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Stratégie systémique appliquée à la gestion de la biodiversité Cas de la réserve de biosphère de Luki (RDC)

Samy Mankoto 1 et Michel Maldague 2


1. Résumé

La situation des forêts tropicales, notamment en République démocratique du Congo (RDC), septième pays forestier du monde avec 3,1 % des forêts (FAO 1977), est préoccupante. À l'échelle du monde, la superficie des forêts tropicales se réduit chaque année de 94.000 km2 (estimation 2000). Cette évolution régressive est le résultat des effets conjugués de la pression démographique, de systèmes de production souvent inappropriés, de modes de gestion des terres inadéquats (approche sectorielle) et d'absence de politique de développement cohérente. On trouve une situation analogue en RDC, où la pression démographique est très élevée (3,2 %, pour 1975-2000; 3,3 % pour 2000-2015) (PNUD 2002).

Une telle dégradation du milieu est triplement préjudiciable. D'abord, elle représente un gaspillage de ressources et entraîne de profondes perturbations dans le déroulement normal des fonctions environnementales des écosystèmes forestiers. Ensuite, elle empêche les forêts de satisfaire, comme elle le devraient, les besoins des populations. Enfin, elle fait obstacle au maintien de la biodiversité et au développement durable.

L'UNESCO, en lançant, en 1970 (UNESCO-MAB 1971), le Programme sur l'homme et la biosphère, a mis l'accent sur la nécessité d'appréhender les interrelations entre les hommes et les autres éléments de la biosphère sous l'angle de l'interdisciplinarité. Avec le lancement du concept de réserve de biosphère (RB) et la création du Réseau mondial de RB, qui compte près de 400 sites (UNESCO-MAB 2002), l'on dispose d'instruments qui permettent d'inventer, de tester et d'appliquer de nouvelles approches en vue de promouvoir la protection de la biodiversité, la conservation de l'environnement et le développement durable à l'échelle locale.

Promouvoir le développement durable implique un changement radical de méthode. En effet, la complexité des problèmes de gestion de la biosphère, d'aménagement intégré du territoire et de développement ne peuvent plus se satisfaire de l'approche sectorielle habituelle, largement responsable de la situation qui prévaut actuellement. L'alternative à privilégier est l'approche globale, intégrée et interdisciplinaire, ou, en la qualifiant de façon plus précise et rigoureuse, l'approche (ou la stratégie) systémique.


2. Approche systémique appliquée à la Réserve de biosphère de Luki (RBL)

Dans le cadre de l'approche systémique retenue, la RBL est considérée comme un système. Pour bien saisir cette approche, les éléments fondamentaux de l'analyse systémique seront, d'abord succinctement, passés en revue. Suivra un bref aperçu de la RBL. Nous appliquerons, ensuite, la stratégie systémique aux problèmes de la RBL en vue de leur trouver des solutions.

2.1 Base conceptuelle: l'approche systémique

La systémique est une nouvelle approche, située à l'opposé de l'approche analytique, traditionnelle. Son application est indispensable dans le cas de problèmes complexes. L'approche systémique (Maldague et al., 1977) repose sur la théorie générale des systèmes où l'on distingue des concepts de base et des lois.

Concepts fondamentaux

Lois fondamentales

La cohérence entre les lois de la systémique, les lois de biocénotique fondamentale et le deuxième principe de la thermodynamique mérite d'être souligné.

Approche systémique vs. approche écosystémique

L'approche systémique englobe, par définition, l'ensemble des éléments du système considéré. L'examen du «système rural » permet d'illustrer les portées respectives des deux approches ; ce système peut être subdivisé en six sous-systèmes, à savoir :

Alors que l'approche écosystémique se limite à l'écosystème, l'approche systémique, elle, englobe l'ensemble des composantes du système rural, à savoir ses six sous-systèmes. L'approche écosystémique, adoptée dans le domaine de la biodiversité, par la Conférence des Parties à la Convention sur la diversité biologique (CDB, 2000), se limite à l'écosystème. Or, tout réductionnisme est un obstacle à la solution des problèmes complexes qui se posent dans l'environnement, et par voie de conséquence, s'oppose au développement durable.

De fait, la définition de l'écosystème, donnée par l'organe subsidiaire de la CDB chargé de fournir des avis scientifiques, techniques et technologiques, se lit comme suit : « un complexe dynamique formé de communautés de plantes, d'animaux et de micro-organismes et de leur environnement non vivant qui, par leur interaction, forment une unité fonctionnelle ». C'est la formulation classique de l'écosystème que l'on trouve chez Gaussen, Duvigneaud, Boyden, etc. On observera que l'homme n'est pas inclus dans cette définition.

Le programme MAB (l'homme et la biosphère) de l'UNESCO déborde le cadre restrictif des écosystèmes puisqu'il a pour objet l'étude des interactions entre l'homme, les communautés humaines et la biosphère, et s'inscrit dans le cadre de l'environnement. Ce dernier, dans son acception globale, intègre l'écosystème, la population humaine et les éléments culturels qui en dérivent. L'approche systémique, par son ouverture, est en mesure d'appréhender les problèmes de grande complexité qui confrontent la gestion de l'environnement. La protection de la biodiversité ainsi que le développement humain et durable sont tributaires de la mise en œuvre de cette approche.

2.2 Bref aperçu de la Réserve de biosphère de Luki

La RBL, créée en mai 1979 et gérée par le Comité national MAB de la RDC, est située dans la province du Bas-Congo, à 120 km de la côte Atlantique. Elle constitue la pointe méridionale extrême du massif guinéo-congolais et occupe une superficie de 32.710 ha. Deux saisons bien tranchées : sept mois pluvieux (mi-octobre à mi-mai) ; cinq mois secs (mi-mai à mi-octobre). Le climat est chaud toute l'année (22 à 28 °C), avec un fléchissement en saison sèche (19 à 23 °C). Précipitations moyennes annuelles (1970-1983) : 1.120 mm, avec 164 jours de brouillard. La géomorphologie est caratérisée par une série de collines de 300 à 500 m. La végétation est une forêt dense humide semi-caducifoliée ; sa biodiversité végétale est importante, avec 1050 espèces (Lubini 1992).

En 1961, la population de la RBL, des enclaves et des alentours était estimée à 18.000 personnes (Pendje 1992) ; en 1990, elle est passée à 43.000, soit une augmentation de 235 % en 29 ans. La RBL est coupée en deux, sur 40 km, par la route nationale n° 1, ce qui provoque un fort accroissement des groupements traversés dont l'impact est sensible sur la Réserve. Un important réseau (500 km) de routes d'exploitation forestière sillonne la Réserve. Une telle situation pourrait à terme conduire à sa fragmentation.

Les activités économiques sont du type traditionnel et moderne. Dans le premier cas, c'est l'agriculture itinérante sur brûlis qui domine (bananes plantain et de table, manioc, taro, maïs, arachide, igname ; arbres fruitiers plantés : safoutiers, manguiers, avocatiers, etc.). La population pratique également la chasse, la pêche et la cueillette, même dans l'aire centrale. Le petit élevage (caprins, porcins, ovins) et la volaille sont répandus dans les villages. Sur le plan énergétique, le prélèvement de bois de chauffe et la carbonisation sont très actifs (ravitaillement des villes de Boma et de Matadi).

Les activités modernes portent sur les cultures industrielles (café, cacao), associées à l'exploitation du limba (Terminalia superba). Les exploitants forestiers viennent prélever, sélectivement, les essences précieuses à l'aide d'une machinerie lourde. De tels modes d'exploitation, très préjudiciables à la biodiversité, devraient être remplacés par des techniques d'abattage à faible impact, qui ne perturbent pas les sols (McNeely 2002).

L'aire centrale (8.000 ha) est représentative de l'écosystème forestier du Mayombe.

2.3 Mise en œuvre de l'approche intégrée dans la RBL

Les recherches, lancées en 2000, cherchent à savoir comment se déroulent, à Luki, les fonctions des RB, telles que définies dans la Stratégie de Séville (1995) : la fonction de conservation qui a pour objectif la protection de la biodiversité (ressources génétiques, espèces, écosystèmes, paysages) ; la fonction de développement, cherchant à promouvoir un développement économique et humain durable ; et la fonction de support logistique visant à appuyer les activités de recherche, d'éducation, de formation et de surveillance continue.

Grâce à la RBL et à l'École régionale post-universitaire d'aménagement et de gestion intégrés des forêts et territoires tropicaux (ÉRAIFT), les travaux de recherche bénéficient, sur le terrain, d'infrastructures, de matériel roulant, d'instruments et d'encadrement technique et scientifique (Bridgewater 2002).

L'application de l'approche systémique comprend un certain nombre d'étapes méthodologiques qui ont été décrites (Maldague et al., 1977) et testées, sur le terrain, à de nombreuses reprises (Congo, Guinée, Madagascar, Sénégal, RDC). La méthode adoptée permet de recueillir, en peu de temps et à un coût modique, des données de première main concernant tous les sous-systèmes qui constituent le « système rural ». Elle va dans le sens des idées de Ludwig et al. (cité par Sheil 2002) suivant lesquels les bons gestionnaires de ressources savent que dresser un inventaire n'est pas une priorité et qu'il est bien plus utile d'identifier rapidement les menaces afin de prendre les mesures de gestion qui s'imposent.

Les recherches sur le terrain avaient pour objectifs:

Les équipes d'étudiants-chercheurs ont vécu, durant la période expérimentale, dans les villages étudiés. Le contact des étudiants avec la population villageoise est un atout majeur : il détermine un climat de confiance réciproque, facilite le travail et permet une meilleure appréhension des problèmes.

La collecte des données comprenaient : (1) des observations de terrain ; (2) des enquêtes auprès de la population ; (3) des entrevues avec les responsables locaux. Ces données, interprétées à la lumière de grilles d'analyse, ont donné lieu à l'établissement du diagnostic du développement rural, aboutissant, d'une part, à l'élaboration d'un système de problèmes, expression qui met l'accent sur les interactions entre l'ensemble des problèmes rencontrés dans l'ensemble des sous-systèmes considérés, et, d'autre part, à l'élaboration in fine d'un système de solutions correspondant.

3. Résultats

Les potentialités de la RBL sont importantes du fait de la haute biodiversité du milieu et des fonctions, propres à la forêt (fonctions de protection, de régulation et de production), ainsi que des valeurs (Flint 1991, cité in Burley 2002) qui sont associées à la diversité biologique. Les multiples ressources de la RBL, tangibles et intangibles, devraient contribuer à satisfaire, sur une base durable, les besoins essentiels des populations.

Cependant, pour de nombreuses raisons, liées aux aléas politiques que le Congo a connus durant des décennies, à la guerre qui y sévit depuis 1998, au manque de gestion et à de graves lacunes dans la formation de nombreux responsables et agents, les observations de terrain, les enquêtes et entrevues, réalisées dans les villages, conduisent à de durs constats que nous résumons brièvement ci-dessous:

4. Discussion

4.1 Avantages de la stratégie systémique

Sheil (2002) souligne que dans le domaine scientifique, l'accent est trop souvent mis sur l'observation de l'évolution des problèmes plutôt que sur leurs solutions. La stratégie systémique adoptée a permis de recueillir de multiples informations, dans tous les secteurs du système rural considéré, de les analyser, d'en dégager les interactions et d'aboutir à des pistes de solutions.

Reste à les mettre en œuvre. Pour ce faire, un plan directeur, souple et progressif, portant sur l'aménagement et le développement intégrés de la RBL est en voie d'élaboration. Il se fonde sur l'organisation hiérarchique des priorités qui découlent de l'analyse des systèmes de problèmes mis en évidence.

Dans une situation, comme celle rencontrée à Luki, la stratégie systémique commande de dégager, au sein du système analysé, des points d'amplification (cf. fig.). En d'autres termes il y a lieu, dans le cas d'un système complexe - comme la RBL -, de chercher les points sensibles et d'y intervenir simultanément en appliquant une combinaison de mesures. Cette méthode permet non seulement de résoudre plusieurs questions, de manière quasi simultanée, mais il peut, en outre, en résulter des effets qui n'avaient pas été prévus (émergence, potentialisation, synergie).

On mesure ainsi les gains de temps et d'argent qu'entraîne l'adoption de la stratégie systémique et surtout sa capacité à mettre un terme à la fois au gaspillage des ressources humaines et naturelles.

En revanche, l'approche écosystémique, en mettant essentiellement l'accent sur la protection de la biodiversité, ne s'attaque pas aux causes profondes des dégradations observées, à savoir la pauvreté généralisée de la population qui lutte pour sa survie, dans un contexte de désorganisation générale (conditions de haute entropie). De cette approche réductionniste, aucune solution ne pourrait émerger qui favoriserait le développement durable.

4.2 Grandes orientations du projet de plan directeur de la RBL

Ce projet de plan, fondé sur l'approche systémique, vise à améliorer l'état général de la RBL, tant en ce qui concerne le milieu physique que le milieu humain. Par suite des contraintes éditoriales, nous le présentons sous la forme d'une figure de synthèse.

L'approche suivie est pragmatique : il s'agit de mettre en œuvre les solutions retenues (système de solutions). Les moyens d'action portent essentiellement sur : l'organisation administrative de la RBL, qui déborde nécessairement le cadre de la réserve ; la participation de la population ; l'aménagement intégré du territoire ; et les sources de néguentropie disponibles ou potentielles.

Les points d'amplification, qui peuvent avoir pour effet de stimuler le dynamisme latent de la polulation, sont spécialement indiqués.

5. Conclusion

Les réserves de biosphère offrent à la fois un concept et un outil pour répondre aux besoins spécifiques des populations. La grande biodiversité forestière de la RBL fournit à la population de nombreuses possibilités, mais pour en tirer parti à long terme, il convient de résoudre les problèmes aigus qui se posent actuellement. Pour ce faire, trois principes peuvent être proposés (Maldague 2003) pour orienter les actions.

Pour cela, il faut s'attaquer aux causes profondes de la situation observée ; celles-ci résident essentiellement dans les conditions de pauvreté et de retard éducationnel qui sont le lot de la population de la réserve et de ses alentours. Outre une série d'actions, portant sur l'amélioration des conditions de vie, il convient de réorienter l'éducation vers un développement durable, mieux sensibiliser le public et l'amener à assumer ses responsabilités. Une personne qui a appris quelque chose est capable de changer d'attitude.

La stratégie systémique retenue peut être appliquée, mutatis mutandis, dans tous les projets d'aménagement intégré du territoire, de gestion des aires protégées, de plans de développement intégré, de gestion rationnelle des ressources naturelles, etc. Elle possède à ce titre une portée universelle.

Bibliographie

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Lubini, A. 1992. La flore de la réserve de la biosphère de Luki. Actes du séminaire sur l'environnement et le développement durable, pp. 109-114. Brazzaville, UNESCO-MAB. 249 pp.

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1 Spécialiste du Programme, Chargé du projet ÉRAIFT, Division des Sciences écologiques de l'UNESCO, 1, rue Miollis, 75732 Paris Cedex 15, France. [email protected]

2 Professeur émérite de la Faculté de Foresterie et de Géomatique, Université Laval, Directeur honoraire de l'ÉRAIFT - 1641, rue des Rocs, Ste-Foy (Québec) G1W 3J7 Canada.