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Urban planning and food distribution in Africa

This article deals with the recognition, development and management of urban areas used mainly for the itinerant sale of food products, and analyses the situation in terms of the population’s daily needs. It does not seek to examine the sources of supply for this trade – producers and/or wholesalers and other intermediaries – or the nature, functioning and specific contexts and flows of these upstream activities; nor does it treat the permanent retail food trade in stores and shops, even though itinerant vending is often effected in their immediate vicinity. Rather, the article focuses essentially on a distinctive sector of the food distribution system that is normally qualified as "the informal sector", specifically discussing its presence in the city centres.


Planificación urbana y distribución de alimentos en Africa

El presente artículo estudia la problemática del reconocimiento, la ordenación y la gestión de los espacios urbanos destinados principalmente al comercio al por menor no sedentario de productos alimenticios, en relación con las necesidades cotidianas de la población. No se examinan aquí las modalidades de aprovisionamiento de este comercio (a partir de los productores o los mayoristas y de otros intermediarios) ni el carácter y el funcionamiento de estas actividades previas, con sus espacios y flujos específicos. Tampoco será objeto de un análisis particular el comercio minorista sedentario de productos alimenticios, en tiendas y supermercados permanentes, aun cuando el comercio no sedentario se encuentre a menudo en su entorno inmediato. La atención se concentrará sobre todo en un sector de mecanismos de distribución de alimentos caracterizados por el sistema extraoficial, principalmente en el centro de las aldeas.


Planification urbaine et distribution alimentaire en Afrique1

Michel Coquery

Professeur à l’Institut français d’urbanisme, Université Paris VIII

La présente contribution s’inscrit dans une problématique de reconnaissance, d’aménagement et de gestion d’espaces urbains voués principalement au commerce de détail non sédentaire des produits alimentaires, par référence aux besoins quotidiens de la population. Les modalités d’approvisionnement de ce commerce (auprès des producteurs et/ou des grossistes et autres intermédiaires), la nature et le fonctionnement même de ces activités d’amont, avec leurs espaces et flux spécifiques, ne seront pas examinés ici. Le commerce de détail alimentaire sédentaire, en boutiques et magasins permanents, même si le commerce non sédentaire s’inscrit souvent dans leur environnement immédiat, ne fera pas non plus l’objet d’analyses particulières. En d’autres termes, l’attention portera surtout sur le secteur des systèmes de distribution alimentaire fortement caractérisés par ce qu’il est convenu d’appeler «l’informel», notamment au centre des villes.

URBANISME ET COMMERCE: LE PRÉALABLE D’UN REGARD EN LONGUE DURÉE

Le commerce de détail des produits alimentaires n’est d’ordinaire pas un domaine de réflexion et d’intervention prioritaires pour les urbanistes: c’est une activité, certes essentielle, mais considérée d’abord, et depuis longtemps, comme étant du ressort d’opérateurs privés, organisés ou non, qui disposent généralement de la liberté d’établissement pour offrir, à la vente, des denrées qu’ils produisent ou qu’ils achètent le plus souvent aux producteurs ou à des intermédiaires pour les revendre au consommateur final. Les lois de l’offre et de la demande, tempérées ou non de façon permanente ou occasionnelle par des mesures appliquées à certaines denrées de base, font office, en économie de marché, de régulateurs et de sanction. Par nature, le commerce ne se prête guère à la planification.

Avec l’apparition et le développement des villes, on a toutefois assisté, très précocement, à la constitution d’espaces affectés à la distribution alimentaire, sous deux formes principales qui ont contribué, avec l’ensemble du commerce en boutique, à conférer aux villes l’une de leurs fonctions majeures, sinon fondamentales: d’une part, des espaces ouverts où producteurs ruraux et marchands, en permanence ou plus souvent à jours fixes, viennent vendre leurs produits, à même le sol ou sur des tables, ce sont les marchés, au sens le plus traditionnel du terme, à fréquence régulière, sans installations spécifiques permanentes, l’espace de référence pouvant avoir d’autres usages en dehors des moments convenus pour la tenue du marché et, d’autre part, des espaces bâtis, abritant marchands et produits des intempéries, c’est-à-dire des marchés couverts ou halles, dont la fonction et l’usage sont clairement définis et revêtent des formes architecturales parfois constitutives d’un véritable patrimoine urbain.

Quelles que soient la diversité et la taille de ces marchés, il s’agit bien d’une forme universelle et vitale d’activité, directement liée aux besoins alimentaires de populations groupées. Elle a, depuis des siècles, suscité l’intervention, directe ou déléguée, du pouvoir politique (rois, seigneurs, évêques, préfets, échevins, maires, etc.) qui impose ou négocie avec les marchands les conditions d’exercice de leur profession quand ceux-ci ne disposent pas de boutiques ou de magasins en pleine propriété ou loués à usage commercial (soumis à patente). C’est donc, en principe, l’autorité locale qui décide des lieux (ouverts et couverts) de rassemblement périodique des commerçants non sédentaires, en ménageant (et le cas échéant, en aménageant) des espaces publics voués à cette fonction.

Il ne s’agit pas ici de retracer la longue histoire de ce que nous appellerions aujourd’hui un «équipement de superstructure». Rappelons seulement qu’à la différence d’autres équipements à caractère social ainsi qualifiés (écoles, hôpitaux, stades, bibliothèques, etc.), qui peuvent dépendre de tutelles étatiques ou régionales, les marchés sont généralement sous tutelle locale, municipale, tout en étant souvent liés aux équipements d’infrastructure (voiries et réseaux divers), eux-mêmes sous tutelles différenciées, selon les périodes et les villes, ce qui n’en facilite pas toujours une définition claire en termes de gestion urbaine (CIEH, 1985; CERGRENE, 1986). L’attention précocement portée par les pouvoirs locaux à la distribution des produits alimentaires s’explique par une double préoccupation, quel que soit le régime politique de gestion de la ville: exercer un contrôle sur l’approvisionnement (y compris, le cas échéant, par l’établissement et l’affichage de «mercuriales» fixant le prix des denrées) pour éviter les troubles sociaux que ne manquent jamais d’engendrer les disettes, les émeutes de famine et, conjointement, peut-être surtout, à assurer des revenus aux finances locales par la perception de droits de place auprès des commerçants. C’est le cœur même de l’institution municipale dans une majorité de cas et de longue durée.

Sur cette toile de fond, s’inscrivent des réalités fort différenciées, dans l’histoire et selon les pays et les villes, reflétant leurs caractéristiques socioéconomiques, culturelles et politiques. Les situations observables diffèrent aussi selon la taille des villes, leur degré d’insertion dans des réseaux industrialisés de distribution des produits alimentaires, et le pouvoir d’achat des populations urbaines.

Les petites villes européennes, par exemple, sont bien connues par l’ancrage séculaire de leurs marchés et par l’image, devenue symbolique et centrale, de leurs halles construites, de leurs marchés hebdomadaires où viennent encore parfois des paysans du voisinage offrir légumes, fruits et volailles, même si les forains professionnels et itinérants forment le gros de la troupe des commerçants. Toutes choses égales par ailleurs, nombre de petites villes d’Afrique de l’Ouest s’animent les jours de marché, le hangar couvert de tôles y joue bien son rôle de halle, les «tabliers» s’agglutinant ou s’éparpillant tout autour, le long des rues adjacentes.

Dans les grandes villes et notamment dans celles à croissance forte et rapide, la distribution alimentaire a posé et pose des problèmes d’une autre ampleur, à l’échelle des quartiers, des banlieues et de l’agglomération tout entière. Dans les pays développés, à forte structuration des circuits économiques (production et importation de produits alimentaires préconditionnés pour la vente), grossistes et centrales d’achat sont souvent en position de force. On ne retracera pas ici la genèse et l’épopée des super et hypermarchés en libre service dont le modèle conquérant a façonné le panier de la ménagère et les nouveaux paysages urbains en Amérique du Nord, en Europe, mais aussi en Amérique latine et en Asie du Sud-Est. Le commerce alimentaire en petites boutiques (épiceries classiques) ponctue certes encore les artères de certains quartiers, mêlé aux autres commerces, tout en affrontant de réelles difficultés pour survivre, tandis que les municipalités veillent au maintien des marchés ouverts périodiques, sur certaines places, le long de certaines rues dotées de larges trottoirs, y compris en banlieue nouvelle où tout le monde ne dispose pas de voiture ou d’accès commode aux centres commerciaux modernes par transports publics.

On retiendra seulement qu’à l’occasion d’extensions urbaines planifiées (zones à urbaniser en priorité, zones d’aménagements concertés, etc.) inscrites dans des plans d’urbanisme ou des schémas d’aménagement où opèrent des investisseurs publics et privés constructeurs de milliers de logements, l’Etat et les collectivités territoriales se sont généralement concertés sur la nature des opérations (habitat, équipements, etc.) ne serait-ce que pour s’en partager le coût. C’est dans ce contexte, avec l’afflux soudain de population lié à ces opérations, qu’ont été planifiés certains équipements commerciaux sous forme d’espaces réservés au commerce, en «site propre», c’est-à-dire des centres commerciaux prédimensionnés, pris en charge par des investisseurs privés; des municipalités concernées ont gardé la possibilité d’instaurer des marchés ouverts traditionnels, à titre de complément et pour maintenir une certaine concurrence face aux «rentes de situation» souvent induites par des implantations commerciales planifiées. On a pu qualifier ces opérations, associant l’Etat, les Chambres de commerce, les collectivités locales, et les investisseurs, «d’urbanisme commercial» (Coquery, 1977). C’est au service de ces décideurs que des urbanistes ont pu être amenés à intervenir. Cela n’a pas empêché des investisseurs privés, dans la mouvance de puissants groupes bancaires, de réaliser des opérations «pirates» sous forme de grands centres commerciaux implantés en des points stratégiques de l’urbanisation en cours (proximité des grandes voies de circulation, échangeurs autoroutiers, etc.) ou sur des communes plus éloignées, à moindres charges foncières et à moindre contribution forcée aux coûts généraux d’aménagement, bref, hors zone de contraintes liées à la planification urbaine. Au terme de ces observations liminaires, on conviendra que les rapports entre planification urbaine et distribution commerciale sont complexes et conflictuels par essence en économie de marché.

LE CONTEXTE DES VILLES AFRICAINES: QUELLE PLANIFICATION?

La situation observable en Afrique et notamment dans les villes des pays francophones est fort différente pour de multiples raisons connues, dont on ne rappellera ici que les principales (Massiah et Tribillon, 1988; Coquery, 1988; 1993):

Dans le meilleur des cas, les Services de l’urbanisme entretiennent après coup ces extensions souvent qualifiées de «spontanées», par commodité de langage, à défaut d’une reconnaissance des véritables stratégies d’acteurs qu’elles illustrent pourtant (Canel, Delis et Girard, 1990; Coquery, 1990; Crousse, Le Bris et Le Roy, 1986; Tribillon, 1991). C’est surtout l’occasion de percevoir, si les conditions le permettent, une taxe afférente au simple «permis d’habiter». La «régularisation» foncière peut intervenir si les nouveaux «propriétaires» de parcelles acceptent d’engager les démarches requises par l’administration et surtout s’ils peuvent payer l’impôt correspondant, conditions peu souvent réunies. Faut-il enfin rappeler que ces «lotissements», s’ils permettent l’accès au sol et, dans une certaine mesure, la sécurité foncière (et donc une certaine forme de «sécurisation sociale»), malgré le risque parfois encouru d’un «déguerpissage» ne sont construits que progressivement, au fur et à mesure des moyens que chaque famille ainsi «lotie» peut mobiliser pour ce faire. En attendant parpaings et tâcherons, une baraque de planches et de tôles récupérées et quelques bâches suffisent pour abriter la famille. Assainissement, voiries, adductions, équipements et services collectifs élémentaires attendront souvent des années, à supposer qu’ils soient réalisés par des pouvoirs publics sans moyens significatifs et dépassés par l’ampleur de ces formes d’urbanisation. Dans certains cas, toutefois, émergent des formes autogérées d’équipements et de services, qui préfigurent peut-être de nouvelles formes de gestion urbaine.

Des villes existent en Afrique depuis fort longtemps, contrairement à une idée reçue encore répandue (Coquery-Vidrovitch, 1993). Certaines ont disparu, d’autres ont survécu et se sont développées, toutes furent ou demeurent marquées par leurs fonctions d’échanges et gardent souvent l’empreinte de pratiques et de réseaux liés à cet ancrage ancien de la fonction commerciale, comme il apparaît dans certaines villes de l’intérieur (Mali, Niger).

Des villes côtières connurent, dès le XVIe et le XVIIe siècles, l’emprise du commerce de traite avec les pays européens, ou se développèrent au XVIIIe siècle comme relais de la traite négrière. Mais il faut bien reconnaître que la plupart des grandes villes africaines francophones contemporaines ont émergé comme villes coloniales, à la fin du XIXe siècle et dans la première moitié du XXe siècle. Qu’on le déplore ou non, elles demeurent marquées par la politique coloniale de la France à cette époque: hiérarchisation politico-administrative, fonctions économiques, cadres institutionnels, juridiques et financiers ont perduré après les indépendances, sous diverses formes, tenaces et parfois ambiguës, relayées par la coopération bilatérale et reprises, sans états d’âme notoires sauf exception (Guinée), dans le discours des nouveaux dirigeants, héritiers de structures qu’ils n’étaient pas en mesure de modifier radicalement.

Faut-il rappeler aussi que, dans les années 60, à l’heure d’une certaine euphorie «développementaliste», telle que théorisée à l’échelle mondiale, on estimait pouvoir maîtriser une croissance urbaine encore perçue comme modeste au sein de sociétés considérées, en Afrique subsaharienne, comme fondamentalement rurales. On résorberait les bidonvilles les plus misérables, vus comme des foyers de chômage, de délinquance ou d’agitation politique, sans admettre qu’ils puissent être l’expression d’autre chose qu’une simple «marginalité». On compléterait ou l’on redessinerait des plans d’urbanisme pour encadrer le développement urbain, on favoriserait le logement social, selon le modèle des Etats-providence destinés en priorité aux fonctionnaires, pour conforter les administrations et les pouvoirs des nouveaux Etats, sans se préoccuper outre mesure de leur adéquation aux besoins et aux moyens de nouvelles populations urbaines. Ces illusions se prolongèrent une quinzaine d’années.

Au milieu des années 70, il fallut commencer à se rendre à l’évidence: les grands projets de développement agricole, pourtant parfois largement financés par la communauté internationale ou engagés sans précautions suffisantes, ne donnaient pas les résultats escomptés, les migrations vers les villes s’accentuaient, les dépendances énergétiques révélaient de nouvelles et fortes contraintes, même si, pour quelques Etats, une production pétrolière avait pu faire entrevoir ou espérer une redistribution de ces ressources nouvelles sur les fronts du développement et de l’aménagement du territoire.

Face aux crises des sociétés rurales, les villes apparaissaient bien comme de nouvelles terres d’espoir (éducation, santé et travail), même si la pauvreté de masse semblait s’y généraliser. La Conférence de Vancouver (Habitat, 1976) vit les gouvernements reconnaître, parfois du bout des lèvres, la dynamique d’autopromotion citadine et la nécessité d’assouplir des réglementations dépassées, ou plutôt inapplicables, faute de moyens et de volonté. La fiction de plans d’urbanisme souvent irréalistes (et comme tels laissés au placard) a décrédibilisé les administrations, (et leurs experts étrangers) dans leur prétention à maîtriser le développement urbain, tout en démobilisant, au moins pour un certain temps, les fonctionnaires et les praticiens soucieux d’alternatives concrètes inscrites dans une perspective de service public.

Le temps des désengagements de l’Etat, au nom du libéralisme économique et de la rigueur budgétaire, avait sonné. Sous haute surveillance du Fonds monétaire international (FMI) et de la Banque mondiale (Osmont, 1995), on entrait à l’heure de l’ajustement structurel. De quelle marge de manœuvre pouvaient réellement disposer les Etats africains francophones, même intégrés dans une union monétaire héritée mais menacée? Maintenir, vaille que vaille, les «liens historiques» avec la France, certes elle-même disposée à ne pas les voir se relâcher (tout en redéployant son aide et sa coopération depuis les années 80). Faire face aux risques de destabilisation sociale et politique en engageant des réformes démocratiques? Quelques Etats ont choisi cette voie remobilisatrice, non sans difficultés, après des années de régime présidentiel autoritaire, d’autres l’ont tentée, sans succès significatif, le plus souvent les droits et devoirs afférents à la citoyenneté et la citadinité sont assez flous et restent à construire. L’histoire universelle a montré, il est vrai, que c’est un long combat, fruit de nombreuses générations et rarement gagné une fois pour toutes. Les Etats africains modernes sont encore jeunes et l’on ne saurait, sans risques ni incompréhensions majeures, vouloir qu’ils appliquent des règles que des nations plus anciennes ont mis tant de temps et ont eu parfois tant de mal à promouvoir et à préserver.

Tel peut apparaître, sommairement brossé, le contexte général dans lequel s’inscrivent les villes de l’Afrique francophone. Il ne diffère pas fondamentalement de celui observable ailleurs en Afrique subsaharienne, le cas de l’Afrique du Sud demeurant toutefois spécifique.

L’«informel» en question: quelle gestion urbaine?

On a souvent qualifié les villes africaines, comme ailleurs dans ce qu’on appelait le tiers monde, de «parasitaires», en dénonçant le «biais urbain» selon lequel elles cumuleraient des investissements non productifs et se développeraient au détriment des campagnes, en simples consommatrices. On a même, à leur propos, ressorti la vieille idéologie identifiant la ville au mal et à la déchéance morale. Ces théories ne résistent pas à une analyse sérieuse de la réalité et l’on s’accorde à reconnaître aujourd’hui que les villes africaines sont productrices de services, d’innovations et de richesses, utiles pour l’ensemble du territoire et dont une part s’oriente vers les campagnes (Coquery-Vidrovitch, D’almeida-Topor et Sénéchal, 1996).

Il a fallu pour cela l’importance et le dynamisme d’activités longtemps ignorées des statistiques – et au reste toujours difficiles à chiffrer avec exactitude – qui contribuent assez largement au développement économique, en marge ou en dehors des règlements et institutions formellement reconnus. Une majorité des activités urbaines de production et de services s’inscrit en effet dans le secteur désigné par commodité sous le terme «d’informel» par les experts du Nord (avec des qualificatifs variés: irrégulier, non structuré, etc.), mais que les responsables du Sud et notamment les africains francophones ont tendance à désormais qualifier de «secteur populaire» de la production et des services. Peu importe la terminologie, dès lors que sont reconnues et analysées l’importance et la complexité d’activités autonomes ou souvent greffées sur des activités formelles, c’est-à-dire réglementées et recensées. Les perméabilités, d’un secteur à l’autre, sont en effet multiples, multiformes et changeantes. Il serait tout à fait irréaliste d’identifier l’informel à la tradition ou à l’archaïsme et le formel à la modernité, tant la proposition inverse pourrait être également démontrée. La littérature sur la question est abondante et souvent pertinente (Hugon, 1980; 1982; Maldonado, 1987; Coquery-Vidrovitch et Nedellec, 1990).

Cette économie dite parallèle (mais essentielle) ou souterraine (mais immédiatement visible), voire clandestine (mais tolérée), s’inscrit dans la normalité urbaine africaine comme un réflexe de survie. Elle est pratiquée et vécue comme légitime moyen de réponse à la pauvreté, en l’absence d’offres significatives d’emplois formels et comme une nécessité, face aux carences et aux coûts des produits et services réguliers. Comme telle, elle est indifférente et rebelle à toute forme de réglementation venue «d’en haut» même si elle peut donner lieu à des formes efficaces d’organisation et de division du travail mises en œuvre et gérées par «l’en-bas». Son imperméabilité à toute culture de l’impôt direct est manifeste et ancrée de longue date dans les mentalités et les comportements. Face aux statuts délocalisés de zone franche, dont bénéficient un nombre croissant d’entreprises «formelles», informés des fraudes ou des défilades fiscales d’une partie de l’establishment économique et politique, les «informels» n’ont pas spécialement mauvaise conscience: dans une majorité de cas, ils n’ont pas eu le choix et n’ont pas d’alternatives.

On conviendra qu’une sorte de cercle vicieux s’est progressivement instauré: les carences de pouvoirs publics dans l’organisation et le fonctionnement des villes sont manifestes (eau, assainissement, santé, transports, et équipements), d’autant que ces villes s’accroissent et que la vérité des prix des services publics n’est guère concevable lorsqu’une part notable de la population vit au-dessous du seuil de pauvreté. Mais, dans le même temps, ces pouvoirs publics et, en première ligne, les collectivités locales ne bénéficient pas de rentrées fiscales régulières et équitablement réparties qui leur permettraient de mieux faire face à leurs obligations.

Solidarités familiales et communautaires, à l’échelle de la ville et surtout des quartiers (CEA, 1981) contribuent certes au développement d’une certaine cohésion sociale et peuvent faciliter l’accès à un logement, l’intégration dans la vie active (sous quelque forme que ce soit), tout en permettant d’affronter les besoins les plus immédiats face aux carences des équipements et services urbains, voire aux défaillances éventuelles des pouvoirs publics dans le paiement régulier de leurs propres agents (Le Bris et al., 1987). Mais pour peu que des pratiques de clientélisme et de corruption se manifestent ou se généralisent, parfois simplement affublées du qualitatif de «débrouillardise» de routine, du haut en bas de l’échelle sociale (Battegay et al., 1987), on conviendra qu’il faut lucidité, courage et force de caractère pour identifier, défendre et développer le sens de l’intérêt collectif et de la chose publique, à l’échelle de la nation comme à l’échelle de la ville. Les chemins de la citoyenneté et de la citadinité, où droits et devoirs sont clairement reconnus et respectés, sont ardus. Soutenir celles et ceux qui s’y engagent est plus qu’un devoir moral, une nécessité.

LES COLLECTIVITÉS LOCALES FACE AU COMMERCE NON SÉDENTAIRE: FAIRE AVEC

Il serait irréaliste d’aborder la question des systèmes de distribution des produits alimentaires dans les villes africaines sans avoir présent à l’esprit ce «climat» d’ensemble, a fortiori si, par delà constats et analyses, on souhaite formuler des recommandations, préconiser des appuis et voir se définir des politiques.

Le commerce de détail des produits alimentaires s’inscrit pour bonne part dans la sphère de l’informel: c’est une réalité incontournable au plan économique comme à celui des pratiques sociales urbaines, au point qu’il symbolise même, très concrètement, ce secteur informel dans son ensemble, illustrant sa capacité permanente d’adaptation et d’omniprésence dans la ville. Son inexistence institutionnelle rend a priori difficile toute intervention directe et autoritaire et les mesures de simple police n’ont jamais réglé les problèmes de fond. C’est donc principalement par des mesures indirectes, négociées avec les réels acteurss, qu’il est concevable d’améliorer les conditions de distribution des produits alimentaires dans des villes où la population ne cesse d’augmenter. Cela conduit à un réexamen des formes de gestion et de planification urbaines où la distribution alimentaire soit mieux intégrée, en termes d’espaces et d’organisation des flux, aux priorités reconnues (eau, assainissement, voiries, collecte et traitement des déchets). Même s’il apparaît que ces priorités focalisent l’attention sans pour autant pouvoir mobiliser les moyens adéquats, le moment semble opportun de prôner une vision moins strictement sectorielle des équipements et services urbains. La mise en œuvre d’un Programme de développement municipal (PDM), à l’échelle de l’Afrique de l’Ouest et du centre, témoigne de l’intérêt désormais porté aux collectivités locales et de leur aspiration à mieux définir leurs missions et leurs moyens, à échanger aussi leurs expériences en matière de gestion urbaine. Avant d’évoquer plus concrètement certains des obstacles qu’une démarche de cette nature ne manquera pas de rencontrer, il convient de préciser les limites du champ de réflexion proposé ici.

Même s’ils participent à l’évidence des systèmes de distribution, les commerces de détail de produits alimentaires en boutiques et magasins, inscrits de plus ou moins longue date dans le bâti urbain, selon des modalités généralement réglementées (propriété foncière, propriété commerciale, droit au bail, patentes, etc.) ne seront pas retenus dans la problématique envisagée. Dispersées ou densément juxtaposées à d’autres magasins (non alimentaires), le long des rues commerçantes significatives de centralités urbaines, ces activités sont sédentaires. Le statut de leurs propriétaires ou gestionnaires ne diffère pas sensiblement de formes classiques relevées ailleurs dans le monde, même si les circuits d’approvisionnement peuvent être spécifiques et soumis aux conditions locales. Rares sont les grandes villes africaines qui ne disposent pas aussi de commerces de grande surface en libre-service, filiales de chaînes d’origine étrangère, de réseaux nationaux ou plus souvent fondés sur des investisseurs isolés mais assez riches, parfois libano-syriens, soucieux de capter une clientèle relativement aisée ou expatriée (Joigny-Grupp, 1988). Certes, des pratiques déviantes peuvent s’instaurer. Dès l’ouverture de l’hypermarché M’bolo, par exemple, à Libreville en 1975, on a vu nombre de petits vendeurs de rue venir s’y approvisionner, en achetant 4 à 5 kg de sucre, revendus ensuite par lots de quelques morceaux, ce qui pouvait conduire à tripler le prix de cette denrée; mais quelle famille pauvre des quartiers périphériques peut s’acheter plus que ce qui est nécessaire à la consommation du jour ou du lendemain?

On n’évoquera pas non plus ici la question des commerces de gros des produits alimentaires, même si leur fonction est cruciale. Consommateurs d’espaces aménagés pour l’accès et le stockage des denrées (grains et farine, viande et poisson, huiles et boissons et vaste éventail des produits dits «d’épicerie sèche»), ils peuvent appeler, pour leurs transformations ou leur extension, l’attention conjointe des opérateurs (regroupés ou non au sein de la chambre de commerce et d’industrie de la place) et des autorités administratives (services techniques et financiers, direction de l’urbanisme, etc.). Il s’agit, en principe, d’activités formelles, soumises à certaines tutelles de droit, même si des pratiques déviantes existent parfois. C’est à ce niveau qu’il convient, le cas échéant, d’examiner leurs fonctions. La question n’en demeure pas moins ouverte pour nombre d’intermédiaires et semi-grossistes, intégrant au reste souvent la distribution de détail, qui opèrent aux marges du secteur formel et jouent parfois sur la contrebande (Ellis et Gaffey, 1997).

On s’en tiendra donc ici aux formes de distribution finale des produits alimentaires qui concernent directement la plus large partie des populations urbaines, notamment les plus pauvres et les plus vulnérables face au problème de l’alimentation quotidienne: marché et commerces de rue (ambulants et «tabliers»).

Les marchés municipaux représentent une forme d’équipement commercial relativement ancienne. Dans la plupart des villes notables, les autorités coloniales avaient assez systématiquement veillé à conforter ou à créer ces marchés, même sous la forme de hangars sommairement aménagés, mais parfois aussi en faisant construire des édifices plus élaborés, en briques et maçonnerie, avec stalles et remises individualisées. L’iconographie coloniale n’est pas avare de ces bâtisses (Archives nationales du Togo, 1996) symbolisant, avec celles affectées à l’administration, à l’armée et à quelques résidences de fonction, le pouvoir discrétionnaire du contrôle de la métropole sur ses territoires, à partir de chefs-lieux où l’urbanisme colonial avait pour mission de rendre «visible» ce pouvoir.

Les marchés répondaient toutefois à l’objectif élémentaire, mais important, d’assurer l’approvisionnement alimentaire de la population, toutes catégories confondues, dans un contexte où l’administration coloniale légiférait aussi pour que les producteurs de denrées soient contraints de fournir ces marchés. D’évidentes préoccupations de sécurité ont donc présidé à la création ou au développement de ces marchés. Ils ont été soumis, dès l’origine, à des réglementations plus ou moins directement calquées sur celles de longue date en usage en France: jours et heures d’ouverture, surveillance, agents chargés de la perception des «droits de place» auprès des commerçants admis à vendre leurs produits au marché. Avec la mise en place, difficile et souvent remise en question (Goerg, 1996) de taxes appelées à nourrir les budgets communaux (impôts fonciers, licences, patentes, etc.), les droits de place des marchés ont souvent représenté l’essentiel de la trésorerie courante disponible des autorités locales, qu’elles aient, ou non, un semblant d’indépendance municipale.

Les indépendances, à partir des années 60, n’ont presque pas modifié ce schéma. L’Etat central a le plus souvent hérité des structures mises en place sous le régime colonial, sans les modifier radicalement: sauf cas spécifique (les quatre «communes» du Sénégal, par exemple), les statuts communaux sont, dans l’ensemble, restés assez étroitement soumis aux autorités centrales, par «délégations spéciales» interposées. Il fallut attendre les années 80 pour que s’engage un mouvement de décentralisation administrative accordant aux autorités locales de véritables statuts municipaux et une certaine autonomie de gestion des villes. Encore faut-il rappeler l’ambiguïté de réformes que n’accompagnait généralement pas le transfert aux communes des moyens correspondant aux pouvoirs et missions qu’elles étaient désormais censées exercer.

Dans ce contexte, aux multiples variantes selon les pays, les «droits de place» perçus sur les marchés représentent encore souvent aujourd’hui l’un des postes clés de rentrée d’argent «frais» dans les caisses communales. Comme tels, ils sont convoités, même s’ils sont affectés en partie au fonctionnement et à la maintenance de ces marchés.

L’équilibre est fragile et menacé, pour de multiples raisons. D’une part, l’extension urbaine ne s’est pas accompagnée de la création d’un nombre suffisant de marchés, au sens classique envisagé ici. Certes, études et projets n’ont pas manqué, mais se sont souvent enlisés, faute d’une volonté politique clairement exprimée ou admise et, bien sûr, faute de moyens pour construire ces équipements. On peut même voir le grand marché de Bamako (détruit par un incendie en 1993) à l’état de terrain vague envahi d’immondices, au cœur de la capitale. A l’autre extrême, on peut voir aussi la spectaculaire bâtisse de béton du nouveau marché de Hedzranawoe en périphérie de Lomé, quasiment désertée depuis son ouverture en 1987. Investissement fort coûteux, sinon somptuaire, offert par l’Etat en «cadeau aux femmes togolaises». Lesquelles, en réalité? Et pourquoi n’ont-elles pas investi et valorisé un équipement pourtant apparemment justifié par l’extension de la ville capitale, alors que, près de la cathédrale, les abords du marché central reconstruit en 1957 sont congestionnés en permanence?

D’autre part les dérives dans la gestion même des marchés existants semblent s’être multipliées, sous diverses formes. Que la perception des droits de place soit organisée en régie directe, ou qu’elle soit le fait de concessionnaires, l’argent collecté est en partie détourné avant même d’être reversé dans les caisses communales, au gré de pratiques certes répréhensibles et parfois sanctionnées sévèrement, mais de plus en plus courantes et ingénieuses. Il peut être admis que les «collecteurs» ou «percepteurs», peu payés par leur employeur (municipalité ou concessionnaire) se rémunèrent à la source, de même que les «placières» occasionnelles qu’ils recrutent eux-mêmes le matin pour couvrir le marché et ses abords immédiats. Le billet de place est vendu par exemple 250 FCFA et, selon le cas, le collecteur restituera 150 ou 200 FCFA au concessionnaire (qui lui-même gardera une marge variable, mais confortable, puisqu’il n’est soumis qu’à un forfait, négocié avec la municipalité) ou directement au Service des marchés (régie). Mais il existe des pratiques plus nettement délictueuses et plus difficiles à détecter. Celle qui consiste, par exemple, à étendre (au gré du «collecteur») le périmètre de perception des droits de place en taxant (à moindre tarif) des tabliers informels qu’on aura «convaincus» de ne pas revenir s’ils ne s’acquittent pas de ce droit de place, en réalité clandestin, et qui va entièrement dans la poche du collecteur. Processus sournois de «régularisation» de l’informel aux abords des marchés, mais à l’insu et au détriment de la municipalité, ou grâce à des connivences ou tolérances, bien entendu rémunérées. Les tabliers ainsi taxés, au nom des règlements et par les agents officiellement chargés de cette tâche, seraient à juste titre étonnés d’être considérés comme irréguliers ou illégaux. L’ambiguïté est totale à première vue, mais ce peut être un moyen, pour une collectivité locale informée et décidée, de prendre réellement en main, sous des formes appropriées, la régularisation de l’informel marchand dans certains lieux sensibles. Cela ne saurait tarder. Nombre de commerçants, qui payaient une place entière au marché, ont en effet vite compris qu’en se déplaçant un peu, ils pourraient ne payer que la moitié de la taxe, voire encore moins, ne se souciant pas de savoir où et à qui cet argent est finalement versé.

D’autres pratiques sont encore plus délictueuses. On a pu relever récemment dans une ville-préfecture frontalière, le cas d’agents municipaux qui utilisaient de faux carnets à souches, parfaitement imités, en plus des carnets numérotés remis chaque jour par les Services de la ville qui finirent par s’interroger sur la baisse anormale des rentrées d’argent. Les coupables purent s’enfuir à l’étranger avant d’être arrêtés: ils étaient 11 sur 26 agents collecteurs!

En d’autres termes, les autorités locales ont souvent à faire face à de sérieux problèmes de gestion de l’une des activités pourtant inscrites de longue date dans leurs prérogatives. Et lorsqu’elles souhaitent trancher dans le vif, c’est une levée de boucliers, potentiellement porteuse de troubles et de dysfonctionnements graves, comme cela s’est produit (certes, hors Afrique francophone) à Kampala, au début des années 90 (Gombay, 1994).

C’est bien, en effet, à l’extension du commerce informel, ambulants et tabliers, que sont confrontées les villes africaines qui ne pourraient survivre sans lui, et c’est bien là l’apparent paradoxe. Secteur refuge pour les sans-emplois ou, à tout le moins, source d’un complément de revenu, il assure l’approvisionnement au quotidien de la ville tout entière, même s’il se concentre en des lieux densément fréquentés. Il ne concerne certes pas que le commerce des produits alimentaires, même si celui-ci revêt, par nature, certaines spécificités, dont la moindre n’est pas le caractère souvent périssable des produits offerts à la vente. Si le commerce des produits non alimentaires (quincaillerie, mécanique, mobilier, objets ménagers, confection, etc.) est souvent le fait des hommes, en liaison étroite avec l’informel artisanal et parfois confondu avec lui, le commerce alimentaire (boucherie exceptée) est principalement le domaine des femmes. Qu’elles soient spécialisées (fruits, tubercules, légumes, poisson séché, huile, grain, etc.), en raison de liens particuliers avec des producteurs (pêcheurs, jardiniers, paysans de l’intérieur proche ou moins proche) (Schilter, 1991) ou qu’elles agrémentent leur étal de conserves et d’épices, de pain et de biscuits, qu’elles se procurent par d’autres canaux, réglementés ou non, les femmes sont au cœur du système et le régentent avec fermeté (Bonnardel, 1992). Elles savent défendre ce qu’elles estiment leurs droits, leurs espaces et valoriser, au besoin, partie de leur assortiment ou de leurs invendus en s’entendant avec des «cantinières» ou en vendant elles-mêmes, aux heures et dans les lieux adéquats, des produits cuisinés, agrémentés ou non de boissons. Sans ces cantines sommaires foisonnant dans les centres-villes, ou à la porte des administrations, des entreprises, des hôpitaux, des établissements scolaires, etc., on voit mal de quel repas de demi-journée pourraient disposer nombre de citadins peu fortunés.

Il s’agit moins de contrôler ces marchandes, voire de les expulser de certains lieux (qui oserait ou pourrait le faire sans risques de destabilisation communautaire?) que d’aménager, avec elles, les conditions d’exercice de leur profession. Cela suppose une connaissance de leur organisation, une reconnaissance de leurs associations, quand elles existent (ce qui est souvent le cas), et beaucoup de doigté dans le choix des personnes appelées à prendre officiellement contact avec elles. Bon gré mal gré, certaines municipalités ont su s’engager dans cette voie de la négociation, ne serait-ce que pour des raisons d’ordre public. Mais on peut faire davantage.

Distribution alimentaire et gestion urbaine: l’opportunité d’une mobilisation citoyenne

La démarche suggérée conduit à engager ou à confirmer et renforcer des structures de dialogue plus horizontales, associant élus administratifs et techniciens des diverses tutelles (Etat, région ou département, municipalité) dès lors qu’ils ont à connaître des champs sectoriels où leur action, conjointe et coordonnée, dans la ville de référence, peut contribuer à améliorer la distribution des produits alimentaires.

Ce n’est pas une démarche facile, indépendamment même des conditions à remplir pour que le dialogue s’instaure et se poursuive avec les commerçants et leurs associations, eux-mêmes souvent soumis à une vision strictement corporatiste des choses. On peut certes imaginer et souhaiter que prérogatives sectorielles (eau, santé, voirie, police, etc.) et hiérarchies administratives ne président pas a priori le débat et il faudra, dans chaque cas, trouver la personne capable de conduire la réflexion, en lui conférant le pouvoir d’impulser des actions. Tutelles techniques et financières risquent fort de s’affronter dès qu’il faudra identifier des priorités et programmer leur mise en œuvre: aménagement et/ou mise en réserve d’espaces destinés à faire office de marché, aménagement de trottoirs ou d’allées appelés à accueillir les vendeuses, éclairage public, latrines et points d’eau, reprise et aménagement des lieux de rupture de charge, où affluent les taxis-brousse chargés de produits (INRETS, 1986), desserte des espaces affectés au commerce par les transports en commun existants ou à créer, etc.

Aucun de ces aménagements ne peut être a priori réalisé au seul bénéfice des marchandes, ni même de l’ensemble du commerce non sédentaire: quand bien même on le souhaiterait, ce serait irréaliste et les détournements d’usage seraient instantanés. Leur finalité ne peut être envisagée que dans l’optique de services d’usage offerts à la population urbaine dans son ensemble et non à l’introduction de zones et de barbelés qui seraient vite caducs. D’autres priorités peuvent dès lors être rappelées, de même que les logiques propres aux services de la voirie, aux services sanitaires, aux transports publics etc., on voit mal comment on pourrait aménager les lieux de convergence et de rupture de charge des minibus et taxis sans en référer aux associations (reconnues ou de fait) des chauffeurs de taxi (formels ou informels) qui ont souvent déjà réglementé eux-mêmes l’usage de ces espaces, pris ou non sur des espaces publics. On peut certes concevoir, et cela existe dans certaines villes, des collectes des déchets et ordures des marchés et de leurs abords, mais en coordination avec les services ou concessionnaires opérant sur ce front particulièrement sensible. Et ainsi, du reste, indépendamment de la difficulté à dissocier (est-ce même opportun ou réaliste) le commerce des produits alimentaires du commerce informel en général, leur clientèle étant la même.

Il faudrait en réalité constituer, avec l’accord et l’appui des différentes parties prenantes, une équipe de responsables, opérant sur objectifs, au sein ou au nom de la municipalité ou avec son aval formel. Cela pose d’emblée la question des pouvoirs (Jaglin et Du Bresson, 1993) ou du moins celle des modalités de leur délégation ou de leur adaptation (McCarney, 1996; Koffy, 1996). L’expérience montre que la voie est ouverte (Stren et White, 1993). Dans le même temps, et en coordination avec une telle équipe (ou conseil, ou comité), le Service des marchés municipaux entreprendrait, si cela se révélait nécessaire, la remise «à plat» de son système de gestion pour en corriger les éventuelles dérives et tenter de le rendre acceptable, dans l’optique d’un accroissement du nombre de commerçants assujettis au «droit de place», en échange de meilleures conditions offertes à l’exercice de leur profession. Suggérer cette voie est sans doute faire preuve d’un optimisme que certains ne manqueront pas de qualifier d’utopique, tant sont fortes les pesanteurs des habitudes acquises, des méfiances et des contraintes.

Ce pari ne peut être tenu qu’avec des moyens spécifiques (en compétences et en financements). Cela suppose d’abord une réflexion sur la réaffectation et la redéfinition des lignes budgétaires existantes (au plan local, régional et national), condition à remplir pour que l’appel à des bailleurs de fonds extérieurs soit crédible. Cela suppose aussi, et préalablement, qu’un programme, inscrit dans un calendrier et évalué en continu et où les responsabilités de chaque partenaire soient clairement établies et coordonnées, soit défini. Il y faut donc une volonté politique mais aussi communautaire et associative: c’est la condition pour instaurer le climat de confiance, la mobilisation des énergies et des fonds requis par un tel projet, qui ne saurait se concevoir en cabinet ou bureau d’experts.

En fait, rien n’interdit d’opérer d’abord, ou conjointement, de façon expérimentale ou ponctuelle. Des expériences réussies de cette nature, qui ont su éviter l’enlisement, l’inefficacité ou le détournement de projets souvent coûteux et insuffisamment préparés, tout en suscitant enthousiasme, participation et mobilisation citoyenne, pourraient être évoquées. Dans tel ou tel quartier de grande ville, les exemples ne manquent pas de «marchés» fonctionnant dans les pires conditions d’hygiène et de salubrité; certains pourraient appeler, à moindre coût social et financier, des mesures d’assainissement et d’aménagement convenues avec les marchandes, avec la participation des techniciens de la municipalité, de la population locale et d’étudiants. C’est, par exemple, ce qu’ont fort bien compris enseignants et élèves de l’Ecole africaine des métiers de l’architecture et de l’urbanisme (EAMAU) de Lomé engagés cette année dans un projet de réhabilitation d’un marché populaire de quartier fonctionnant dans un environnement particulièrement ingrat.

La FAO pourrait, sous des formes à définir, encourager de telles initiatives à la base. Au sommet, on sait que les grandes organisations internationales telles que le Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD) et l’Organisation mondiale de la santé (OMS), etc., se sentent désormais fortement concernées par le devenir des villes et des populations urbaines du sud. La conférence Habitat, qui s’est tenue à Istanbul en 1996, a confirmé l’ampleur des problèmes et l’urgence à dégager des fronts communs d’intervention (Le Bris, 1996). Le présent séminaire s’inscrit bien dans ce mouvement mobilisateur.

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1 Communication présentée au Séminaire sous-régional FAO-ISRA, Approvisionnement et distribution alimentaires des villes de l’Afrique francophone, Dakar, 14-17 avril 1997.

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