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CHAPITRE 2
STRATÉGIES ET CADRE DE LA POLITIQUE AGRICOLE

2.1 STRATÉGIES ET POLITIQUES

2.1.1 Stratégies sectorielles

Les réformes de politiques traitent souvent un problème à la fois. Mais parce que chaque problème a des répercussions dans plusieurs domaines, leur efficacité est parfois plus grande si leur conception et leur mise en œuvre s'inscrivent dans un ensemble intégré - une stratégie - portant sur l'ensemble du secteur. La stratégie comporte deux volets: la vision (physionomie du secteur dans l'avenir) et l'action (marche à suivre pour transformer la vision en réalité). Elle part de l'existant et des problèmes auxquels le secteur est confronté. Elle doit s'enraciner solidement à la fois dans l'histoire du secteur et dans l'évaluation de son potentiel. L'élaboration d'une stratégie agricole peut être motivée par une crise économique sectorielle ou d'autres problèmes catalysant la décision d'apporter des changements radicaux. Dans certains cas, elle est conçue comme le principal volet «offre» d'un programme d'ajustement structurel, dans le but de stimuler la production afin de contrebalancer les effets sans cela déflationnistes à court terme de l'ajustement structurel macroéconomique. Quelles que soient les raisons qui poussent à son élaboration, la réussite de la stratégie dépend en général de l'adhésion des principaux acteurs du secteur, les agriculteurs.

Comme il peut exister autant de visions stratégiques que d'observateurs des performances du secteur, l'une des caractéristiques définissant la stratégie est par qui et pour qui elle est élaborée. En définissant une stratégie, les responsables du secteur s'engagent à mener les réformes spécifiées et la participation du gouvernement à son élaboration est donc une condition sine qua non. D'un autre côté, une stratégie élaborée en partie par les producteurs du secteur, et sensible à leurs principales préoccupations, a plus de chances de devenir opérationnelle qu'une stratégie élaborée exclusivement par les représentants du gouvernement ou des experts universitaires. De la même manière, pour être viable, la stratégie sectorielle doit tenir compte des objectifs budgétaires du gouvernement et d'autres préoccupations de développement national. Les stratégies qui donnent les meilleurs résultats sont donc celles qui naissent d'un effort collectif des différentes institutions et des différents groupes de la société.

La stratégie doit être réaliste, mais sa vision de l'avenir doit s'appuyer sur les points forts et les opportunités du secteur. Elle doit également identifier clairement les contraintes à surmonter pour concrétiser les opportunités. Une stratégie qui ne propose pas la vision d'un avenir meilleur et qui n'est pas appuyée par des politiques concrètes visant à transformer la vision en réalité, ne parviendra pas à motiver la population rurale à participer à sa mise en œuvre. Dans le même temps, plus elle est réaliste, plus elle se fonde sur de bonnes analyses, et plus elle a de chances d'atteindre ses objectifs.

Certaines stratégies agricoles quantifient leur vision de l'avenir, que ce soit en termes de superficies cultivées à irriguer, de nombre d'hectares consacrés aux cultures principales, etc. Qu'elle ait ou non recours à des projections numériques, cette vision doit exprimer dans quelles directions sont attendus des changements, et quelles nouvelles priorités caractériseront la croissance future. L'un des meilleurs guides pour déterminer les orientations du changement est l'avantage comparatif du secteur, c'est-à-dire les productions où il est le plus apte à rivaliser à long terme avec la concurrence sur les marchés mondiaux. Il faut néanmoins garder à l'esprit que les conditions du marché peuvent évoluer rapidement et que, au final, les producteurs sont toujours mieux placés que les gouvernements pour effectuer leurs choix de productions.

Déterminer l'avantage comparatif du secteur constitue une étape fondamentale sur la voie de la définition explicite des objectifs sectoriels nationaux. Sous une forme ou sous une autre, au niveau le plus général, ceux-ci doivent inclure l'augmentation de la productivité– principale condition préalable à la hausse des revenus - et la lutte contre la pauvreté. Autrement dit, les objectifs économiques classiques d'efficacité et d'équité. On peut également inclure d'autres grands objectifs, tels que la lutte contre la discrimination sexuelle. L'objectif de productivité recouvre à la fois les améliorations technologiques (augmentations du rendement) et le glissement des systèmes de production vers des cultures à plus forte valeur ou de nouveaux produits.

Les étapes suivantes de la définition d'une stratégie consistent normalement à: i) identifier les contraintes spécifiques à surmonter (problèmes à résoudre) dans chaque domaine; ii) spécifier des sous-objectifs opérationnels dans chaque domaine pour surmonter ces contraintes et atteindre les objectifs globaux; et, sur cette base, iii) élaborer un ensemble de politiques pour traiter les contraintes et atteindre les sous-objectifs. Il est absolument essentiel de fournir une justification technique aux recommandations de la politique, sinon la stratégie risque d'apparaître comme une simple collection d'opinions de plus.

S'il est important de visualiser des scénarios d'évolution structurelle du secteur, la mise en œuvre de la stratégie risque de s'avérer difficile sans spécification du cadre de la politique et de ses instruments concrets et sans prise en compte du rôle des agriculteurs dans la prise de décision. Les politiques et les investissements du secteur public constituent les moyens qui permettent de concrétiser la vision. Ce sont les liens primordiaux entre les objectifs nationaux d'une part, et le fonctionnement décentralisé d'une économie de marché, d'autre part.

Partout dans le monde, les gouvernements s'efforcent de plus en plus de privilégier les instruments indirects de politique plutôt que les contrôles directs. Par conséquent, la vision exprimée dans les stratégies prend ses distances avec les projections de systèmes de cultures ou de niveaux de production spécifiques, qui sont remplacées par des instruments de politique indirects visant à améliorer les marchés du secteur dans le sens de l'équité et de l'efficacité. Les principaux instruments de politique concernent les politiques agricoles d'incitation (fonctionnant principalement par le biais de la politique commerciale et des politiques macroéconomiques), les systèmes de mise en marché, le régime foncier, les politiques d'irrigation, le système financier rural et le système de développement et de transfert des technologies agricoles. Concepts et expériences dans chacun de ces domaines font l'objet des chapitres 4 à 8 du présent volume.

Les problèmes soulevés et analysés dans une stratégie relèvent de plus en plus souvent des institutions, des lois, des marchés et des dotations en ressources. Ces dernières recouvrent non seulement les terres, l'irrigation et la main d'œuvre agricole, mais aussi les capacités managériales et administratives des agriculteurs. Il est de plus en plus souvent admis que l'agriculture ne constitue qu'un volet de l'économie rurale et qu'une stratégie doit prévoir un programme de développement rural au sens large, dont fait partie la création d'opportunités économiques pour les sans-terres ruraux. Le chapitre 9 est consacré à ces questions plus générales.

Sous sa forme opérationnelle, une stratégie agricole est un ensemble intégré de politiques sectorielles, complété par un programme d'investissements. Certaines de ces politiques peuvent entrer en vigueur immédiatement ou à court terme, mais la plupart constituent des réformes en profondeur dont les effets sur le secteur s'accentueront au fil de nombreuses années. L'élaboration des réformes de politique dans le contexte d'une stratégie globale offre les principaux avantages suivants: a) les politiques découlent des objectifs nationaux spécifiés et d'une vision claire de l'avenir et les soutiennent; b) elles sont en cohérence les unes avec les autres dans l'ensemble du secteur, mais aussi avec la politique macroéconomique; c) aucun aspect important de la réforme n'est oublié; et d) l'élaboration de la stratégie donne l'occasion de réaliser un consensus entre les principaux groupes d'intérêts du secteur1.

D'autres caractéristiques des stratégies agricoles et des tâches impliquées dans leur élaboration sont traitées en détail au chapitre 9 ci-après. Ce même chapitre aborde la participation des citoyens à la formulation des stratégies.

2.1.2 Pourquoi une politique agricole?

Les macroéconomistes et les cadres gouvernementaux s'interrogent parfois sur le besoin d'une politique agricole. Ils avancent que les conditions de base pour réussir une transition économique ou une expérience de développement sont une bonne politique macroéconomique, la privatisation des avoirs du gouvernement dans toute la mesure du possible et l'élimination des obstacles réglementaires et autres interventions gouvernementales contre-productives. Selon leur point de vue, la libéralisation des marchés et la stabilisation macroéconomique rendent inutile une politique sectorielle per se. En termes de politique économique, qu'est-ce qui différencie l'agriculture, demandent-ils, de l'industrie textile, de l'industrie cimentière ou de la restauration?

On leur répond parfois que, pour les décideurs, la priorité de l'agriculture vient du fait qu'elle produit des denrées alimentaires, deuxième condition indispensable à la survie humaine après l'eau. Cet argument est valable jusqu'à un certain point. Il s'applique surtout aux zones rurales les plus pauvres des pays à bas revenus, dont la production vise avant tout leur propre consommation, mais il perd de sa force à mesure que l'intégration de l'économie mondiale se renforce et que les importations et les exportations alimentaires se répandent à travers presque tous les pays. On reconnaît de plus en plus que les niveaux nutritionnels des familles les plus pauvres dépendent davantage de leur niveau de revenus et de leur état de santé que de leur production des denrées alimentaires de base. On en trouve un exemple chez les agriculteurs de montagne d'Amérique centrale, qui parviennent à augmenter le revenu de leurs familles de manière importante en abandonnant la culture du maïs et des haricots au profit de cultures commerciales.

L'agriculture est bien évidemment la principale source de revenus et d'emplois en zones rurales et, dans les pays pauvres, c'est même souvent le principal employeur tous secteurs économiques confondus. Comme on l'a souligné au chapitre 1, la croissance agricole constitue également la principale arme contre la pauvreté en zones rurales et urbaines. La lutte contre la pauvreté est universellement reconnue comme une préoccupation légitime, et même une responsabilité à part entière, de la politique.

Il existe d'autres raisons de placer l'agriculture au centre de la politique économique. Aucun autre secteur n'est autant imbriqué au reste de l'économie. L'agriculture utilise (parfois à l'excès) des ressources cruciales limitées et épuisables, telles que l'eau, le sol, les forêts et les poissons - les ressources naturelles dont l'usage s'est avéré le plus difficile à assujettir à la règle des marchés. Une approche totalement laxiste à leur égard, ou politique de laissez-faire, s'est révélée intenable quel que soit le pays, car elle aboutit invariablement à leur surexploitation.

Le secteur agricole n'est pas seulement le principal employeur de la main d'œuvre nationale. Il joue aussi un rôle important dans la balance des paiements de nombreux pays et c'est le premier utilisateur des terres fertiles. Les questions soulevées par le rôle sociétal et le statut juridique de la terre exercent un impact fort sur l'agriculture. De la même manière, la pollution de la terre et de l'eau imputable aux activités de culture et d'élevage peut avoir des conséquences graves sur les communautés urbaines en l'absence de politiques adéquates de réparation des dommages.

Ces observations soulignent l'importance des performances de l'agriculture pour le reste de l'économie et vice versa. Mais il existe une raison encore plus fondamentale qui explique la différence de l'agriculture par rapport aux autres secteurs de l'économie. Il est possible de déplacer, plus ou moins facilement, la main d'œuvre et les capitaux d'une activité industrielle à une autre ou d'une activité de service à une autre et de revenir à la situation d'origine si les circonstances l'exigent. En revanche, une fois que la main d'œuvre a quitté l'agriculture, faire machine arrière est coûteux et extrêmement difficile. Tels le Nigéria dans les années 1970 et 1980, le Mexique dans les années 1970 et la Chine pendant la Révolution culturelle, de nombreux pays en ont fait l'expérience. Le déplacement intersectoriel de la main d'œuvre de l'agriculture vers le reste de l'économie constitue pratiquement un flux irréversible de ressources. Qu'elles soient autant sociales et culturelles qu'économiques, les causes de cette irréversibilité n'en sont pas moins puissantes.

Ce déplacement intersectoriel de la main d'œuvre génère des coûts sociétaux importants par migrant, liés à l'investissement dans des infrastructures supplémentaires en zones urbaines: nouveaux logements, adductions d'eau, égouts et réseaux de transports, entre autres. En outre, quand l'exode rural dépasse la capacité des villes à créer des emplois rémunérateurs, il provoque de graves problèmes sociaux. Une étude portant sur l'El Salvador a conclu que l'exode rural coûte au pays entre 159 et 189 millions de dollars par an en nouvelles infrastructures (routes, logements, eau potable, égouts et installations de génération d'électricité) et que ce coût serait beaucoup plus élevé si l'on tenait compte d'autres types de problèmes infrastructurels et sociaux. Les auteurs ont souligné que porter les infrastructures, y compris logements et routes, à un niveau convenable dans les zones rurales, si les migrants décidaient d'y rester, coûterait moins d'un dixième de cette estimation modérée2.

Par conséquent, une politique qui décourage prématurément l'agriculture et privilégie le développement des secteurs urbains peut avoir des effets irréversibles sur l'économie et la société et entraîner des coûts importants. Compte tenu de ce qui précède, la politique économique nationale doit étudier avec soin le rôle de l'agriculture dans les perspectives de développement de la nation et concevoir des politiques adéquates. Cela ne signifie pas qu'il faille subventionner l'agriculture aux dépens de la croissance des autres secteurs. En revanche, il faut s'efforcer de trouver un équilibre adéquat, en cohérence avec une évaluation précise des perspectives de croissance de l'agriculture.

Une autre raison d'élaborer un ensemble de politiques agricoles - une stratégie pour le secteur - est que, dans la plupart des pays, les institutions économiques sont en général moins développées, et les règles du jeu économique moins clairement exprimées, dans les zones rurales que dans les zones urbaines-industrielles. Il est vrai que l'environnement économique en milieu rural se prête peut-être moins bien aux exigences de la croissance économique. La dispersion géographique des agriculteurs, les carences du réseau routier et le manque d'autres infrastructures peuvent rendre l'accès des agriculteurs aux marchés incertain et coûteux et les banques ne possèdent pas toujours un savoir-faire suffisant en matière d'évaluation de projets agricoles ou connaissent mal leurs clients, pour ne mentionner que deux aspects de la vie économique où les campagnes présentent des faiblesses par rapport aux villes.

Dans certains cas, l'environnement économique rural est conditionné en partie par l'héritage historique d'une autre ère économique, par exemple propriété étatique généralisée des terres agricoles ou régimes fonciers ruraux archaïques. En revanche, la propriété foncière ou les baux de longue durée existent pratiquement partout en zones urbaines. Quelles qu'en soient les raisons, il existe des différences entre environnements économiques ruraux et urbains. Si la réforme des institutions économiques rurales dans le sens d'un renforcement de l'activité à caractère commercial et, dans le même temps, de l'éradication de la pauvreté, est généralement une entreprise à long terme, elle n'en est pas moins indispensable.

Il existe donc des raisons aussi nombreuses que convaincantes d'accorder une priorité élevée à l'élaboration de politiques agricoles adéquates. Celles-ci sont fortement interdépendantes. Ainsi, les politiques visant l'amélioration des filières de commercialisation sont en général liées aux politiques commerciales internationales, à la politique en matière de concurrence (appliquée à l'industrie agro-alimentaire) et à la politique financière rurale. Le renforcement des institutions financières rurales dépend à son tour fréquemment, au moins en partie, d'une plus grande sécurité de l'accès à la terre, etc. De ce fait, en agriculture, un programme de réforme de la politique doit souvent être exhaustif et traiter de politiques dans plusieurs domaines majeurs. D'où l'importance d'élaborer une stratégie agricole.

2.2 NATURE DES INSTRUMENTS DE POLITIQUE AGRICOLE

2.2.1 Types de politiques agricoles

Après le pourquoi de la politique agricole, vient la question de quoi s'agit-il? Le contenu d'une politique macroéconomique est clair. En font partie: déficit budgétaire, offre monétaire, instruments requis pour que ces variables atteignent leurs niveaux cibles, tels que dépenses gouvernementales et recettes de l'État, émission d'obligations, objectifs monétaires, taux d'intérêt, montant de la réserve, réglementation bancaire, etc. Et, dans de nombreuses économies, cours du change. En dépit de l'existence immémoriale de l'agriculture et des interventions gouvernementales dans ce secteur, il n'existe pas de consensus similaire sur la substance de la politique agricole.

Partout dans le monde, la conception de la nature de la politique agricole est en pleine évolution. Historiquement, l'un des principaux instruments de la politique agricole était la dépense publique. Dans tous les pays, des dépenses budgétaires ont été affectées au secteur agricole à diverses fins, dont, principalement, les infrastructures d'irrigation, de stockage, de transport et de commercialisation, la fourniture directe de crédit aux producteurs et les subventions au crédit privé, le financement de la recherche, de la vulgarisation et de la production de semences améliorées, le financement des déficits des programmes d'achats de céréales aux agriculteurs à des prix élevés et de vente aux consommateurs à des prix bas, ainsi que les paiements directs dans le cadre de programmes de mise en jachère ou d'autres programmes de soutien.

La seconde grande catégorie d'interventions de la politique a souvent pris la forme de contrôles, principalement des prix et des échanges commerciaux, mais parfois aussi de l'accès aux terres et à l'eau d'irrigation, ainsi que des niveaux de production eux-mêmes. Le recours à des prix de soutien et à des prix administrés pour les consommateurs et les producteurs a été pratiqué dans toutes les régions du monde, mais, s'il demeure monnaie courante en Europe, en Asie orientale et dans le Sud-est asiatique, il est en voie de disparition en Amérique latine et en Afrique et a reculé au Moyen-Orient. La troisième grande catégorie d'instruments de politique dans de nombreux pays a été la gestion directe de la production et de la commercialisation par le biais d'entreprises étatiques dans tous les secteurs, allant de collectifs de production, à des scieries et à des pêcheries en passant par des banques et des sociétés commerciales. Dans la plupart des parties du monde, la tendance est de réduire la propriété étatique des biens de capital du secteur, mais le rythme du changement varie selon les régions.

À présent que s'élargit le consensus international en faveur de la réduction générale de l'intervention directe des gouvernements dans l'économie, ainsi que des dépenses budgétaires, la question de la signification d'une politique agricole (et du rôle d'un Ministère de l'agriculture) se pose de manière encore plus aiguë. Elle prend un relief d'autant plus important que les niveaux de prix et les volumes d'échanges commerciaux réagissent essentiellement à la politique macroéconomique et à la situation des marchés internationaux. Quel domaine de compétence reste-t-il à un Ministre de l'agriculture, si ce n'est peut-être la direction des services de recherche et vulgarisation et la gestion des contrôles phytosanitaires? Plus précisément, comment définir un ensemble de politiques agricoles qui dynamise le taux de croissance du secteur ou augmente les niveaux de revenu des pauvres ruraux? Existe-t-il encore des degrés de liberté pour agir positivement au niveau du secteur, entre la politique macroéconomique et les programmes de terrain? Dans une économie libérale, l'expression politique agricole devient-elle un oxymoron?

En quelques mots, la réponse est que la politique agricole a un rôle très important à jouer dans tous les pays, mais qu'elle nécessite pour l'essentiel de nouvelles démarches. L'une de ses principales tâches est l'amélioration du fonctionnement des marchés de produits et de facteurs dans les zones rurales, en prêtant une attention particulière à l'accès des familles pauvres à ces marchés et aux conditions de leur participation. Si cela nécessite parfois d'investir dans les infrastructures, cela nécessite quasiment toujours des politiques appropriées. Les marchés de facteurs sont ceux de la terre, du capital financier, de la main d'œuvre et, dans certains cas, de l'eau d'irrigation et des caractéristiques environnementales. La participation des familles rurales aux marchés de la main d'œuvre, par exemple, est renforcée par les programmes de formation et de vulgarisation agricoles.

Aujourd'hui plus que jamais, il faut coordonner la politique agricole avec d'autres domaines de politique et les institutions qui en ont la charge: par exemple, avec la Banque centrale et le Ministère des finances pour la politique financière rurale, avec le Ministère de l'économie ou du commerce pour la politique commerciale agricole, avec le Ministère des finances pour les dépenses des programmes d'irrigation et de recherche et avec le Ministère de l'environnement et des ressources naturelles pour la politique d'irrigation. Dans la sphère gouvernementale, la politique de développement agricole concerne de plus en plus souvent de nombreux ministères et administrations.

De la même manière, pour bien concevoir et mettre en œuvre la politique agricole, il faut qu'y participent les institutions locales, les associations de producteurs, les associations d'utilisateurs de l'eau, les ONG, les agences régionales du Ministère de l'agriculture et autres organisations décentralisées. De plus en plus, le rôle de coordination de la politique devient central pour le Ministère de l'agriculture.

L'une des tâches principales de la politique agricole moderne consiste à promouvoir le développement d'institutions adéquates pour répondre aux exigences de croissance de l'économie rurale, depuis la commercialisation jusqu'à la fourniture de services agricoles et au financement de la production. Bien que, en toute logique, nombre de ces activités finiront à long terme par passer dans le secteur privé, le secteur public est fortement responsable de l'incitation à développer les capacités requises et de la supervision de leur mise en place, ainsi que de leur fonctionnement pendant une période initiale. Dans les économies où le gouvernement gérait le commerce des denrées alimentaires, par exemple, on constate souvent que le secteur privé n'est pas nécessairement prêt à prendre le relais et à assumer cette responsabilité du jour au lendemain. Il manquera peut-être de la capacité financière et du savoir-faire technico-commercial requis, et pourrait hésiter à entrer en lice, faute d'être convaincu que le gouvernement n'interviendra pas à nouveau.

Le développement d'une capacité institutionnelle passe par l'élaboration et le peaufinage des règles du jeu de l'économie de marché et l'incitation à les respecter. Dans les sociétés où l'état de droit est fragile dans les zones rurales, où les systèmes judiciaires sont faibles et où manquent les moyens d'assurer le respect des contrats, cette tâche cruciale pourra s'avérer très difficile. Elle prendra peut-être de nombreuses années, si ce n'est des décennies. Ce qui justifie d'autant plus qu'on lui accorde toute l'importance qu'elle mérite.

La politique agricole doit également veiller à ce que le cadre législatif soit propice au développement du secteur et à ce qu'il favorise l'activité économique au lieu de la gêner, tout en protégeant comme il convient les intérêts des producteurs, des consommateurs et de l'environnement. Cela peut nécessiter une révision approfondie de la législation existante, qu'il s'agisse du code du travail, du code du commerce, des lois protégeant les consommateurs, des lois foncières, des décrets sur la gestion des ressources et de nombreux autres types de législation.

Voici quelques exemples concrets d'instruments de politique agricole dans une économie de marché: droits de douane à l'importation; allègement des droits de douane sur les intrants des industries exportatrices; prix de soutien agricoles; certificats de dépôt pour financer le stockage des céréales par les petits agriculteurs; réglementation sur la qualité alimentaire; réglementation mandatant des enchères publiques pour les concessions forestières; licences de pêcheries; statuts des fonds d'investissement foncier; réglementation des systèmes d'enregistrement de titres fonciers; législation foncière; politiques relatives à la structure et au fonctionnement des services de vulgarisation agricoles; politiques visant à transférer la propriété et les responsabilités de gestion des réseaux d'irrigation aux associations d'utilisateurs; politiques de privatisation d'autres avoirs étatiques; lois sur la protection de l'environnement rural; politiques d'assistance alimentaire aux pauvres, et législation régissant les systèmes financiers ruraux. Cette liste pourrait être considérablement allongée, et diffère de pays à pays, puisque, au bout du compte, la démarche de politique agricole doit être en cohérence avec leur histoire, leurs traditions et leur politique économique globale.

2.2.2 Taxonomie des politiques agricoles

Compte tenu de la diversité des politiques agricoles, il peut s'avérer utile d'en passer les besoins en revue par rapport aux attentes du producteur. Pour obtenir de bons résultats, le producteur a besoin que soient réunies trois conditions élémentaires: mesures adéquates d'incitation à produire, sécurité de sa base de ressources (terres agricoles, eau) et accès aux marchés de produits et d'intrants, dont la technologie. Par conséquent, la politique agricole comprend trois grandes composantes:

Les frontières entre ces trois composantes ne sont pas nettement tranchées. Ainsi, les mesures de politique visant à améliorer les filières de commercialisation (l'accès) peuvent également augmenter les prix à la production (et relèvent donc alors de la politique de prix). Une conception élargie de la politique de ressources inclut le capital humain, qui nécessite impérativement des programmes d'éducation et de formation des populations rurales. Le rôle de la politique foncière est d'assurer la sécurité d'accès aux ressources foncières, qui peut être aussi importante que l'accès physique à la terre.

La plupart des catégories de politiques concernent l'ensemble, ou l'essentiel, du secteur et, en général, ne sont pas spécifiques à certains types de cultures. Autrement dit, il n'existe pas de politique du manioc, du maïs, de l'arachide, du millet ou de la banane plantain. Les bonnes politiques facilitent le travail de l'agriculteur, qui consiste entre autres à effectuer ses choix de cultures et d'élevage. Différencier des politiques selon les produits risque d'inciter à en cultiver certains plutôt que d'autres, et les gouvernements sont rarement les mieux placés pour choisir les cultures les plus prometteuses. Ces choix sont plus fiables lorsqu'ils sont le fruit de la situation des marchés et du bon sens des agriculteurs.

Il est cependant courant de mettre en place des programmes soutenus par le gouvernement pour les produits importants, par exemple: programme de rénovation des plantations de café, programme de développement de l'industrie laitière, programme d'amélioration du riz. Il s'agit là de l'un des moyens d'application des politiques.

2.2.3 Politiques, programmes et projets

Les programmes se caractérisent par une durée et des ressources limitées. Ils nécessitent la participation active du gouvernement (même si leur mise en œuvre est confiée contractuellement au secteur privé) et ils se terminent à l'expiration du financement. À l'inverse, les politiques sont permanentes, au moins jusqu'à leur remplacement par d'autres. Elles ne nécessitent pas toujours des dépenses du gouvernement. L'application d'une loi éliminant les barrières à l'importation, par exemple, ne nécessite ni dépenses, ni personnel. Elle est également permanente, sauf en cas de promulgation ultérieure de nouvelles lois limitant le libre échange. Même si les politiques ne représentent pas toujours un coût pour le gouvernement, elles en impliquent souvent un pour les utilisateurs des services publics, les producteurs en général, les agents de commercialisation, les consommateurs et d'autres groupes de l'économie. L'art de concevoir une politique consiste en partie à trouver l'équilibre entre son coût et ses bénéfices.

Les programmes sont constitués d'activités gérées directement (en général par un personnel nombreux), nécessitant des relations en face à face avec les agriculteurs, les institutions financières et d'autres agents économiques privés. À l'inverse, les politiques agissent souvent indirectement et définissent les règles du jeu économique par le biais de lois, de décrets et de réglementations; en principe, une poignée de spécialistes au sein d'un ministère suffit à appliquer nombre d'entre elles3.

Comme les programmes, les projets sont limités dans le temps et font appel à un personnel nombreux. En général, ils comportent une importante composante investissement. Ils utilisent le budget d'investissement du gouvernement, alors que les programmes se servent du budget de fonctionnement. Cependant, certains programmes comportant également des dépenses d'investissement, la distinction entre programmes et projets n'est pas toujours nette. Ceci est particulièrement vrai pour les programmes de formation, dont les dépenses de compte courant servent à créer du capital (humain).

L'application des politiques d'une stratégie nécessite souvent la mise en œuvre de programmes et projets. Si ceux-ci ne découlent pas directement d'une stratégie sectorielle ou sous-sectorielle, ils doivent en tous cas être en cohérence avec elle. Dans la hiérarchie des décisions gouvernementales, les programmes et les projets sont normalement subordonnés aux politiques et dérivés de ces dernières, lesquelles, à leur tour, sont souvent élaborées dans le cadre d'une stratégie. Dans le monde réel de la prise de décision, qui doit compter avec des acteurs nombreux aux intérêts conflictuels, les choses ne se passent pas aussi nettement, mais tenter de coordonner les politiques, les programmes et les projets peut en améliorer l'efficacité. Un investissement d'irrigation est plus productif s'il est accompagné d'une législation qui facilite la création et le fonctionnement d'associations d'utilisateurs de l'eau (chapitre 6). Un investissement dans l'élevage offre un rendement supérieur pour les agriculteurs si les systèmes financiers ruraux sont renforcés afin de pouvoir fournir en permanence les financements requis pour une bonne gestion des troupeaux (chapitre 7). Un programme de développement d'une collectivité gagne en efficacité si la politique a mis en place des mesures de décentralisation de la recherche agricole et favorise une démarche de recherche et de vulgarisation plus participative (chapitre 8).

2.3 OBJECTIFS DE LA POLITIQUE AGRICOLE

2.3.1 Objectifs nationaux et sectoriels

Les paragraphes précédents traitent du bien fondé et de la nature de la politique agricole. Il faut également aborder la question de ses objectifs. À quoi sert la politique agricole?

L'agriculture n'est pas un îlot dans l'économie. Son objectif ultime doit être de soutenir le développement national. En agriculture comme dans d'autres domaines, la politique économique répond à des impératifs nationaux et à une vision sociale et politique. Son but est de contribuer à atteindre des objectifs sociétaux qui ne sont pas seulement d'ordre économique. Par conséquent, une stratégie, ou un ensemble de politiques, doit se fonder sur la formulation d'objectifs larges, sociaux ou sociétaux, pour le secteur agricole et rural, liés fondamentalement à la promotion du développement humain. On peut dériver de cette finalité ultime des objectifs spécifiques au secteur agricole.

Dans la plupart des économies, l'agriculture contribue de deux façons particulièrement efficaces au développement humain: a) en assurant la satisfaction des besoins nutritionnels et autres besoins matériels élémentaires dans les régions rurales; et b) en contribuant indirectement à leur satisfaction dans les zones urbaines. Dans certaines économies en transition, les niveaux nutritionnels sont suffisamment élevés pour ne plus constituer une préoccupation, mais la satisfaction des autres besoins matériels pose un véritable problème, compte tenu de la pauvreté généralisée des régions rurales. Dans de nombreux pays en développement, les niveaux nutritionnels laissent encore à désirer pour une partie importante de la population rurale, bien qu'il faille reconnaître que la part de la population mondiale vivant dans la pauvreté a nettement baissé au cours des trois dernières décennies.

Quels sous-objectifs, s'ils sont atteints, permettront le mieux à l'agriculture d'atteindre ces objectifs? Dans de nombreuses régions du monde, l'augmentation des niveaux de production a longtemps été le but fixé au développement agricole. Cet objectif a souvent été réduit à l'augmentation progressive de la production des cultures d'aliments de base, en général les céréales et parfois les racines principales. Cependant, si l'augmentation de la production des aliments de base est importante, une cible physique de cette nature ne suffit pas pour atteindre l'objectif de développement humain ou même l'objectif d'augmentation des niveaux de bien-être matériel. La production à elle seule ne constitue pas nécessairement le meilleur indicateur de la condition économique des ménages ruraux. Le revenu est plus significatif, car il tient compte des prix payés aux agriculteurs et de leurs coûts de production. Plus pertinent encore, le revenu réel, qui ajuste les niveaux de revenus nets en fonction du taux d'inflation, mesure le pouvoir d'achat des ménages ruraux.

La meilleure contribution de l'agriculture à la satisfaction des besoins nutritionnels et autres besoins matériels de base, c'est l'augmentation du revenu des ménages agricoles. Cette contribution dépend elle-même de trois facteurs: production, prix réels à la production4 et emplois non-agricoles en zones rurales. Les prix réels échappent quasiment toujours au contrôle des agriculteurs eux-mêmes mais peuvent subir l'influence des politiques. La production est fonction de la superficie des terres cultivées (pâturages compris) et de la productivité (rendements à l'unité). A mesure que l'on atteint, et parfois dépasse, la limite des disponibilités en terres cultivables, dans de nombreux pays du monde, il faudra de plus en plus compter sur la technologie pour apporter les améliorations de productivité qui permettront d'augmenter la production.

La figure 2.1 illustre la hiérarchie des objectifs et des sous-objectifs du secteur agricole, y compris les contributions indirectes du secteur au développement des zones urbaines par l'apport de revenus en devises étrangères et par la création d'une demande pour des denrées alimentaires transformées et d'autres produits manufacturés5.

Il faut savoir que le niveau nutritionnel d'une famille rurale peut également dépendre du degré de contrôle qu'exercent les femmes sur la production. Les chapitres 5 à 8 présentent diverses modalités qui donnent aux femmes rurales les moyens d'agir.

2.3.2 Principes de la politique agricole

Outre l'identification des objectifs et des moyens de la politique, il faut également fonder le cadre stratégique sur des principes directeurs des actions de la politique. En d'autres termes, les objectifs de la politique ne seront pas poursuivis à n'importe quel prix. Les principes représentent des conditions ou limites pour les types d'actions - moyens – à employer pour atteindre les objectifs stratégiques.

Figure 2.1 Rôle des programmes agricoles dans le développement économique national

Figure 2.1

Cinq principes de base assurent la durabilité à long terme d'une stratégie agricole6:

Certains observateurs préféreront peut-être qualifier ces principes d'objectifs et ce choix est en partie une affaire de goût personnel. Selon la situation de chaque pays, il faudra peut-être aussi allonger la liste ci-dessus pour guider la formulation des stratégies et des politiques du secteur.

2.4 RÔLE DU GOUVERNEMENT

Au fil du temps, le consensus sur le rôle du gouvernement dans l'économie agricole a évolué et prône désormais une gestion moins directe des activités économiques, ainsi que le relâchement du contrôle des prix et des quantités des facteurs et de produits. Bien que le concept de «dysfonctionnement des marchés» dans le secteur privé soit reconnu depuis longtemps en économie, la prise de conscience d'un «dysfonctionnement des gouvernements» est devenue beaucoup plus forte. Pour une large part, le dysfonctionnement des gouvernements est imputable à des mesures institutionnelles d'incitation inadéquates et à des politiques budgétaires déficientes, mais il n'en est pas moins réel. La rotation rapide des Ministres de l'agriculture et des principaux membres de leur administration peut entraver gravement le processus d'élaboration et d'application de politiques cohérentes. D'un autre côté, le gouvernement est responsable de mobiliser le consensus sur les politiques de développement adéquates, et de les traduire en mesures concrètes. Il lui faut également corriger par des mesures indirectes les dysfonctionnements les plus flagrants des marchés.

Uma Lele, Robert Emerson et Richard Beilock, s'inspirant du travail de Joseph Stiglitz, ont bien résumé l'état du débat sur le rôle du gouvernement dans le développement agricole:

La nouvelle économie institutionnelle insiste sur l'importance de la nature des dispositions contractuelles, ainsi que sur la répartition des revenus et des richesses, en raison de leurs répercussions sur les incitations et les effets multiplicateurs de l'agriculture (Stiglitz, 19937) … Par conséquent, Stiglitz argüe que le conseil d'adopter les systèmes de marché est trop simpliste en présence de problèmes graves d'inégalité de distribution des terres, d'imperfection des informations et de marchés du risque lacunaires.… En dépit de ces risques, l'agriculture a moins bien fonctionné sous planification centralisée qu'en économie de marché, et ce pour de nombreuses raisons. Tout d'abord, confiés au secteur public, l'organisation et la gestion de l'agriculture, ainsi que les substituts institutionnels aux marchés, tendent à être mal préparés à réagir aux informations et aux incitations. Par ailleurs, l'information est souvent mal utilisée du fait, en partie, de relations hiérarchiques qui investissent du pouvoir de décision des responsables éloignés de l'activité économique. Le laxisme professionnel devient un problème majeur, le manque d'initiative tend à devenir la règle, les contraintes budgétaires se relâchent et la sécurité de l'emploi et des salaires fait paraître inutile une réaction rapide aux informations nouvelles et cruciales. Ainsi, la gestion par les pouvoirs publics tend à faire payer extrêmement cher la réduction des risques des agriculteurs.

Alors, quel rôle doit jouer un gouvernement qui n'intervient ni dans la production, ni dans la distribution? Les rôles du gouvernement non sujets à controverse sont suffisamment clairs: protéger les droits de propriété, faire respecter les obligations contractuelles pour encourager la concurrence, et fournir des biens publics tels que recherche agricole, technologie, informations et infrastructures. Ses rôles plus controversés sont la redistribution des avoirs par des moyens contraignants, la stabilisation des prix, l'absorption des risques et la fourniture de crédit. Si le gouvernement s'aventure sur des terrains où les marchés privés craignent d'aller, il doit procéder avec prudence et s'entourer de garde-fous considérables8.

Gale Johnson a clairement défini six domaines classiques où le gouvernement doit agir. L'un d'entre eux est la correction des dysfonctionnements du marché. Il demeure néanmoins prudent dans ses recommandations et insiste surtout sur l'action en matière d'éducation. Voici quelques extraits de ses remarques:

Fourniture de biens publics

… il existe certains biens et services qu'un marché concurrentiel ne va pas fournir, ou alors fournir insuffisamment. Il s'agit des biens publics dont la consommation n'est pas exclusive, tels que le maintien de la loi et de l'ordre, la protection des droits civils, la défense nationale, les parcs naturels, la recherche agricole et certaines formes de communication …

Les marchés concurrentiels ne sont pas toujours optimaux

Il … existe des biens et des services dont les sociétés pensent qu'ils ne seront pas fournis en quantités adéquates par les marchés concurrentiels du fait d'économies d'échelle (services publics) ou qu'ils ne seront pas utilisés en quantités socialement optimales par certains segments de la population. Ce second argument est avancé pour justifier l'enseignement primaire et secondaire gratuit …

Grâce au travail de pionnier de … Theodore W. Schultz (19649), le rôle important pour la croissance économique de l'investissement dans le capital humain est de plus en plus pris en compte. Il existe maintenant des preuves irréfutables que l'investissement dans le capital humain par le biais de l'accès universel à l'enseignement primaire et secondaire contribue à la croissance économique, tout en limitant ou en empêchant l'aggravation des inégalités. À cet égard, l'exemple de Taiwan et de la République de Corée est important pour les pays en développement. Ces deux nations ont mis l'accent très tôt sur l'accès de tous à l'enseignement primaire et secondaire. Non seulement elles ont connu une croissance rapide, mais aussi sans augmentation significative des inégalités.

Développement des infrastructures

Les infrastructures n'ont pas bénéficié de la même attention et des mêmes efforts dans les campagnes que dans les villes, en particulier dans les pays socialistes où l'indifférence au réseau routier a rendu inaccessibles un pourcentage élevé de villages et d'exploitations agricoles … pendant toute l'année ou presque, du fait du mauvais état des routes…

Soutien de la recherche

Les taux de croissance récents, sans précédents, de la production alimentaire dans les pays en développement doivent beaucoup à un bien public, la recherche agricole. Les preuves du rendement élevé de l'investissement dans la recherche agricole sont écrasantes (Evenson et al., 197910)…

Informations

L'information est indispensable au bon fonctionnement des marchés. Dans les économies en développement ou en transition, on ne peut s'attendre à ce que le système de marché en place fournisse une information convenable, et, malheureusement, on fait peu pour les fournir systématiquement, surtout dans les économies en transition…

Institutions

Les gouvernements doivent aussi agir pour limiter le rôle des monopoles, soit par une politique de concurrence positive (telle que la libéralisation du commerce international), soit par la réglementation lorsque la concurrence n'est pas une option viable … les monopoles publics peuvent s'avérer beaucoup plus puissants et dangereux que les monopoles privés les plus forts…

La définition claire et le respect des droits de propriété ont un rôle majeur pour générer les incitations qui conduisent à une agriculture performante… Il faut pouvoir faire respecter les droits attribués face à des actions arbitraires du gouvernement comme des entités privées11.

La définition des droits de propriété peut être élargie aux lois et réglementations qui garantissent les droits contractuels, telles que réglementation des entrepôts de douane, règles relatives aux poids et mesures sur les marchés, législation relative aux contrats de location de terres, ou à la supervision bancaire pour les institutions de microfinance. Ces mesures, et de nombreuses autres de ce type, visent à améliorer le fonctionnement des marchés ruraux.

Dans une économie moderne, les rôles du secteur privé et du gouvernement se complètent et la frontière entre eux n'est pas toujours bien nette. Comme l'a remarqué Stiglitz:

La nouvelle approche … voit gouvernements et marchés comme des compléments plutôt que des substituts. Elle n'a pour dogme, ni que le marché peut à lui seul conduire aux résultats désirés, ni que l'absence de marché, ou un autre dysfonctionnement du marché, nécessite que le gouvernement assume la responsabilité de l'activité concernée. Elle ne cherche même pas à savoir si une activité donnée relève du secteur public ou privé. En revanche, dans certains cas, elle voit le gouvernement aider à la création de marchés - comme l'ont fait de nombreux gouvernements d'Asie orientale pour des aspects clés du marché financier. Dans d'autres cas (tels que l'enseignement), elle voit le gouvernement et le secteur privé travailler ensemble, en partenaires possédant chacun ses responsabilités spécifiques. Dans d'autres encore (tels que la banque), elle voit le gouvernement fournir la réglementation essentielle au fonctionnement du marché…

Le gouvernement peut contribuer à la lutte pour l'égalité et contre la pauvreté, des politiques qui, en Asie orientale, ont contribué à la croissance… le rôle exact du gouvernement évoluera au fil du temps12.

Se plaçant d'un autre point de vue, Lawrence Smith a également souligné que la répartition des rôles entre secteurs public et privé n'est pas rigide:

La réforme para-étatique est souvent envisagée en termes de choix entre le secteur public et le secteur privé pour la fourniture des biens et des services. Cependant … il s'agit là d'une dichotomie erronée et stérile parce que la fourniture de n'importe quel bien ou service comporte quatre volets … à savoir:

Le point important est que, en théorie, toutes ces fonctions n'ont pas à être effectuées par la même organisation, voire par le même secteur de l'économie… Comme l'indique [la Banque mondiale]:

La production ou la commercialisation des semences par les services publics pourra constituer une première étape nécessaire pour montrer l'existence d'un marché et fournir les semences, en attendant le développement de sociétés semencières privées13.

… Il se peut que le gouvernement doive continuer à financer certaines activités, en totalité ou en partie, même si elles ne sont pas menées exclusivement par le secteur para-étatique. Par exemple, si l'industrie des semences s'intéresse principalement à la production de variétés à haut rendement de semences auto-pollinisées… les agriculteurs pourront conserver ces semences pendant plusieurs générations sans baisse majeure des rendements. Pour les semenciers, il est alors plus difficile de récupérer par les ventes l'intégralité du coût des semences améliorées … Sans subventions, l'industrie perdrait les bénéfices accrus qu'elle peut attendre de semences améliorées. Certes, ce financement pourrait être injecté par des sociétés privées, mais celles-ci risquent malgré tout d'hésiter à investir suffisamment dans ces activités, avec pour conséquence la nécessité d'une implication para-étatique permanente14.

Bardhan a souligné le rôle du gouvernement pour stimuler le développement agricole dans le contexte moderne, et décrit les problèmes que pose la décentralisation des fonctions gouvernementales:

Malgré toutes ses limitations, tant en termes de capacité administrative que de vulnérabilité face aux processus de capture de rente, l'État peut, à tout le moins, jouer un rôle catalyseur dans les étapes initiales en activant le financement agricole et se portant garant des risques (tout en évitant d'encourager la dépendance qui pourrait en résulter). Il peut prendre l'initiative de créer des bourses de produits, de produire et diffuser l'information, de permettre les contrats conditionnels et un arbitrage des conflits contractuels…

Après la réforme, l'investissement public en agriculture a fléchi dans de nombreux pays en développement. Étant donné les complémentarités évidentes existant entre l'investissement public et privé dans ce domaine, il n'est pas surprenant que l'investissement privé ait été lent à corriger cette déficience. De façon plus spécifique, la baisse de l'investissement public en matière de recherche et développement agricoles a provoqué, dans de nombreux pays, un ralentissement du progrès technologique dans l'agriculture. D'autre part, le fléchissement des investissements dans l'entretien et la réparation des systèmes d'irrigation et drainage et des chemins ruraux et dans la prévention de l'érosion du sol a compromis l'efficacité des investissements antérieurs dans le secteur agricole (des projections récentes de l'IFPRI pour la Chine suggèrent que chaque yuan investi dans les prochaines décennies en recherche et irrigation pourrait produire des bénéfices de 3,6 à 4,8 yuans). La question de l'investissement public revêt une importance croissante dans le cas de la recherche biotechnologique pour les cultures et l'élevage, ainsi que dans celui des cultures autochtones adaptées aux conditions locales (le sorgho en Afrique, le millet en Inde) – besoin qui ne sera probablement pas pris en compte par les compagnies multinationales de biotechnologie opérant sous licence…

En matière d'investissements publics en agriculture, on est passé d'investissements publics lourds dans de grands barrages … à une meilleure gestion locale des systèmes d'irrigation existants et à la réalisation de projets d'irrigation de moindre envergure et soumis à une forme ou une autre de contrôle par la communauté d'irrigants, afin d'améliorer l'efficacité des investissements. En comparant le mode de fonctionnement des bureaucraties de l'irrigation gravitaire en République de Corée et en Inde, Wade (199715) a conclu que le système en vigueur dans le premier pays était plus sensible aux besoins des agriculteurs locaux et, par conséquent, plus efficace. L'Inde possède, quant à elle, de grands systèmes de canaux contrôlés par des hiérarchies centralisées en charge de tout… Leurs modalités de fonctionnement … et leur source de financement … sont absolument insensibles au besoin de développer et tirer profit du capital social local16. En République de Corée, au contraire, un système de canaux est régi par plusieurs entités fonctionnelles séparées: les tâches de mise en place et d'entretien de routine … relèvent de la responsabilité des associations pour l'amélioration de la campagne (Farmland Improvement Associations), une par zone de captation, qui disposent d'un personnel formé d'agriculteurs locaux travaillant à mi-temps … possédant les connaissances pertinentes sur les conditions locales changeantes; salaires et budget dépendent en grande partie des droits d'utilisation payés par les agriculteurs et le fonctionnement fait appel à tout moment aux relations de confiance existant au niveau local.

Le même problème, manque de responsabilité face à la population locale, affecte la quantité, et surtout la qualité de la prestation des biens et services publics sur le plan local dans de nombreux pays en développement … Fisman et Gatti (199917) prouvent l'existence d'une corrélation négative à travers les pays entre la part sous-nationale des dépenses publiques totales et diverses mesures de corruption, après correction de l'impact d'autres facteurs, dont il ressort que la décentralisation peut contribuer à atténuer la corruption. Naturellement, les effets néfastes du manque de responsabilité envers le niveau local sur la qualité des biens et services se manifestent aussi par des pertes et par un mauvais ciblage des objectifs, moins tangibles encore que ce que peuvent révéler les mesures de la corruption.

Au-delà de l'impact de la responsabilisation envers la population locale en matière de qualité des services fournis par le secteur public, il est important de souligner qu'une organisation communautaire locale, à condition de compter sur des participants stables et des structures bien développées qui diffusent informations privées et normes parmi ses membres, peut être mieux à même de gérer les ressources en propriété collective…

Un sérieux problème qui entrave souvent les mécanismes décentralisés de gouvernance est lié aux conflits distributifs. Dans les zones où sévit une forte inégalité économique et sociale, la mainmise par les élites locales sur les organismes décisionnels locaux peut être sévère, et les groupes les plus pauvres et faibles de la population peuvent se voir gravement exposés à leur volonté et leurs abus … De même, la collusion entre les élites peut s'avérer plus facile à l'échelon local que national…18

À n'importe quel niveau, un gouvernement qui agit efficacement pour l'agriculture s'engage activement à développer ce secteur tout en demeurant conscient des limites de son action et du risque de créer de sérieuses distorsions de l'économie si les politiques ne sont pas bien conçues. C'est un gouvernement qui soutient intelligemment le développement en posant un diagnostic exact et sans cesse réactualisé des problèmes émergents et qui joue un rôle de facilitation ou d'habilitation de la croissance du secteur. C'est un gouvernement dont les institutions sont fortes et se sont développées à partir de l'expérience historique et du contexte social du pays. La plupart des gouvernements fournissent, comme le conseille Gale Johnson, des infrastructures, des services de recherche agricole et d'autres biens publics, mais le rôle légitime du gouvernement pour encourager le développement peut être envisagé de façon plus générale. Le point de vue de Dani Rodrik sur le rôle du gouvernement, la nature de ses institutions et le processus de réforme de la politique est éclairant:

[Il existe] cinq fonctions que les institutions publiques doivent remplir pour que les marchés fonctionnent correctement: protection des droits de propriété, réglementation des marchés, stabilisation macroéconomique, sécurité sociale et gestion des conflits. En principe, les configurations institutionnelles les plus diverses pourraient remplir ces fonctions. Nous devons considérer avec scepticisme l'idée qu'une institution observée dans un pays donné (comme les Etats-Unis d'Amérique, par exemple) serait le type le plus compatible avec le bon fonctionnement d'une économie de marché.

Si les réformes partielles et progressives ont souvent donné de meilleurs résultats, c'est parce que les programmes de réforme qui tiennent compte de l'existant institutionnel ont davantage de chances de réussir que s'ils croient pouvoir ériger du jour au lendemain de nouvelles institutions à partir de rien. Les enseignements et l'imitation de ce qui se passe à l'étranger sont des éléments importants pour la réussite d'une stratégie de développement. Mais les plans importés doivent être passés au crible de l'expérience locale et de la réflexion…

Le XXe siècle nous a enseigné que la réussite du développement passe par des marchés soutenus par des institutions publiques solides. Les pays industriels avancés d'aujourd'hui - Japon, Etats-Unis d'Amérique, nations d'Europe occidentale - doivent leur succès à l'élaboration de leurs propres modèles réalistes d'économie mixte. Si ces sociétés accordent toutes la même importance à la propriété privée, à une monnaie solide et à l'État de droit, elles divergent dans de nombreux autres domaines: leurs pratiques en matière de relations du travail, de sécurité sociale, de direction d'entreprises, de réglementation des marchés de produits et de fiscalité sont très différentes.

Tous ces modèles évoluent en permanence et tous ont leurs problèmes… Ce qui vaut pour les économies avancées d'aujourd'hui vaut également pour celles des pays en développement. Au final, le développement économique est le fruit d'une stratégie nationale et non pas du marché mondial. Les responsables des pays en développement doivent éviter les effets de mode, prendre du recul par rapport à la mondialisation et aux schémas qui en émanent19, se concentrer sur la construction des institutions nationales. Ils doivent avoir davantage foi en eux.

2.5 MISE EN ŒUVRE DES STRATÉGIES ET DES POLITIQUES

On a vu, dans la discussion précédente, de nombreux types de preneurs de décision intervenir dans le développement agricole. Outre l'unité décisionnelle de base, le ménage paysan, ces décideurs comprennent toutes sortes d'associations villageoises ou de producteurs (un réseau souvent désigné comme le «capital social»), d'entreprises locales ou étrangères, d'organisations non gouvernementales (ONG), d'instances de gouvernement local ou provincial, d'agences décentralisées, ainsi que le gouvernement national et les organisations internationales de développement. On reconnaît de plus en plus que la prise de décision doit être déléguée au niveau hiérarchique le plus bas possible, c'est à dire le niveau le plus proche de ceux qui sont concernés par cette décision. Ceci améliore la responsabilisation des prises de décision. Cependant, des exceptions se justifient lorsque la force et l'impartialité supposée du gouvernement central sont requises pour faire pièce à la pression des élites locales installées dans les gouvernements locaux et autres organismes. Dans de tels cas, par exemple pour la perception des taxes locales, le gouvernement central peut avoir à agir en parallèle avec les institutions locales de gouvernement.

Mettre en œuvre une stratégie demande l'assentiment et la participation active de multiples catégories de décideurs. C'est normalement le gouvernement central qui a la responsabilité de diriger la manœuvre; mais il lui faut agir en coordination avec les décideurs locaux. Que ce soit dans le cadre d'un gouvernement central ou provincial, il n'existe que cinq manières de mettre en œuvre les décisions de la politique:

La mise en œuvre peut faire appel simultanément à plusieurs de ces filières, comme dans le cas de programmes qui requièrent à la fois des dépenses d'investissement et de fonctionnement et sont soutenus par de nouveaux décrets administratifs. Mettre en œuvre la politique est une entreprise de grande envergure, un défi que l'on sous-estime parfois. Pour réussir, il faut conviction, consensus et coordination. Conviction de la part des réformateurs, car le chemin de la mise en œuvre est semé d'obstacles. Consensus entre les organismes publics et, avant tout, avec le secteur privé et les centres locaux de décision, car sans leur soutien actif, il est difficile de mettre pleinement en œuvre les réformes de la politique. Coordination avec les organismes internationaux qui soutiennent l'effort de développement, mais aussi coordination des réformes et des efforts de mise en œuvre, pour assurer la cohérence de bout en bout et respecter le rythme du calendrier de réforme.

Roger Douglas a été Ministre des finances de la Nouvelle-Zélande entre 1984 et 1988, à l'époque où ce pays conduisit un programme de réforme structurelle largement salué comme une réussite. Il a commenté ainsi le besoin d'agir rapidement dans un programme de réforme: «La rapidité est essentielle. On ne peut avancer trop vite. Appliquer le programme prendra plusieurs années, même à vitesse maximum… Avancez trop lentement et le consensus qui soutient la réforme risque de s'effondrer avant que les résultats ne se fassent sentir… C'est l'incertitude, et non la rapidité, qui met en danger les programmes de réformes structurelles» (The Wall Street Journal, 17 janvier 1990).

Le consensus et la coordination nécessitent souvent d'entreprendre des négociations approfondies avec les groupes d'intérêts intérieurs et extérieurs au secteur, ainsi qu'avec les organismes internationaux. Ce processus ajustera la stratégie aux réalités politiques. Mais plus la vision initiale aura été claire, plus les justifications techniques auront été convaincantes et plus les chances seront grandes que les orientations principales de la stratégie - au moins certaines d'entre elles - en émergent intactes. En fin de compte, ce sont les autorités politiques du pays, exécutives et législatives, qui définiront, en négociation avec le secteur privé, la société civile et les organismes internationaux, les grandes lignes de la stratégie de développement du pays. Mais l'effort d'élaborer une stratégie coordonnée et cohérente, en y faisant participer un grand nombre de ces acteurs, peut élever le niveau du débat national sur les options de la politique et déboucher sur l'amélioration de celle-ci. Les démarches d'une formulation participative de stratégie sont examinées au Chapitre 9.

Pour mettre en œuvre la stratégie, on a fréquemment recours, au niveau central, à l'élaboration de plans annuels. Ce type de plans coordonne les budgets de fonctionnement et d'investissement du gouvernement, ainsi que les activités de mise en œuvre de tous les organismes publics ou privés concernés.

Même la plus simple des réformes nécessite en général au moins dix étapes principales, parfois même jusqu'à trente. Il faut donc que les plans de mise en œuvre fixent les responsabilités et les échéances et surveillent étroitement l'avancement. La complexité de la mise en œuvre est une raison importante de faire avancer le processus le plus rapidement possible, tout en assurant la coordination avec l'ensemble des intéressés.

Les frontières entre conception, diffusion (parvenir au consensus) et mise en œuvre de la politique sont floues. Une diffusion efficace est essentielle pour que les nouvelles politiques prennent effet et, pendant cette phase, la remontée d'informations modifie souvent la conception des politiques. En général, on identifie les six étapes suivantes pour la phase de diffusion/mise en œuvre, c'est-à-dire après la proposition de conception initiale de la réforme de la politique:

À chacune des cinq premières de ces étapes, la conception de la politique elle-même est sujette à modification, à mesure que les propositions sont confrontées à la réalité.

En dépit de la souplesse que cette adaptation de la conception nécessite, il est important de maintenir dans le temps une cohérence conceptuelle par rapport aux grandes lignes des réformes proposées. L'incertitude quant aux orientations de base d'une stratégie de développement décourage le consensus, affaiblit les perspectives de mise en œuvre et risque également de décourager l'investissement et la production dans le secteur.

La mise en œuvre d'une politique est une tâche ardue, qui requiert une réflexion attentive et une démarche systématique. La capacité de mise en œuvre est souvent une ressource très rare dans le secteur public. Sans réussite de la mise en œuvre, même les politiques les mieux conçues ne servent à rien.

POINTS IMPORTANTS DU CHAPITRE 2

  1. Les stratégies peuvent fournir des cadres utiles pour les réformes de politiques. Une stratégie présente à la fois une vision du futur du secteur et un itinéraire pour y arriver. Les investissements du secteur public sont un des moyens pour la mise en œuvre des stratégies, mais, de plus en plus, celles-ci se concentrent sur des questions relatives aux institutions, au cadre juridique, au fonctionnement des marchés et aux dotations en ressources. Une stratégie doit tenir compte à la fois des objectifs d'équité et d'efficacité.

  2. On se demande parfois pourquoi une politique agricole est nécessaire - en quoi l'agriculture est-elle un secteur à part des autres secteurs de l'économie? Une justification traditionnelle est la taille du secteur agricole. Dans la plupart des pays en développement, c'est le plus grand donneur d'emplois, il gagne à lui seul le plus de devises étrangères, et il est bien souvent plus important que le secteur industriel. Il exerce aussi une forte pression sur les ressources naturelles de base d'un pays, c'est-à-dire l'eau et les sols. Une autre justification fondamentale pour une politique agricole est que les transferts de main d'œuvre rurale provenant de l'agriculture représentent des flux essentiellement irréversibles de ressources dans l'économie. Négliger l'agriculture peut ainsi provoquer des changements structuraux permanents et parfois indésirables. D'un autre point de vue, les institutions économiques sont généralement bien moins développées en milieu rural qu'en ville, et c'est pourquoi une attention politique spéciale est requise pour les renforcer.

  3. De plus en plus, les instruments de politique agricole deviennent indirects et de nature multisectorielle. Les gouvernements sont désormais moins directement impliqués dans les activités de production et de commercialisation, mais par contre plus soucieux d'assurer le bon fonctionnement des marchés de facteurs et de produits dans les zones rurales, et le bon développement des institutions économiques. C'est pourquoi le rôle régulateur et législateur de la politique a gagné en importance.

  4. Les principaux domaines d'une politique de croissance agricole, y compris la contribution des politiques macro-économique et relatives aux autres secteurs, incluent: (1) les politiques qui influencent les prix relatifs; (2) les politiques des ressources humaines et naturelles; et (3) les politiques d'accès aux marchés d'intrants et de produits et à la technologie agricole.

  5. Les programmes et investissements du secteur public donnent leurs meilleurs résultats quand ils sont élaborés dans le contexte d'une stratégie ou d'un cadre de politiques. Ce sont des moyens de mise en œuvre des politiques.

  6. L'objectif fondamental d'une politique agricole n'est pas d'accroître la production, mais bien le développement humain, en aidant à résoudre les besoins humains essentiels. L'augmentation du revenu des ménages ruraux est la clé qui favorise la réalisation de cet objectif, et ceci, à son tour, requiert qu'une importance particulière soit donnée à l'augmentation de la productivité et à des prix réels au producteur convenables.

  7. Les principes qui sous-tendent une bonne politique agricole incluent la viabilité économique (en générant des avantages réels), la viabilité sociale (en réduisant la pauvreté), la viabilité fiscale, la viabilité institutionnelle et la viabilité environnementale.

  8. Le rôle du gouvernement a beaucoup évolué ces dernières décennies. Il est devenu plus indirect qu'auparavant, mais il n'en est pas moins puissant. Le consensus est que les responsabilités gouvernementales incluent la fourniture de biens publics, la définition et la protection des droits de propriété (de toutes sortes), la promotion de la compétition, ainsi que l'amélioration du fonctionnement des marchés par la réglementation et le développement institutionnel, la fourniture d'une protection sociale, et la stabilisation économique. Parfois, l'amélioration du fonctionnement des marchés requiert des politiques qui facilitent une meilleure gestion des risques. On admet aussi que la résolution de conflits est un rôle important pour le gouvernement. Plus controversée, mais encore acceptée en certaines circonstances, est la redistribution des avoirs entre les couches économiques. Dans de nombreux cas, le gouvernement est le mieux placé pour promouvoir et financer des activités, laissant leur mise en œuvre et gestion au secteur privé ou aux organisations non gouvernementales.

  9. Dans le domaine du développement agricole, les décideurs relèvent de multiples catégories et on les retrouve dans les organisations locales, le monde des affaires, les Organisations non gouvernementales, les agences locales et décentralisées de gouvernement ainsi que les gouvernements centraux. Les Agences internationales de développement sont aussi fréquemment des centres de décision.

  10. Au niveau du gouvernement central, la mise en œuvre de la politique passe par cinq filières: nouvelle législation, décisions et décrets administratifs, projets (dépenses imputables au budget d'investissement), programmes (dépenses du budget de fonctionnement) et mise en œuvre volontaire par le secteur privé et la société civile. La mise en œuvre est une tâche énorme qui requiert conviction, consensus et coordination. Les plans de mise en œuvre et le suivi sont des éléments essentiels à la réussite de la mise en œuvre.

1 Dans certains contextes, l'usage des termes «stratégie» et «politique» est inversé, si bien que le concept le plus vaste s'appelle une «politique agricole» et qu'il comprend des «stratégies opérationnelles» dans chaque domaine. Le point important est qu'un document global de stratégie ou de politique doit contenir à la fois une vision pour le secteur et les instruments concrets d'action gouvernementale requis pour la mettre en œuvre.

2 Roger D. Norton et Amy L. Angle, La agricultura salvadoreña: políticas económicas para un macro sector, FUSADES, San Salvador, El Salvador, 1999.

3 À noter que le mot programme est parfois utilisé au sens, différent, de programme de politique ou ensemble de politiques en interrelation.

4 Les prix agricoles réels, et les revenus réels, sont les prix et les revenus agricoles déflatés par l'indice des prix de l'ensemble de l'économie. Ainsi, les prix réels à la production mesurent les prix à la production par rapport aux autres prix de l'économie.

5 Cette figure est extraite de R. D. Norton, Integration of Food and Agricultural Policy with Macroeconomic Policy: Methodological Considerations in a Latin American Perspective, FAO, Développement économique et social, document № 111, Rome, 1992.

6 Ces principes ont été appliqués, par exemple, dans l'élaboration de la Stratégie de développement national du Guyana et de la Stratégie nationale pour le développement d'une agriculture durable de l'Estonie.

7 Joseph E. Stiglitz, Incentives, Organizational Structures and Contractual Choice in the Reform of Socialist Agriculture, dans: A. Braverman, K. M. Brooks et C. Csaki, The Agricultural Transition in Central and Eastern Europe and the Former U.S.S.R., Banque mondiale, Washington, D.C., 1993.

8 Uma Lele, Robert Emerson et Richard Beilock, Revisiting Structural Transformation: Ethics, Politics and Economics of Underdevelopment, dans: G. H. Peters et D. D. Hedley, éd., Agricultural Competitiveness: Market Forces and Policy Choice, Comptes rendus de la 22émeConférence internationale des économistes agricoles, Association internationale des économistes agronomiques, Dartmouth Publishing Company, Aldershot, Royaume-Uni, 1995, pages 183–184.

9 Theodore W. Schultz, Transforming Traditional Agriculture, Indiana University Press, Bloomington, 1964.

10 R. Evenson, P. E. Waggoner et V. W. Ruttan, Economic Benefits from Research, Science, vol. 205, 1979, pages 1101–1107.

11 D. Gale Johnson, The Limited but Essential Role of Government in Agriculture and Rural Life, Elmhirst Memorial Lecture, dans: G. H. Peters et D. D. Hedley, éd., Op. cit., Comptes rendus de la 22éme Conférence internationale des économistes agricoles, Association internationale des économistes agronomiques, Dartmouth Publishing Company, Aldershot, Royaume-Uni, 1995, pages 16–18.

12 Joseph E. Stiglitz, An Agenda for Development in the Twenty-First Century, discours de politique générale dans: Boris Pleskovic et Joseph E. Stiglitz, éd., Annual World Bank Conference on Development Economics, 1997, Banque mondiale, Washington, D.C., 1998, pages 22–23.

13 Operations Evaluation Department, The Seed Industry in South Asia, Banque mondiale, Washington, D.C., 1996.

14 Lawrence D. Smith, Agricultural Parastatal Reform, document préparé pour la Division de l'assistance aux politiques, FAO, 31 août 1998, pages 7–8 (souligné dans l'original).

15 R. Wade, How infrastructure agencies motivate staff: canal irrigation in India and the Republic of Korea, dans: A. Mody, éd., Infrastructure Strategies in East Asia, Economic Development Institute, Banque mondiale, Washington, D.C., 1997.

16 Note de l'auteur: Voir, cependant, l'expérience de décentralisation de la gestion d'un grand nombre de réseaux d'irrigation en Andhra Pradesh, décrite au chapitre 6, où le thème de la gestion locale de l'irrigation est traité en profondeur.

17 R. Fisman et R. Gatti, Decentralization and corruption: evidence across countries, Banque mondiale, document de travail, Washington, D.C., 1999.

18 Pranab Bardhan, Institutions, réformes et performances de l'agriculture, dans: Kostas G. Stamoulis, éd., Alimentation, agriculture et développement rural: Problèmes actuels et émergeants en matière d'analyse économique et de recherche de politiques, FAO, Département économique et social, Rome, 2001, pages 155–158.

19 Dani Rodrik, Development Strategies for the 21st Century, dans: Boris Pleskovic et Nicholas Stern, éd., World Bank Annual Conference on Development Economics, 2000, Banque mondiale, Washington, D.C., 2001, pages 87, 105–106 [souligné par nous].


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