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L'aménagement durable des forêts d'épinette noire du Canada en regard des feux

Réjean Gagnon[1], Hubert Morin, Daniel Lord, Damien Côté et Sylvain Fortin


Résumé

Les feux de forêt sont les principales perturbations naturelles dans le domaine de la forêt boréale. Ils sont un facteur de sélection naturelle au même titre que les variables climatiques. Certains chercheurs avancent même l'hypothèse que la forêt boréale serait un écosystème dépendant des feux. Nous avons voulu vérifier cet énoncé pour la forêt boréale du nord-est du Canada dominée par une espèce de conifère, l'épinette noire, formant de vastes étendues forestières couvrant plus de 400 000 km2. Ces forêts d'épinette noire sont exclusives à l'Amérique du Nord et elles constituent un élément de la biodiversité mondiale. Elles assurent sécurité et confort à une grande partie de la population. Pour réussir un aménagement forestier durable, une solide assise de connaissances écologiques est essentielle. L'analyse des mécanismes de régénération après perturbations (feux, chablis, récoltes) de l'épinette noire a servi de base pour valider notre hypothèse de travail. L'épinette noire ne peut être qualifiée de dépendante des feux pour son maintien et son renouvellement parce qu'elle peut se régénérer végétativement par marcottage. De plus, l'épinette noire est susceptible de régresser suite à certains feux. Ces régressions des épinettes noires entraînent une perte de biodiversité. Toutefois, les feux sont aussi à l'origine des peuplements équiennes d'épinette noire qui sont une des caractéristiques du domaine boréal. L'aménagement doit tendre à concilier ces deux actions opposées des feux. Pour ce faire, on doit envisager la nécessité d'interventions humaines pour pallier au manque de régénération naturelle. La surveillance de la régénération des forêts après feu, le reboisement et la réduction des surfaces brûlées font partie des actions. Un nouveau mode de dispersion des coupes par corridors est proposé afin d'augmenter les opportunités d'extinction des feux tout en favorisant le retour des espèces animales et végétales.

Mots clés: Forêt boréale, épinette noire, écosystème dépendant des feux, aménagement durable.


Introduction

L'épinette noire (Picea mariana (Mill.) BSP.) est un conifère présent uniquement en Amérique du Nord. Son aire de distribution s'étend de l'Alaska à Terre-Neuve et du nord des États-Unis jusqu'à la limite nord canadienne des arbres (fig. 1). Cette essence a une très grande amplitude écologique et elle peut pratiquement croître sur tous les types de dépôts, d'organiques épais aux affleurements rocheux en passant par la variété des dépôts glaciaires. Cependant, c'est dans le nord-est du Canada, soit en Ontario, au Québec et à Terre-Neuve, que l'épinette noire est la plus abondante. Dans ces territoires, l'épinette noire forme de vastes forêts souvent mono spécifiques, issues de feu, équiennes et d'un seul tenant (fig. 2). Au Québec, les forêts continues dominées par l'épinette noire, appelées pessières à mousses, couvrent environ 400 000 km2 (Saucier et al. 1998). Elles occupent une bande d'environ 300 km de large, entre les 49e et 52e degrés de latitude nord, couvrant d'ouest en est la province. L'écosystème forestier pessière à mousses est unique au monde et à ce titre, il constitue un élément de la biodiversité mondiale.

Les forêts d'épinette noire procurent des biens et des services d'une grande importance pour les humains. Grâce à la faune et à la flore qu'elles recèlent, les premiers habitants ont pu se nourrir, se vêtir, s'abriter et se chauffer. Par la suite, un commerce intense de pelleteries s'est développé entre l'Amérique du Nord et l'Europe. Puis le bois de l'épinette noire a été utilisé directement pour la construction d'édifices et la fabrication de la pâte et du papier. En raison des qualités particulières du bois de l'épinette noire, comme ses longues fibres demandant peu d'énergie pour sa mise en pâte et très peu de produits chimiques pour son blanchiment, l'épinette noire est un matériaux de choix pour la fabrication du papier et ce au niveau mondial. Comme bois d'œuvre, sa très grande résistance à la rupture en fait un des bois de structure des plus recherchés pour la fabrication, entre autres, de poutrelles entrant dans la construction d'habitations.

La ressource épinette noire apparaît comme une des pierres d'assise du développement durable. Pour cette raison, nous nous devons d'assurer la pérennité des forêts d'épinette noire.

L'épinette noire une espèce dépendante des feux?

En forêt boréale, les feux de forêts sont la principale perturbation naturelle. Au cours des années 1970, plusieurs chercheurs ont émis l'hypothèse que la forêt boréale était dépendante des feux pour son maintien et son renouvellement (Heinselman 1973, 1981, Van Wagner 1978). Le pin gris (Pinus banksiana Lamb.), en raison de ses cônes sérotineux ne s'ouvrant qu'à la chaleur, est souvent cité comme exemple d'une espèce dépendante des feux. Cependant, qu'en est-il de l'épinette noire? Est-ce que l'épinette noire est une espèce dépendante des feux pour son maintien et son renouvellement?

Afin de répondre à cette question, nous allons analyser les mécanismes naturels permettant à cette espèce de se régénérer. L'épinette noire a deux moyens pour se régénérer: par graines ou par marcottes, le marcottage étant l'enracinement de branches basses donnant naissance à de jeunes plants. De façon générale, les marcottes sont présentes en abondance en sous-étage dans les peuplements naturels d'épinette noire. Elles ont le potentiel pour assurer le renouvellement du peuplement lorsqu'il n'y a pas de perturbation ou lors de certaines perturbations permettant la survie des marcottes, comme un chablis. Contrairement au pin gris, l'épinette noire peut se maintenir et se renouveler en l'absence de feux grâce au marcottage. Ce mode de régénération rend l'épinette noire indépendante du passage des feux pour son renouvellement et son maintien.

Toutefois, lors d'un feu sévère, les marcottes comme les arbres-mères meurent. Seules les graines peuvent assurer le retour du peuplement. Cependant, la régénération par graines chez l'épinette noire nécessite certaines conditions. La première est la présence in situ de graines viables dans les cônes semi-sérotineux situés au sommet des épinettes noires au moment du feu.

À cette condition de départ, il faut ajouter la présence de lits de germination propices et des facteurs environnementaux adéquats à la survie des jeunes semis lors des premières années d'installation. De plus, s'ajoute une contrainte de temps. La fenêtre d'installation des semis après perturbation est très courte, soit environ 5 ans. Une fois cette période expirée, il n'y a pratiquement plus d'installation par graines, que les milieux soient ouverts ou sous couvert forestier. Dans la littérature, une fois passé ce délai, aucune étude basée sur l'âge précis d'installation des épinettes (DesRochers et Gagnon 1997) ne permet de prévoir le retour d'un peuplement dense d'épinette noire au moyen de graines (DesRochers et Gagnon 1997, Bondu 2003, Fortin 1999, Boulfroy 1996, St-Pierre et Gagnon 1991, Riverain et Gagnon 1996, Charron et Greene 2002, Gutsell et Johnson 2002) ou d'épinettes blanches (Peters et al. 2002).

En conséquence, si au moment du feu, il n'y a pas de graines viables au sommet des épinettes noires, la régénération sera déficiente. Le renouvellement du peuplement ne s'effectuant pas, il y aura une régression, du moins à moyen terme, des épinettes noires. Des études récentes ont bien documenté cette transformation de pessières noires à mousses en d'autres peuplements ou écosystèmes (Payette et al. 1999, Côté 2003, Greene et Johnson 2002, Fortin 1999).

Deux scénarios menant à la régression des épinettes sont généralement présentés par les auteurs.

Un premier, c'est un feu survenant dans un jeune peuplement où les épinettes noires n'ont pas eu le temps de produire suffisamment de graines. La condition de départ, soit la présence de graines au moment du feu n'étant pas respectée, il ne peut y avoir de régénération adéquate des épinettes.

Un deuxième scénario présente des feux survenant dans des peuplements matures d'épinette noire au moment où les graines ou les cônes ont été détruits par des insectes parasites (Payette et al. 1999, Côté 2003). Ces épinettes ont peu de graines lors du passage du feu. Ces dernières études s'étant déroulée dans des secteurs où l'on retrouve pratiquement seulement de l'épinette noire, il s'en suit une ouverture des peuplements après feu et la transformation des pessières à mousses fermées en pessières ouvertes à lichens ou à éricacées, ou encore, en lande boisée comme il y en a en abondance dans la taïga. Payette et al. (1999) mentionnent qu'aucune évidence n'a été observée menant à la fermeture éventuelle des pessières à cladonies. Il souligne la fragilité des pessières à mousses par rapport aux pessières à cladonies. D'autres études en Europe et en Alaska mentionnent ce phénomène de déforestation dans la forêt boréale (Hustich 1966, Lutz 1956. Ces déforestations peuvent provoquer une migration de la limite de la taïga vers le sud à l'intérieur même du domaine de la forêt continue (Sirois et Payette 1991).

À la lumière de ces études, les écosystèmes forestiers boréaux du nord-est canadien dominés par l'épinette noire ne peuvent être classés comme dépendants des feux. Tout en possédant des adaptations lui permettant dans certaines conditions de se régénérer après feu, l'épinette noire doit être considérée comme une espèce susceptible de régresser après feu (Gagnon et Morin 2001, Payette et al. 1999, Côté 2003). De plus, paradoxalement, les feux sont aussi responsables de la présence de peuplements équiennes d'épinette noire qui sont une caractéristique typique de la forêt boréale du nord-est du Canada. Comment concilier ces deux actions des feux aux conséquences opposées dans le cadre d'un aménagement forestier durable? Une partie de la solution réside peut-être dans un programme de surveillance de la régénération des épinettes noires après feu où deux actions peuvent être prises: a) si, naturellement, la régénération est suffisante, il n'y a aucune intervention; b) par contre, si la régénération naturelle est insuffisante, une intervention humaine comme le reboisement pourrait aider à restaurer les forêts d'épinette noire. Il est à noter que les Scandinaves ont adopté cette façon de faire depuis plus de cent ans avec beaucoup de succès (Hustich 1966).

Actions liées à la récolte forestière en vue de faciliter l'extinction des incendies forestiers

Les feux allumés par la foudre ont été identifiés comme étant les types de feu brûlant les plus grandes superficies dans la forêt boréale. Comme on ne peut prédire ni où ni quand ils vont sévir, une revue des comportements de propagation des incendies forestiers et des moyens de lutte contre les feux a été effectuée en tenant compte de cet élément de hasard des feux de foudre. À la lumière de ces informations, il a été convenu de structurer la distribution spatiale des aires de récolte afin d'accroître les opportunités d'extinction des feux par les pompiers forestiers. Un projet pilote a été mis sur pied dans les aires de récolte des pessières au nord du lac Saint-Jean.

La récolte forestière est faite à l'intérieur de corridors orientés perpendiculairement aux vents dominants. Par la suite, les corridors de récolte sont distribués sur l'ensemble du territoire en alternance avec des forêts non coupées de même dimension. À l'intérieur des bandes coupées, des aménagements (ex. îlots refuges pour la faune, coupes partielles) sont prévus afin de faciliter la recolonisation des parterres de coupe par la faune. Cette dispersion des coupes sur l'ensemble du territoire amène un étalement du réseau routier donnant un accès par voies terrestres aux pompiers forestiers lors de la lutte contre d'éventuels feux. De plus, en créant des corridors coupés en alternance avec des bandes forestières, on change le comportement du feu (ex. vitesse de propagation, charge des combustibles) et on augmente les chances de son contrôle par les pompiers forestiers alors qu'il atteint les bandes coupées. À notre connaissance, il s'agit d'un premier essai d'adaptation des modes de récolte des arbres visant à limiter la propagation des feux dans la pessière à mousses.

La récolte forestière et les feux ont en commun de rajeunir les forêts en éliminant les arbres matures et en permettant, normalement, l'installation d'une nouvelle génération d'épinettes. L'addition de ces deux perturbations pourrait exagérer le rajeunissement de la forêt. Une façon de limiter l'effet cumulatif de ces deux perturbations serait de substituer une partie des feux par la récolte. Il va de soi que les méthodes de coupe devront s'appuyer sur les moyens naturels de renouvellement des épinettes noires, en l'occurrence des marcottes, qui possèdent le même stock génétique que l'arbre-mère. Des études devront être entreprises afin de mesurer le degré de similitude entre les perturbations feux et coupes forestières au plan du maintien d'une des caractéristiques des forêts d'épinette noire, soit des peuplements équiennes ayant une structure régulière.

Un meilleur accès au territoire pourrait aussi permettre de restaurer les sites où il y a eu déforestation suite à des feux mal régénérés par plantation d'épinette noire. Cette action contribuerait à rétablir des forêts équiennes d'épinette.

Ébauche de critères pour réussir un aménagement forestier durable des forêts d'épinette noire

Sur la base des données scientifiques présentées précédemment, un aménagement durable des forêts d'épinette noire devrait tenir compte, entre autres, des critères suivants:1) la reconnaissance de l'écosystème forêt d'épinettes noires (pessière à mousses) comme un élément de la biodiversité mondiale et, à ce titre, prendre les moyens pour assurer son maintien à l'intérieur de sa distribution actuelle tout en visant sa restauration dans les secteurs où il y a eu régression; 2) la promotion de l'utilisation de l'épinette noire dans la fabrication de papiers et de bois de structure; 3) l'utilisation de méthodes de récolte mettant en valeur la régénération naturelle et facilitant le retour des espèces animales et végétales; 4) la limitation de la propagation des feux de forêts; 5) la nécessité d'interventions humaines en complément des actions naturelles afin d'assurer le maintien des forêts d'épinette noire comme, par exemple, en s'assurant que la régénération va avoir lieu après feu dans les aires protégées.

Ouvrages cités

Bondu, M. 2003. Installation des épinettes noires sous le couvert des trembles. Mémoire de maîtrise, Université du Québec à Chicoutimi, Chicoutimi.

Boulfroy, E. 1996. Prédiction de la régénération forestière naturelle après feu dans la forêt boréale québécoise. Mémoire de maîtrise, Université du Québec à Chicoutimi, Chicoutimi. 93 p.

Charron, I. et D. F. Greene. 2002. Post-wildfire seedbeds and tree establishment in the southern mixedwood boreal forest. Can. J. For. Res. 32(9):1607-1615.

Côté, D. 2003. Dynamique des landes forestières ouvertes du Saguenay-Lac-Saint-Jean. Mémoire de maîtrise, Université du Québec à Chicoutimi, Chicoutimi.

DesRochers, A. et R. Gagnon. 1997. Is ring count at ground level a good estimation of black spruce age? Can. J. For. Res. 27: 1263-1267.

Fortin, S. 1999. Expansion du peuplier faux-tremble (Populus tremuloides) dans le bassin de la rivière York en Gaspésie, Québec. Mémoire de maîtrise, Université du Québec à Chicoutimi, Chicoutimi. 67p.

Gagnon, R. et H. Morin 2001. Les forêts d'épinette noire du Québec: dynamique, perturbations et biodiversité. Nat. Can.125(3):26-35.

Greene, D. F. et Johnson, E. A. 2002. Tree recruitment from burn edges. Can. J. For. Res. 30(8): 1264-1274.

Gutsell, S. L. and Johnson, E. A. 2002. Accurately ageing trees and examining their height-growth rates: implications for interpreting forest dynamics. Journal of Ecology 90(1): 153-166.

Heinselman, M. L. 1973. Fire in the Virgin Forests of the Boundary Waters Canoe Area, Minnesota. Quaternary Research 3: 329-382.

Heinselman, M. L. 1981. Fire and succession in the conifer forests of northern North America. Dans Forest succession, concepts and application, p. 374-405. D. C. West, H. H. Shugart et D. B. Botkin (éditeurs). Springer-Verlag, New York, 517 p.

Hustich, I. 1966. On the forest-tundra and the northern tree-lines. Reports from the Kevo subarctic research station no 3. Annales universitatis Turkuensis. Series II. Biologica-Geographica no 36. Turku.

Lutz, H. J. 1956. Ecological effets of forest fires in the Interior Alaska. US. Dep. Agric. Tech. Bull. 1133.

Payette, S., Bhiry, N., Delwaide, A. et M. Simard. 2000. Origin of lichen woodland at its southern range limit in easthern Canada: the catastrophic impact of insect defoliators and fire on the spruce-moss forest. Ca. J. For. Res.30:288-305.

Peters, V. S., Macdonald, S. E. et M.R.T. Dale. 2002. Aging discrepancies of white spruce affect the interpretation of static age structure in boreal mixedwoods. Can. J. For. Res. 32:1496-1501.

Riverin, S. et R. Gagnon. 1996. Dynamique de la régénération d'une pessière à lichen dans la zone de la pessière noire à mousses, nord du Saguenay-Lac-Saint-Jean (Québec). Can. J. For. Res. 26: 1504-1509.

Saucier, J-P., J.-F. Bergeron, P. Grondin et A. Robitaille. 1998. Les régions écologiques du Québec méridional (3e version): un des éléments du système hiérarchique de la classification écologique du territoire mis au point par le ministère des Ressources naturelles. L'Aubelle, fév-mars. 12p.

Sirois, L. et S. Payette. 1991. Reduced postfire tree regeneration along a boreal forest-forest-tundra transect in northern Quebec. Ecology 72: 619-627.

St-Pierre, H., Gagnon, R. et P. Bellefleur. 1992. Régénération après feu de l'épinette noire (Picea mariana) et du pin gris (Pinus banksiana) dans la forêt boréale, Québec. Can J. For. Res. 22: 474-481.

Van Wagner, C. E. 1978. Age-class distribution and the forest fire cycle. Can. J. For. Res. 8: 220-227.

Figure 1. Distribution mondiale de l'épinette noire (Picea mariana) (a) et distribution de la forêt continue dominée par l'épinette noire (b)

Figure 2. Peuplement naturel équienne d'épinette noire


[1] Université du Québec à Chicoutimi, Département des Sciences fondamentales, 555, boul.
Université, Chicoutimi, Québec, Canada, G7H 2B1
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