Les réponses politiques à la crise alimentaire actuelle doivent soutenir les multiples dimensions de la sécurité alimentaire

Ukraine
26/04/2022

Par Jennifer Clapp

Dans son 15e rapport, « Sécurité alimentaire et nutrition: énoncé d’une vision globale à l’horizon 2030 », le Groupe d’experts de haut niveau sur la sécurité alimentaire et la nutrition du Comité des Nations unies sur la sécurité alimentaire mondiale (CSA) a souligné la nécessité d’une transition du cadre traditionnel de quatre piliers sur la sécurité alimentaire — axé sur la disponibilité, l’accès, l’utilisation et la stabilité — à un cadre à six dimensions qui intègre également l’agencéité et la durabilité.

6 dimentions_FR

HLPE. 2020. Sécurité alimentaire et nutrition : énoncé d’une vision globale à l’horizon 2030, Rome, HLPE. 

Un regard sur la crise alimentaire actuelle à travers le prisme de ces six dimensions de la sécurité alimentaire souligne l’importance de chacune et, comment les actions politiques peuvent mieux soutenir la sécurité alimentaire face aux chocs sur les systèmes alimentaires qui sont désormais, de plus en plus fréquents. 

Les disponibilités alimentaires ont été affaiblies par la guerre, car ensemble, l’Ukraine et la Russie sont des exportateurs importants de blé, de maïs et d’huile de tournesol, ainsi que d’énergie et d’engrais. Or, ces exportations ont été sévèrement réduites. La hausse des prix des engrais augmente également les coûts des intrants pour les agriculteurs du monde entier, ce qui pourrait entraîner une baisse des rendements agricoles dans les années à venir. 

L’accès à la nourriture est sévèrement restreint par la forte hausse des prix alimentaires. L’inflation des prix alimentaires était déjà une préoccupation avant l’agression russe contre l’Ukraine. Par ailleurs, celle-ci a intensifié la hausse des prix. L’indice des prix alimentaires de la FAO a atteint un niveau record en mars 2022. Les personnes les plus pauvres des pays à faible revenu consacrent plus de 60 % de leurs revenus à l’alimentation ainsi, même une faible hausse de prix peut considérablement réduire leur capacité à subvenir à leurs besoins alimentaires. 

L’utilisation des aliments, ou la nutrition, est également impactée par la crise. Lorsque les prix des aliments augmentent fortement et rapidement, les personnes sont contraintes à prioriser la consommation d’aliments de base et réduire la consommation d’aliments riches en nutriments. L’UNICEF prévoit que les taux déjà élevés de malnutrition chez les enfants des régions du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord, qui dépendent fortement des importations alimentaires, s’aggraveront dans les mois à venir. 

Les marchés et les prix alimentaires mondiaux ont été extrêmement instables depuis le début de la guerre, subvertissant la stabilité nécessaire pour assurer la sécurité alimentaire. Selon l’Institut international de recherche sur les politiques alimentaires (IFPRI), les prix de tous les principaux aliments de base — blé, maïs, riz et soja — connaissent une volatilité excessive en raison de la crise. 

La durabilité des systèmes alimentaires mondiaux est mise en évidence par la crise sous plusieurs dimensions. La crise actuelle a mis en lumière la dépendance mondiale aux engrais et aux énergies fossiles pour la production alimentaire, car la flambée des prix de ces intrants suscite des craintes quant à la viabilité de la production alimentaire future. En parallèle, les mesures visant à assurer une production alimentaire durable ont été repoussées dans certaines régions, dont l’Europe, afin d’augmenter la production alimentaire, ce qui suscite des inquiétudes quant à la perte de la biodiversité et à la pollution résultant de projets visant à accroître l’utilisation de produits agrochimiques synthétiques. 

La crise ukrainienne a révélé la nature hautement concentrée de la production et des marchés alimentaires qui anéantit l’agencéité des personnes au sein des systèmes alimentaires. Seule une poignée de pays exporte la grande majorité du commerce mondial des céréales de base, tandis qu’un petit nombre d’entreprises contrôlent la majeure partie de ce commerce. Une concentration à de tels niveaux indique généralement des écarts extrêmes de pouvoir entre les différents acteurs au sein des systèmes alimentaires et met en évidence la manière dont les habitants des pays à faible revenu qui dépendent des importations alimentaires n’ont pas la capacité de s’engager avec les systèmes alimentaires à leurs propres conditions. 

Les réponses politiques à la crise alimentaire actuelle doivent tenir compte des six dimensions de la sécurité alimentaire. Bien que de multiples réponses politiques soient nécessaires à court et long terme pour faire face à la situation, les mesures qui soutiennent une plus grande diversité dans la production et les marchés alimentaires dans les pays qui dépendent actuellement des importations alimentaires se distinguent par la manière dont elles renforcent la résilience du système alimentaire en soutenant les multiples dimensions de la sécurité alimentaire. 

Lorsqu’elle est poursuivie dans le respect des principes agricoles durables, tels que l’agroécologie, l’amélioration de la production alimentaire dans les pays à déficit alimentaire soutient la disponibilité ainsi que la durabilité et contribue à la stabilité face aux chocs mondiaux susceptibles de perturber les importations ainsi que les prix. 

L’accent mis sur la production d’aliments locaux écologiquement appropriés soutient également la diversité alimentaire nécessaire à une utilisation appropriée. De plus, le soutien aux infrastructures locales et régionales de commercialisation des aliments — parfois appelés marchés territoriaux — offre des opportunités de subsistance aux petits agriculteurs, aux commerçants de produits alimentaires et aux transformateurs de produits alimentaires, y compris les femmes et les jeunes dans ces rôles. Ceci améliorerait donc les revenus qui favorisent un meilleur accès à la nourriture dans les pays à faible revenu. 

La diversité, générée par une production et une commercialisation alimentaires locales accrues, améliore la capacité d’action des personnes au sein des systèmes alimentaires. Il réduit les écarts de pouvoir entre les acteurs du système alimentaire, réduit la dépendance à l’égard des marchés alimentaires éloignés et concentrés et ouvre des opportunités pour façonner la gouvernance du système alimentaire. 

La guerre en Ukraine a déclenché une crise alimentaire majeure qui exige des réponses politiques appropriées. Les politiques qui accordent la priorité à la diversité contribueront grandement à renforcer la résilience du système alimentaire qui soutient mieux la sécurité alimentaire dans toutes ses dimensions. 


Jennifer Clapp est titulaire de la Chaire de Recherche du Canada sur la sécurité alimentaire mondiale et la durabilité à l’Université de Waterloo, Vice-présidente du groupe d’experts de haut niveau sur la sécurité alimentaire et la nutrition (HLPE-FSN) et membre du groupe international d’experts sur les systèmes alimentaires durables (IPES-Food). 


Les points de vue et opinions exprimés sont ceux des auteurs et ne reflètent pas nécessairement ceux du CSA ni du HLPE-FSN.