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La perception publique des forêts comme moteur de changement: le cas du Kenya

M.K. Gachanja

Michael Kiama Gachanja est coordonnateuAr du Groupe de travail sur les forêts du Kenya, Nairobi (Kenya).

Au Kenya, le public est conscient des fonctions vitales des forêts, et ses protestations ont servi à mettre fin aux projets privés d’urbanisation dans les forêts classées.

Au cours de ces dernières années, l’utilisation des forêts classées du Kenya pour des usages autres que la foresterie a suscité la désapprobation populaire et déterminé de la part du public un surcroît d’appui à la conservation des forêts. En effet, les gens ont commencé à se rendre compte de l’amenuisement de la superficie des forêts classées (estimées aujourd’hui à 2 pour cent du territoire national) et des retombées de la perte de couvert forestier. Ces préoccupations étaient notamment dues à la croyance généralisée que la dégradation des forêts était responsable de la sécheresse dévastatrice des années 1999/2000, et au sentiment que la perte continue de forêts aurait appauvri ultérieurement le pays. Les Kényens comprennent les fonctions vitales que remplissent les forêts dans l’approvisionnement en eau et en électricité. Quelque 70 pour cent de l’électricité du Kenya est d’origine hydrique et dépend donc de l’existence des forêts.

Les protestations du public ont été déterminantes: les activités privées ont été interrompues dans les forêts classées, qui étaient «allouées» – autrement dit retirées de la protection – et cédées à des entrepreneurs malgré les proscriptions. Deux cas ont été particulièrement controversés: un projet de construction de logements qui devait être mis en œuvre dans la forêt de Karura à Nairobi en 1998 et la mise hors protection de plus de 67 000 ha de terres boisées dans 12 forêts du pays en 2001. Ces deux projets ont été, dans une large mesure, arrêtés grâce aux protestations du public. La participation publique a également hâté la préparation d’une nouvelle loi forestière et l’application de mesures visant à ralentir la dégradation des forêts dans le pays.

Les gens ont désormais leur mot à dire dans la prise de décisions forestières grâce notamment aux activités des organisations non gouvernementales (ONG) et des mouvements de la société civile. Leurs efforts ont été coordonnés par le Groupe de travail sur les forêts du Kenya (KFWG), qui réunit toutes les parties intéressées aux forêts et à leur conservation et gestion – y compris les ONG, les spécialistes du Gouvernement et les citoyens concernés – en un dialogue régulier. Les participants comprennent des pastoralistes, des groupes d’ornithologues amateurs, des fonctionnaires du Gouvernement, y compris les membres du Département des forêts et du Service de la faune sauvage du Kenya (KWS). En s’employant à promouvoir la mise en vigueur des lois et règlements, le Groupe de travail sur les forêts et ses membres ont mobilisé un appui public vigoureux qui a permis d’améliorer la gestion des ressources forestières du pays.


LES RESSOURCES FORESTIÈRES DU KENYA

Les forêts sont parmi les ressources naturelles les plus importantes du Kenya. Elles conservent l’eau et le sol, améliorent l’agriculture et servent de réservoirs à la diversité biologique. Elles fournissent des produits pour une grande variété d’usages et sont une source de revenu pour les particuliers, les collectivités, le secteur privé et l’ensemble de la nation. Elles offrent des matériaux de construction aux populations rurales, du bois de résineux aux industries de transformation, de l’énergie (90 pour cent de l’énergie consommée par les familles), du fourrage et des fruits. Il est estimé que la foresterie et les industries de transformation du bois assurent un emploi direct à 35 000 personnes (Gathaara, 1999). Les forêts font dès lors partie intégrante du développement national.

Bien qu’il soit estimé que les produits et services procurés par les forêts contribuent pour 90 millions d’euros environ à l’économie, et que le secteur forestier emploie 50 000 personnes directement et 30 000 personnes indirectement, les forêts tendent à être sous-estimées (Emerton et Karanja, 2001) et sont, de ce fait, souvent mal gérées.

Malgré les changements survenus dans la société kényenne et les nouvelles méthodes de gestion des ressources naturelles, les décisions concernant les forêts se fondent encore sur une politique formulée en 1957. Cette politique, légèrement révisée en 1968, se concentrait sur la protection des bassins versants et sur la production de bois, avec un contrôle vigilant du Gouvernement (Ministère de l’environnement et des ressources naturelles, 1994). Au titre de cette politique, les utilisateurs des ressources naturelles sont exclus de la prise de décisions concernant les changements dans l’affectation des forêts, qui souvent ne favorise pas les intérêts des collectivités locales. La mauvaise gestion permet le retranchement non autorisé de terres boisées – exclusion de zones forestières du domaine forestier national – qui sont destinées aux établissements humains et à d’autres usages. Entre 1994 et 1999, on avait réalisé ou envisagé le retranchement de 55 700 ha (Njuguna, Mbegera et Mbithi, 1999). La gestion inadéquate des ressources forestières a contribué à une perte économique considérable qui a été l’un des catalyseurs de la réaction du public.


LES DÉBUTS DES INQUIÉTUDES PUBLIQUES

Les inquiétudes du public concernant la gestion des forêts ont été suscitées en 1995 par la proposition d’allouer certaines parties de la forêt côtière d’Arabuko Sokoko, mondialement renommée pour la diversité de ses espèces d’oiseaux, à l’établissement de paysans apparemment sans terre. Ces allocations pourraient avoir ouvert la voie à la destruction de 5 000 ha de forêts, et n’étaient conformes ni aux recommandations du Plan-cadre pour les forêts du Kenya de 1994 (Ministère de l’environnement et des ressources naturelles, 1994) ni au rapport de 1996 de l’Union mondiale pour la nature (UICN) qui préconisait la fin des déboisements au Kenya (UICN, 1996). Le public se rendait compte que, d’une manière générale, ces allocations auraient favorisé quelques personnages puissants qui auraient tiré profit de la terre soit en la vendant, soit en l’exploitant pour accroître leur pouvoir politique.

Les protestations du public qui ont fait suite à ces propositions ont mis fin aux allocations de parties de la forêt d’Arabuko Sokoko. Le public reconnaissait que le déboisement dans les parties allouées de cette forêt aurait un impact négatif sur la diversité des oiseaux vivant dans la forêt (dont certains sont rares et menacés) et sur son potentiel d’écotourisme. La forêt d’Arabuko Sokoko se situe à proximité de l’un des principaux objectifs touristiques du pays – la ville côtière de Malindi. Avec le soutien des ONG, les membres du Groupe de travail sur les forêts ont rassemblé les signatures de tous ceux qui s’opposaient aux allocations proposées et les ont présentées au Gouvernement qui a abrogé le projet de changement des limites forestières.

Après le cas de la forêt d’Arabuko Sokoko, la moitié des 1 063 ha de la forêt Karura (une forêt urbaine) a été cédée à des entrepreneurs privés entre 1996 et 1998. Située dans la capitale, la forêt de Karura est un refuge vital pour les citadins. Les habitants craignaient le défrichement d’une forêt si importante pour le bassin versant et comme lieu de relaxation, de récréation et d’éducation de la population de Nairobi. La révélation rendue publique par les résidents des forêts adjacentes de la menace pesant sur la forêt de Karura a déterminé des démonstrations, des réunions publiques de prières et des rencontres avec les entrepreneurs pour exhorter le Gouvernement à mettre fin aux allocations. Grâce à ces démonstrations, dont certaines ont culminé dans la destruction des biens des entrepreneurs, il a été possible de donner un coup d’arrêt à la promotion immobilière de cette zone en 1999.

Aux efforts déployés par les résidents locaux pour sauver la forêt de Karura ont participé un grand nombre de partisans, y compris l’Architectural Association of Kenya, l’Environment Trust of Kenya, le National Council of Churches of Kenya, des partis de l’opposition, la Kenya Human Rights Commission, la Law Society of Kenya et un grand nombre de chefs politiques et religieux. Les résidents et leurs partisans ont organisé plusieurs séances de plantation d’arbres pour exprimer leurs droits et leur intention de protéger leurs ressources naturelles. Grâce à la mobilisation des résidents, des écologistes, des églises, des organisations, des étudiants et du secteur privé, certains des entrepreneurs déjà sous contrat pour la construction de logements dans la zone se sont retirés, prétextant qu’on leur avait assuré fallacieusement que les parcelles en question ne faisaient pas partie de la forêt de Karura.

Dans les deux cas décrits ci-dessus, le débat public associé à l’éducation civique et aux activités des médias ont sensibilisé les gens au rôle des forêts dans l’économie nationale et à leur sens de propriété du patrimoine naturel du pays.


PROTESTATIONS PUBLIQUES POUR L’ALLOCATION DE NOUVELLES FORÊTS

Des avis annonçant que 67 185 ha devaient être retranchés du domaine forestier de l’Etat ont été publiés dans la gazette officielle du Kenya le 19 octobre 2001, à la suite de la déclaration de ces intentions publiée dans celle du 17 février 2001. Ces mesures se justifiaient d’une part parce que dans ces forêts s’étaient établis des squatters et, par définition, elles ne pouvaient être considérées comme des forêts et, d’autre part, parce qu’il était envisagé de les affecter à l’établissement de populations sans terre.

Avec l’appui du Programme des Nations Unies pour l’environnement (PNUE), le Groupe de travail sur les forêts a réalisé des levés aériens des terres en question, et a photographié certaines zones. Les images ont montré clairement au public et au Gouvernement que la plupart des forêts déclassées étaient en fait intactes.

Au moins 12 forêts auraient été touchées par les décisions. Les retombées auraient été particulièrement graves pour deux des cinq principaux bassins versants de la zone: le Mau Escarpment et le mont Kenya. Quinze pour cent du complexe de forêts du Mau, qui embrasse le bassin versant sur près de la moitié du cours des grands fleuves du Kenya à l’ouest de la vallée du Rift (voir la carte p. 62), devaient être retranchés. Les zones désignées de la forêt de ces deux «châteaux d’eau» représentaient 7 pour cent de la forêt restant dans les cinq bassins versants.

Les conséquences pour la faune sauvage et le tourisme auraient aussi été très graves. Ces retranchements auraient affecté tant la quantité que la qualité de l’eau coulant dans le lac Nakuru, nuisant ainsi aux disponibilités alimentaires du lac et menaçant la concentration de flamants nains la plus importante du monde. Le lac Nakuru est protégé au titre de la Convention de Ramsar. Sa valeur comme l’un des parcs les plus populaires du Kenya, le deuxième revenu le plus élevé, disparaîtrait peut-être avec les flamants. Les eaux du fleuve Mara qui arrosent les réserves cynégétiques mondialement renommées de Masaai Mara et Serengeti, auraient aussi été touchées. Le principal bassin versant boisé du fleuve Mara s’est réduit passant de 752 km2 in 1973 à 493 km2 en 2000, et il a été prédit que les effets d’un déboisement ultérieur dans le bassin versant – irrigation intensifiée et dérivation de l’un des affluents du fleuve Mara – diminueraient à l’avenir le débit du fleuve qui descendrait à des niveaux inférieurs à la consommation d’eau dans le Serengeti pendant les périodes de sécheresse (Gereta et al., 2002).

Les retranchements proposés ont été accueillis par un barrage de plaintes publiées dans les journaux locaux et exprimées lors des réunions dans tout le pays sur une échelle sans précédent au Kenya. Ces intentions ont poussé le groupe écologiste international Action for Endangered Species à retirer un prix international qu’il se proposait de présenter au Gouvernement kényen en mars 2001 pour sa prise de position en 2000 contre la reprise du commerce mondial de l’ivoire. Dans les 14 jours qui ont suivi l’annonce, 28 148 signatures de particuliers s’opposant aux retranchements avaient été réunies. En avril 2002, quelque 200 000 signatures avaient été recueillies et présentées à l’un des comités parlementaires s’occupant de l’environnement. Les retranchements ont été dénoncés aussi dans les instances publiques. Le Groupe de travail sur les forêts a lancé une intense campagne publicitaire pour mobiliser l’appui. Des émissions-débats ont été tenues à la télévision et à la radio, et des tracts et autres matériels publicitaires ont été distribués. Le Groupe et ses membres ont demandé aux agences et donateurs bilatéraux de recourir à tous les moyens disponibles pour exercer leur pression sur le Gouvernement afin qu’il révise sa décision. Les églises et d’autres organisations religieuses se sont jointes à l’effort général, s’employant à sensibiliser leurs fidèles à la menace pesant sur cette ressource naturelle.

La protestation du public déclenchée par les informations a conduit à des protestations et objections sans précédent, aussi bien officielles qu’informelles. Les ONG, les organisations communautaires et le secteur privé s’opposaient aux retranchements, mettant en évidence les conséquences de la perte de forêts et la violation des lois kényennes et internationales. Les retranchements étaient contraires aux recommandations des plans gouvernementaux publiés et auraient enfreint les accords internationaux ratifiés par le Kenya (qui comprenaient la Convention sur la diversité biologique, la Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques, la Convention de Ramsar et la Convention pour la protection du patrimoine mondial culturel et naturel).

Le Gouvernement ayant laissé entendre qu’il n’aurait pas cédé, des procès ont été entamés. L’un d’eux, présenté par un avocat écologiste, a été rejeté sous prétexte d’erreurs de procédure. Trois autres ont été présentés par la communauté Ogiek (descendant des habitants aborigènes de l’une des forêts du complexe du Mau); par cinq ONG et l’écologiste Wangari Mathaai (actuellemennt Ministre adjoint du Ministère de l’environnement) et par la East African Wildlife Society, l’Environmental Liaison Centre Internatinal, la Kenya Alliance of Residents Association et la Law Society du Kenya. Ces trois derniers procès ont empêché le Gouvernement d’altérer, de diminuer, d’aliéner, de défricher ou d’allouer à des entrepreneurs privés, ou à qui que ce soit, des parties retranchées de la forêt jusqu’au moment où les procès auraient été instruits et résolus.

La surveillance de la gestion des ressources forestières de la part du public a déterminé des changements positifs. Bien qu’une solution durable reste encore à trouver, probablement par la mise en vigueur du nouveau code forestier, le Gouvernement a pris des mesures pour réduire la dégradation étendue des forêts du pays. Ces mesures comprennent des changements dans le personnel du Département des forêts, l’interdiction de récolter certaines essences exotiques et indigènes, la préparation d’un nouveau projet de loi pour remplacer l’ancien code forestier désormais périmé, et plus récemment, le recrutement de personnes qui se sont opposées aux retranchements. La publicité ainsi créée empêchera en outre le Gouvernement d’envisager l’allocation de nouvelles réserves forestières.

Photo aérienne prise le 4 mars 2001 dans la zone de la forêt de Mau au Kenya où un retranchement était envisagé

UNEP/C. LAMBRECHTS


LES LEÇONS APPRISES

Le cas du Kenya met en évidence le conflit de base entre la politique et la pratique. Alors que la politique met clairement l’accent sur la conservation des forêts sans dégradation ultérieure, les actions contredisent le principe.

Avoir admis que les forêts sont vitales pour la subsistance des populations a été déterminant pour mobiliser le public dans la lutte pour leur conservation. De nombreux Kényens ont pu relier les forêts à des valeurs comme la conservation de l’eau, la création de revenus, la lutte contre les inondations, les précipitations, les aliments et les médicaments, les pâturages en saison sèche, le développement du tourisme et la conservation de la biodiversité. Leur prise de conscience garantit que les biens publics et les ressources environnementales vitales ne seront pas exploités sans discernement. Le cas du Kenya montre que par le renforcement des capacités, réalisé grâce aux ONG et aux mouvements de la société civile, on peut trouver la force d’influencer les décisions concernant ses propres ressources. De toute évidence il est impératif de faire participer toutes les parties intéressées aux décisions qui touchent leurs moyens d’existence afin d’éviter les conflits de gestion des ressources naturelles.

Pour conclure, le cas du Kenya fournit une leçon à tous ceux qui prennent des décisions nuisibles pour les forêts: il leur est impossible d’échapper au projecteur de la transparence et de la responsabilité.

Le Complexe du Mau, une importante zone de bassin versant au Kenya

Bibliographie

Emerton, L. et Karanja, F. 2001. Valuation of forest resources in East Africa. African Centre for Technology Studies (ACTS) et Union mondiale pour la nature (UICN) Bureau régional pour l’Afrique de l’Est (EARO), Nairobi, Kenya.

Gathaara, G. 1999. Aerial survey of the destruction of Mt Kenya, Imenti and Ngare Ndare forest reserves. Kenya Wildlife Service (KWS), Nairobi, Kenya.

Gereta, E., Wolanski, E., Borner, M. et Serneels, S. 2002. Use of an ecohydrology model to predict the impact on the Serengeti ecosystem of deforestation, irrigation and the proposed Amala Weir Water Diversion Project in Kenya. Ecohydrology and Hydrobiology, 2(1-4): 135-142.

Ministère de l’environnement et des ressources naturelles, Kenya. 1994. The Kenya Forestry Master Plan. Nairobi, Kenya.

Njuguna, P., Mbegera, M. et Mbithi, D. 1999. Reconnaissance survey of forest blocks in the west and east of the Rift Valley. Permanent Presidential Commission on Soil Conservation and Afforestation, Nairobi, Kenya.

UICN (Union mondiale pour la nature). 1996. Forest cover and forest reserves in Kenya: policy and practice. UICN-EARO, Nairobi, Kenya.

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