La forêt: Un ouvrage naturel de protection contre les chutes de blocs - Apport de la modélisation et de la geomatique a l'ingénierie écologique dédiée a la gestion durable de la forêt

0678-B3

Céline Le Hir[1], Caroline Quetel[2], Frédéric Berger[3], Roger Cojean[4]


Résumé:

Les forêts sont, par définition, des écosystèmes multifonctionnels. Cependant, une de leur fonction majeure, celle de protection, n’est pas toujours prise en considération à sa juste valeur et ce faute de données fiables. C’est le cas de la fonction de protection vis-à-vis des chutes de blocs rocheux. Plusieurs instituts de recherche européens (France, Autriche, Espagne et Suisse), ont initié un projet sur ce thème: le projet ROCKFOR (http://rockfor.grenoble.cemagref.fr/). Son principal objectif est d’intégrer dans un modèle de trajectoire de chute de bloc un modèle de comportement mécanique d’un arbre. Ce modèle trajectographique dit «forestier» sera utilisé afin de réaliser des expérimentations virtuelles de chutes de blocs dans différents types de peuplements forestiers. Les objectifs de ces expérimentations virtuelles sont de tester et de quantifier l’efficacité de la protection qu’offre la forêt contre les chutes de blocs et de proposer des éléments pour l’aide à la gestion durable des forêts de montagne dans les zones sujettes à l’aléa chutes de blocs. L’élaboration de cet outil d’aide à la gestion des forêts à fonction de protection vis-à-vis des chutes de pierres nécessite entre autres la réalisation d’un certain nombre d’expériences grandeur nature nécessaires à l’acquisition de données pour l’élaboration des modèles.

Cet article présente ces expériences grandeur nature qui ont été menées, la méthode et les outils envisagés pour concevoir le modèle de trajectographie couplé au modèle de comportement mécanique des arbres.

Mots clés: forêt de protection, gestion durable des forêts, prévention du risque chutes de blocs, modélisation, SIG, trajectographie


Introduction

État de l’art

Forêts de montagne à fonction de protection et gestion durable

En montagne, la forêt assume un rôle naturel de protection contre les chutes de blocs. Les arbres blessés ou les blocs arrêtés sur les zones forestières soumises à de tels phénomènes (cf. photos 1 et 2) en sont les témoins vivants.

Photos 1-2: effets de l’impact entre un bloc et un arbre

Si on est conscient du rôle de protection joué par la forêt, on ne sait par contre ni l’estimer précisément ni le quantifier scientifiquement (Kräuchi, N. et al., 2000). Les connaissances en terme de gestion durable de ces forêts de protection sont approximatives et de nature essentiellement empirique. De plus la sylviculture de plaine n’est pas adapatable à la forêt de montagne. Cet état de fait est imputable à l’absence de données et de modèles scientifiques qui permettraient une meilleure compréhension de l’interaction entre les chutes de blocs et la dynamique des peuplements forestiers de protection (Berger, F., Rey, F., 2001).

La baisse relative de la valeur du bois mène à la simplification voire à l’abandon de la sylviculture en montagne. En parallèle, la déprise agricole en milieu montagnard offre à la dynamique forestière de nouveaux espaces de colonisation et les surfaces forestières sont ainsi de plus en plus grandes. Certaines structures forestières et en particulier les vieux peuplements en phase de déclin, peuvent, de part leur manque de stabilité, ne plus offrir un niveau de protection efficace et le cas échéant exercer une influence négative envers un aléa. Par exemple, l’action du vent sur des arbres instables peut entraîner la mise en mouvement de blocs lors de leur déracinement. Afin d’éviter de telles situations et pour éviter de courir derrière l’urgence, il est donc nécessaire de développer une gestion spécifique des forêts à fonction de protection et tenant compte du contexte économique. Ainsi il convient de définir une gestion dite minimale (à moindre coût et adaptée aux objectifs) ayant pour objectif un gain de stabilité des forêts de protection afin de pérenniser cette fonction.

A l’heure actuelle, si plusieurs pays de l’arc alpin ont défini un cadre législatif pour classer les forêts à fonction de protection, il n’existe par contre pas de réelles directives de gestion et de sylviculture spécifique à cette problématique.

Risque naturel chute de bloc

La chute de bloc (cf. photo 3) est un risque naturel contre lequel la forêt joue un rôle de protection significatif. Ce mouvement rocheux engageant des volumes de l’ordre du m3 est à différencier des éboulements rocheux (cf. photo 4), mouvement pouvant impliquer plusieurs dizaines de millier de m3 et dont le mode de propagation est assimilable à celui d’un fluide.

Photo 3: chute de bloc

Photo 4: éboulement rocheux

Une chute de bloc est caractérisée par trois phases: la phase de départ du bloc de la falaise, la phase de propagation et la phase d’arrêt. Le comportement d’un bloc lors de la deuxième phase peut se décomposer selon quatre types de mouvement: chute libre, rebond, roulement et glissement. On peut aussi le décrire par les énergies potentielle et cinétique. Au cours du mouvement les causes de la perte d’énergie du bloc sont les frottements, les déformations plastiques du sol, les fragmentations éventuelles du bloc, les chocs entre blocs, le transfert d’énergie de translation en énergie de rotation, l’onde de déformation élastique transmise au terrain, l’impact sur des obstacles. Elle est aussi dissipée par la forêt lorsque le terrain sur lequel tombe le bloc est boisé. La phase d’arrêt correspond à une phase d’équilibre.

Logiciel de trajectographie de chutes de blocs

De nombreux logiciels de trajectographie modélisent des chutes de blocs. Ils permettent de dimensionner des ouvrages de protection (barrières...) et utilisent pour la plupart des profils en long pour représenter la topographie du terrain. (cf. figure 1).

Figure 1: profil en long et trajectoire de blocs

Cependant les paramètres de ces logiciels sont calés sur des évènements antérieurs (rétrocalage) alors qu’ils sont destinés à la prévision. La végétation est peu prise en compte. L’utilisation de profils en long ne permet pas de représenter l’organisation spatiale de la forêt et le manque de connaissance en matière de comportement mécanique d’un arbre conduit à une sous-estimation de sa capacité effective à retenir un bloc (Doche, O., 1997).

Le projet européen Rockfor

Le constat du manque de connaissances en matière de forêts de protection et d’entretien de ces forêts, ajouté à la réticence des politiques à avancer sans directive de gestion, a amené divers pays européens à collaborer sur un même projet. Initié en 2001 le projet ROCKFOR associe la France, l’Autriche, l’Espagne et la Suisse. Il a pour objectif d’étudier l’efficacité de la fonction protectrice des forêts de montagne contre les chutes de bloc-pierres afin de proposer au gestionnaire un guide de soins minimaux pour conserver la fonction protectrice de ces forêts. La nécessité de zonage et de compréhension du phénomène a orienté les axes d’études suivants:

- étudier le phénomène de déclenchement et la fréquence des chutes de bloc-pierres;

- modéliser le comportement mécanique d’un arbre lors d’un impact rocheux;

- considérer une grande variété d’espèces d’arbres et des types variés de forêts;

- coupler les modèles de chutes de bloc-pierres et les modèles forestiers en vue de reproduire l’interaction mutuelle des blocs sur les peuplements forestiers, et réaliser des simulations pour en apprécier la validité;

- rédiger des recommandations en matière de gestion forestière dans les zones sujettes à des éboulements rocheux.

Une cartographie du risque naturel «chutes de blocs sous couvert forestier» pourra donc être proposée. La volonté de donner une typologie des forêts à fonction de protection commune du moins à l’arc Alpin permettrait de mener une politique européenne commune en matière de forêt de montagne(Berger, F.et al., 2002).

Pour répondre aux objectifs du projet européen, le Cemagref a initié la conception d’un modèle de comportement mécanique d’un arbre et a mis en place une méthodologie innovante d’acquisition de données expérimentales (Berger, F. et al., 2002).

Méthode expérimentale d’acquisition des données et modèles

Concepts généraux utilisés pour la modélisation du comportement mécanique d’un arbre

La trajectoire d’un bloc en forêt est fortement modifiée lorsqu’il y a un impact avec un arbre. Il s’avère donc nécessaire de connaître le comportement mécanique de l’arbre lorsqu’il y a un impact et l’influence sur la trajectoire. Des expériences en laboratoire ont permis de déterminer la résistance d’un arbre selon son essence. Elles ont été effectuées sur des éprouvettes et ne sont pas extrapolables à l’arbre: elles sous-estiment d’un facteur 100 la résistance d’un arbre. Les racines et le houpier dissipent aussi de l’énergie (cf. figure 2).

Figure 2: les 3 effets de l’impact d’un bloc sur un arbre

Premier effet: Cisaillement au niveau du tronc (c’est l’effet observé in vitro)

Deuxième effet: Cisaillement des racines en amont du bloc

Troisième effet: Frottement du houppier dans l'air

Figure 3 : Approche générale de l’impact d’un bloc sphérique avec un arbre

Il n’existe pas à ce jour une modélisation du comportement mécanique d’un arbre lors d’une sollicitation dynamique. Un des axes d’étude du projet Rockfor consiste en la modélisation de ce comportement mécanique d’un arbre sujet à un impact avec un bloc en utilisant une approche multi-échelle. L’approche générale d’un impact bloc sphérique/arbre est présentée sur la figure 3:

Les paramètres à déterminer sont: la loi de comportement et le critère de rupture du tronc, la loi de contact et le mécanisme de l’interaction «sol-structure» (système racinaire).

L’étude porte sur deux échelles différentes:

L’approche à l’échelle du contact et de la réaction de l’arbre au niveau de l’impact (comportement et déplacement des fibres...) permet de déduire la loi de contact qui permettra de déterminer les paramètres de rebond du bloc, la seconde approche à l’échelle de l’arbre évalue la déformation de l’arbre et son endommagement en prenant en compte le système racinaire et le houppier. Cette approche multiéchelle a la particularité de considérer l’arbre dans son entier lors d’un choc. La conception des modèles est en cours. Ils seront disponibles courant 2003.

Expériences grandeur nature

Méthodologie et choix du site

Afin d’éviter d’éventuels biais dus au calage sur des événements passés et de comprendre l’interaction forêt/chute de blocs, le Cemagref a organisé, pour acquérir les données nécessaires à l’élaboration des modèles, deux campagnes d’expériences grandeur nature in situ.

La méthodologie globale des tests est la suivante: un bloc de 1m3 est laché de 5 mètres de haut dans la pente, à l’aide d’un tracto-pelle; sa trajectoire est filmée avec des caméras numériques. Un système de déclenchement permet de déclencher les caméras en même temps afin d’avoir le même repère de temps pour chacune.

Photo 5 : localisation du site expérimental

Carte 1 : MNT du secteur

Carte 2 : position des arbres sur le site

Un site expérimental (cf. photo 5) a été choisi dans les Alpes du Nord (Vaujany, France). Il s’étale sur une bande de 300m de long avec une pente à 40° et de 500m de large (la zone de sécurité autour de la zone de propagation est incluse). Deux couloirs ont été balisés (Carte 1): un premier sans arbre; un second boisé mais sans arbres sur les premiers 40 mètres (c’est la distance nécessaire à un bloc de 1m3 pour atteindre sa vitesse maximale (Gsteiger, P., 1993)). Le peuplement forestier du site est composé d’épicéas, de sapins, d’érables et de hêtres. L’inventaire complet des arbres (cf. figure 4) a été mené et implanté sur une plateforme SIG (Carte 2). L’intérêt d’avoir deux couloirs se justifie par le fait que le premier permettra de caler les modèles de trajectographie en terrain nu. Un Modèle Numérique de Terrain au pas de 5m a été conçu sur les deux sites.

Figure 4 : quelques résultats de l’inventaire forestier

Repartition by diameter classes - Global

Repartition by diameter classes - By species

Résultats obtenus à partir des expériences

Trois paramètres sont calculés à partir des films numériques: la hauteur de passage, la vitesse de translation et la vitesse de rotation (cf.photos 6-7).

Photos 6-7: données déterminées à partir des vidéos

Les images de chaque caméra sont concaténées, on obtient ainsi la trajectoire d’un bloc (cf.figure 5). Ces données pourront être intégrées dans le logiciel de trajectographie dont dispose le Cemagref afin de caler les paramètres.

Figure 5: exemple de concaténation des images et trajectoire associée

Logiciel de trajectographie

Le LCPC a élaboré un logiciel de trajctographie de chutes de blocs. Ce logiciel, mis à disposition du Cemagref pour ses travaux de recherche, a la particularité d’intégrer la 3ème dimension (cf. Figure 2).

Figure 2: modélisation d’une chute de bloc avec le logiciel du LCPC

Tous ces éléments réunis permettent d’envisager un couplage entre les modèles afin d’estimer le rôle du peuplement forestier en réalisant des expérimentations virtuelles. Nous allons aborder la méthode proposée pour coupler les divers éléments et présenter les résultats envisagés.

Modélisation du peuplement et couplage avec un SIG

Les expériences terrains ayant été menées en terrain nu et en terrain boisé, le modèle de trajectographie peut-être calibré en terrain nu. Le Cemagref a développé une méthodologie pour obtenir à partir de tous les éléments une modélisation du peuplement forestier (Le Hir, C., 2002). Elle s’articule autour des axes suivants:

La plate-forme choisie pour effectuer cette modélisation et le SIG. Il sera utilisé comme outil de saisie (du MNT, de la position des arbres), d’analyse spatiale et de cartographie. Il permettra aussi de centraliser les données en vue des expérimentations virtuelles.

CONCLUSION

Le couplage effectif des modèles est envisagé pour l’année 2003. Une série d’expérimentations virtuelles sera ensuite lancée. Elles permettront de modéliser et de cartographier la trajectoire d’un bloc sous couvert forestier. Des tests sur divers types de peuplement seront menés. On pourra ainsi apporter des éléments de réponse quant à l’influence du type de peuplement sur la trajectoire d’un bloc et donner des éléments pour établir des directives de gestion des forêts de protection en zone de montagne dans des régions soumises à l’aléa chute de blocs.

L’originalité du protocole expérimental réside dans les expériences grandeur nature qui permettent de caler les modèles sur des données observées et par des rétrocalages. Le projet européen prévoit aussi de coupler le modèle de trajectographie à un modèle de croissance de peuplement. L’outil final permettra de simuler la dynamique d’un peuplement forestier soumis à l’aléa chutes de blocs. Cet outil sera adaptable à tous types de zones de montagne. Il nécessitera simplement d’avoir un modèle numérique du terrain de la zone étudiée et une modélisation disponible des peuplements types des régions concernées.

Berger, F., Lievois, J., Subotsch, N., 2000 Planification intégrée de l’utilisation des terres dans les zones de montagne, les forêts à fonction de protection dans la prévention par l’affichage du risque dans différents pays de l’arc alpin.

Berger, F. and Rey, F., 2001. Mountain protection forests against natural hazards and risks: from research to management. Proceedings of the international conference "Forest research: a challenge for an integrated European approach", Thessaloniki (Greece), 27 August - 1 September 2001, vol. I: p. 275-280.

Berger, F., Quetel, C., Dorren, L.K.A., 2002. Forest: a natural protection mean against rockfalls, but with which efficiency? The objectives and methodology of the Rockfor Project. Acte du congrès international Interpraevent (14-18 Oct.2002), Matsumoto, Japon. Volume 2, pp.815-826.

Doche, O., 1997. Doche O., 1997. Etude expérimentale de chutes de blocs en forêt. ISTG-Cemagref, 103 p.

Gsteiger, P.,1993. Comment renforcer le rôle protecteur de la forêts? La forêt, n°4-1993, p.19-38

Kräuchi, N. et al., 2000. Forests of mountainous regions: gaps in knowledge and research needs. Forest Ecology and Management, 132: p73-82.

Le Hir, C., 2002. Etude d’un logiciel de trajectographie de chutes de blocs et perspectives d’utilisation, intégration d’arbres dans un modèle 3D: un futur outil d’aide à la gestion forestière. UMLV-Cemagref, 38p.


[1] Cemagref Grenoble – 2, rue de la Papeterie, BP 76, F-38402 Saint-Martin-d’Hères Cedex
tél : +33 (0)4 76 76 28 11
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[3] Cemagref Grenoble – 2, rue de la Papeterie, BP 76, F-38402 Saint-Martin-d’Hères Cedex
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