions de l’investissement supplémentaire dans l’irrigation sur la réduction de la pauvreté se classent en troisième position derrière les routes rurales et la recherche et la vulgarisation agricoles. Les dépenses publiques supplémentaires pour l’irrigation ont eu un impact considérable sur la croissance de la productivité, mais aucun impact perceptible sur la réduction de la pauvreté. Bien que les dépenses pour l’irrigation et l’énergie aient été essentielles par le passé pour soutenir la croissance agricole, l’irrigation est maintenant peut-être suffisamment développée pour qu’il soit plus utile d’entretenir les systèmes existants que d’en créer de nouveaux. Les études de l’IFPRI ont également montré qu’en Inde, les revenus marginaux de plusieurs investissements d’infrastructure sont maintenant plus élevés dans de nombreuses zones d’agriculture pluviale. Ils ont également un impact potentiellement plus important sur la réduction de la pauvreté rurale (Bhalla et al., 1999).

Selon une analyse globale du rapport entre les systèmes de production et la pauvreté, les perspectives d’atténuation de la pauvreté dans les zones agricoles du Proche-Orient et d’Afrique du Nord sont favorables (Dixon et al., 2001). Néanmoins, pour l’ensemble de la région, la meilleure stratégie d’un ménage pour améliorer sa situation est d’abandonner l’agriculture, l’option suivante étant d’augmenter les revenus extra-agricoles. L’étude indique que les rôles que l’Etat doit assumer en priorité sont l’appui au développement des infrastructures vitales, routes, alimentation en eau, services et fourniture d’énergie, et la réglementation de l’utilisation et de la tarification de la ressource en eau et en énergie. Par comparaison, il a été constaté en Asie méridionale que les mesures soutenant les ménages dans la diversification des petites exploitations et favorisant la croissance des possibilités d’emploi dans l’économie extra-agricole sont celles qui paraissent pouvoir contribuer le plus à la réduction de la pauvreté.

Il importe, lorsque l’on pèse le pour et le contre de nouveaux investissements en irrigation en comparaison des avantages d’autres investissements, de tenir compte de tous les bienfaits supplémentaires potentiels de l’irrigation, comme par exemple les retombées sur la santé procédant de l’amélioration de la nutrition (davantage de calories et un régime alimentaire plus équilibré) et l’augmentation des possibilités d’emploi rural. Ces retombées sont souvent propres à une zone, ce qui rend toute généralisation impossible. Il est en outre impossible, sans les techniques adéquates pour contrôler la performance réelle des systèmes d’irrigation, d’évaluer les avantages potentiels qui pourraient se dégager si l’on prolongeait l’investissement pour les améliorer. Il n’en reste pas moins, malgré ces réserves, que la question fondamentale qui se pose sur l’utilité économique d’investissements supplémentaires dans le développement de l’irrigation, pour favoriser le développement rural et la diminution de la pauvreté, est essentielle. Au moins deux conclusions s’imposent après l’étude du rôle de l’eau dans la production alimentaire durable, l’atténuation de la pauvreté et le développement rural. La première est que le choix est difficile pour les organismes donateurs et les gouvernements lorsqu’il leur faut investir pour réduire la pauvreté et développer les zones rurales. Leur décision ne doit pas automatiquement se porter sur l’agriculture ou l’eau. La seconde est qu’un ensemble judicieux de mesures gouvernementales peut améliorer considérablement la production alimentaire, la réduction de la pauvreté et le développement rural.


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