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L'aménagement des forêts anciennes de la zone boréale de l'est du Canada: un exemple inspiré de la nature

Sylvie Gauthier et Louis De Grandpré 1


Résumé

Le rôle des perturbations secondaires a longtemps été considéré marginal dans la dynamique de développement de la forêt boréale, car on percevait le feu comme la perturbation majeure de cet écosystème. Cependant, la variabilité régionale démontrée dans le régime des feux en forêt boréale laisse entrevoir que certaines régions pourraient être fortement influencées par les perturbations secondaires. En effet, dans la forêt boréale de l'est du Québec, où le cycle de feux est relativement long, la dynamique forestière semble davantage contrôlée par les perturbations secondaires, telles que les épidémies d'insectes et le chablis, que par les feux de forêts. L'empreinte laissée par ces perturbations sur le paysage forestier consiste en des trouées qui varient de quelques mètres carrés, dans le cas de mortalité par pied d'arbre, à plusieurs milliers de mètres carrés, dans le cas de chablis importants ou d'épidémies sévères d'insectes, résultant en une mosaïque complexe de structures. Le maintien de cette gamme de structures et de compositions caractéristiques des paysages forestiers de la forêt boréale de l'est du Québec est primordial pour la conservation de la biodiversité. Par exemple, le caribou forestier, une espèce qui se déplace sur de très vastes étendues, pourrait être particulièrement sensible à la structure spatiale du paysage forestier. Dans une problématique d'aménagement forestier durable, il devient donc essentiel de tenir compte de cette diversité de structures dans l'élaboration de scénarios sylvicoles, qui devraient refléter l'empreinte laissée par les perturbations secondaires sur le territoire forestier. La variabilité qu'impose le régime des perturbations requiert une diversification de nos approches sylvicoles.


Problématique

Le développement d'une stratégie d'aménagement forestier durable demande de considérer la forêt d'une façon globale, en y incluant des préoccupations autres que la seule production de fibres. Par conséquent, on propose qu'une foresterie qui s'inspire des processus naturels qui affectent et contrôlent le développement de la forêt, pourrait permettre d'atteindre les objectifs d'aménagement forestier durable. De plus en plus d'études montrent que la diversité biologique, la productivité forestière et les processus écologiques propres à la forêt boréale sont fortement influencés par une dynamique de développement ponctuée de perturbations, dont principalement les feux (Pickett et White 1985; Bergeron 1991; Johnson 1992). D'une région à l'autre et sous l'influence du climat, le régime des feux (cycle, intervalle moyen, taille, occurrence, intensité, sévérité et saison) varie et a des répercussions importantes sur la composition et la structure des peuplements forestiers (Attiwill 1994; De Grandpré et Bergeron 1997; Bergeron 2000; Gauthier et collab. 2000). Ainsi, lorsque l'intervalle moyen entre les feux de forêt est plus court que la longévité des essences pionnières, la majorité des peuplements ont une structure équienne et peu de changements dans la composition du couvert forestier ont cours. À partir de ce constat, on a instauré des pratiques de coupes totales sur de grands territoires de la forêt boréale, en assumant qu'on remplaçait le feu par la coupe. Toutefois, on constate de plus en plus que l'intervalle moyen entre les feux dans certaines régions, dont la Côte-Nord, excède de beaucoup la longévité des arbres pionniers qui s'installent après feu. En effet, les données portant sur les incendies récents (1941-1992) suggèrent que le cycle des feux pourrait y être de l'ordre de 300 à 500 ans. De tels intervalles entre les feux successifs devraient conduire de nombreux peuplements à changer de composition ou à développer une structure d'âge inéquienne. Dès lors, on se doit de questionner l'usage généralisé de l'aménagement dit équienne. C'est dans ce contexte que nous avons abordé nos travaux dans la forêt boréale de l'est du Québec. Les recherches en cours portent sur le régime de perturbations, la dynamique et la structure des forêts, ainsi que les conséquences de ces connaissances sur l'aménagement de la forêt boréale de l'est du Québec.

La dynamique naturelle des forêts de la Côte-Nord

L'intervalle moyen entre deux feux pour une grande portion du territoire forestier de la Côte-Nord est estimé à plus de 350 ans. Des documents d'archives (cartes et photographies aériennes) ont permis de reconstruire l'histoire récente des feux sur ce territoire (Figure 1). De 1941 à 1992, 8 050 km2 sur une superficie totale de plus de 80 000 km2 ont été incendiés. Ces résultats suggèrent que près de 500 ans seraient nécessaires pour brûler une superficie équivalente à l'ensemble du territoire. Avec un tel cycle, quantité de peuplements voient leur composition et leur structure changer dans le temps, car il dépasse largement la longévité moyenne des espèces d'arbre qu'on y retrouve. Nous avons observé dans la région trois séquences de succession qui se caractérisaient par une dominance initiale soit d'espèces feuillues de lumière (bouleau blanc et tremble, Betula papyrifera et Populus tremuloides), soit de pin gris (Pinus banksiana), soit d'épinette noire (Picea mariana) (De Grandpré et collab. 2000). À mesure que s'allongeait la période après feu, la forêt devenait dominée soit par l'épinette noire, soit par le sapin (Abies balsamea), soit par un mélange de ces deux espèces.

Figure 1. Carte du territoire à l'étude qui montre les principaux feux qui ont eu lieu depuis les 50 dernières années. Des photographies aériennes de 1930 ont permis de cartographier des feux plus anciens (1923 et 1896).

Figure 2. Trois séries successionnelles après feux dans les forêts.

Sous le cycle de feu de la région, la succession avec remplacement d'individus dans le couvert forestier est fort probable et peut se refléter par le développement de structures irrégulières. À l'instar de Kneeshaw et Gauthier (sous presse), nous suggérons que les forêts commencent à avoir le statut de vieilles forêts lorsque s'amorce la sénescence de la cohorte initiale. De fait, sous un cycle de plus de 300 ans, on s'attendrait à ce que plus de la moitié des peuplements dépassent l'âge de bris (i.e. lorsque les premiers arbres ayant atteint le couvert forestier commencent à être remplacés par de nouveaux arbres), atteignant ainsi le statut de vieilles forêts. Nous estimons qu'actuellement, plus de la moitié des peuplements du territoire à l'étude ont des structures diamétrales irrégulières ou en J-inversé (Boucher et collab. soumis). La proportion de ces différents types de structure varie selon plusieurs facteurs, dont la composition des peuplements. C'est dans les pessières pures que l'on retrouve le moins de peuplements irréguliers, tandis que leur quantité augmente lorsque la quantité de sapin augmente dans les peuplements.

À l'échelle du peuplement, des événements de mortalité sur des superficies restreintes influencent le développement de la forêt (McCarthy 2001). Une étude en cours sur la dynamique de trouées montre que dans de vieux peuplements résineux, plus de 50 % de la superficie est en trouées (Tableau 1). La taille de ces trouées varie selon la composition des peuplements. Cependant, 70% d'entre elles couvrent moins de 100 m2 et résultent de la mortalité de moins de 10 arbres. L'analyse des résultats portant sur la régénération et la croissance des arbres à l'intérieur des trouées permettra de déterminer s'il y a maintien de la composition actuelle du couvert ou si un changement de composition est en train de survenir (Pham et collab. 2002). L'ensemble des résultats devrait nous fournir des indices sur la capacité des essences à réagir aux ouvertures et sur le gradient de tailles d'ouvertures appropriées aux interventions sylvicoles.

Tableau 1. Proportion de la forêt en trouées étendues et nombre moyen de trouées interceptées par un transect de 200 m de long pour différents types de peuplements dans la forêt boréale de l'est du Québec.

 

Proportion en trouée (%)

Nb de trouées / transect

Type de peuplement

Min.

Max.

Moyenne

Abies balsamea

30

74

47

10

Abies balsamea-Picea mariana

40

82

53

10

Picea mariana

54

74

60

13

Total

 

 

54

11

En plus d'événements qui entraînent la formation de petites trouées, il survient ponctuellement des épisodes de mortalité massive dans le couvert forestier qui entraînent des ouvertures de beaucoup plus grandes superficies. L'effet de ces perturbations tend à complexifier la structure spatiale observée à l'échelle du peuplement et du paysage forestier. Les perturbations secondaires, tel le chablis, pourraient contribuer au développement de ces structures en complexifiant la distribution spatiale des tiges au sein des peuplements et l'agencement des peuplements dans les paysages. Ainsi, nous avons pu déterminer à l'aide de photographies aériennes que dans 15 % des pessières, 38 % des peuplements à sapins et épinettes et 78 % des sapinières, on pouvait voir des traces récentes (< 30 ans) de chablis ou de dégâts d'insectes (Tableau 2). Perceptibles à une résolution de 0,5 ha, ces perturbations représentent donc un moteur de la dynamique forestière et elles contribuent à façonner le paysage forestier. L'organisation spatiale des peuplements qui découle de cette dynamique de perturbations est encore peu connue. Cette connaissance est cependant essentielle dans le cadre de la planification de l'aménagement forestier durable. Un des défis en matière d'aménagement durable dans la forêt boréale irrégulière est donc de décrire, et ce, à plusieurs échelles de perception (placette 400 m2, photographies aériennes 1: 15 000, 1: 40 000 et image satellite), la variabilité et l'agencement spatiale des types de structures des forêts et de mieux comprendre les éléments qui sont associés à leur développement.

Tableau 2. Proportion des peuplements résineux affectée par une perturbation secondaire (%) selon les photographies aériennes de 1987.

 

Pessière

Sapin et épinette noire

Sapinière

Tordeuse des bourgeons de l'épinette

14,8 %

37,5 %

59,0 %

Chablis

0,3 %

1,4 %

17,9 %

Conséquences de ces connaissances sur l'aménagement forestier

La spécificité écologique de la forêt boréale de la Côte-Nord s'exprime vraisemblablement par la forte proportion de vieilles forêts que l'on y retrouve, par leur structure irrégulière, de même que par l'importance des perturbations secondaires sur la dynamique de développement de ces forêts. L'élaboration d'une stratégie de conservation devra reposer sur cette spécificité. La conservation de forêts exemptes de perturbations anthropiques devrait refléter les proportions observées sous le régime des perturbations. Ainsi, si plus de 50 % des forêts de la Côte-Nord sont de structure irrégulière, cette proportion devra être retrouvée dans nos territoires sous conservation. À elle seule, la conservation ne permettra pas d'atteindre tous les objectifs de l'aménagement forestier durable et il faudra développer un aménagement extensif dont l'empreinte laissée sur la structure des peuplements et des paysages forestiers ressemble à celle observée sous régime de perturbations naturelles. Pour ce faire, il sera essentiel de caractériser la gamme de tailles d'ouvertures qui est engendrée par les perturbations telles que le chablis, les épidémies d'insectes et même les feux, afin de pouvoir s'en inspirer pour modéliser nos interventions à l'échelle du paysage. Il est primordial de développer rapidement des stratégies d'aménagement qui visent explicitement le maintien des structures forestières et leur répartition dans l'espace.

Planification stratégique

En terme de planification stratégique ayant pour objectif de maintenir des forêts de composition et de structure semblables à ce qui est observé dans les paysages naturels, on peut, comme le suggèrent Bergeron et collab. (2002), envisager principalement deux options.La première, proposée par Seymour et Hunter (1999) et Burton et collab. (1999), propose un allongement de la rotation traditionnelle sur une partie du territoire afin de permettre à la succession de s'opérer sur de plus longues périodes (îlots de vieillissement). Par contre, d'autres options doivent être envisagées si on ne veut pas avoir des effets socio-économiques trop marqués. La deuxième option consisterait à varier les traitements sylvicoles afin de maintenir la structure et la composition des forêts (Bergeron et collab. 1999). Cette option implique probablement un plus faible coût économique étant donné qu'à chacune des étapes, il y a possibilité de récolte. Par contre, à l'heure actuelle, une telle stratégie demeure difficile à implanter parce que les méthodes sylvicoles de même que les modèles de calculs de la possibilité forestière ne sont pas encore au point.

Besoin de développement

Les recherches se poursuivront donc afin de développer et de mettre en œuvre une stratégie d'aménagement forestier adaptée à la forêt boréale irrégulière. Pour y arriver, il faudra réussir à décrire selon plusieurs niveaux de perception (peuplement, paysage, région) comment se distribue la végétation (âge, diamètre, hauteur, espace). Ces éléments sont essentiels au développement d'une typologie de la structure. La typologie de la structure devra rendre compte de la variabilité observée dans la structure des peuplements (spatiale, diamétrale, hauteur) aux différents niveaux de perception. Cette typologie devrait servir de base à l'élaboration, conjointement avec le ministère des Ressources naturelles du Québec et d'autres équipes de recherche, de scénarios sylvicoles adaptés aux différents types de peuplements. Ces scénarios tiendraient compte à la fois d'hypothèses relatives au rendement forestier et à la productivité des écosystèmes ainsi que des caractéristiques de biodiversité. Les modèles de simulation de la possibilité forestière devront aussi être modifiés pour tenir compte des nouveaux types de traitements possibles. Finalement, des outils diagnostiques, permettant de faciliter la localisation cartographique des types de peuplements (structure et composition) et leur identification rapide sur le terrain, devront être développés. La mise en œuvre de ces nouvelles stratégies doit débuter rapidement, même si toutes les connaissances ne sont pas encore disponibles. Il faudra bien sûr tenir compte des nouvelles informations et les intégrer au fur et à mesure, de manière à assurer l'amélioration continue de la stratégie.

Conclusion

Les forêts de la Côte-Nord se démarquent du dogme entourant la forêt boréale voulant qu'elle soit constituée essentiellement de peuplements à structure équienne. La très forte proportion de peuplements irréguliers dans cet immense territoire forestier nous amène à remettre en question la façon dont nous l'aménageons. D'autre part, les pressions sociales et les engagements que nous avons pris envers la communauté internationale pour le développement d'une foresterie durable nous poussent à revoir la façon dont nous exploitons la forêt boréale. Enfin, on peut aussi se demander si les traitements sylvicoles actuellement en place optimisent la production et le rendement à long terme de la matière ligneuse. Les systèmes sylvicoles traditionnels assument et prescrivent l'homogénéité dans les peuplements forestiers boréaux de façon à optimiser et prédire la croissance des arbres. C'est toutefois l'hétérogénéité qui caractérise la structure et la composition des peuplements forestiers de la Côte-Nord. Son maintien suite à une intervention sylvicole est sûrement désirable d'une perspective d'aménagement écosystémique, voire même en terme de rendement de la matière ligneuse.

Remerciements

Ce projet résulte d'une initiative conjointe du Réseau de gestion durable des forêts (RGDF), du Service canadien des forêts, de la Chaire industrielle-CRSNG-UQAM-UQAT en aménagement forestier durable, en collaboration avec le ministère des Ressources naturelles du Québec (région Côte-Nord), scierie Nordbois et Uniforêt. Notre reconnaissance va également à nos collègues Dominique Boucher, Jacques Morissette et Ahn Thu Pham.

Références

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Johnson, E.A. 1992. Fire and Vegetation Dynamics. Studies from the North American Boreal Forest. Cambridge Studies in Ecology, Cambridge University Press, Cambridge, UK.

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Pickett, S.T.A. et White, P.S. 1985. The Ecology of Natural Disturbance and Patch Dynamics. Academic Press, New York, USA.

Seymour, R.S., Hunter, M.L. Jr. 1999. Principles of ecological forestry. In: Hunter, M.L. Jr. (Ed.). Maintaining Biodiversity in Forest Ecosystems. Cambridge University Press, Cambridge, UK. pp. 22-61.


1 Ressources naturelles Canada, Service canadien des forêts,
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