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LA CONTRACTUALISATION, OUTIL D'AVENIR DES POLITIQUES FORESTIERES?

Christian Barthod 1


Résumé:

Les quatre outils traditionnels des politiques forestières que sont la réglementation, les subventions, la fiscalité et la vulgarisation semblent toucher leurs limites face à des problèmes complexes qui nécessitent de raisonner au cas par cas, sur des territoires bien identifiés qui ne sont pas réductibles soit à une entité administrative, soit à une unité de propriété foncière. Cette situation est de plus en plus souvent rencontrée dans les projets de promotion d'une gestion durable et vraiment multifonctionnelle, tout particulièrement lorsque les enjeux relatifs à la diversité biologique nécessitent une action volontariste coordonnée de nombreux acteurs sur un territoire adapté à la résolution du problème identifié. Dans ce contexte, le développement de «contrats» liant «offreurs» et «demandeurs» de biens et services offerts par les territoires forestiers semble devoir être privilégié.


L'équilibre et l'efficacité d'une politique forestière repose traditionnellement sur quatre grands types d'outils: 1) les lois et réglementations, 2) les subventions directes à l'investissement, 3) l'adaptation de la fiscalité générale aux spécificités forestières, 4) le développement et la formation. Mais depuis 10 à 15 ans, les débats sur la gestion durable et sur la diversité biologique ont montré certaines limites de cette approche traditionnelle, et conduisent à s'interroger sur la place que devraient occuper, dans les politiques forestières, les procédures de contractualisation avec les propriétaires et gestionnaires forestiers.

La question de la gestion durable des forêts trébuchera notamment toujours sur la question de la multifonctionnalité de la forêt, aussi longtemps qu'un mécanisme financier ne permettra pas une reconnaissance effective, autrement qu'en paroles, de la valeur accordée aux fonctions écologiques et sociales, au même titre qu'à la fonction économique. L'Etat est en droit d'imposer des contraintes au nom de l'intérêt public, mais pour optimiser l'efficacité de son intervention il a besoin que ces contraintes suscitent un minimum d'adhésion chez les propriétaires forestiers concernés. Les autres collectivités publiques que l'Etat, compétentes en matière d'aménagement du territoire, se font de plus en plus le relais des attentes d'une partie de l'opinion publique vis à vis des forêts, sans disposer toujours de la puissance réglementaire. Il est donc nécessaire qu'une politique territoriale ambitieuse suscite une sorte de contrat social entre les pouvoirs publics et les propriétaires, et que ceux-ci se sentent valorisés et reconnus dans leur dimension de gestionnaire patrimonial.

Tous les pays européens sont confrontés aux mêmes questions et aux mêmes limites de la conception traditionnelle de la multifonctionnalité des forêts et des outils traditionnels de la politique forestière pour la promouvoir. Certains sont plus en avance que d'autres dans l'élaboration de procédures et de mécanismes facilitant la prise en charge de ces nouveaux défis. Les sociétés qui ont élaboré des contrats de gestion des territoires à fort enjeu environnemental, avec rémunération de certaines prestations, sont beaucoup plus sérieuses et cohérentes dans ce domaine que celles qui prétendent régler ces problèmes par le seul dosage de la bonne parole et de la réglementation.

La voie contractuelle, plus commune dans les pays de l'Europe du Nord que dans celle du Sud, semble avoir déjà permis des progrès en matière de gestion de la diversité biologique, et paraît pouvoir inspirer certaines modalités d'intervention des pouvoirs publics. Un peu partout en Europe, et plus particulièrement en France, les réflexions en matière de contractualisation concernent l'intégration des objectifs et contraintes environnementaux dans l'agriculture (mesures agri-environnementales), mais aussi, dans le secteur forestier, la préservation des fonctions d'intérêt général des forêts de montagne et des forêts méditerranéennes et la mise en oeuvre de la directive communautaire "habitats" de 1992. Dans quelques pays européens, la gestion forestière de la ressource en eau a également donné lieu à des initiatives intéressantes, essentiellement en Allemagne, en Suisse et en Autriche,.

Il est plus en plus nécessaire de disposer d'outils permettant de travailler à des échelles spatiales et temporelles appropriés à la compréhension et à la prise en compte des enjeux environnementaux et sociaux. La gestion de l'eau, en quantité et en qualité, se situe nécessairement à l'échelle d'un bassin versant, mais le bassin versant n'est a priori en rien pertinent pour gérer la protection ou la restauration d'un habitat d'espèce. Or l'approche privilégiée par l'Etat concerne soit les entités administratives (communes, départements, régions, ou leurs groupements), soit la propriété foncière.

Dans certains cas, par suite de l'inadéquation de ce type d'approche à la résolution des problèmes identifiés, l'Etat est amené à créer «ex nihil» une nouvelle entité administrative adaptée au type de gestion recherché, comme par exemple un parc national ou une réserve naturelle. Mais cette option administrativement lourde et souvent génératrice de conflits avec les propriétaires fonciers qui se sentent dépossédés n'est pas généralisable, et se révèle en outre coûteuse en terme de frais de fonctionnement et d'investissement. Selon les problèmes à traiter, elle peut en outre conduire à superposer, sur un même territoire, plusieurs compétences administratives, ce qui pose inéluctablement des problèmes de gestion des compétences aux limites, voire même des conflits de priorité.

Les problèmes de prise en charge technique et financière des multiples fonctions et services que la société attend des forêts ne se posent pas de la même façon partout. Il serait absurde de considérer que toutes les attentes de la société se traduisent par des surcoûts rédhibitoires pour la compétitivité de la filière forêt-bois ou pour la motivation du propriétaire. Dans certains cas, plus de rigueur écologique peut parfaitement aller de pair avec plus de rigueur économique. Par ailleurs, les enjeux ne sont pas les mêmes partout, conduisant à territorialiser l'approche des problèmes et l'élaboration de solutions. C'est pourquoi il est difficile de se satisfaire des approches globalisantes comme l'approche législative ou réglementaire ou l'approche fiscale, qui devraient traiter prioritairement des cas les plus difficiles. Pour la plupart des problèmes concrets identifiés, il semble plus efficace de privilégier une analyse et des outils d'intervention qui reposent sur un territoire particulier et sur l'implication d'acteurs bien identifiés. Il est cependant légitime de ne s'interdire le recours à aucun outil, et de rechercher au cas par cas le dosage le plus pertinent entre contractualisation, aide aux investissements, réglementation, fiscalité et formation.

Il est dès lors évident pour tous qu'il est nécessaire de promouvoir des approches innovantes, adaptée au territoire pertinent pour résoudre les problèmes identifiés et atteindre les objectifs recherchés. C'est l'un des intérêts majeurs d'une procédure de contractualisation que de pouvoir s'adapter facilement à des approches territoriales différenciées en fonction des enjeux et de la structure de la propriété foncière. Le second intérêt majeur de la contractualisation est d'associer les propriétaires et les gestionnaires déjà en place, en respectant leurs prérogatives et la plupart de leurs choix, et en limitant la prise en charge financière au seul coût marginal induit par le type d'action recherché, sans transférer aux pouvoirs publics (ou d'ailleurs à tout ensemble d'acteurs ayant un projet sur un territoire) l'ensemble des charges de gestion. Ce type de procédure transforme le propriétaire et le gestionnaire forestier en «offreur» de services et les pouvoirs publics en «demandeurs» de services bien particuliers.

A quelle échelle doit-on s'efforcer de formaliser une demande responsable et d'organiser le débat entre offreurs et demandeurs de services ? Cette question est primordiale. Il est vital de sortir rapidement d'un débat stérile offrant le choix entre une multifonctionnalité conçue comme accordant le même poids à toutes les fonctions sur chaque parcelle de gestion, et une multifonctionnalité reposant sur un zonage a priori du territoire national qui spécialiserait les forêts. La première solution mène rapidement à un discours incantatoire, sans prise réelle sur la réalité, ignorant les enjeux particuliers d'un territoire ainsi que les objectifs et les contraintes du propriétaire. La deuxième solution est rendue largement illusoire, au moins en Europe, par le grand morcellement écologique et foncier des territoires boisés, la variété de l'histoire de gestion de chaque parcelle et l'imbrication entre forêts et espaces agricoles.

Les enjeux identifiés comme suffisamment importants pour justifier une action volontariste peuvent concerner une grande diversité de problématiques forestières (approvisionnement des industries locales du bois, tourisme et loisirs, prévention des risques naturels, préservation de la diversité biologique, mise en valeur des paysages, ...) et porter sur des territoires de dimension très variable suivant les problèmes posés (massifs forestiers ou bassin d'approvisionnement pour la sécurisation des approvisionnements des industries dans une zone où le morcellement foncier est important, bassins versants pour la qualité et la quantité de l'eau, pays, communes ou groupements de communes pour l'accueil du public, etc...). L-identification des acteurs qui peuvent se mobiliser dans une logique «offreurs/demandeurs», ainsi que le niveau de prise en charge du dossier en découlera, comme le montre le tableau ci-après.

Grandes caractéristiques des biens et services offerts par la forêt

type de bien ou service

nature des services

échelle géographique pertinente

population concernée

niveau de la prise en charge du dossier

bois

usage direct

bassin d'approvisionnement dans un marché mondial ouvert

Industriels du bois

acteurs économiques, dans le cadre des règlements de l' UE + OMC (2)

gibier

usage direct

massif forestier

chasseurs

regroupement des propriétaires forestiers + regroupement des chasseurs

eau

usage direct

bassin versant

consommateurs

Agences de l'eau + sociétés d'exploitation

sols

usage indirect

zones sensibles localisées

Propriétaires et gestionnaires forestiers, entreprises de travaux forestiers, promeneurs

Tous les acteurs de l'aménagement du territoire

carbone

usage indirect

monde

société

convention mondiale + UE + programme national de lutte contre l'effet de serre

biodiversité

usage différé

zones biogéographiques du monde; habitats

société

convention mondiale + UE + programme national de protection de la biodiversité

récréation

usage direct

"pays" ou ensemble de "pays"

résidents + touristes

Collectivités locales, seules ou en association

Dans ce contexte d'une préoccupation grandissante de la société face à la manière dont les forêts peuvent répondre aux multiples demandes dont elles font l'objet, il est raisonnable de miser sur le désir des Etats, de l'Union européenne et de certaines collectivités territoriales d'expérimenter des solutions innovantes. Plus on se rapproche du terrain, et plus on constate qu'un certain nombre d'acteurs, et notamment des élus, se sont déjà engagés dans cette direction pour rechercher des réponses concrètes aux questions locales. Ce type d'approche est plus nouveau pour les responsables nationaux et régionaux. En France, la loi d'orientation sur la forêt (2001) a affirmé l'intérêt de développer de telles approches contractuelles, dénommées «chartes forestières de territoire».

Dans le cadre d'une gestion durable multifonctionnelle, modulée selon les enjeux identifiés au niveau local et les objectifs prioritaires des propriétaires, la contractualisation pourrait donc être appelée à devenir un outil de développement durable des territoires ruraux, insérant davantage les forêts dans leur environnement économique, écologique, social et culturel. Au-delà des seules lois du marché ou des obligations minimales que la loi impose et doit continuer d'imposer aux propriétaires et gestionnaires forestiers, privés ou publics, elle permet d'engager une dynamique de progrès dans les domaines précis où des acteurs, privés ou publics, intéressés par un ou plusieurs biens ou services forestiers, identifient un enjeu suffisamment important pour justifier une contractualisation sur un territoire particulier.

Dans les zones où la qualité de l'eau pose des problèmes coûteux de traitement avant distribution de l'eau potable, il serait légitime de rechercher des mécanismes incitatifs encourageant le boisement des périmètres sensibles et le respect d'un cahier des charges de gestion directement ciblé sur la qualité de l'eau, comme cela est déjà pratiqué en Allemagne. Les mécanismes qui sont seulement dirigés vers la limitation de la «non qualité», via la taxation de pratiques aux impacts défavorables, se révèlent insuffisants; ils devraient être complétés par des mécanismes encourageant la production de «qualité». Cette approche est également valable pour les zones d'où sont issues les eaux de qualité bénéficiant d'une valorisation financière particulière, comme les eaux minérales de table.

Dans les zones à fort enjeu pour la diversité biologique, la récréation ou le paysage, il est indispensable de chercher, avec les interlocuteurs en charge légitimement du dossier, à mieux identifier les territoires concernés et la manière dont leur gestion peut répondre aux besoins préalablement précisés. L'expérience montre qu'il est dangereux de chercher à mener ce travail sans avoir préalablement réfléchi à une proposition de mécanisme incitatif répondant aux aspirations et aux contraintes des propriétaires et gestionnaires forestiers concernés. La solution de la contractualisation sur la base d'objectifs clairement affichés, avec identification d'indicateurs de résultats, semble aujourd'hui à privilégier pour ces types de services.

Un contrat, signé pour une durée déterminée, doit donc porter sur un territoire identifié a priori comme pertinent vis-à-vis d'une ou plusieurs problématiques, selon la logique suivante: une problématique, des acteurs, un territoire, un contrat au terme d'une négociation. La prise en compte de l'intérêt général est assurée par la vérification, par les acteurs eux-mêmes, de la cohérence du projet au regard de la gestion durable multifonctionnelle, par la transparence de la négociation au regard de tous les intérêts et partenaires identifiés sur le territoire, par l'implication souhaitable des élus locaux, ainsi que, le cas échéant, de l'Etat.

En France, les objectifs prioritaires assignés à la contractualisation par la loi d'orientation sur la forêt de 2001 sont les suivants, chaque contrat ne devant néanmoins pas nécessairement répondre simultanément à chacun de ces quatre objectifs majeurs:

Pour assurer la gestion, la conservation et/ou la restauration des habitats et des espèces concernées par les directives communautaires sur les habitats et les oiseaux, en vue de constituer le réseau Natura 2000, le ministère français chargé de l'environnement, en liaison avec le ministère chargé de l'agriculture et de la forêt, a choisi de proposer aux propriétaires et gestionnaires la signature de contrats de gestion, les associant en tant que partenaires essentiels à la mise en œuvre des actions identifiées à l'échelle du massif forestier concerné dans le «document d'objectifs».

Le Danemark a développé depuis plus longtemps de tels contrats d'une durée pouvant aller jusqu'à 20 ans pour gérer des espaces à vocation pastorale et des forêts dans un souci prioritaire de protection de la diversité biologique, en rémunérant certains surcoûts. Mais jusqu'à présent l'outil contractuel a surtout été mis en œuvre pour créer des réserves intégrales en forêt privée, en indemnisant le propriétaires des coupes de bois qu'il ne fera plus. La Suède recourt également à des contrats avec des propriétaires forestiers, d'une durée habituelle de 50 ans, pour assurer la conservation ou le développement de certains objectifs environnementaux, en contrepartie de compensations financières.

Cette évolution des problématiques forestières confrontées à des questions de plus en plus complexes que ne savent généralement pas bien gérer les outils traditionnels se retrouve dans la quasi totalité des pays européens. Cette communauté de problèmes, qui n'a cependant pas encore débouché sur une conviction partagée en matière de solutions à privilégier, a permis de créer un contexte favorable à l'exploration de nouveaux outils financiers adaptés à une approche contractuelle. Pour la première fois dans l'histoire de l'Union Européenne, malgré l'absence toute politique forestière communautaire, et sur la base d'une nouvelle approche politique qui fait du développement rural le second pilier de la politique agricole commune, un règlement communautaire de 1998 (le règlement sur le développement rural, article 32 du chapitre VIII) a instauré la possibilité de paiements annuels aux propriétaires forestiers, dans la fourchette de 40 à 120 € par an, sur la base des coûts réels de mise en œuvre de mesures de «préservation et d'amélioration de la stabilité écologique des forêts dans des zones ayant un rôle protecteur et écologique d'intérêt public et où les coûts des mesures préventives et de restauration de ces forêts sont supérieurs au produit de l'exploitation.».

Cet outil financier communautaire se révèle complexe d'emploi. De très longues négociations avec l'ensemble des acteurs concernés ont été nécessaires pour définir une méthodologie expérimentale d'emploi en France sur trois grands sujets: 1) la gestion des forêts de montagne à lourds handicaps mais à fort enjeu de protection, 2) la gestion sylvicole de certaines forêts méditerranéennes dans le souci de préserver un patrimoine naturel et culturel essentiel au maintien de l'identité de certains territoire et à leur valorisation touristique, 3) la gestion sous contraintes des sites forestiers inclus dans le réseau écologique communautaire Natura 2000.

Toute innovation passe par une phase expérimentale, parfois longue et difficile, rencontrant inévitablement un certain nombre d'échecs, conduisant à mettre en évidence très progressivement le «cahier des charges» à réunir pour avoir des chances raisonnables de succès et légitimant ainsi une approche spécifique qui rompt nécessairement avec le cadre juridique et financier traditionnel. Le pari est pris que les pays de l'Union européenne réussiront cette mutation et mettront en place les conditions favorables au développement de la contractualisation en forêt.

Conclusion

La contractualisation sur la base d'objectifs ou de moyens, avec rémunération du propriétaire ou du gestionnaire forestier, est appelée à se développer pour résoudre des problèmes complexes et bien territorialisés que ne savent pas bien traiter les quatre outils traditionnels des politiques forestières. Il ne s'agit nullement d'un outil appelé à remplacer et faire disparaître les autres outils, mais d'un outil supplémentaire qui doit encore trouver sa place et qui peut enfin donner du sens au discours sur la multifonctionnalité de la forêt, en organisant une négociation entre «offreurs» et «demandeurs».

Il sera cependant nécessaire que les propriétaires et gestionnaires forestiers évoluent dans la représentation culturelle qu'ils ont d'eux mêmes et de leur relation à la forêt pour davantage se situer comme «offreurs». Il faut enfin que les multiples «demandeurs» qui expriment des projets, parfois contradictoires, devant s'appliquer à un territoire qui ne leur appartient pas s'organisent pour formaliser une vraie demande, financièrement responsable et accepter une vraie négociation, en renonçant à l'injonction moralisante reposant sur ce qu'est la «bonne» gestion à leurs yeux. Le rôle des élus locaux comme médiateurs et porteurs d'une demande responsable deviendra très probablement essentiel dans ce schéma.


1 Sous-directeur de la forêt
Direction de l'espace rural et de la forêt
Ministère de l'agriculture, de l'alimentation, de la pêche et des affaires rurales
19, avenue du Maine 75015 Paris, FRANCE
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2 UE: Union européenne; OMC: Organisation mondiale du mommerce