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Comment la prise en compte du paysage répond aux enjeux sociaux multiples de la forêt française

Peter Breman


Résumé

Le rôle de la forêt ne se limite bien évidemment pas à l'accueil du public. Elle fait partie intégrante du paysage, du cadre de vie dont elle est une composante majeure: plus du quart du territoire français métropolitain est boisé.

Les exigences du public vis-à-vis du cadre de vie s'affirment de façon constante. Les revendications portent sur la qualité de l'environnement à court, mais aussi à moyen et long terme. Cette notion de qualité couvre au moins trois réalités: confort fonctionnel, qualité au sens écologique et sanitaire, et qualité visuelle.

Cet état de fait n'est pas sans conséquences pour les acteurs de l'aménagement de l'espace, dont l'espace forestier. Le public, considérant la forêt comme un milieu naturel, ne l'associe pas généralement à la notion de travail organisé et rationalisé comme il peut le faire pour le monde agricole. De là peuvent naître des réactions, parfois vives, à l'occasion de certaines actions du forestier.

Pour mieux comprendre ce qui est recherché par le public et a contrario ce qui est rejeté par lui, il est surtout fait appel à l'observation du comportement des individus. De cette observation sort un ensemble d'éléments d'appréciation communément partagés par tous, ou presque, dans un contexte de l'Europe occidentale.

Ces éléments s'inspirent de trois thèmes totalement indépendants des phénomènes de mode actuels, à savoir:

Les thèmes se retrouvent dans la demande sociale; le forestier peut alors s'en inspirer aussi bien dans ses démarches visant le court, le moyen et le long terme.

Il agira cependant au cas par cas en fonction de l'importance des enjeux sociaux et des fonctions assignées à la forêt.

Pour faciliter son travail, l'Office national des forêts élabore depuis 1993, par forêt, une carte dite des paysages remarquables et des sensibilités paysagères pour identifier les enjeux.

Ensuite, le forestier prendra, lors de ses interventions, en fonction des enjeux identifiés des mesures en faveur du paysage selon trois principes:

- aller dans le sens du naturel
- respecter, voire exalter l'esprit des lieux
- favoriser une diversité perceptible par le public.

Ces principes sont déclinés en mesures concrètes concernant les unités d'intervention, les lisières, les traitements sylvicoles et la mise en oeuvre de techniques particulières.

La sensibilisation des personnels forestiers ainsi que des partenaires en matière de paysage est indispensable et contribue à apporter des réponses aux attentes actuelles et à venir de la société.

Le rôle social de la forêt ne se limite bien évidemment pas à l'accueil organisé ou spontané du public en forêt. Cela serait dangereusement réducteur. Le rôle fondamental, encore trop souvent passé sous silence ou simplement ignoré, est celui d'être une composante majeure du paysage. Et cette composante est perçue par un public de loin plus nombreux que celui qui visite la forêt d'une manière intentionnelle et Directe 1

En effet, plus du quart du territoire métropolitain français est boisé. Et ces forêts sont perçues, elles font partie d'un cadre de vie plutôt que d'un milieu de vie. Elles sont perçues de loin ou de près, de manière dynamique (en voiture, en train, à vélo,...) ou statique (à partir de sites aménagés, de l'habitat,...).

Cette notion de cadre de vie elle-même a évolué et évoluera encore dans le temps. La prise de conscience de l'intérêt écologique du cadre de vie aussi.

Les exigences des publics vis à vis du cadre de vie ainsi que du milieu de vie liée à un ensemble de facteurs dont le niveau de vie, s'affirment de façon constante. C'est ainsi que l'on constate que le public est aussi de plus de plus nombreux à s'exprimer quant à la qualité de l'environnement qu'il souhaite pour lui, mais surtout pour les générations futures. Cette notion de qualité couvre au moins trois réalités: confort fonctionnel, qualité au sens écologique et sanitaire et qualité visuelle 2

Cet état de fait n'est pas sans conséquences pour les acteurs de l'aménagement de l'espace. Pas neutre non plus pour les gestionnaires de la forêt. Cette forêt présente cependant un handicap sérieux pour deux raisons principales:

- elle est peu connue et elle est mal connue puisque le public a de moins en moins de liens économiques directs avec elle (plus de 80% de la population française vit désormais en milieu urbain).

- elle évolue à un rythme pas comparable au rythme de la vie humaine, d'où des incompréhensions sur certaines actions du forestier.

Cela n'empêche pas une revendication forte des publics vis à vis de la forêt qu'il considère comme un milieu naturel par excellence.

Or, la forêt française n'est pas une forêt naturelle (comme les forêts dans la plupart des autres pays européens). Elle est gérée depuis des siècles.

Donc, l'homme se fait une idée quelque peu idéalisée de la forêt, aussi parce qu'il n'associe pas généralement le milieu naturel à la notion de travail organisé et rationalisé, comme il peut le faire pour le monde agricole 3

Les actions du forestier peuvent marquer fortement le paysage, le cadre de vie et provoquer des réactions dans l'opinion publique.

Pour mieux comprendre ce qui est rejeté et ce qui est recherché par le public en matière de paysage et en particulier en matière de paysage forestier, nous avons cherché à isoler un ensemble de facteurs de satisfaction communément partagés par tous ou presque.

Pour cela, nous avons fait appel non seulement à la sociologie et à l'ethnologie, mais aussi et surtout à l'éthologie. En effet, l'observation du comportement des individus en forêt ou en relation avec la forêt nous a conforté dans l'idée que le noyau dur d'éléments d'appréciation correspond bien à une réalité dans nos pays de l'Europe occidentale 4

Ce thème a été développé pour la première fois, par moi-même lors du précédent congrès forestier mondial qui s'est tenu à Antalya en Turquie en 1997 5

Je rappelle brièvement ces éléments d'appréciation afin de permettre de passer à leur traduction pour l'aménagement et la gestion forestière:

- accessibilité visuelle et physique du paysage
- possibilité de se situer dans son environnement
- perceptibilité d'une présence humaine
- perceptibilité de soins de qualité apportés à l'environnement par les occupants
- perceptibilité d'une diversité dans l'occupation de l'espace
- perceptibilité des traces d'une présence du passé
- perceptibilité des logiques d'agencement de l'espace

Il n'y a dans ces critères aucun ordre hiérarchique: chaque individu est juge en la matière en fonction d'un ensemble de facteurs liés à sa personnalité et à son environnement. Il faut cependant noter que ces critères d'appréciation s'inspirent de trois thèmes récurrents qui n'ont rien à voir avec un quelconque mode du moment:

- se sentir en sécurité
- ne pas se sentir seul ou isolé
- avoir des repères

On peut alors considérer que ce noyau dur d'éléments d'appréciation forme une partie des critères de la demande sociale.

Pour le forestier, il s'agit là déjà de disposer d'éléments dont il peut faire une traduction concrète au cas par cas aussi bien en matière d'aménagement forestier (donc de la prévision à moyen et long terme), qu'en matière de gestion forestière au quotidien 6

Pourtant, les mesures en faveur du paysage n'auront pas la même signification partout étant donné que les enjeux sociaux ne sont pas les mêmes partout. 7

Même si les différents rôles tenus par la forêt, à savoir économique, écologique et social ne sont pas a priori incompatibles, il y a des priorités à définir. De cette définition découlent l'intensité des mesures en faveur du paysage et du rôle social.

Cette définition doit alors être basée sur des données locales.

C'est ainsi que l'Office national des forêts a instauré depuis 1993 l'élaboration d'une carte dite des paysages remarquables et des sensibilités paysagères 8 lors de la rédaction des aménagements forestiers, documents qui déterminent périodiquement pour une forêt donnée, à partir d'études approfondies, les objectifs de la gestion à moyen et long terme et le programme de toutes les interventions souhaitables pendant une durée de 10 à 25 ans.

Cette carte est la synthèse de:

- la carte sur laquelle figurent tous les sites et tous les éléments visuellement remarquables à l'intérieur de la forêt et à sa proximité (arbres remarquables, rochers, ruines, cascades, etc.). Sur cette carte figurent également les "points noirs" le cas échéant.

- la carte des zones visibles à partir d'un nombre de points de visions privilégiés situés en forêt et hors forêt, déterminés d'un commun accord avec les autres acteurs locaux et l'ensemble des intéressés (associations, municipalités, administrations,...).

- la carte de la fréquentation du public tant dynamique (routes, voies ferrées, sentiers) que statique (aires d'accueil, sites remarquables, zones d'habitat,...).

Sur la carte de synthèse, les points de vision (ainsi que les zones vues à partir de ces points) sont classés selon l'importance de leur fréquentation.

Un calcul complexe, qui tient notamment compte du relief du terrain et de la distance d'observation permet de distinguer différents niveaux d'exposition aux regards, différents niveaux de sensibilité paysagère 9

Ces cartes peuvent être réalisées manuellement ou par voie informatique à partir d'un modèle numérique du terrain.

Le forestier, lorsqu'il aura à intervenir dans un secteur particulier de la forêt, saura tout de suite dans quel niveau de sensibilité paysagère il se situe.

Il prendra alors les mesures qui s'imposent localement en fonction des enjeux.

Les enjeux, nous l'avons vu, ne sont pas les mêmes pour les publics qui fréquentent la forêt et pour ceux qui la perçoivent comme un élément d'un ensemble paysager plus vaste.

Mais les mesures que l'on peut prendre en faveur du paysage doivent pouvoir satisfaire les deux catégories sans mettre en cause les intérêts économiques et techniques et les intérêts écologiques.

La démarche est alors inspirée par trois principes de base 10

- aller dans le sens du naturel. Cela implique notamment de respecter:

- les lignes de force visuelle du paysage
- l'échelle visuelle du paysage

Il s'avère alors indispensable d'éviter ou d'atténuer les effets de contraste qui soulignent le caractère artificiel de certaines interventions

- respecter et si possible exalter l'esprit des lieux en mettant en valeur, voire en scène, tout ce qui est représentatif du caractère intrinsèque des lieux. Il peut s'agir de peuplements, d'éléments construits, de l'Histoire, d'éléments naturels,...

- favoriser une diversité perceptible par les publics en stimulant leur curiosité en leur proposant une possibilité de découverte progressive du milieu forestier dans son environnement. Cela implique bien entendu de favoriser autant la perception de la forêt de loin que de près.

En plus, d'autres principes moins facilement généralisables sont applicables à des milieux forestiers spécifiques tels que forêts périurbaines, forêts de protection, forêts soumises à des risques particuliers,...

Ces principes, qui ne donneront jamais lieu à l'élaboration de recettes toutes faites peuvent par contre se traduire par des mesures concrètes qui seront à adapter au cas par cas suivant une étude paysagère menée localement:

- le choix des formes et des dimensions des unités d'intervention, notamment en fonction de la distance de perception

- les mesures en faveur de l'aspect des lisières et des zones de transition, comprenant l'intégration optimale des voies d'accès

- pour les zones les plus sensibles, le choix des essences et des traitements sylvicoles

- la mise en œuvre des techniques spécifiques là où les enjeux le justifient (traitement des rémanents, engrillagements, cloisonnements,...)

- la résorption de points noirs.

En plus, d'autres mesures concrètes sont mises en œuvre dans le cadre de l'accueil du public et dans les milieux à valeur écologique remarquable ainsi que dans le cadre de la reconstitution des forêts gravement touchées par des phénomènes exceptionnels (incendies, tempêtes,...).

La mise en œuvre de la démarche a débuté dans les années 70. 11 a généralisation, notamment dans des zones et des régions à forte, voire très forte sensibilité paysagère date du début des années 90.

En effet, l'Office national des forêts a créé en 1993 au sein de sa direction générale une Mission Paysage que j'ai le plaisir d'animer, qui dispose en particulier d'un réseau de correspondants composé d'une cinquantaine de personnes réparties sur l'ensemble du territoire français.


Conclusion

La sensibilisation de nos personnels que ce soit dans le cadre de leur formation initiale et/ou dans celui de la formation continue ainsi que par la publication d'ouvrages, d'études, de méthodologies, d'articles techniques, etc... à l'intention aussi bien des acteurs que des décideurs permettent d'apporter des réponses aux attentes de la société dans le domaine du paysage.

En effet, le temps où l'on pensait que "tout ce qui est bon pour l'écologie, est bon pour le paysage" a évolué. En effet, une meilleure connaissance du comportement humain et une meilleure compréhension de la demande sociale nous obligent à rester lucide et à apporter dès aujourd'hui des réponses à des questions que nous posera la société demain. Ce caractère prévisionnel et innovateur fait partie de nos obligations professionnelles: il faut apporter la bonne réponse à la bonne question au bon moment.

Bibliographie

1. BREMAN, P., AUBEPART, S., 1998. Le paysage forestier et sa perception par les usagers. ONF: Arborescences n° 77, pp. 7-9.

2. FISCHESSER, B., BREMAN, P., 1991. La forêt dans le paysage européen in "Actes du 10ème Congrès Forestier Mondial" - RFF Hors série n° 3, pp. 355-36

3. BREMAN, P., 1981. Reboisement et paysage. Nogent sur Vernisson: Cemagref., 112 p.

4. BREMAN, P., 1993. Approche paysagère des actions forestières - ONF - Département Forêt Environnement, Paris. 76 p.

5. BREMAN, P., 1998. La demande sociale et ses répercussions sur l'aménagement de l'espace: le cas des boisements artificiels dans les paysages ruraux de plaine et de moyenne montagne. In Les dossiers forestiers - XIème Congrès Forestier Mondial, Antalya Turquie - octobre 1997, pp. 27-34

6. BREMAN, P., et al., 1997, Cahier de recommandations à l’usage des sylviculteurs pour une approche paysagère de la production en forêt morvandelle. Préfecture de la région Bourgogne, Dijon, 104 p.

7. GERNIGON, C., 2002. Un guide paysager pour la forêt Limousine, cellule Forêt-Paysage du Limousin, ONF, 172p

8. OFFICE NATIONAL DES FORETS, (DUBOURDIEU, J.), 1997. Manuel d'aménagement forestier, ONF Paris, 244 p.

9. JOLLY, A., MASSON, M., CARLET, S., BIGET, E., BURTSCHELL, H., 2000. Etablissement d'une carte d'exposition aux regards à l'aide d'un système d'information géographique (Puy de Dôme). In: Revue Forestière Française L II, pp. 49-63

10. BREMAN, P., 1995. L'analyse visuelle du paysage forestier et les conséquences possibles sur l'aménagement et la gestion. ONF - Bulletin technique de l'ONF. n° 28 - pp. 31-38.

11. DEUFFIC, P., TERRASSON, D., BREMAN, P., LE FLOCH, S., 1998. Forest landscape management: an extension programme in France. In: Hinkeloord Report n° 24 "Public perceptions and attitudes of forest owners towards forest and forestry in Europe - Sub - Department of Forestry, Agricultural University Wageningen (NL), pp. 89-94.