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Forets, politiques forestières et représentations culturelles

Christian Barthod[1] et Aarne Reunala[2]


Résumé

Dans les pays riches et urbanisés, la forêt des forestiers n'est plus la forêt perçue par une majorité de la société. Cette situation fragilise une grande partie des politiques forestières. Il convient d'être attentif à la matrice culturelle dans laquelle se mène aujourd'hui la plupart des débats forestiers publics. Cette situation doit conduire, d'une part à assumer pleinement dans les politiques forestières la coexistence d'une approche utilitariste, d'une approche éthique et d'une approche esthétique, d'autre part à ce que les forestiers identifient et relèvent cinq grands défis (multifonctionnalité de la forêt, intégration de la biodiversité dans la gestion ordinaire, diversification des options sylvicoles, aménagement du territoire forestier, information et consultation du public). Pour répondre à ces défis, il est nécessaire que la recherche et l'enseignement forestier prennent davantage en compte la dimension sociale et culturelle des politiques forestières et promeuvent des démarches participatives.

Certains sociologues affirment que ce qu'une société perd en action lui est restitué en spectacle, la diminution des efforts physiques indispensables à la survie de l'homme s'accompagnant par exemple de l'émergence et de la survalorisation du sport, activité pratiquée pour elle-même, mais aussi et surtout regardée. Dans les sociétés urbaines modernes, la forêt n'est souvent plus une pratique, mais accède au rang d'un objet contemplé de loin, quelle que soit la fréquentation dominicale de certaines forêts particulières. De cet écart à la pratique émerge une confusion qui fait de la forêt que fréquente un citadin européen et de la forêt tropicale humide une même et unique réalité, les émissions télévisées sur la déforestation de la zone tropicale étant alors comprises comme représentatives de la réalité de la forêt européenne.

Dans les sociétés riches et urbanisées, la forêt est désormais associée au calme, à la sérénité, au ressourcement et à la vie des origines, à la liberté et à un monde non marchand. La culture ayant été fondée sur le recul de la forêt, cette dernière est devenue l'image par excellence de la nature, d'un lieu où la présence de l'homme est minimale. Peu importe que la réalité et le comportement quotidien soient en décalage avec la revendication d'une société citadine sur la forêt, cette dernière est désormais le déversoir des fantasme urbains et l'objet d'une très forte affectivité dès lors que sont implicitement en jeu une certaine idée de la vie et de la liberté, de la continuité et de l'immuabilité du monde. Les forestiers occidentaux ne peuvent plus ignorer cette donnée des sociétés dans lesquelles ils travaillent.

Mots clés: forêt, politique forestière, culture, gestion durable, approches de la valeur


Politique forestière et représentations culturelles

La politique forestière, comme toute politique publique, se traduit par un budget d'investissement et de fonctionnement voté par un Parlement, et par des lois également votées par ce même Parlement. Un vote parlementaire n'est pas un vote d'experts ou de professionnels, mais le reflet sociétal plus ou moins brutal d'un arbitrage de priorités, de déclinaisons de principes généraux à des cas particuliers, de réactions immédiates ou différées à des informations choquantes ou stimulantes, et à une sensibilité diffuse de la société, qu'on qualifie souvent d'air du temps. Il passe par l'identification d'un enjeu, direct ou dissimulé, et par l'évaluation de la pertinence de la stratégie proposée, tels qu'un élu peut le percevoir par ses recherches et analyses propres, mais surtout en fréquentant ses électeurs, en recevant des groupes de pression, et en écoutant les messages véhiculés par les médias.

Dans le secteur forestier où le mode d'identification des enjeux est rarement l'urgence qui s'impose à tous, où le lien direct des décisions avec l'emploi et la valeur ajoutée n'est pas toujours immédiatement perçu, la politique est particulièrement vulnérable à l'évolution des principes généraux, aux réactions à des informations choquantes ou stimulantes, et à l'air du temps. Se voulant par essence une politique du long terme, la politique forestière est de plus confrontée à la difficulté de «donner à voir» pour convaincre, dans un univers culturel citadin où la dictature du court terme est universelle et le long terme le domaine des rêves et des fantasmes. Or, pour voir, il faut entrevoir, c'est à dire pressentir, fonder une vision anticipatrice sur un mélange complexe entre connaissance et intuition, entre savoir objectivable et culture.

Mais une politique forestière repose également sur un jeu complexe de relations entre d'une part les acteurs de la société civile directement concernés par cette politique et d'autre part des agents rémunérés par la puissance publique pour mettre en œuvre cette politique. L'efficacité de l'action menée par les acteurs concernés et par les agents de la puissance publique présuppose de leur part une certaine adhésion aux mêmes objectifs et aux mêmes grilles d'évaluation des objectifs, des moyens pour les atteindre, et des résultats.

C'est dire l'enjeu que représentent la compatibilité de la politique forestière avec la culture dominante chez les décideurs et les acteurs, et plus encore la capacité de cette culture à donner un langage commun et un minimum de vision partagée aux partenaires, entre les forestiers et l'ensemble de la société. Cette compatibilité ne veut pas dire que les politiques forestières doivent céder à toutes les pressions, n'être dictées que par les groupes de pression et n'assumer que ce qui se coule aisément dans les modèles culturels dominants de la société. Mais elle signifie que les forestiers doivent être à l'écoute des aspirations profondes de la société, comprendre ce qui ne relève pas seulement des discours logiques et des chiffres, et parler un langage qui ait une chance de résonner sur la sensibilité intime de nos concitoyens.

Comme la période romantique, la période actuelle nous propose comme mots d'ordre le sentiment, l'imagination, l'expérience personnelle irremplaçable et la nostalgie. Comme la quête éthique romantique, la quête éthique moderne semble parfois développer une confusion entre le beau et le bien, s'ouvrir aux cultures et mystiques orientales, et revendiquer l'abolition de la différence entre le rêve et la réalité. Comme la culture romantique, essentiellement urbaine, la culture moderne privilégie l'individualisme et perçoit la Nature à la fois comme un tout unique et comme une source de bonheur que la vie sociale est désormais partiellement impuissante à apporter. Cette vision est bien éloignée de la tradition des populations rurales qui voyaient dans la forêt une source de bois et de menus produits ainsi qu'une réserve foncière, mais aussi un «ennemi envahissant» de l'agriculture.

Entre les deux grandes visions traditionnelles de la nature, l'homme moderne, comme l'homme romantique, choisit de plus en plus la vision organiciste et répudie la vision mécaniciste. A la manière des romantiques, il cultive la nostalgie d'une nature sauvage et mystique, incarnant «l'âme du monde», la forêt incarnant elle-même «l'âme de la Nature». Comme l'homme romantique émergea de la «période des Lumières» du XVIIIème siècle et du règne sans partage de la raison, l'homme moderne est fils de la science triomphante des années 1945-2000, ne renie pas les acquis de la raison et de la science, mais survalorise ce qui est le mieux à même de servir d'antidote à une vision prométhéenne de l'homme et du monde, desséchante et angoissante.

Les sociologues ne disent pas autre chose, lorsqu'ils affirment que la nature sauvage semble s'être désormais imposée dans les pays occidentaux comme la référence la mieux partagée de l'opinion publique. Les débats actuels sur la gestion durable et la biodiversité des forêts sont régulièrement mis en perspective par rapport à des modèles culturels et techniques qui revendiquent comme référence la nature sauvage, et non la nature domestiquée. Certaines des questions majeures qui se posent actuellement aux gestionnaires forestiers doivent donc être confrontées à une grille d'analyse culturelle.

Débats forestiers actuels et représentations culturelles

Les forestiers peuvent ainsi comprendre qu'ils ne sont pas confrontés aux seules questions scientifiques, que la forme des débats sur la forêt ne doit pas leur faire oublier que les mots rationalisent et dissimulent parfois un autre type de demande, et qu'il leur faut apprendre ce que P.S. Lovejoy appelait l'ingéniérie culturelle, les grandes lois qui président à l'émergence, à la victoire et au déclin des idées et des concepts dans la société, sans idolâtrer la raison. Le gestionnaire de milieux naturels doit donc apprendre à développer une ingénierie écologique qui intègre la dimension culturelle, sans abuser des raisonnements. Dans cet esprit, Aldo Leopold rappelait: «Le raisonnement est, pour l'opinion publique comme l'oxygène pour un corps animal: un peu est vital, mais trop est toxique, induit une souffrance suivie de réactions de défense.».

Le débat actuel sur la gestion durable des forêts n'est que partiellement un débat scientifique et technique, car il met avant tout en cause une certaine vision des rapports entre l'homme et la nature, une certaine conception de l'instrumentalisation de ce qu'on appelle les ressources naturelles. En effet, en examinant les conditions de l'émergence du concept de gestion durable, l'observateur est obligé de reconnaître qu'il ne s'agit pas fondamentalement d'un terme technique, même s'il est désormais approprié également par les experts de la forêt. Le processus qui a présidé au formidable succès de cette terminologie est un processus politique, où les références éthiques sont nombreuses, voire dominantes, et où les professionnels de la forêt n'ont en fait apporté que des contributions limitées.

Il convient donc d'être extrêmement méfiant vis à vis de toute approche qui réduirait le débat sur la gestion durable des forêts à sa seule dimension technique. Cependant la réussite technique de ce vocable tient à ce qu'il a offert à tous un cadre conceptuel intégrateur pour «réunifier» toute une série de débats et polémiques des années 1970 et 1980, qui mettaient en cause des aspects des politiques forestières que les forestiers appréciaient comme essentiellement techniques, alors que leurs «opposants» les percevaient avant tout comme contraires à leur vision éthique de la nature ou de la société. Le concept de gestion durable semble donc solidement ancré aux frontières entre la technique et l'éthique, ainsi qu'entre une vision utilitariste et une approche esthétique de la forêt. C'est dire que la dimension culturelle du débat est essentielle, et qu'une vision trop techniciste de la gestion durable se heurtera inévitablement à des obstacles qu'elle n'aura pas les moyens d'identifier et de lever correctement.

Cela ne veut en aucun cas signifier que les forestiers ne doivent pas impliquer dans ce débat toutes leurs connaissances ou leur savoir-faire pour contribuer à reformuler le plus objectivement possible les questions qui leur sont posées et à esquisser une gamme de réponses techniques possibles. C'est même indispensable si nous voulons éviter que l'avenir de vastes territoires et des emplois afférents au secteur de la forêt et du bois ne dépende que d'un vaste conflit de représentations, opposant une culture citadine mondialisée conquérante et la diversité des cultures rurales en régression. Mais cela signifie aussi que les forestiers qui veulent participer efficacement au débat sur la gestion durable des forêts doivent prendre conscience de leurs propres représentations culturelles de la forêt et des relations entre l'homme, la société et la forêt, parfois profondément cachées derrière un discours en apparence purement technique.

Cette situation doit conduire d'une part à assumer pleinement dans les politiques forestières la coexistence, plus ou moins harmonieuse mais indispensable, d'une approche utilitariste, d'une approche éthique et d'une approche esthétique, d'autre part à ce que les forestiers identifient et relèvent cinq grands défis.

Approches utilitariste, éthique et esthétique

Pour qu'il y ait identification d'un enjeu, il faut la conviction intime qu'agir est possible et en vaut la peine, que le résultat escompté vaut beaucoup plus que les moyens et l'énergie investis dans l'action. Nous sommes dès lors au moins autant dans les domaines de la conviction et des valeurs que dans ceux de l'expertise sur laquelle ces convictions et ces valeurs se fondent ou s'argumentent. C'est pourquoi il semble légitime de se référer à ce stade à une grille d'analyse extérieure à l'expertise, et de recourir aux approches utilitariste, éthique et esthétique de la valeur.

D'un point de vue utilitariste, les objets sont divisés en trois catégories: bénéfiques, néfastes et neutres. Il faut tout d'abord constater que les limites entre ces trois catégories ne sont pas fixées une fois pour toutes, et que le progrès des connaissances scientifiques ou l'irruption de moyens techniques nouveaux peut conduire à des révisions périodiques. Tant que le bois a été une source d'énergie irremplaçable et une matière première d'importance stratégique, ou que les territoires forestiers étaient indispensables à certaines activités vitales pour les communautés rurales, la question ne se discutait pas. Le bois n'est désormais plus qu'une matière première parmi d'autres, soumise à une concurrence sévère, et son atout d'écomatériau renouvelable a désormais besoin d'être défendu et promu devant l'opinion publique. Par ailleurs, le discours de la diversité biologique tente parallèlement de se positionner également sur ce créneau utilitariste.

L'irruption d'un discours éthique dans le débat forestier ne s'est pas faite sans vigueur, ni même excès, comme en témoignent les thèses du courant de l'écologie radicale. Mais l'approche sociale dominante se situe davantage en terme d'éthique de responsabilité. Elle rappelle à l'homme agissant dans la nature que les droits sont tous contrebalancés par des devoirs. La première de ces responsabilités porte bien évidemment sur la garantie de l'existence même de ce qui préexiste à l'homme et à son action nécessairement simplificatrice de la complexité des écosystèmes forestiers. C'est tout l'enjeu de la formulation et de la mise en œuvre des politiques de protection de la nature auxquelles la politique forestière doit apporter une contribution. C'est également une des racines du débat sur l'écocertification.

Les forestiers sont généralement mal à l'aise quand l'approche esthétique intervient dans un processus de prise de décision. Ils se retranchent souvent derrière des arguments rationnels qui dissimulent leur implication affective dans leur métier ou dans leur propriété. Et pourtant, dans cette affectivité, la dimension esthétique est presque toujours présente, bien que cachée ou relativisée. Certes il convient de souligner la forte dimension culturelle de l'esthétique, enracinée dans la diversité des " histoires " et des milieux physiques et biologiques qui façonnent le regard et l'expérience des hommes, diversité qui fait la richesse de l'Europe. Dans une même région, il faut également rappeler la diversité des opinions, et souvent les appréciations différentes des univers culturels citadins et ruraux. Chacun a sa propre vision de ce qu'est une " belle forêt ". Mais tous gardent en mémoire leurs émotions devant un coin de forêt ou un paysage forestier. Derrière l'éthique se cache souvent l'émotion esthétique.

S'adapter à cet enjeu de la valeur esthétique de la forêt semble passer, dans un premier temps, par deux étapes: la première est de savoir prêter attention aux discours et revendications sur la gestion forestière qui émanent des élus et des associations de défense du cadre de vie, en prenant argument du résultat esthétique, et d'en reconnaître la légitimité; la seconde est de savoir valoriser de ce point de vue la diversité des sylvicultures possibles. La troisième étape sera autrement plus complexe, puisqu'elle suppose d'échapper à la dictature esthétique du statu quo, pour " donner à voir " les potentialités du développement des stades forestiers, et les outils de simulation informatique des paysages et de la croissance des peuplements pourraient apporter ici une aide précieuse.

Afin d'être crédibles dans cette pédagogie, les forestiers devront apprendre à s'impliquer personnellement. En effet, la présentation d'explications à un auditoire non concerné affectivement débouche sur le vide. Savoir partager ses émotions devant une belle forêt ou ce qui deviendra une belle forêt devient donc paradoxalement une condition de la crédibilité des forestiers dans leur participation à des débats de société. L'oublier laisse le champ libre à des discours irrationnels et séduisants qui opposent facilement la froideur rebutante du technicien et la chaleur sympathique du militant qui proclame son amour de la forêt.

Pour accepter la légitimité de certaines questions posées aux politiques forestières par la société, il est donc nécessaire de dépasser (ce qui signifie assumer, mais aller aussi au-delà) une approche utilitariste, même rénovée, pour se situer en même temps sur le terrain d'une approche éthique. Ceci ne devrait pas poser de problèmes insurmontables à la culture forestière structurée autour des enjeux du long terme. Mais il est aussi nécessaire d'assumer une approche esthétique, qui touche rapidement aux motivations profondes des individus et peut être source de fortes confusions. L'intégration de ces trois types d'approche est pourtant la première condition d'une véritable démarche patrimoniale.

Cinq grands défis à relever

1) Le premier défi consiste à choisir clairement entre le zonage de territoires forestiers spécialisés et une révision de la foresterie multifonctionnelle sur un territoire donné. Ce qui est en cause est moins le concept de foresterie multi-usages que la crédibilité de ses modalités pratiques de mise en oeuvre. Une partie minoritaire mais influente de l'opinion publique pense qu'il est possible de résumer la doctrine forestière traditionnelle par la maxime suivante: " ce qui est bon pour la production de bois réglée par un aménagement est nécessairement bon pour toutes les composantes de l'écosystème forestier ": c'est la théorie dite de l'effet de sillage. Dans beaucoup de cas, l'expérience séculaire d'une sylviculture raisonnable est loin d'infirmer toujours ce raccourci, néanmoins caricatural. Mais le courant contestataire n'a que faire d'une vision statistique de la réalité. Ses convictions sont fondées sur d'autres approches: d'une part sur des conflits locaux qui lui donne la référence de contre-exemples parfois criants, d'autre part sur une idée de la nature qui n'est pas celle que s'est forgée collectivement le corps des gestionnaires forestiers.

Le talon d'Achille des forestiers réside dans la gestion des conflits inévitables entre certains usages des forêts. La question clé est souvent l'identification pertinentes des enjeux majeurs et des projets des acteurs pour un territoire. Pour rendre crédible le discours de la foresterie multi-usages, il est indispensable que les forestiers perçoivent clairement les antagonismes entre usages tels qu'ils sont perçus par l'opinion publique, et acceptent d'arbitrer les conflits sans préjugé systématique en faveur des traitements sylvicoles traditionnels, même lorsque le rapport de force local n'est pas défavorable aux forestiers. Pour que le discours sur la foresterie multi-usages soit perçu comme cohérent, il faut que certains projets qui " coûtent " en matière de production de bois soient publiquement défendus par les forestiers, dans les régions où un antagonisme entre usages est fortement vécu par l'opinion. Les démarches participatives pourraient permettre aux forestiers, à condition qu'ils en aient les moyens et la compétences, de développer un contact direct avec l'ensemble des acteurs intervenant dans un processus de décision, et de mieux évaluer la gamme des valeurs en jeu.

2) Le second défi consiste à revoir la stratégie générale de conservation en forêt et à mieux intégrer la conservation de la biodiversité dans la gestion forestière ordinaire. Indépendamment de ses fondements éthiques et scientifiques, la demande est certainement liée à la nouvelle perception de la nature par une société majoritairement citadine, à la recherche de son enracinement dans un terroir et dans l'immuabilité. Comme il existe une passion pour les vieilles pierres, garantes de notre histoire et de notre origine, il existe une fascination pour une forêt éternelle, préservée des errements de l'action humaine. L'enjeu en est la préservation intégrale de certaines forêts très peu touchées par l'homme, ou la re-création, sur des surfaces à définir, d'une dynamique forestière sans interférence avec l'homme. Même si une motivation utilitariste à ce type de politique réside dans l'intérêt scientifique pour l'étude des processus d'évolution des écosystèmes forestiers, la réponse à une demande symbolique forte de la société mérite également considération.

Est également en jeu la place qui sera faite aux autres composantes de l'écosystème forestier que les arbres des essences principales, dans la gestion forestière ordinaire. Pour la culture forestière européenne, il s'agit d'une évolution sensible par rapport aux préoccupations dominantes lors des cinquante dernières années, mais pas d'une révolution culturelle. Une difficulté majeure réside dans l'intégration pratique de cette préoccupation renouvelée pour la conservation de la biodiversité au niveau du terrain, c'est à dire dans les compromis qu'il faut inventer au jour le jour entre des logiques qui ne sont pas toujours convergentes. C'est l'enjeu du débat encore balbutiant sur les études d'impact des décisions majeures et sur les espèces indicatrices, réputées révéler précocement une réorientation, positive ou négative, du fonctionnement de l'écosystème forestier. Une dernière difficulté consiste à rendre visible cette préoccupation de biodiversité, et à élaborer des procédures d'évaluation des actions menées dans ce sens, dans le fonctionnement ordinaire d'un service de gestion forestière. En effet les meilleures circulaires ou instructions ne sont pas en elles-mêmes des gages suffisants, si l'évaluation des organisations et des agents ne prend en compte que des paramètres économiques facilement mesurables.

3) Le troisième défi consiste à diversifier les options sylvicoles et à réexaminer le quasi monopole de fait dont jouit encore souvent le traitement en futaie monospécifique régulière équienne. La demande sociale porte sur la diversité en forêt, diversité visible au travers des essences et des traitements sylvicoles, et diversité invisible (pour la plupart des promeneurs) au travers des espèces animales ou végétales souvent discrètes. Sans que soit nié le besoin économique de peuplements forestiers à forte productivité, gérés très intensivement, que le public n'identifie pas vraiment avec l'image mythique de la forêt, il existe un rejet grandissant à l'encontre de toutes les pratiques sylvicoles qui homogénéisent la forêt sur de vastes étendues, là où il pourrait exister de la variété.

Un présupposé de cette perception est que la nature fabrique de la variété et que l'action de l'homme est nécessairement réductrice de cette variété, ce qui est loin d'être partout vérifié, comme le montrent certaines études sur la dynamique naturelle des écosystèmes forestiers. La comparaison de Pinchot, illustre forestier américain du siècle dernier, assimilant la sylviculture avec la culture d'un champ de maïs, est désormais inacceptable pour nos sociétés citadines modernes. Ce qui symbolise le mieux ce rejet est actuellement la plantation monospécifique de résineux exotiques, de peupliers ou d'eucalyptus. Il existe une place en Europe pour une pluralité de modèles sylvicoles, et rien n'impose de rechercher à privilégier les mêmes options quel que soit le contexte écologique et social, les objectifs et les contraintes du propriétaire. Il faut savoir revenir aux cahiers des charges auxquels les modèles sylvicoles prétendent répondre, pour éviter de transformer des interrogations légitimes sur les limites inhérentes à chaque sylviculture en «guerre de religion».

4) Le quatrième défi consiste à revoir certaines des options actuelles en matière d'aménagement du territoire forestier. Une des perceptions les plus fortes du milieu forestier est parfois celle des infrastructures et des grandes options d'aménagement du territoire forestier, notamment à l'échelle du paysage lorsque le relief le permet. Dans certains cas, elle heurte profondément l'idée de nature que se fait le citadin, car elle imprime nettement la marque de l'homme et du contingent dans un milieu dont il voudrait croire qu'il n'est que nature et immuabilité. C'est pourquoi une sensibilité nouvelle de l'opinion publique porte sur le paysage, sur la taille et la géométrie des parcelles, sur les routes forestières, sur les coupes rases, sur le traitement des lisières, etc...

Les forestiers ont souvent hésité entre deux attitudes. La première consiste à vouloir rappeler le citadin à la réalité des pratiques forestières, considérées comme intrinsèquement bonnes pour la forêt, à ne rien cacher des phases ingrates que peut connaître un cycle forestier et à tenter de persuader le public de la validité des choix sylvicoles ou d'aménagement, en faisant confiance au temps et à la nature pour panser des plaies aujourd'hui très visibles. La seconde consiste à ne sacrifier que ce qui est strictement nécessaire pour éviter la contestation, en prévoyant un traitement esthétique limité à ce qui est perçu par le public dont on sait qu'il entre généralement peu profondément en forêt. Mais la réponse n'est pas toujours à la hauteur de la question. Faut-il vraiment chercher à généraliser dans tous les types de milieux des options techniques lourdes qui ont surtout fait leurs preuves dans des milieux à fortes potentialités productives? Ne doit-on pas accentuer encore le mouvement actuel de différenciation des intensités de gestion selon les types de milieux et de paysages?

5) Le cinquième et le plus lourd défi consiste à réexaminer les procédures d'information, de consultation et d'association du public sur les choix majeurs. Les forestiers ont une conscience aiguë de travailler dans un domaine sans équivalent, de part les durées mises en jeu par chaque décision, où les raisonnements par analogie à partir d'autres secteurs d'activité peuvent être stimulants, mais jamais entièrement convainquants. C'est la raison pour laquelle ils oscillent souvent entre deux attitudes que leurs interlocuteurs ne considèrent généralement pas comme pertinentes, mais qui sont aisément compréhensibles et parfois justifiées. La première consiste à tenter de persuader l'opinion publique du bien fondé de leurs analyses et décisions, présentées comme la seule voie raisonnable possible: la communication est alors essentiellement conçue comme " propagande ", ne retenant des questions qui sont posées aux forestiers que celles dont les réponses légitiment la politique forestière menée ou minimisent les inflexions inévitables. La seconde consiste à éviter au maximum les interférences provenant de l'extérieur avec leurs procédures internes de décision, de façon à écarter les choix trop enracinés dans une conjoncture précise et probablement fugitive, dans les convictions particulières d'un petit nombre d'individus, dans les effets de mode ou dans des stratégies politiques à court terme. Cette seconde attitude conduit aussi souvent à se méfier des pressions locales et donc à encadrer, parfois excessivement, la nécessaire marge de liberté des échelons d'exécution.

La première attitude se heurte de plus en plus à la réaction de ceux qui, de plus en plus nombreux, connaissent bien tel ou tel aspect de la réalité forestière, ainsi qu'à la mention publique de contre-exemples difficiles à gérer dans un contexte de " propagande ". La seconde est de plus en plus mal vécue dans des sociétés démocratiques où la participation et la transparence dans les processus de prise de décision sont vécues comme un droit et une garantie que les opinions contradictoires seront effectivement entendues. La première et la seconde sont intenables à terme quand le monopole administratif et technique des forestiers sur la forêt est rompu, provoquant une série de négociations séparées avec tel ou tel groupe d'intérêt qui sait souvent mieux que les forestiers diffuser et faire partager ses informations et ses convictions. C'est dire qu'on se retrouve insidieusement dans la pire des situations pour la logique des décisions forestières, celle des groupes de pression " naturels " ou autoproclamés, agissant sur des segments atomisés des choix d'aménagement et de sylviculture, devant l'opinion publique, les décideurs politiques ou les tribunaux. Il faut sortir rapidement de cette impasse qui ne satisfait personne. Les solutions appartiennent probablement à chaque univers culturel national, régional ou local, et doivent être adaptées à chaque problème identifié, en proscrivant les lourdes procédures uniformes indépendantes des enjeux.

Conclusion

Les politiques forestières du XXIème siècle ne seront plus déterminées par les seules analyses et priorités des forestiers. Ceci peut être source d'anxiété pour les forestiers qui redoutent que le processus à l'œuvre d'appropriation collective des forêts par la culture citadine ne conduise à remplacer la continuité cohérente des décisions indispensables à une gestion durable sur le long terme par une série chaotique de décisions dictées par les modes, les groupes de pression, les compromis circonstanciels ou, pire encore, une nouvelle idéologie totalitaire de la Nature. Cette anxiété n'est pas toujours sans fondement, mais les forestiers sont loin d'être entièrement désarmés pour participer à ces débats, s'ils acceptent de considérer la dimension culturelle grandissante des processus de décision et se situent sur ce terrain. Dès lors il convient de développer une réflexion prenant davantage en compte qu'aujourd'hui, et de façon articulée, les dimensions utilitariste, éthique et esthétique qui façonnent la vision culturelle actuelle de la forêt. Cela passera inévitablement par la révision de certaines grilles d'analyses encore dominantes dans la culture forestière. Pour aller dans cette direction, il est indispensable que la recherche et l'enseignement forestier prennent davantage en compte la dimension sociale et culturelle des politiques forestières. La promotion de démarches participatives dans la prise de décision, voire le développement et l'adoption formelle de principes éthiques dans la gestion forestière sont également à encourager.

Christian Barthod, sous-directeur de la forêt

Aarne Reunala, directeur des forêts

Ministère de l'agriculture, de l'alimentation, de la pêche et des affaires rurales

Ministère de l'agriculture et de la forêt

19, avenue du Maine
75015 Paris (France)

PL 30
FIN-00023 Gouvernement (Finlande)


[1] Ministère de l'agriculture, de l'alimentation, de la pêche et des affaires rurales, France
[2] Ministère de l'agriculture et de la forêt, Finlande