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Nouvelles perspectives pour les filières forestières tropicales

Jean-Marc Roda 1


Résumé

Depuis un certain nombre d'années, les filières bois paraissaient s'être figées entre le monde des pays développés et celui des pays en développement. Pendant cette période, s'est préparée la mise en place de nouvelles organisations de production, où flexibilité, réactivité, et adéquation rigoureuse à la demande sont des critères déterminants, où les stratégies d'approvisionnement sont mondiales, et dont on décèle des signes avant-coureurs depuis le milieu des années 90. Il y a désormais une importante séparation entre les filières tropicales et tempérées. Les premières produisent essentiellement du bois énergie, et n'exportent désormais vers l'occident plus qu'une très faible part du volume du bois matériau produit. Les fondements de cette séparation sont d'abord logistiques, puis mercatiques, car si les marchés occidentaux sont théoriquement plus rémunérateurs, ils sont en pratique moins attractifs que les marchés asiatiques dont les exigences pour le respect de la qualité, des spécifications, et des délais sont moins impératives.

L'évolution des filières forestières tropicales, après avoir été essentiellement déterminée par le Japon et un petit groupe de pays nouvellement industrialisés producteurs d'Asie du Sud-Est, l'est désormais de plus en plus par la Chine. La demande se répercute à l'ensemble de la planète, à la faveur d'une réorganisation en cours des industries de transformation, et l'Asie, en captant de plus en plus d'exportations africaines et sud-américaines, devient un carrefour mondial des bois tropicaux. La demande croît avec le développement des classes moyennes des pays émergeants, et les diasporas de l'Asie lui permettent de globaliser ses échanges de bois tropicaux. Ces changements procèdent d'une évolution radicalement nouvelle des systèmes de production. La concurrence internationale accrue, l'interdépendance des marchés, et l'instabilité chronique des économies de nombres de pays producteurs, favorisent le succès et l'extension des systèmes de production basés sur des réseaux d'entreprises flexibles et sur l'optimisation des transactions de l'information.


1. Introduction

La structure et l'organisation des filières forestières du monde est relativement stabilisée depuis les chocs pétroliers et la recomposition économique mondiale, ainsi que depuis la fin de la guerre froide. Par exemple, le commerce mondial des bois bruts ou de première transformation semble s'être stabilisé depuis les années 70 entre 150 et 200 millions de m3, et la consommation mondiale fluctue depuis 1985 entre 3,2 et 3,4 milliards de m3 par an, selon les chiffres de la FAO. Depuis 20 à 30 ans, les filières bois paraissaient s'être figées entre deux mondes aux structures quasiment indépendantes, celui des pays développés, et celui des pays en développement. Cependant, ce qui a pu apparaître comme une période stabilisée a sans doute été une période de gestation préparant la mise en place de nouvelles organisations de production, où flexibilité, réactivité, et adéquation rigoureuse à la demande sont des critères déterminants, où les stratégies d'approvisionnement sont mondiales et questionnent les politiques forestières, et dont on décèle des signes avant-coureurs depuis le milieu des années 90.

2. Le bi-mondialisme des filières forestières

Si à l'échelle du monde, environ la moitié de la production est utilisée pour produire de l'énergie, et l'autre moitié pour du bois d'œuvre ou d'industrie, la répartition de ces usages est en revanche très différente selon les pays (figure 1).

Le bois d'énergie constitue en effet 80 % de la consommation dans les pays en développement, ce qui est le cas d'une grande majorité de pays tropicaux. En outre, la consommation de bois des pays en développement n'a cessé d'augmenter depuis les années 1960, en passant de 1,2 à 2 milliards de m3 par an aujourd'hui, et ce en relation directe avec la croissance démographique dans ces pays. Au contraire les pays développés, dont la consommation fluctue en dessous de 1,5 milliard de m3 depuis les années 1980, ne consacrent que 20 % de ce volume à l'énergie.

De façon parallèle, moins de 30 % des bois non tropicaux sont utilisés pour l'énergie, alors que cet usage concerne plus de 80 % (soit 1,3 milliard de m3) du volume des bois tropicaux. En d'autres termes, les tropiques fournissent plus de 70 % du bois d'énergie mondial, et moins de 20 % (soit 280 millions de m3) du bois d'œuvre et d'industrie (figure 2).

La logique initiale de cette séparation des filières entre les tropiques et le reste du monde réside dans le fait que le bois est un matériau pondéreux. Il est donc essentiellement consommé sur place, et son commerce international ne concerne que de très faibles proportions. Ceci est d'autant plus vrai que l'on considère des catégories de produits peu transformés. Par exemple, moins du centième de bois d'énergie non tropical et moins du dix millième du bois d'énergie tropical sont exportés, alors que près de 9 et 7 % des bois bruts respectivement tropicaux et non tropicaux destinés à l'œuvre ou à l'industrie sont exportés.

Plus précisément, le commerce international concerne environ 10 % des grumes de bois d'œuvre tropicales, 20 % des sciages tropicaux, et 60 % des contreplaqués tropicaux. Mais le commerce international de ces trois principaux types de produits reste faible en équivalent bois rond, puisqu'il représente en tout entre 3 et 4 % de la consommation mondiale de ces produits.

Outre le fondement logistique de cette séparation, la différentiation des marchés et de la demande joue un rôle essentiel. Par exemple en ce qui concerne les bois d'œuvre, l'Asie et L'Amérique Latine, qui représentent aux alentours de 55 % de la population mondiale, consomment respectivement près de 92, 90 et 80 % des grumes, sciages et contreplaqués tropicaux (Figure 3). En effet, même si l'Europe et l'Amérique du Nord sont en théorie les marchés les plus rémunérateurs pour les produits forestiers tropicaux, ce sont en pratique des marchés de plus en plus sélectifs et très compétitifs, avec un volume total de demande relativement faible. Souvent, les industries de transformation installées en pays tropicaux souffrent d'un climat défavorable pour l'investissement à long terme, ne disposent pas d'un bassin local de travailleurs qualifiés, ni d'infrastructures publiques fiables et entretenues. Dans ces conditions, elles trouvent en particulier dans les marchés asiatiques, moins exigeants en termes de respect de la qualité et des spécifications, de niveau de transformation, ou de respect des dates et délais de livraison, la valorisation idéale d'une bonne partie de leur production.

3. Les moteurs de l'évolution des filières forestières tropicales

Autrefois, le commerce des bois tropicaux correspondait au schéma de l'importation par les pays industrialisés de produits primaires venant du reste du monde. Cela n'est plus vrai à présent en raison de la concurrence mondiale des bassins de main d'œuvre et du poids croissant des pays en développement dans l'offre et la demande des biens manufacturés. C'est dans cette catégorie de pays que comptent désormais les premiers exportateurs de produits de seconde transformation à base de bois tropicaux. Les flux qui aboutissaient auparavant essentiellement en Europe, se sont modifiés après la seconde guerre mondiale, avec la reprise économique de l'Asie Orientale. Le Japon a été à l'origine d'une forte croissance du commerce des bois, jusqu'à ce que ses importations culminent dans les années 1970 (en 1974, il représentait à lui seul 55 % des importations mondiales de grumes et de produits de première transformation). Jusqu'au début des années 1990 ce pays a été le moteur essentiel de la demande en bois tropicaux, tandis que la Malaisie, l'Indonésie, et les Philippines ont été les moteurs de l'offre (Figure 4). A partir de ce moment, la transformation, après avoir été essentiellement le fait du Japon et de la Corée, s'est alors relocalisée en Malaisie, Indonésie, et en Inde.

Depuis une vingtaine d'années, la part de l'Europe est très faible dans la consommation des bois tropicaux (entre 4 et 5 % de la consommation mondiale de grumes, sciages et contreplaqués, en équivalent bois rond), alors que le schéma du commerce de ces bois continue d'évoluer avec la globalisation des échanges. Il devient majoritairement dominé par les pays en développement ou en transition, en particulier en Asie. Si le Brésil est le premier consommateur de sciages tropicaux, et le second de grumes tropicales, après l'Indonésie, c'est pourtant bien l'Asie qui contrôle l'utilisation des bois tropicaux en consommant près de 70 % des produits bruts ou de première transformation, en équivalent bois rond. Pourtant les importations de l'Asie développée de bois tropicaux bruts baissent régulièrement depuis les années 80, ce qui correspond à la baisse de la disponibilité de la ressource en Asie tropicale (raréfaction dans cette zone des surfaces de forêts naturelles à rente élevée). Pour autant, la demande ne diminue pas, et la tension accrue sur les coûts induit une réorganisation de la transformation. En particulier, depuis l'ouverture de la Chine en 1993, les importations de l'Asie en développement sont quand à elles en augmentation quasi exponentielle, malgré l'épisode de la crise financière asiatique en 1998 (Figure 5). La transformation se déplace donc à présent en Chine. En même temps, la demande se répercute à l'ensemble de la planète, et de plus en plus d'exportations de l'Afrique ou de l'Amérique du Sud sont captées par l'Asie, laquelle est devenue le carrefour mondial des bois tropicaux (importations de produits bruts, et exportations de produits finis)
(Figures 6 et 7).

4. Les facteurs d'une évolution radicalement nouvelle

4.1. Une double dynamique

Ce qui se passe à présent sous nos yeux procède de deux dynamiques différentes. Il s'agit pour la première du développement économique des classes moyennes des grands et petits pays émergents. Celles-ci dopent les demande locales en bois de construction, comme en bois d'ameublement de qualité moyenne et de prix abordable. La transformation locale est quand à elle encouragée par l'existence d'infrastructures et de services efficaces, et d'une force de travail de plus en plus qualifiée, tout en restant encore peu coûteuse.

Il s'agit pour la seconde du relais qu'assurent les diasporas de certains de ce pays pour répercuter leurs demandes à l'étranger via les réseaux commerciaux propres à ces communautés. Alors que les Indiens et Chinois d'outremer permettent à l'Asie de mondialiser sa demande en bois tropicaux, le Brésil, qui ne dispose pas de telles connections internationales, fonctionne quand à lui dans une quasi autarcie, son énorme demande se nourrissant de son immense offre locale.

4.2. Une concurrence internationale accrue

Parallèlement à ces dynamiques, la globalisation, concept nébuleux dont les médias se font tant l'écho, se matérialise au moins par des échanges de marchandises plus divers entre les nations, alors qu'une partie des paramètres de la prise de décision échappe de plus en plus aux Etats, et se décentralise vers des communautés d'acteurs économiques ou non gouvernementaux plus disparates. Les produits forestiers tropicaux, diversifiés et peu homogènes, sont très sensibles à cette évolution, et deviennent l'objet d'une concurrence internationale accrue.

En ce qui concerne la transformation de ces produits, les pays occidentaux industrialisés de longue date, se retrouvent exposés à la concurrence de pays dont les coûts de transformation peuvent être très faibles, tout en atteignant désormais des niveaux de qualité de production très compétitifs. En conséquence, les marchés des pays occidentaux pour les bois tropicaux bruts ou faiblement transformés évoluent en niches et places spécifiques.

L'Afrique, zone productrice qui est encore peu ou mal industrialisée (en particulier en ce qui concerne le coût et la qualification de la main d'œuvre), dépend quand à elle de plus en plus des marchés asiatiques fortement demandeurs de produits bruts de toutes qualités, alors qu'il devient de plus en plus difficile de satisfaire aux spécificités des niches des marchés européens. Cette dépendance accrue envers l'Asie pourra d'ailleurs devenir cruciale si les barrières non tarifaires européennes se développent plus vite que la compétitivité des systèmes de production africains.

4.3. Une évolution des systèmes de industriels

De plus, l'interdépendance accrue des marchés du bois, leurs évolutions rapides, et leur difficile prédictibilité à court terme, favorisent certains types d'organisation de la production basés sur l'optimisation des transactions de l'information comme en témoigne la part grandissante qu'occupent dans les filières des bois tropicaux, des réseaux d'entreprises flexibles et mobiles, et donc bien adaptés aux conditions actuelles. Ces réseaux sont constitués de grandes entreprises associées avec des PME-PMI. Au lieu d'être organisés en districts industriels localisés, comme cela s'est beaucoup fait dans de nombreux secteurs en occident depuis la "seconde révolution industrielle", ces assemblages d'entreprises sont constitués en réseaux de services et de sous-traitance dilués à l'échelle trans-continentale ou mondiale. Les membres de ces réseaux bénéficient d'échanges accélérés et étendus d'informations, qui leur apportent des avantages forts face à d'autres entreprises d'organisation plus traditionnelle. Ces avantages sont déterminants dans des situations à faible prédictibilité économique et institutionnelle, et donc à asymétrie de l'information élevée, comme c'est souvent le cas dans beaucoup de pays tropicaux, et où le besoin de flexibilité est très élevé.

En même temps, ces réseaux d'entreprises ont des rapports à la durabilité forestière qui sont complexes. Dans les pays producteurs qui sont politiquement ou économiquement instables, ces réseaux ont des comportements qui sont légitimement à la recherche d'un retour sur investissement d'autant plus rapide que le degré d'incertitude est grand, ce qui induit des comportements prédateurs. Mais lorsqu'ils sont confrontés à des situations où l'avenir de leurs investissements peut être assuré sur le long terme, on observe aussi ces mêmes réseaux d'entreprise avoir des comportements axés sur le long terme, inscrits dans une logique de développement et de ressource durable.

5. Conclusion: Enjeux et perspectives

Les communautés d'indiens et de chinois d'outremer, dont la propension à s'organiser en "ethnic business" est aussi ancienne que leur existence, sont naturellement les principales pépinières de ces réseaux d'entreprises aux stratégies et perspectives mondiales, et qui sont maintenant incontournables dans toutes les filières forestières tropicales du monde. De là à penser que l'évolution industrielle observée n'est que le reflet culturel de la part prépondérante qu'a prise l'Asie dans la structuration des marchés des bois tropicaux, il n'y a qu'un pas.

Pourtant, à y regarder de plus près, on note que bien des entreprises engagées dans des dynamiques fortes et performantes, sont impliquées dans des réseaux d'organisation semblable, mais d'influences culturelles différentes. En Afrique, par exemple, ce sont les membres des communautés libanaise et italienne, qui forment l'essentiel des réseaux d'entreprises aux fonctionnement identique à ce qui a été évoqué plus haut. S'il y bien un dénominateur culturel commun à tous ces types de réseaux, c'est qu'ils sont issus de communautés naturellement enclines à l'activité par réseau de relations et par échange d'informations. Mais le développement de ces réseaux va au delà de l'aire culturelle initiale, et en particulier tend à inclure les PME-PMI locales dans ses échanges de services et de sous-traitance, et ce même si elles ne participent pas de la "culture initiale" du réseau qui les emploie.

D'autre part, on note aussi que la plupart de ces réseaux d'entreprises sont connectés à des districts industriels préexistants, mais situés à des milliers de kilomètres, qui s'ils ne sont pas forcément des lieux de transformation ou de valorisation des produits, sont toujours des lieux de cristallisation et de cohésion du capital relationnel des réseaux impliqués. Par exemple, comme par hasard, la plupart des entreprises italiennes du bois installées sous les tropiques sont connectées d'une façon ou d'une autre aux mêmes districts industriels du nord de l'Italie qui ont fourni la matière d'une grande partie de la littérature sur le "post-fordisme" et la "seconde révolution industrielle". De la même façon, les entreprises sino-malaises, indiennes, ou libanaises, sont de leur coté connectées à de semblables districts industriels.

Se pourrait-il donc que le modèle de la "seconde révolution industrielle" soit en train de s'étendre sous nos yeux aux filières forestières tropicales? Ou s'agit-il d'un nouveau modèle de production avec des assemblages transcontinentaux d'entreprises connectant directement les tissus locaux de PMI-PME au marché international? Ces modèles, qui sont certainement des chances pour le développement économique des tissus industriels locaux, sauront-ils concilier compétitivité et renouvellement des ressources?

Bibliographie

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Figures

Figure 1: Types de consommation du bois dans le monde, en équivalents bois rond (FAO, 2002)

Figure 2: Part des bois tropicaux dans la consommation mondiale, en équivalents bois rond (FAO, 2002)

Figure 3: Part de la consommation des principaux produits forestiers tropicaux, par continent (Roda, 2002)

Figure 4: Evolution des pays moteurs du commerce des bois tropicaux (FAO, 2002)

Figure 5: Evolution de la demande asiatique (FAO, 2002)

Figure 6: Echanges internationaux de grumes tropicales (Roda, 2000)

Figure 7: Echanges internationaux de sciages tropicaux (Roda, 2000)


1 Chercheur au CIRAD-Forêt, TA 10/16, 34398 Montpellier, France
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