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Chapitre 3: L’APPROCHE HISTORIQUE


3.1 - La recomposition du contexte social
3.2 - Les éléments de base de l’approche historique

Parmi les approches alternatives à la vision strictement économique, on peut citer le «Social Regional History Approach», (par la suite approche historique) (Guyer, 1987). Cette approche vise à déplacer l’interprétation des phénomènes liés à l’approvisionnement alimentaire du particularisme disciplinaire vers un point de vue plus général où la performance du système de distribution est analysée par rapport à son devenir dans un territoire physique, économique, social et politique. C’est donc à l’aide de l’outil histoire que cette démarche s’approche du sujet, sans omettre son aspect géographique qui trouve dans la «région«sa dimension fonctionnelle. Deux remarques au moins sont utiles pour comprendre les spécificités de cette approche par rapport à celles déjà décrites. Elles concernent, d’une part, le rôle de la ville dans la méthodologie d’analyse et, d’autre part, la nécessité d’intégrer l’économie de la distribution alimentaire dans le système des relations et des facteurs sociaux, institutionnels et politiques qui l’entourent. Notons que ce dernier aspect a été considéré dans des exemples déjà cités à propos de l’approche traditionnelle (Lutz, 1994; Goossens, 1994), et qu’il a été abordé dans l’analyse de filière (Hugon, 1985; Lançon, 1994; Leplaideur, 1994). Dans l’approche historique, la réponse à ce besoin de globalité interprétative est donnée par le biais d’un parcours bien complexe, qui est lié au choix du niveau géographique de l’analyse, c’est-à-dire la ville. En fait, dans la plus grande partie des études sur la distribution alimentaire, la dimension urbaine est considérée comme l’un des lieux où le problème se révèle, avec des caractéristiques particulières (à cause de sa dimension, de sa dynamique, de son poids social, etc.). Par contre, dans l’approche historique, la ville (et la région) est plutôt un choix stratégique pour la finalité de la recherche, le lieu et le niveau auxquels il faut observer les problèmes de la crise alimentaire africaine, une sorte de laboratoire où tous les facteurs (économiques, sociaux, institutionnels, politiques) jouent leur rôle de la façon la plus évidente. En bref, l’approche systémique ne serait possible qu’au niveau urbain et régional.

3.1 - La recomposition du contexte social

Une critique aux approches traditionnelles ou économiques en général est implicite dans cette démarche. D’après Guyer, trois approches différentes ont caractérisé la recherche sur les problèmes de l’approvisionnement alimentaire urbain. Elles se différencient tant par les aspects pris en considération que par les méthodologies.

L’«approche américaine», qui découle de l’école de Stanford (Stanford Food Research Institute, SFRI) des années 60, s’est inspirée en premier lieu de l’étude de l’efficacité des circuits de commercialisation et a étudié la manière de les améliorer. Cette école a d’abord porté l’attention sur les conditions de concurrence en tant que facteurs déterminants pour l’efficacité, tout en reléguant les liens entre facteurs strictement économiques et variables sociales, politiques et institutionnelles, dans un contexte qui n’a presque jamais été pris en considération dans les modèles d’interprétation (Guyer, 1987)16. L’approche élaborée par l’«école française»17 a en partie comblé ce vide conceptuel et méthodologique en déplaçant l’attention, par ailleurs accordée aux marchés et aux prix (comme vecteurs efficaces d’information à travers les circuits d’approvisionnement), vers les formes d’organisation sociale de distribution des biens. Le point de départ est donc tout à fait différent car, selon les hypothèses de cette approche, les institutions de distribution prévalent sur les principes de marché comme sujets de recherche (Guyer, 1987). Malgré tout, même cette approche n’est pas en mesure de répondre aux questions de base car, en définitive, les moyens par lesquels les agriculteurs, commerçants et consommateurs africains ont été capables d’influencer la politique et les prix, demeurent peu explorés (Guyer, 1987). L’«approche anglaise», enfin, a accordé une importance majeure aux facteurs déterminant le niveau de vie, ce qui a porté à s’interroger sur les relations entre salaires/revenus et consommation, l’objectif, plus ou moins évident, étant situé dans la connaissance des relations entre bien-être économique et stabilité politique.

En général, les efforts de la recherche portant sur l’analyse des multiples aspects de la distribution alimentaire, ont conduit à la production de nombreuses études très spécialisées mais souvent isolées les unes des autres:

«Là où les disciplines académiques ont progressé dans l’analyse en distinguant les domaines de la vie sociale - politique, économique, matériel et culturel -, il existe des difficultés là où des dynamiques particulières ne peuvent être étudiées sinon à l’aide d’une recomposition du domaine social (...) Les systèmes de distribution alimentaire ne sont pas simplement des canaux commerciaux qui assurent l’allocation des biens et des informations sur les prix, ni même une liaison entre les extrémités classiques de l’analyse, le producteur et le consommateur, le paysan et l’Etat. Ils sont aussi des organisations enracinées dans une structure sociale et économique bien articulée. A travers le continent, ils créent un trait d’union entre les conditions de production dans la société et l’environnement africain et les conditions d’échange et de pouvoir dans l’économie au niveau national et international.» (Guyer, 1987)18.
Or, étant donné que la distribution alimentaire n’est pas simplement une question technique mais aussi un enjeu politique et social très important, il s’agit de replacer et assembler les différents parcours disciplinaires («patchwork of the empirical record«) dans un cadre conceptuel structuré qui soit en mesure de réunir les aspects technico-économiques de la distribution avec la dynamique de l’environnement social et politique dans lequel ils opèrent (ce qu’on appellera le processus de recontextualisation). Autrement dit, il faut répondre à la question: comment l’approvisionnement alimentaire a-t-il fonctionné au cours des différentes périodes historiques et dans quelles relations avec les scénarios politiques? L’approche historique est le moyen par lequel les relations complexes autour de la distribution alimentaire peuvent être interprétées de manière complète:
«Premièrement, l’approche historique et sociale au niveau régional nous permet d’explorer les domaines de la vie sociale et économique et leurs relations, et ainsi de replacer dans leur contexte les dimensions de l’approvisionnement alimentaire qui ont été séparées au niveau de l’analyse.» (Guyer, 1987)19.

3.2 - Les éléments de base de l’approche historique

Le but de cette approche étant précisé, on peut maintenant esquisser les points caractéristiques autour desquels se déroule la méthodologie mise en place pour y aboutir. Il s’agit de questions opérationnelles et conceptuelles, dont certaines seront critiquées pour évaluer l’efficacité de cette démarche dans les faits.

Parmi les aspects marquants, on a déjà cité l’approche systémique, qui conduit à choisir la ville et la région comme espaces privilégiés de l’analyse. Les raisons de ce choix ne relèvent pas de l’opportunité de limiter le domaine géographique étudié, mais plutôt de la constatation des relations systémiques dont la ville est le siège. Les pouvoirs nationaux et locaux, qui sont en mesure d’influencer le fonctionnement du système d’approvisionnement et de distribution, sont souvent rassemblés dans les grandes villes, dont l’histoire est aussi l’histoire des groupes et des organisations qui participent aux processus décisionnels, des institutions et de leur changement. En tant qu’unité d’analyse, la ville offre aussi un territoire limité où les dynamiques sociales (formation des classes sociales ainsi que leurs dynamiques économiques et politiques) atteignent une importance plus grande que les dynamiques locales. A propos des études de cas, il faut souligner que les conclusions qu’on peut en tirer ne sont pas à considérer, dans l’optique de cette approche, comme valables en soi. Autrement dit, elles ne sont pas les points de départ d’un processus de généralisation. Au contraire, en cohérence avec l’approche systémique, le grand nombre d’informations analytiques disponibles est utilisé pour restituer la spécificité du cas étudié, en envisageant une sorte de «démarche en sens inverse«de la pluralité des informations face à la spécificité du cas:

«A la place d’une extrapolation des résultats des études locales en dehors de leur contexte pour aboutir à des conclusions générales, nous poursuivrons une stratégie en sens inverse, c’est-à-dire que nous utilisons le plus grand nombre possible de sources pour recomposer géographiquement et historiquement des dynamiques spécifiques.» (Guyer, 1987)20.
L’utilisation de l’histoire sociale des villes dans le processus de recontextualisation implique, d’une part, une division par périodes, c’est-à-dire l’individuation des périodes caractérisées par une certaine homogénéité sous l’aspect socio-institutionnel et, d’autre part, l’individuation des moments-clés qui ont marqué le passage d’une période à l’autre, et donc d’un système socio-institutionnel à un autre. On se réfère, dans ce cas, aux crises d’adaptation à des changements importants qui se situent dans le cadre politique et économique de la ville/région (changement du régime politique et institutionnel, dynamique des classes sociales, etc.) ou de l’environnement mondial (par exemple l’effet du deuxième conflit mondial). Cette démarche permet à la fois de mettre en évidence les relations entre le domaine social (pouvoir politique, institutions, dynamiques des groupes et des classes sociales) et les caractéristiques des systèmes d’approvisionnement et de distribution alimentaires, puis de lier le changement de ces derniers à la dynamique du premier pour comprendre comment ils fonctionnent, aux dépens ou au bénéfice de qui, avec quel type et quel niveau de contrôle étatique, et avec quels résultats à long terme (Guyer, 1987). La focalisation sur des périodes de crise met aussi en évidence les points de continuité ou de rupture dans l’évolution des systèmes de distribution et les relations entre les caractéristiques de ces systèmes et les facteurs sociaux et politiques qui sont propres à chaque période. Cette approche se base sur l’hypothèse que dans les périodes de crise les intérêts des groupes sociaux et politiques, aussi bien que leurs moyens d’affirmation, sont plus évidents que dans la normalité.

Guyer utilise une répartition de l’histoire des villes africaines sur quatre périodes:

Pour chaque période, les systèmes d’approvisionnement et distribution sont examinés en relation avec de nombreux aspects, selon les critères formulés précédemment en synthèse.

Les études de cas (études de villes) aboutissent aussi à des finalités comparatives lorsque, dans des périodes historiques comparables, l’on observe les solutions et les stratégies de changement mises en place par les différentes sociétés urbaines (au sens large du terme, c’est-à-dire avec ses implications sociales, politiques, institutionnelles et économiques). On arrive ainsi à déterminer des tendances très générales d’évolution, d’une part en dépassant le particularisme des études de cas et, d’autre part, en échappant à la tentation des généralisations simplistes. Cette méthodologie répond aussi à une autre question. En surface, elle concerne la relation entre la méthodologie opérationnelle des études de cas et la possibilité de généralisation des processus de changement. A un niveau plus approfondi, elle touche à un problème beaucoup plus important et général: le concept de croissance («growth»); comment il se déroule; s’il doit être vu comme une succession de stades prévisibles, ou bien comme la résultante de situations critiques et originales qui structurent et caractérisent la dynamique des systèmes. Cela entraîne la confrontation de deux grandes écoles de pensée historique:

«La croissance, de toute manière, est une métaphore organique ambiguë, car elle entraîne, soit un développement sous l’aspect de l’accroissement, soit une métamorphose. Les deux plus grandes traditions intellectuelles dans les études africaines, les paradigmes néoclassique et néomarxiste, donnent un poids différent aux deux aspects. D’après W.O. Jones la dernière approche implique que la croissance des marchés est en réalité un processus cumulatif qui entraîne la croissance de la demande et de l’approvisionnement. D’après de nombreuses critiques néomarxistes, la croissance du marché est un processus d’aliénation commerciale qui se développe de manière caractéristique à différents étages, tout en franchissant des créneaux structuraux identifiables.» (Guyer, 1987)21.
L’imprécision des deux approches citées relève peut-être de l’hypothèse d’une directivité à la base des phénomènes, ce qui porte à accorder trop de poids aux études de cas comme exemplification d’un ordre universel. Par contre, selon l’approche historique, l’objet de l’analyse est le cours du changement lui-même22. Parmi les autres disciplines, la géographie tient une place très importante dans l’analyse des phénomènes liés à l’approvisionnement et à la distribution alimentaires. De plus, selon Franqueville:
«Le ravitaillement urbain constitue dans la théorie géographique l’une des composantes de l’organisation fonctionnelle de l’espace qui a retenu l’attention des géographes dès la constitution de leur discipline comme science autonome au XIXe siècle.» (Franqueville, 1996).
Comme pour d’autres approches, comme par exemple l’approche économique, il faut aussi en géographie;

Il est évidemment très simple de dire que la dimension de la réalité concernée par la géographie relève de l’espace. Mais quand on parle d’espace, on n’entend pas simplement son ampleur physique. En géographie, le concept d’espace revêt un sens scientifique et analytique dès le moment où il se différencie et se concrétise en structures articulées, en formes, fonctions et relations enracinées dans un espace physique. La différenciation de l’espace, le processus de différenciation et ses dérivés font donc l’objet privilégié de l’observation du géographe. Etant donné l’objet de cette étude, c’est dans le domaine des fonctions d’approvisionnement et de distribution alimentaires en milieu urbain qu’on cherchera à décrypter le langage géographique et ses spécificités.

On peut ensuite délimiter des domaines d’étude privilégiés. Dans notre cas, ce sont les relations entre l’espace urbain et le ravitaillement des populations urbaines qui font l’intérêt de l’approche géographique. Il s’agit donc de montrer schématiquement l’enjeu entre:

Toutes les fonctions des SADA se confrontent et se heurtent à des logiques et à des contraintes qui sont aussi bien économiques que géographiques.

On ne saurait donc parler de relations économiques sans prendre en considération leur dimension spatiale. On parle d’espace de production, d’échange, de communication et de la façon dont ces espaces s’affirment, changent, entrent en relation les uns avec les autres. On parle d’un espace rural et d’un espace urbain, des fonctions qu’ils recouvrent, des complémentarités et des conflits entre leurs éventuelles utilisations. Parler d’espace signifie parler d’une ressource rare et limitée. Le géographe en explique les modalités d’organisation, les logiques propres et spécifiques et la manière d’en optimiser l’utilisation en relation avec multiples besoins des populations.

Au fur et à mesure que la ville s’accroît, ses fonctions augmentent, se différencient et se compliquent à tous les niveaux du fait de sa dynamique démographique, économique et sociale. Le rôle politique peut aussi changer: des questions se posent quant à l’influence urbaine face à un territoire de plus en plus vaste et différencié, quant au rôle de la ville dans la région et l’Etat, dans les rapports avec l’étranger, et quant au contrôle de la ville elle-même. Les espaces consacrés, par tradition ou par calcul, aux différentes fonctions changent sous la pression (résultant de forces très variées) de cette croissance.

L’approvisionnement et la distribution alimentaires, et les nombreux services qui y sont liés, ont besoin d’espaces qui ne sont pas anonymes et indifférenciés, en raison de leur dimension, de leur quantité, de leur équipement et de leur localisation. La croissance de la ville impose donc une ré-affectation de ces espaces aux nouvelles exigences, sous faute d’inefficacités très lourdes qui sont très vite ressenties par les populations. A ce niveau se pose donc le problème de la connaissance de l’appareil urbain et des relations espaces/fonctions, domaines qui demeurent vastes et riches même s’ils ne s’attachent qu’à un seul aspect, celui de la satisfaction des besoins alimentaires.

Ainsi, la géographie dispose d’un appareil conceptuel articulé, qu’on essaiera de définir du point de vue très spécifique du ravitaillement urbain.

Avant de parler de croissance urbaine, il faut définir la ville en tant qu’entité géographique. Bien que lié à un vécu quotidien très étendu, le concept de ville en géographie n’est ni univoque ni constant. A un niveau presque intuitif mais tout à fait efficace, la ville, du point de vue géographique, est un ensemble, une succession ou une stratification de produits manufacturés aux finalités multiples: logement, production, échange, transport, administration, loisirs etc., où des relations se nouent entre individus, groupes, institutions, et pouvoir. La ville n’est pas «un hasard»: elle se produit et change dans le temps selon des critères que les géographes ont essayé de rationaliser. Il s’agit là de principes classiques d’organisation économique et spatiale tels que:

Les principes qui contribuent à façonner la ville donnent lieu à des structures urbaines typiques. On fait alors référence à des modèles urbains (modèle centre-périphérie, multipolaire, réticulaire) qui diffèrent selon le mode dont des espaces physiques et fonctionnels se distribuent et sont mis en relation. Ils ont une signification descriptive et interprétative de l’espace et représentent un produit spécifique du travail conceptuel et théorique du géographe.

D’après Prezioso, le modèle est pour le géographe un point d’arrivée, un outil d’interprétation de la a posteriori, sans le but de prédiction, qui est propre à d’autres sciences25. Ses fonctions, en géographie, sont donc différentes du rôle qu’il joue en économie, où il est un a priori, une forme et une méthode de connaissance en soi, qui se superpose ou s’impose parfois à la réalité elle-même (Prezioso, 1996). Franqueville décrit le modèle comme étant:

«Un essai de formalisation et d’interprétation des situations concrètes variées dont on cherche à établir les points communs (...); [il] ne se rencontre bien sûr jamais tel quel dans la réalité, chaque espace géographique étant particulier. Il n’est en rien statique: il décrit une sort d’état d’équilibre atteint à un moment donné, mais reste ouvert, évolutif.» (Franqueville, 1996).
Le modèle se retrouve aussi au niveau de la planification urbaine et, dans ce cas, avec une fonction normative. Les essais d’application de ces schémas dans de nombreuses villes africaines et la confrontation avec des environnements tout à fait différents ont contribué à l’évolution de la pensée dans ce domaine. Ainsi, tant les modèles que les indicateurs démographiques, urbanistiques et économiques qui forment la ville ont changé.

Cette évolution a été remarquable lorsque les géographes ont cherché à comprendre le passage de la dimension de «ville» à celle de «métropole». L’interprétation de ce phénomène en Afrique s’est tout d’abord basé (dans les années 50) sur des paramètres relevant de l’expérience occidentale, modifiés pour prendre en compte certaines spécificités locales26, et sur le concept de conurbation, qui dénote le phénomène par lequel, à l’intérieur d’une zone urbanisée, on constate une continuité spatiale de structures de logement, de production, de services, d’échanges, etc., sans inclusion de terrains agricoles. A cette définition s’est substituée, au cours des années 60, celle basée sur le concept de continuum entre zone urbaine et zones limitrophes, ces dernières ressentant l’effet de diffusion de la première, selon une relation hiérarchique ou gravitationnelle. Entre 1960 et 1970, ces conceptions de l’espace métropolitain ont été dépassées par des modèles de type géométrique dans lesquels l’utilisation de l’espace se fonde sur le mécanisme de formation de la rente (modèle applicable aussi à l’optimisation économique des espaces au niveau de la planification urbaine).

Plus récemment, un centre métropolitain en Afrique a été défini:

«Une agrégation complexe, exprimant une dotation de services de haut niveau (universités, hôpitaux, centres commerciaux et de direction); un système d’interdépendances productives dans la zone limitrophe; des fonctions «rares» ou «de pointe» (organisation de rapports internationaux) qui ont une influence dans une région plus vaste que celle limitrophe (à cause de la présence de holdings internationaux); point d’arrivée de flux migratoires en provenance de la zone d’influence.» (Prezioso, 1996).
Au niveau théorique, les modèles métropolitains sont expliqués à l’aide de concepts spécifiques, relevant aussi du domaine économique, tels que les temps et les coûts de transport, les coûts d’installation, la présence d’infrastructures, etc. Ces mêmes modèles et concepts ont été utilisés au niveau de la planification pour aboutir à des plans urbains optimisant les fonctions du centre métropolitain27.

La croissance urbaine et le passage éventuel de centre urbain à centre métropolitain est un processus critique dans le développement de la ville. Ce phénomène (dont le principal indicateur est la démographie) a des aspects et des dynamiques spéciales dans les villes africaines par rapport aux phénomènes du même type dans les villes des pays industrialisés. Dans ces pays, il se manifeste par des exigences physiologiques et représente la cause/effet de l’affirmation de tous les secteurs économiques. Dans les pays économiquement en retard, il a des aspects pathologiques, et procède indépendamment de l’évolution des activités productives (ce qui a aussi donné lieu aux secteurs informels). Le dessin de la ville porte les signes de cette pathologie. Tandis que dans les pays économiquement évolués le modèle d’expansion urbaine s’adapte de manière fonctionnelle aux exigences nouvelles, dans les pays en retard, les vieux schémas d’organisation demeurent inchangés, héritage des anciens régimes politiques mais aussi façonnés par des dynamiques récentes, chaotiques et incontrôlables. On parle à juste titre dans ces cas de «malaise urbain». Pour identifier et interpréter ces réalités, il est indispensable de faire appel à d’autres concepts, typiquement géographiques.

Les modèles urbains, ainsi que leurs fondements, se sont heurtés en Afrique à des réalités particulières. Une fois la spécificité de la croissance des villes africaines posée, il est important de caractériser des méthodes d’analyse et des indicateurs qui soient à même de restituer la complexité du processus et des facteurs en cause. L’analyse des «phénomènes significatifs» permet une interprétation de la structure urbaine métropolitaine. Prezioso a esquissé cette démarche de la manière suivante:

«Une innovation méthodologique pour lire la structure urbaine de type métropolitain en Afrique francophone est liée au repérage des phénomènes significatifs qu’il faut prendre en considération pour sélectionner les indicateurs utiles aux fins de l’évaluation. Le point de départ est le repérage des situations de malaise urbain: aliénation, délocalisation, saturation. Si, dans le premier cas, on peut ramener les phénomènes liés à la différenciation selon des zones fonctionnelles (monofonctionnalité), dans le deuxième, on peut associer les effets de la perte de dimension physique de la ville. Le concept de proximité n’est plus physique, sans pour autant aboutir à un équilibre dans l’utilisation de tous les moyens de communication qui sont en mesure de transformer la proximité fonctionnelle en proximité réelle, mais en créant des situations de malaise. Cet effet semble relever en Afrique de la globalisation des marchés internationaux, qui risque de replacer la ville au service de sujets extérieurs. Cependant, c’est de la troisième condition, la saturation, que relèvent les phénomènes avec le plus grand impact sur l’environnement physique et sur la capacité du système entier.» (Prezioso, 1996).
Les indicateurs capables de décrire les transformations structurales urbaines sont appliqués aux systèmes naturel, socio-économique, d’établissement et relationnel de la ville (qui comprend à son tour la relation alimentaire). Cette démarche ne concerne pas simplement la distribution des espaces et leur utilisation, mais prend en charge les multiples événements et relations qui se dégagent à l’intérieur de la ville. Elle se rapproche ainsi du concept d’analyse de système, tout au moins du point de vue géographique. L’historique, ou plutôt l’histoire de la ville, joue un rôle important à ce niveau. Au fil de l’histoire, en fait, on peut expliquer:

De même que l’histoire, l’analyse conjointe des relations économiques, des aspects sociaux, des formes de gouvernement et d’administration, des interventions de planification tant urbaine que rurale, se prête à décrire et à expliquer dans sa complexité la part géographique des relations alimentaires urbaines.

Après la description très synthétique de certains concepts et moyens de la recherche géographique en milieu urbain, quelles sont les conséquences de la structure urbaine sur les modalités d’approvisionnement de la ville? Les réponses sont très nombreuses et variées. On se limitera donc à donner quelques exemples pour montrer de manière synthétique les démarches cause/effet dans ce domaine.

En reprenant le processus de ségrégation, on constate par exemple que:

«La première caractéristique de l’espace d’approvisionnement urbain en Afrique est sa constitution en aires disjointes et souvent autonomes quant à leurs relations avec le marché. Il s’agit moins d’un espace ou d’une aire d’approvisionnement, que d’îlots, ou parfois de zones relativement étendues mais sans connexions, dont une partie de la production agricole est acheminée pour les besoins de la consommation urbaine.» (Franqueville, 1996).
Ainsi, à l’intérieur de la ville africaine on retrouve d’autres villes, relativement isolées les unes des autres, à un point tel qu’on pourrait affirmer que chaque habitant a sa ville (Balbo, 1989)29. On peut rattacher cette situation à la croissance de la ville, par l’immigration, qui dégage de nombreux effets intéressants au niveau spatial, avec des retombées sur l’approvisionnement alimentaire. L’immigration produit souvent en ville un phénomène très évident: le bidonville. Loin d’être provisoire, le bidonville devient une forme d’installation permanente, indice d’un processus typique de ségrégation urbaine, mais aussi indice du comportement des immigrés face aux modes de vie urbains30. Les habitudes alimentaires changent au fur et à mesure de la diversification et de l’élargissement du bassin de recrutement des immigrés (Franqueville, 1996). La diversification des habitudes alimentaires entraîne aussi la différenciation des produits demandés, des modes et des lieux d’achat: en un mot, des marchés (qui, du point de vue géographique, sont les espaces attachés aux échanges), de leur nombre, ampleur, spécialisation (selon les produits mais aussi selon le type de clientèle), localisation (centreville, zone intermédiaire, banlieue, axes routiers), etc.

L’agriculture urbaine et périurbaine est un autre phénomène typique des villes africaines. Elle peut se situer aussi bien au centre de la ville qu’à ses alentours (parfois très éloignés), pouvant à l’extrême aboutir à des formes de production «intra-muros» (Franqueville, 1996). Elle sert surtout à approvisionner la ville en produits verts (agriculture maraîchère), à un coût raisonnable. Cette pratique a dessiné un paysage urbain particulier, avec une affectation d’espaces dont l’importance est évidente: pour les agriculteurs urbains, qui y gagnent travail et argent, pour le consommateur moyen, qui a accès à un produit cher mais moins cher que le même d’importation et, du point de vue nutritionnel, en procurant une intégration alimentaire très importante. Mais du point de vue dynamique, quel est l’avenir de cette pratique et à quelles conséquences peut-on s’attendre du côté géographique et alimentaire?

«L’entreprise [d’agriculture urbaine] se heurte, au fil du temps, à deux types de difficultés, les unes locales, les autres d’ordre général. A mesure de l’avancée de l’urbanisation, la plus-value progressivement acquise par les terrains suburbains, et plus encore intra-urbains (...) ne peut laisser longtemps persister une activité agricole dont la rentabilité relative va naturellement en diminuant. (...) L’autre obstacle, plus récent, rencontré par cette agriculture spécialisée dans des productions relativement chères, est la crise et l’ajustement structurel, dont l’effet immédiat fut la baisse du pouvoir d’achat de la majorité des ménages urbains.» (Franqueville, 1996).
On pourrait continuer sur cette ligne de raisonnement en mentionnant par exemple le secteur informel dans la distribution alimentaire et l’alimentation, souvent complété de manière séquentielle par le circuit de production urbaine sensible aux changements de revenus et de style de vie urbaine. Le circuit de production garde lui aussi une dimension spatiale vitale. On se contentera ici de déplacer l’attention sur le problème qui se pose donc au niveau de la planification urbaine: toute intervention au niveau urbain se confronte avec l’espace et ses fonctions, où l’on peut imaginer non seulement des complémentarités, mais aussi des conflits (par exemple entre logement et agriculture urbaine) dont la résolution ne manque pas d’avoir des conséquences sur la relation alimentaire de la ville.

Synthèse

La mise en place de cette méthode et les résultats qui en découlent n’ont peut-être pas toutes les certitudes voulues et posent au contraire nombre de questions en raison des faiblesses de la méthodologie au niveau opérationnel.

A cet égard, les auteurs eux-mêmes dénoncent le manque de données, l’imprécision et le caractère incomplet des études historiques sur de longues périodes. Ils mettent aussi en garde contre la tentation de tirer des conclusions simplistes à partir des données disponibles:

«Le manque de données sur l’approvisionnement alimentaire urbain (...) est un problème dans la reconstruction d’une histoire sociale (...) Des périodes entières ou des secteurs du marché, ou même des organisations et des événements cruciaux peuvent ne laisser qu’une faible trace, tradition orale, ou même rien du tout (...). La plus grande contrainte consiste à placer et interpréter les sources. Ainsi, les données sont en général officielles et, de ce fait, la documentation reflète la responsabilité du gouvernement.» (Guyer, 1987)29.

A l’exception des données statistiques auxquelles on se réfère, l’application de cette démarche se présente encore comme problématique. Telle qu’elle est présentée dans cet ouvrage, elle paraît en théorie tout à fait réalisable. Mais il ne faut pas oublier la quantité et la complexité des aspects à prendre en considération pour aboutir à des résultats valables, y compris l’aspect artisanal qui entraîne des risques de subjectivité. Néanmoins, l’exigence à laquelle cette démarche essaie de répondre (la vision systémique) est très vivante et les efforts pour y aboutir sont considérables.

En ce qui concerne les résultats, ils se placent à un niveau plutôt général. Cette approche permet en fait d’intégrer dans une vision globale des variables qui sont en amont de l’objet de l’étude particulière (les SADA des zones urbaines), soit dans le temps, soit dans les relations stratégiques. C’est donc à ce niveau que l’on peut entrevoir des résultats: les grandes tendances d’évolution dans l’approvisionnement alimentaire, les intérêts des groupes sociaux et politiques, les stratégies d’adaptation et de perpétuation dans les périodes de crises, les moyens pour mettre en place ces stratégies. A un niveau un peu plus spécifique, les connexions existant entre les trois aspects des systèmes régionaux d’approvisionnement sont étudiés:

  • la relation revenus/prix pour les producteurs et les consommateurs;
  • les formes d’organisation dans la production et le commerce;
  • la dynamique sociale élargie qui relève de l’interaction entre organisation sociale et politiques coloniale et après-coloniale (Guyer, 1987)24.

On aboutit ainsi à des résultats suggestifs et critiques qui sont en mesure de bouleverser des points de vue désormais affirmés.

En s’interrogeant de façon critique sur les motivations de départ et les finalités des systèmes d’approvisionnement, l’approche historique procure des informations très importantes sur le contexte où ces systèmes jouent, au jour le jour, leur rôle vital. Ceci est primordial pour toute politique d’intervention qui ne considère pas le problème de l’approvisionnement alimentaire comme un sujet isolé mais comme partie d’un système de relation. La méthode de comparaison entre des cas isolés, ou à des moments différents, pourrait s’avérer être la meilleure pour vérifier l’efficacité des schémas interprétatifs traditionnels de type économique (souvent déductifs). Les points faibles de cette démarche ne sont cependant pas négligeables. Le manque de données, voire d’études de l’histoire économique de l’alimentation (Guyer, 1987) ne sont sans doute pas plus importants que l’absence d’un modèle de référence pour l’analyse des relations systémiques, ces dernières présentant des points forts au niveau conceptuel et des points faibles au niveau opérationnel. Cette caractéristique qui ne permet pas la standardisation de la méthode, risque de rendre imprécis ou subjectifs les résultats de l’analyse.


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