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9. EXPLOITATION DES PLAINES INONDABLES

9.1 Effets sur les pêcheries d'autres utilisations de la plaine

A l'instar de bien d'autres systèmes d'eau douce, les plaines inondables remplissent toute une gamme de fonctions autres que d'habitat ichtyologique et, par conséquent, de pêche. En majorité, ces fonctions sont liées à la phase de sécheresse (voir chapitre 3) et n'ont pas d'incidence majeure sur la productivité des pêcheries dans la phase d'inondation. En réalité, certaines activités peuvent même être bénéfiques, comme l'élevage, par exemple, en raison du fumier déposé par les animaux.

Les principales sources de conflits avec les pêcheries sont le fait des programmes d'aménagement, responsables de la modification du cycle hydrologique ou de la contamination du milieu.

Barrages installés en amont de la plaine inondable: Aujourd'hui, ce sont les barrages élevés en amont des plaines inondables qui sont la cause principale des dommages que subissent leurs pêcheries. La plaine inondable de la Volta inférieure a complètement disparu à la suite de la construction du barrage d'Akosombo (Hall et Pople, 1968). Des surfaces considérables de plaines inondables sur le Niger ont été perdues au dessous du barrage de Kainji, où le régime des crues a été altéré en aval jusqu'au confluent de la Bénoué, les captures de poisson ayant diminué d'entre 39 et 75 pour cent par rapport aux prises antérieures (FAO, 1972). La fermeture du barrage J.F. Strijdom a provoqué l'assèchement total d'un grand nombre de mares de la plaine inondable de la Pongola (Phelines, Coke et Nicol, 1973), en débit du remplissage des mares par la décharge contrôlée des eaux de crue, malgré la reproduction induite des poissons pratiquée depuis 1969 et de nouveaux plans préparés pour maintenir les pêcheries par ces moyens.

Outre la perte générale de production, des changements dans la composition de la faune ichtyologique se sont produits en aval du barrage de Kainji (Lelek et El Zarka, 1971 et 1973). On y a noté une diminution de l'habitat de marais et des poissons herbivores, en même temps qu'un accroissement des prédateurs. Cette disproportion ne saurait évidemment persister indéfiniment et se traduira finalement par une diminution de l'ensemble du stock.

Les effets de deux projets de barrages au Sénégal et en Zambie ont également été evalués. Au Sénégal, la fermeture du cours supérieur du fleuve provoquerait la perte de 7 000 tonnes de poisson des plaines inondables, bien que les barrages pourraient offrir un gain de près de deux fois ce tonnage. La création du barrage d'Itezhi-Tezhi sur le Kafué pourrait avoir un effet bénéfique sur les stocks de poisson, grâce à la régularisation du niveau du fleuve qui améliorerait le régime des crues et prolongerait la durée de la retenue dans le barrage d'aval des gorges du Kafué (Muncy, 1973). A long terme, les barrages d'amont ont probablement un effet sur la productivité totale du système, en ralentissant ou en empêchant le dépôt de limon sur la plaine.

Les barrages édifiés en amont de la plaine ne perturbent pas obligatoirement le régime hydrologique, mais ils peuvent avoir une action sur le mode normal de migration du poisson, en gênant leur dispersion sur tout le cours du fleuve. C'est ce qui s'est passé avec le barrage de Markala sur le Niger (Daget, 1960a), qui a interdit le passage de nombreuses espèces de poissons, depuis le Delta central jusqu'aux biefs en amont du barrage. De l'expérience limitée dont on dispose à ce jour, il semblerait que l'installation d'échelles à poisson pour contourner ces barrages soit impracticable en Afrique, vu le nombre de poissons en circulation dans le fleuve et les différences de comportement des espèces.

Barrages édifiés en aval des plaines inondables: Ils aboutissent en général à supprimer la plaine inondable en la submergeant complètement. La transformation de la zone en lac permanent peut en général donner des rendements équivalents ou même supérieurs, mais ce sera au détriment des formes de production en saison sèche. Les barrages destinés à prolonger la retenue des eaux sur la plaine inondable amélioreront théoriquement les rendements, puisque la période d'inondation durera plus longtemps (Université de l'Idaho, 1971; Université du Michigan, 1971), bien que, pour le moment, on n'ait aucune certitude que ce soit le cas pour le barrage des gorges du Kafué (Muncy, 1973). En fait, Dudley (1974) estime que la prolongation de l'inondation peut provoquer une diminution de l'effort de pêche, en rendant le poisson moins facile à capturer avec des engins très efficaces comme les sennes de plage.

Irrigation: L'effet des projets d'irrigation sur les pêcheries dans les plaines inondées est très mal connu: on peut seulement prévoir que l'abrègement du cycle de la crue, dû à un meilleur drainage, risquera de nuire à la population de poissons. Il est, d'autre part, certain que la canalisation des eaux réduira considérablement à la fois l'ichtyologique et la diversité des espèces (Congdon, 1973). En revanche, l'élargissement de la surface des plans d'eau en saison sèche, grâce aux canaux d'irrigation et aux bassins de retenue, pourrait améliorer la survie et la production du poisson au moment de l'étiage. Beaucoup des “houédo” de la plaine inondable de l'Ouémé étaient à l'origine des canaux de drainage.

Pollution: On n'a pas de preuve, pour l'instant, que la pollution représente un problème sérieux pour l'Afrique, bien que l'on puisse concevoir que l'emploi des engrais et insecticides lié à l'agriculture, intensive risque de devenir une source de problèmes. Il est probable que des difficultés pourront survenir si les poissons migrants ne peuvent plus passer par les biefs pollués. Des éléments nutritifs en excès pourraient aussi être cause d'une prolifération excessive de la végétation de marais qui, en pourrissant et désoxygénant l'eau, provoquerait une grande mortalité dans les lagunes et mares des plaines inondées.

9.2 Exploitation intégrée des systémes de plaines inondables

La Figure 18 résume les modifications qui surviennent dans l'ensemble de la plaine inondable au cours d'un cycle annuel. On y voit figuré le cycle du flux éléments fertilisants/énergie dans le système. Il est notoire que, dans les plaines inondables stables, la teneur des dépôts alluvionnaires est égale aux pertes par érosion sur un certain nombre d'années (Léopold, Wolman et Miller, 1964). On peut supposer que, dans la nature à l'état sauvage, un équilibre dynamique analogue se produit en ce qui concerne les éléments nutritifs et la biomasse. Si un tel équilibre existe, la productivité de l'une des composantes peut alors être affectée par une mauvaise ou une excessive exploitation de l'une des autres composantes, ainsi que par d'autres interventions qui modifient les caractéristiques essentielles du système. Un exemple de cette interdépendance est mentionné par Kapetsky (1974) dans son étude sur la diminution, qu'il a mise en évidence, de la population ichtyologique dans les Kafué Flats, qui résulte elle-même de la réduction des effectifs des utilisateurs primaires de la végétation de la plaine inondable: à savoir les hippopotames et les Lechwe (antilopes cobs).

En règle générale, les plaines inondables devraient être exploitées pour réaliser toutes les possibilités de récolte en saisons sèche et des pluies, dont la pêche n'est qu'une composante. Ainsi, les éléments A, B, C et D de la Fig. 18 devraient être utilisés de manière à maximiser leur somme. Cette opération en soi variera selon les objectifs du pays intéressé, car cette somme peut être appréciée de plusieurs manières: par exemple, la production en poids, le bénéfice financier, la valeur nutritionnelle ou bien l'utilisation de l'énergie. Chaque fois, l'équation changera selon la pondération des facteurs. Dans certains cas, la maximisation d'une composante particulière ne pourra être réalisée qu'au détriment d'une autre. Pour la production maximale de riz, il sera nécessaire d'employer des insecticides contre les cérambix foreurs de tige, des herbicides pour nettoyer les canaux d'irrigation, des digues pour protéger le riz contre les ravages des poissons rizophages. De même, la maximisation des cultures de saison sèche réclamera un drainage rapide de la plaine inondée pour augmenter la durée de la phase sèche. L'une et l'autre de ces opérations produiront une diminution qualitative et quantitative de la population de poissons, qui se traduira par une chute des captures. On estime fréquemment qu'un facteur de l'économie de la plaine inondable a une telle importance que l'on prescrit toutes autres utilisations de la plaine et que le milieu est irréversiblement modifié en sa faveur. Malheureusement, les facteurs qui ont justifié ces décisions sont susceptibles de se modifier en l'espace de peu de temps et renverser la valeur relative des composantes d'origine, sans qu'il y ait aucune possibilité de récupérer celles-ci.

L'une des plaines inondables utilisées le plus à fond et à un niveau technologique relativement modeste est la vallée de l'Ouémé (Fig. 19), où, durant la saison sèche, les champs de maîs alternent avec des étangs artificiels à poisson dont les rives sont mises en culture maraîchère. Le bétail pâture les bourrelets de berge, où sont édifiés aussi les villages sur pilotis, qui groupent au total 70 000 habitants (soit une densité de 70 au km2). Pendant l'inondation, l'activité s'est jusqu'ici limitée à la pêche, quoique la culture du riz par submersion se développe actuellement. Une utilisation aussi intensive repose sur une adaptation sociologique totale au milieu et ne saurait être recommandée ailleurs. L'exemple de cette vallée montre néanmoins comment plusieurs utilisations de la plaine inondable peuvent se développer harmonieusement.

9.3 Exploitation de la pêche

Dans les eaux sauvages: Comme on l'a expliqué en détail au chapitre 6, la pêche se concentre habituellement en trois moments du cycle annuel: toute politique d'exploitation rationnelle du stock ichtyologique dans les systèmes de plaines inondables doit donc chercher à les déterminer et les maîtriser. A l'heure actuelle, les renseignements précis ne sont guère nombreux sur l'effet des modes de pêche dans les plaines inondables, mais on a pu recueillir les observations suivantes:

Figure 18

Figure 18. Schéma des cycles d'éléments nutritifs et énergétiques dans la plaine inondable

  1. Migration au début de l'inondation: les pêcheries qui exploitent le poisson en migration avant qu'il se reproduise semblent être en général nuisibles au stock. Une pression supplémentaire s'exerce sur la population de poissons au moment où elle est le plus vulnérable, ce qui peut réduire sérieusement le nombre des reproducteurs. Deux au moins des pêcheries les plus importantes, celle de Labeo victorianus sur la Nzoia (Cadwalladr, 1965) et une autre de Labeo altivel dans la Luapula (Soulsby, 1959), ont disparu à cause d'une surexploitation à cette période de l'année. Il serait donc à recommander de décourager cette pratique dans les circonstances normales.

  2. Migration en retour des juvéniles: les pêcheries qui visent à capturer le poisson migrant lorsqu'il quitte la plaine inondée sont très répandues et les opinions varient beaucoup sur les dommages que peut provoquer cette pratique. Il a été largement admis que la plupart des juvéniles qui retournent au fleuve sont destinés à mourir, en raison de la réduction de l'environnement dont ils disposeront à la saison sèche. Cela peut être vrai pour le Niger, comme pour la plaine inondée du Barotsé, où ni Reed (FAO, 1969) ni Bell-Cross (1971) ne considèrent cette pratique comme particulièrement nuisible.

  3. Pêcheries de saison sèche dans les plans d'eau permanents: il est de pratique générale de vider complètement la plupart des mares de la plaine en saison sèche. Comme beaucoup d'entre elles se dessèchent vers la fin de cette saison et que les autres se désoxygènent, de toutes façons une grande partie de la population n'y pourrait survivre jusqu'à la crue suivante. Les mares sè réempoissonnent généralement par immigration en provenance du fleuve, et par “éclusage” pendant les crues: cette méthode de pêche ne semble donc pas être nuisible.

La pêche intensive dans le lit principal du fleuve peut, toutefois, amener une diminution générale du stock de reproducteurs. Là où cette pratique est courante, un grand nombre des plus grosses espèces ont disparu de la population ichtyologique et on observe des signes manifestes de pêche excessive (par exemple, dans l'Ouémé et le fleuve Sénégal, lors de la récente sécheresse sahélienne). Pour éviter ces inconvénients, on devrait envisager de créer des zones protégées, soit dans le lit mineur du cours d'eau, soit dans les grands lacs ou lagunes permanents où l'on pourrait maintenir des stocks de reproducteurs. Un témoignage à l'appui de l'efficacité de telles “réserves” a été fourni par la réapparition rapide de gros poissons dans le Delta central du Niger après la fin de la sécheresse au Sahel. Pendant deux ans, il n'avait été pêché que des quantités de plus en plus réduites de poissons de petite taille, tandis que les lacs de grande surface qui étaient inaccessible n'avaient pratiquement pas été pêchés: il est possible qu'ils aient servi de refuge aux individus les plus gros de certaines espèces.

Il est certain qu'il reste beaucoup à faire pour étudier la dynamique des stocks naturels et exploités des plaines inondables, avant qu'on puisse porter aucun jugement sur telle ou telle mesure visant la gestion de la pêche.

Eaux artificielles: Si l'aquiculture intensive est probablement impensable dans l'état actuel d'exploitation des plaines inondables, un certain nombre de pratiques extensives permettraient cependant de développer valablement la production, ou tout au moins d'entretenir celle-ci dans les zones aménagées pour d'autres buts.

La technique de forage de trous à poisson est déjà parfaitement établie dans la vallée de l'Ouémé (chapitre 6); des bassins isolés de ce type semblent bien adaptés aux zones marécageuses permanentes où le niveau piézométrique est voisin de la surface ou situé juste au dessous. En creusant des “houédo” en fossés à travers les bassins, la terre de déblai rejetée sur les bords devient suffisamment sèche pour y faire pousser des légumes, tandis que les bassins retiennent l'eau toute l'année. On a adapté différemment la méthode du “houédo” pour régulariser et développer naturellement la superficie des plans d'eau permanents de la plaine inondable.

Actuellement, dans plusieurs régions d'Afrique, on cherche aussi à retenir l'eau dans les mares de la plaine inondable par des barrages. Les Fig. 7, 9 et 10 illustrent deux de ces expériences. S'il faudra attendre encore pour en connaître les résultats, il semblerait que cette méthode, utile pour développer la production de poisson dans les systèmes qui conservent leur cycle naturel, sera particulièrement intéressante pour maintenir la production dans les zones où les crues sont écourtées, ou modifiées par des barrages régulateurs situés en amont.

On peut aussi prévoir la création d'étangs dans les projets d'irrigation, en élargissant les canaux à intervalles réguliers pour y pratiquer la pisciculture ou y installer des parcs d'élevage. De même, cet élevage en enclos pourrait se faire dans le lit principal du cours d'eau, où l'on emploie actuellement une variété de parcs nommés “akadja”. Des installations de ce genre sont couramment utilisées dans plusieurs cours d'eau d'Afrique occidentale, que l'on peut voir figurées sur la Fig. 19 en pointillé dans le lit principal.

La capture et l'élevage du poisson dans les rizières est largement pratiqué dans de nom-breuses parties du monde (Coche, 1967), notamment en Afrique. Les méthodes de capture reposent sur l'introduction naturelle du poisson dans les champs de riz, tandis que l'élevage (la rizipisciculture) implique un choix délibéré de certaines espèces pour l'empoissonnement. En général, on augmente les rendements de poisson et de riz par leur culture conjuguée. Cependant, certaines espèces de poissons sont connues pour leurs habitudes rizophages, que les pêcheries d'élevage s'efforcent d'éliminer. Dans les plaines inondables où l'on pratique la riziculture, on a abordé de deux façons ce problème de l'attaque des jeunes pousses de riz. La première méthode consiste à entourer les champs de digues, pour contrôler le régime hydrologique et interdire l'entrée de la rizière aux poissons. Là, naturellement, l'empoissonnement prévu au moyen d'espèces sélectionnées y donnera une double récolte, bien qu'il faille de nombreux essais avant d'arriver à déterminer les espèces adéquates, les taux d'empoissonnement, etc. Plusieurs auteurs, dont Vincke (manuscrit non publié) ent montré que ce système est à la fois pratique et économique pour l'Afrique. Une seconde solution, adoptée en particulier pour la riziculture par submersion dans le Delta central du Niger, consiste à édifier des digues basses qui suffisent à retarder les crues, jusqu'à ce que les peusses de riz soient suffisamment robustes pour résister à l'attaque des poissons. Ici, pour la récolte de poissons, la méthode consiste à capturer les sujets immigrants. D'après l'expérience actuelle, il est manifeste que la culture du riz et l'exploitation piscicole continue de la plaine inondable sont loin de s'exclure mutuellement. En fait, il est largement prouvé que, moyennant de bonnes techniques, les deux activités peuvent être pratiquées de pair au bénéfice de chacune.

9.4 Manipulation du régime hydrologique

L'étroite corrélation des captures de poisson avec le régime des crues montre qu'un barrage régulateur en aval d'un fleuve doit nécessairement affecter la pêche. La décharge contrôlée de l'eau peut simuler des conditions normales de crue et assurer le maintien du stock ichtyologique. Il est toutefois certain que la façon dont cette décharge se produit, à la fois quantitativement et selon la structure de la courbe artificielle de la crue, influencera la productivité du système. La décharge contrôlée semble devoir être plus facile dans les systèmes à grands lacs et mares permanents que dans ceux à vastes plaines sèches. Dans les premiers, la forme de la courbe de crue et le régime de l'inondation n'ont probablement guère d'importance relative, une fois les mares remplies. On a démontré que le poisson peut être poussé à migrer dans ses territoires de reproduction et à se développer de manière satisfaisante avec des crues comparativement limitées (Phelines, Coke et Nicol, 1973). Dans les systèmes qui conservent peu d'eau résiduelle, la durée et l'intensité de la crue, ainsi que la rapidité de son évolution, apparaîtront comme les seuls facteurs contrôlant la reproduction, la croissance et la survie du poisson. C'est pour cette raison, parmi d'autres, que l'on considère la création de retenues artificielles sur les plaines comme le moyen d'y préserver la production halieutique en contrôlant le débit de la crue.

Figure 19
Figure 19

Figure 19. Partie de la plaine inondable de l'Ouémé montrant la répartition des diverses activités

  1. Photographie aérienne (I.G.N. Paris)
  2. Interprétation (voir le texte pour l'explication)

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