0037-B2

Forêts et cycles de vie: aspects énergétiques, produits, carbone stocké

Anne PRIEUR[1], Michel COMBARNOUS[2]


Résumé

Très tôt, l'Homme a utilisé les produits forestiers, tant comme combustibles que pour des emplois diversifiés. À ces deux dimensions, une troisième doit maintenant être intégrée dans les réflexions opérationnelles: le rôle potentiel des forêts et de leurs productions pour le «stockage du carbone».

Les éléments présentés concernent soit des indicateurs globaux correspondant à des données aux grandes échelles, soit l'évocation d'une étude spécifique, celle du plus grand massif ouest-européen, celui des Landes, en Aquitaine.

Tout d'abord, la séquence de conversion d'énergie solaire et une évaluation des stocks et flux de carbone entre les différents compartiments des forêts sont présentées.

Dans ce contexte, sont ensuite évoquées les trois dimensions essentielles des productions forestières: aspects énergétiques, produits, stockage du carbone.

Les résultats décrits ensuite concernent les stocks de bois sur pied, au niveau mondial et pour le massif des Landes, ainsi que les produits forestiers, détaillés pour ce seul massif.

La discussion, orientée sur la gestion forestière, insiste sur un premier aspect, les temps de cycle. Soit relativement courts pour l'utilisation énergétique, soit très longs pour certaines utilisations du bois, ces temps sont comparés aux temps de cycle naturels.

Le second aspect de la gestion forestière est la nécessité d'une approche multibuts, approche d'autant plus justifiée que la forêt constitue un élément indispensable des cadres de vie et de l'aménagement des territoires. C'est par cette approche que, pour tout projet, l'intégration de différents objectifs, peut d'ailleurs contribuer à la rentabilité globale.

En conclusion, il est rappelé que, pour gérer une forêt, la maîtrise des trois dimensions évoquées, souvent combinées, et d'une approche multibuts, ne peut être atteinte que par des approches systémiques, incluant en particulier l'analyse de cycles de vie (ACV).

Mots clés: énergétique, stocks, flux, carbone, produits forestiers, massif des Landes, aménagement durable, gestion intégrée.


Introduction

De précédents travaux considèrent la mobilisation de l'énergie solaire par les biomasses à l'échelle planétaire (Bonnet et Combarnous, 1996). On présente ici une application de cette vision énergétique générale à plusieurs problématiques complémentaires: mobilisation du flux solaire par les productions terrestres - notamment les forêts -, lutte contre l'effet de serre, productions forestières et aménagement durable.

Les biomasses végétales constituent un stock de carbone significatif à l'échelle mondiale (»500 Gt C, Figure 1). Les flux mobilisés dans les échanges entre biomasses végétales et atmosphère (»110 Gt C/an), de même importance que ceux échangés entre océans et atmosphère (»90 Gt C/an), représentent également de grandes quantités. En comparaison, le flux des consommations anthropiques (»7 Gt C/an) est beaucoup plus faible, quoique les comparaisons soient délicates, car le flux gazeux (CO2, CH4,...) émis par les combustibles fossiles est un terme source qui n'est pas compensé par un flux équivalent en sens inverse comme c'est le cas, partiellement, pour les échanges entre atmosphère et biomasses terrestres ou océans.

Figure 1 - Cycle général du carbone: valeurs moyennes des flux et stocks (Gt = gigatonne)

1 Matériels et méthodes

1.1 Séquence de conversion de l'énergie solaire par les écosystèmes forestiers

Toute réflexion sur les productions de biomasses et sur leur rôle dans le cycle du carbone ne peut se faire qu'après analyse de la chaîne énergétique allant du soleil à la production de matière. En s'inspirant de la démarche, pour l'ensemble des biomasses, de Bonnet et Combarnous (1996), on peut décrire l'enchaînement de la conversion de l'énergie pour les forêts en onze étapes, regroupées en trois agrégats: du soleil au flux disponible, du flux disponible à la production nette et de la production nette à la récolte.

1.1.1 Du soleil au flux disponible atteignant les surfaces productives

Dans le système «surface terrestre - atmosphère» (STA), la principale source d'énergie est le rayonnement solaire. Au sommet de l'atmosphère, le flux reçu, produit de la «constante solaire» par la surface apparente de la Terre, vaut environ 1,75.1017W, soit 342 W/m2 de surface terrestre en moyenne.

On limite la description du processus de conversion aux surfaces de forêts définies au sens de la FAO (2001). Il convient d'ôter au flux incident les pertes par réflexion-diffusion (albédo), l'énergie incidente absorbée par l'atmosphère et le flux n'atteignant pas les forêts (30% des surfaces émergées). La valeur de 0,3 a été retenue pour l'albédo de la planète entière, ce qui sous-estime le flux réel, l'albédo des forêts elles-mêmes étant inférieur (0,1 à 0,15).

Au terme de ce premier agrégat, seuls 3,3% environ du flux d'énergie incident atteignent les surfaces forestières productives («rendement r1»).

1.1.2 Du flux disponible à la production nette

Avant la synthèse organique, plusieurs phénomènes interviennent, réduisant d'autant le flux effectivement actif:

La synthèse organique, elle, correspond à la conversion de l'énergie du RPA absorbée en énergie chimique de matière synthétisée, diminuée des pertes par photorespiration, le produit résultant étant la Production Primaire Brute (PPB).

Le produit de cet agrégat est la Production Primaire Nette (PPN). Une grande partie du carbone fixé par la photosynthèse est rejetée dans l'atmosphère sous forme de CO2 par respiration (entretien du matériel vivant, croissance des différents organes). La PPB diminuée de ces pertes correspond à la PPN.

Le rendement r2 de cet agrégat vaut 0,45% environ.

1.1.3 De la production nette à la récolte

Ce dernier agrégat rend compte du taux d'exploitation des forêts et des flux d'énergie en trois étapes:

Le dernier «rendement» de la séquence, dont les étapes sont presque toutes à faible rendement, r3, est d'environ 4,7%.

1.2 Éléments de réflexion

Cette grille de lecture a été utilisée pour les biomasses végétales, tant pour les cultures alimentaires que pour les forêts (Figure 2, Bonnet, 2001).

Figure 2 - Flux et stocks de carbone dans deux types d'écosystèmes

Dans le cas des forêts, le rendement global, au terme d'un grand nombre d'étapes, est nécessairement modeste (0,0007%). Certaines étapes, où l'Homme ne peut pas intervenir, sont évidemment des étapes limitantes pour le processus. Pour les autres, en revanche, une intervention humaine est possible: flux atteignant les surfaces de forêt par l'augmentation des surfaces concernées, PPN par l'action sur le taux de respiration, taux d'exploitation, ...

1.3 Les trois dimensions essentielles des productions forestières

Les évolutions des productions forestières dans les prochaines décennies semblent devoir être marquées par trois dimensions caractéristiques essentielles, qui ne peuvent être considérées que d'une manière complémentaire.

1.3.1 Aspects énergétiques

De tout temps, les produits ligneux, majoritairement parmi les biomasses végétales terrestres, ont été utilisés à des fins énergétiques. Au-delà du caractère indispensable de ce vecteur énergétique dans certaines régions, territoires ou pays, il convient de noter deux aspects:

1.3.2 Produits

L'Homme utilise de nombreuses productions forestières. L'usage et l'extension des produits de la forêt comporte deux aspects:

1.3.3 Stockage de carbone

Après les phases «bois énergie» et «produits de la forêt», a émergé la préoccupation environnementale associée à l'effet de serre, et les biomasses ligneuses, de beaucoup les plus importantes en stock au sein des biomasses végétales terrestres, peuvent participer au stockage du carbone:

2 Résultats

2.1 Bois sur pied

Les forêts ont un fort potentiel de stockage de carbone, notamment vis-à-vis d'autres écosystèmes (cultures ou pâturages). Figure 2, les stocks (Gt C), sont exprimés d'après Batjes (1999) et les flux annuels (Gt C/an) sont calculés d'après la séquence de conversion de l'énergie déjà présentée. Les arbres stockent simultanément dans les sols et la biomasse aérienne, dans des proportions comparables. Leurs taux de respiration sont élevés: environ 2/3 du carbone capté par PPB est rejeté par respiration.

N'existe-t-il pas là une possibilité significative d'accroître le potentiel de stockage des forêts? Le flux de fixation de carbone étant plus élevé dans les forêts en croissance que dans les forêts au climax (Figure 3), il s'agirait de mettre en exploitation une partie des forêts non exploitées pour diminuer les taux de respiration. Une réduction de 5% du taux de respiration des forêts augmenterait les stocks de carbone dans la biomasse d'environ 2,5 Gt C/an.

La Figure 3 présente les évolutions du stock de carbone et du flux de fixation dans un peuplement du pin des Landes (pin maritime ou pinus pinaster). Le modèle de croissance est basé sur une distribution de Weibull (Porté et Bartelink, 2002).

Figure 3 - Évolution du stock et de la fixation de carbone dans un peuplement de Pin des Landes

La Figure 4 dresse un bilan des ressources forestières mondiales: les stocks et leurs variations annuelles par modification des surfaces et accroissement du matériel sur pied, en ne considérant que le gros bois (données: FAO, 2001). Ce bilan est élaboré avec des hypothèses à affiner: incrément annuel de bois proportionnel aux surfaces, surfaces et stocks calculés globalement grâce aux densités de bois données par la FAO.

Les variations de stock dépendent de plusieurs paramètres:

Figure 4 - Bilan des ressources forestières mondiales: les stocks et leurs variations annuelles

Figure 4, les incréments de bois dans les catégories distinguées, «forêts non perturbées et réserves» et «forêts exploitées et plantations» sont sensiblement proportionnels aux surfaces respectives. Cette observation est assez naturelle car chacune des ces deux catégories englobe des situations très variées (croissance, effet des latitudes, systèmes au climax...).

On constate que, si les surfaces totales de forêts diminuent actuellement, le stock total de bois, pourrait, lui, être en augmentation.

Cette figure souligne aussi le potentiel d'exploitation supplémentaire des forêts exploitées, qui représentent ainsi un possible accroissement du stock de carbone par l'extension de l'usage des produits forestiers.

2.2 Produits forestiers

La filière aval doit maintenant être estimée. Le cas du massif de pin des Landes, en Aquitaine (900000 ha), est présenté ici, les flux annuels de produits étant exprimés en Mm3/an (chiffres 2000, DRAF Aquitaine).

Les durées de vie estimées pour chaque produit sont: papiers et cartons (2 ans), panneaux de fibres et de particules (18 et 20 ans), bois améliorés (25 ans), contreplaqués (30 ans), emballages issus du déroulage (3ans), charpente (100 ans), menuiserie (50 ans), coffrages (3 ans), sciages pour emballages et tonnellerie (10 ans).

Les diverses utilisations du bois récolté sont présentées Figure 5: la durée de stockage dans les produits, en moyenne pondérée («hauteur» de chaque domaine proportionnelle au flux de produit concerné), est de 25 ans.

Figure 5 - Bilan possible de l'utilisation des productions de Pin des Landes en Aquitaine

3 Discussion: gestion forestière (bois sur pied et produits)

L'impact des productions forestières sur le stockage du carbone, l'utilisation du bois comme vecteur énergétique et les usages des produits ligneux en général ne peuvent être appréciés qu'au travers d'études intégrales privilégiant, avec des pondérations, les différentes dimensions évoquées ci-dessus.

L'appréciation du stock sur pied repose quant à elle sur des estimations à grande échelle qui peuvent présenter des incertitudes (Dupouey et Pignard, 2001). Les travaux en cours consistent à affiner ces estimations en augmentant, toujours à l'échelle globale, le nombre de catégories à considérer. Le potentiel du matériel sur pied, en augmentation, peut alors être estimé à l'aide des modèles classiques de croissance des peuplements existant dans la littérature.

3.1 Les temps de cycle

En prenant comme référence le temps de séjour moyen d'un atome de carbone dans une forêt en cycle naturel, DN, deux remarques, complémentaires, doivent être faites (Figure 6):

Figure 6 - Le cycle du carbone dans l'écosystème forestier global intégrant la filière bois

Ainsi, dans le cas du pin des Landes, avec une durée de révolution de 35 ans, on arrive en moyenne, en ajoutant au temps de séjour moyen du carbone dans l'arbre sur un modèle du type de la figure 3 (~15 ans), la durée dans les produits (~25 ans, Figure 5), à une durée de stockage DP de 40 ans.

Ces chiffres montrent tout l'intérêt d'une réflexion globale sur l'ensemble des décisions de gestion des stocks de bois sur pied et des produits forestiers.

Le temps de séjour du carbone dans les produits, s'ajoutant effectivement à celui correspondant au bois sur pied, rend l'utilisation du bois intéressante vis-à-vis d'autres matériaux plus coûteux en énergie donc, in fine, en émissions carbonées.

3.2 Une approche nécessairement multibuts

Certes, les décisions concernant tout projet forestier doivent prendre en compte les trois dimensions déjà évoquées (énergie, produits, stockage de carbone), mais il apparaît que chaque projet devrait de plus intégrer d'autres lignes de force ou d'intérêt qui justifient que l'on parle, comme d'autres (Kellomäki, 2000) d'approche multibuts, démarche dont les applications se trouvent à toutes les échelles concernées (locales, régionales, continentales et globale):

La majorité des projets d'une certaine réalité prennent bien en compte ces buts complémentaires. Ainsi en est-il par exemple de travaux sur le traitement des effluents (Ou et al., 1997, Börjesson et Berndes, 2002), ou sur l'agroforesterie (Nandey, 2002). Ainsi en est-il aussi, bien sûr, du cas du massif des Landes créé pour assainir des terres marécageuses, à la fin du 18ème siècle!

4 Conclusion: les conditions de succès des projets

Il convient de ne jamais perdre de vue toutes les contraintes de développement des forêts (eau, nutriments...) et de recourir constamment à une approche systémique de type ACV, appliquée tant au bois sur pied qu'à ses produits.

Des approches nécessairement multibuts des trois dimensions essentielles de tout projet forestier doivent être utilisées. Ces conditions de succès, dont on doit en permanence évaluer l'impact global, ne peuvent être étudiées que dans un cadre méthodologique spécifique et aux échelles locales ou régionales, intégrant les préoccupations «stockage de carbone» à des besoins généraux dans une logique d'aménagement durable des territoires.

Remerciements.

Ce travail fait l'objet d'un cofinancement Gaz de France/Institut Français du Pétrole.

Ouvrages cités

Batjes, N.H., 1999. Management options for reducing CO2 concentrations in the atmosphere by increasing carbon sequestration in the soil. Report 410-200-031, International Soil Reference and Information Centre, Wageningen, The Netherlands, 114 p.

Bonnet, J.F., 2001. Les biomasses contrôlées par l'Homme à l'échelle mondiale: alimentation de la population, impacts sur l'effet de serre. Congrès Français de Génie des Procédés, Nancy, 17-19 oct. 2001.

Bonnet, J.F. et Combarnous, M., 1996. Du rayonnement solaire à la production de biomasse végétale terrestre: une vision schématique des flux d'énergie. R.G.T. 35: 527-542.

Börjesson P. et Berndes G., 2002. Reduced CO2 mitigation costs by multi-functional biomass production. GHGT-6, Kyoto, Japon, 1-4 Octobre 2002.

Dupouey, J.L. et Pignard, G., 2001. Quelques problèmes posés par l'évaluation des stocks et flux de carbone forestiers au niveau national. Revue Forestière Française 53: 294-300.

FAO, 2001. Global Forest Resources Assessment. FAO Forestry Paper 140. Rome, Italy.

Kellomäki, S., 2000. Forests of the boreal region: gaps in knowledge and research needs, Forest Ecology and Management 132(1): 63-71.

Nandey, D.N., 2002. Carbon sequestration in agroforestry systems. Climate Policy 2: 367-377.

Neveu, J.L., 2001. Forêts charentaises (ouvrage collectif). Le Croît Vif, Paris, 510 p.

Ou et al., 1997. A production-scale ecological engineering forest system for the treatment and reutilization of the municipal wastewater in the Inner Mongolia, China. Ecological Engineering 9: 71-88.

Porté, A. et Bartelink, H.H., 2002. Modelling mixed forest growth: a review of models for forest management. Ecological Modelling 150(1-2): 141-188.


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