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Parcs nationaux à cheval sur les frontières


FRANÇOIS BOURLIÈRE

FRANÇOIS BOURLIÈRE est président de l'Union internationale pour la conservation de la nature et de ses ressources, et professeur à la Faculté de médecine de Paris il donne, en outre, des cours d'écologie animale à la Faculté des sciences.

Article reproduit du Courrier de l'Unesco, février 1965.

EST-CE un simple effet du hasard ou, au contraire, un heureux présage? Alors que depuis des siècles les frontières, jalousement gardées, étaient la manifestation la plus évidente de l'«instinct territorial» étendu à l'échelle des nations et le vivant symbole de l'incompréhension entre peuples, l'on assiste depuis quelques années à un curieux phénomène. Sur tous les continents - et même sur celui qui fut le témoin des affrontements les plus acharnés d'Europe - se multiplient les «zones protégées», à cheval sur les frontières de deux, ou même de trois, Etats voisins.

Il s'agit en général de régions très spectaculaires, du fait de la beauté de leurs paysages, des «monuments naturels» qu'elles renferment, des plantes ou des animaux étranges qu'elles abritent. C'est dire qu'elles deviennent très vite des pôles d'attraction touristiques, de ces «hauts lieux» du monde où affluent les jeunes de tous pays. En quelques années, ce qui était jusqu'alors une barrière tend à devenir au contraire un lieu de rencontre.

A cheval sur les frontières

Il suffit que les pare établis par deux pays voisins de chaque côté d'un même point de leur frontière commune coordonnent leurs programmes de conservation et d'aménagement et que les contrôles de circulation s'effectuent à l'entrée des zones protégées, pour que tout change très rapidement: les itinéraires jadis empruntés uniquement par les douanes ou les gardes-frontières sont de plus en plus fréquentés par des groupes sans uniforme de citadins en vacances; refuges et maisons de jeunes remplacent progressivement fortins et postes de douane; les touristes des deux côtés de la frontière découvrent avec étonnement leurs similitudes et leur patrimoine commun. Petit à petit le mur se transforme en trait d'union.

Quelles sont, actuellement, les principales «zones protégées «à cheval sur la frontière de deux ou de trois pays voisins?

ALAIN GILLE

CONGO - RWANDA - OUGANDA. Après l'Europe, c'est l'Afrique tropicale qui est la plus riche en zones protégées situées d'cheval sur les frontières d'Etats voisins. La région la plus spectaculaire du continent est celle du Parc National Albert, et du Queen Elizabeth National Park, située sur les territoires de la République démocratique du Congo, du Rwanda et de l'Ouganda, autour du Lac Edouard où a été prise cette photo de cigognes marabout.

En Europe, la plus ancienne et peut-être aussi la plus fameuse se trouve à la frontière polono-tchécoslovaque où le Pare national des Tatras jouxte la réserve tchèque de même nom pour former un ensemble aussi spectaculaire pour le touriste qu'intéressant pour lé naturaliste. Dans un magnifique cadre de forêts et de montagnes, vivent en toute quiétude des représentants de la presque totalité des grands carnivores disparus du reste du continent européen, à savoir l'ours brun, le loup, le lynx et le chat sauvage. Sur les cimes évoluent, comme par le passé, chamois et aigles royaux. La rare cigogne noire niche régulièrement dans deux vallées.

Précédent capital, les conseils d'administration des deux pares polonais et tchèque ont des séances de travail communes à intervalles réguliers et les dénombrements de gibier, comme l'organisation des circuits touristiques, sont organisés en commun.

Dans les Alpes occidentales, une région presque aussi intéressante se rencontre à la frontière italo-française. Dès 1922, l'ancienne chasse royale du pays d'Aoste avait été transformée en Parco Nazionale del Gran Paradiso, fameux dans le monde entier pour ses troupeaux de bouquetins et de chamois. Dernier refuge du bouquetin des Alpes, ce parc a été le réservoir à partir duquel l'espèce a pu être réintroduite progressivement en Suisse et en France.

PARCO NAZIONALE
GRAN PARADISO

ITALIE - FRANCE. L'ibex, de la famille des bouquetins, Etait menacé d'extinction en Europe. Mais des spécimens amenés de la haute allée d'Aoste (aujourd'hui Parc National italien du Gran Paradiso) ont repeuplé des vallées alpines du Suisse et de France. Le Parc national francais de La Vanoise, jouxte le Parc du Gran Paradiso.

POLOGNE-U.R.S.S. Des troupeaux de bisons sauvages; qui jadis; sillonnaient les forêts d'Europe, il ne restait en 1940 que £0 bêtes. Depuis, grâce avec efforts de la Société internationale pour la protection du bison, créée sur les suggestions de la Pologne, le nombre des bisons a beaucoup augmenté. Le premier troupeau, en provenance des élevages de Pologne, a été lâché en 1952 dans les grandes forêts de Bialowieza où il vit depuis en liberté. Le gouvernement de l'U.R.S.S. a mis en réserve la partie de la forêt qui est sur son territoire.

H. HEIMPEL

Depuis 1963, le Parc national français de la Vanoise possède une frontière commune avec son aîné italien.´ Le libre passage des bouquetins et des chamois entre ces deux magnifiques zones montagneuses sera donc désormais assuré, à l'abri des convoitises des braconniers qui ont freiné jusqu'ici le repeuplement naturel des Alpes françaises par le Capra ibex.

Presque au centre des Pyrénées, dans une des régions les plus sauvages et les plus pittoresques de cette chaîne, l'Espagne a créé depuis longtemps le Parque Nacional de Ordesa. Les conservationnistes français espèrent qu'avant longtemps un parc national pyrénéen sera établi du côté nord de la frontière, mettant à l'abri de tout vandalisme le site fameux du Cirque de Gavarnie. Si cette seconde réserve peut être créée assez rapidement et si la surface du Parque de Ordesa peut être augmentée quelque peu, l'avenir de l'ours brun, de l'isard et de nombreux grands rapaces pyrénéens pourra être considéré comme définitivement assuré.

Dans un tout autre milieu, bien loin des massifs montagneux qui se prêtent mieux que partout ailleurs à l'établissement des parcs nationaux et de zones de récréation, un bon exemple de coopération internationale pour la protection d'habitats uniques ou d'espèces animales menacées nous est donné par les zones protégées de la forêt de Bialowieza, à la frontière polono-russe. Cette magnifique sylve primitive, si belle du fait de ses chênes, tilleuls et pins géants, et dernier reste de la forêt vierge d'Europe, a toujours été l'objet de la sollicitude particulière des conservationnistes et des naturalistes polonais.

C'est là que le dernier troupeau sauvage de bisons européens trouva refuge et c'est là aussi que cet intéressant ongulé a été sauvé de l'extinction complète. En 1952, une fois qu'un stock suffisant de reproducteurs fut constitué, un premier troupeau de cette espèce a été remis en liberté et il. hante maintenant la grande sylve. Malgré les changements territoriaux survenus à la fin de la dernière guerre mondiale - changements qui firent passer la nouvelle frontière polono-soviétique au beau milieu de la forêt - l'œuvre de conservation a continué à se développer, le gouvernement de l'U.R.S.S. ayant mis aussitôt en réserve la partie de la forêt qui est sur son territoire. Des centaines de milliers de touristes viennent maintenant, chaque année, visiter cette sauvage région.

Après l'Europe, c'est l'Afrique tropicale qui est actuellement la plus riche en zones protégées situées à cheval sur les frontières d'Etats voisins. La région la plus spectaculaire du continent, et celle qui renferme un échantillonnage presque complet de tous les millieux naturels de la région éthiopienne est celle formée - autour du lac Edouard - par l'ensemble Parc National Albert-Queen Elisabeth National Park, situés sur les territoires de la République démocratique du Congo du Rwanda et de l'Ouganda.

D'une superficie totale de 991000 hectares, l'ensemble formé par ces deux parcs nationaux comporte une série de paysages d'une incroyable variété: glaciers du Ruwenzori, lac de lave incandescente du Nyiragongo, forêts ombrophiles de l'Ituri, savanes à euphorbes arborescentes des plaines de la Rwindi-Rutschuru ou des bords du Kazinga Channel. Les représentants des espèces animales les plus spectaculaires y vivent en troupes souvent nombreuses: gorilles de montagne, chimpanzés, éléphants, hippopotames, buffles de savane et de forêt, okapis, topis, cobs onctueux et de Buffon, pour n'en citer que quelques-uns. Il est peu d'endroits, en Afrique, où l'on puisse voir tant de choses en par courant si peu de kilomètres!

TANZANIE-KENYA. Plus d'un million d'animaux sauvages se meuvent en liberté dans la réserve de Mara et le parc national de Serengeti.

RINEY

Plus à l'est, à cheval sur la frontière de la Tanzanie et du Kenya, l'ensemble formé par le Serengeti National Park ¹ et la Mara Reserve constitue également une unité écologique unique et très différente de la précédente. Dans ces plaines immenses, vivent et émigrent au gré des pluies un cheptel de plus d'un million de zèbres, de gnous et de gazelles de Grant et de Thomson - sans compter un nombre non négligeable de girafes, de rhinocéros noirs et, bien entendu, de carnivores (lions, guépards, léopards, hyènes, chacals, etc.).

¹ Voir «Le Courrier de l'Unesco», septembre 1961. Pour un autre numéro sur la protection de la nature, voir aussi janvier 1958.

A quelques milles de là, la caldera géante de Ngorongoro Crater constitue l'une des merveilles naturelles du globe, alors que la gorge d'Olduvai renferme une séquence unique de dépôts fossilifères qui ont permis - de l'Homo habilis et du Zinianthrope à l'Homo sapiens - d'établir mieux que nulle part ailleurs au monde l'histoire complexe de l'émergence de l'homme.

En Afrique de l'Ouest, le parc national de l'ouest du Niger, chevauchant les 3 frontières du Niger, de la Haute-Volta et du Dahomey, constitue en quelque sorte une contrepartie occidentale aux deux régions si spectaculaires de l'Afrique orientale dont nous venons de parler. Eléphants, buffles, hippotragues, bubales, cobs et grands carnivores y existent encore en densité appréciable.

En Amérique, les «zones protégées», à cheval sur des frontières internationales, sont jusqu'ici encore peu nombreuses. A la limite des Etats-Unis et du Canada, l'ensemble Glacier National Park-Waterton National Park constitue cependant une heureuse exception, portant le nom prometteur d'International Peace Park (Parc international de la paix). Dans un décor majestueux de hautes montagnes, évolue en toute tranquillité un remarquable échantillon de la grande faune montagnarde néarctique, du grizzly géant à la blanche chèvre des montagnes Rocheuses. Avec un peu de patience et de chance, vous pourrez parfois vous approcher à quelques mètres seulement de ce farouche ongulé.

En Amérique latine, la conservation de la nature n'a malheureusement pas atteint le même degré de développement que dans les autres continents. Néanmoins il existe les prémices d'une collaboration encourageante entre conservationnistes de divers pays. C'est ainsi qu'autour des fameuses chutes de l'Iguazu, le Brésil et l'Argentine ont établi deux parcs nationaux contigus formant un ensemble de 260 000 hectares qui - outre l'intégrité de ces chutes incomparables - assure la protection des intéressantes flore et faune forestières de cette partie des Néotropiques.

FAO - GRESSOSI

TANZANIE-KENYA. D'autres animaux sauvages vivent dans le parc national de Serengenti, telle cette famille de lions rencontrée prés du lac Manyara.

ITALIE-FRANCE. On trouve le chamois dans le parc du Cran Paradiso. Ce vieux chamois a été photographié en février 1962, par une température de -40°C.

VIDESOTT

Il serait extrêmement souhaitable que ce premier exemple soit suivi ailleurs, en particulier dans les républiques andines où, au Venezuela, en Colombie et en Ecuador, les milieux si spéciaux de la forêt de montagne et les étranges paramos se dégradent à une vitesse effarante.

On peut se demander pour quelle raison les parcs nationaux ont cette tendance à se trouver si souvent à la périphérie des Etats et non en leur centre, ce qui facilite de telles tentatives d'aménagement et d'exploitation en commun de richesses touristiques et naturelles frontalières.

A cette question, il y a pour le moins deux réponses. Les frontières entre Etats correspondent souvent avec des barrières naturelles, en particulier des chaînes de montagnes élevées, qui ont toujours été relativement peu peuplées. et où les possibilités de développement agricole et industriel sont minimes. Il est donc normal que la végétation naturelle et la grande faune sauvage se soient mieux conservées dans ces zones économiquement marginales qu'ailleurs.

Mais cela n'est pas toujours le cas. Il arrive aussi que: ce soit la nature qui ait profité des rivalités séculaires des hommes! Il n'est pas difficile de trouver des exemples de pays où de vastes forêts de plaine avec leur grande faune, des zones humides et des îles aient dû leur protection prolongée aux restrictions apportées à la circulation des personnes et à la mise en valeur des terres par les réglementations militaires ou douanières.

Par une curieuse ironie du sort, les antagonismes humains ont, dans ce cas, servi la cause de la vie sauvage. Aux générations montantes de saisir l'occasion d'assurer pour toujours la pérennité de paysages et de monuments naturels qui doivent leur survie aux méfiances de leurs ancêtres!

FRAZER BRUNNER

AFRIQUE AU SUD DU SAHARA. Le guépard se rencontre de la Rhodésie du Sud à la Somalie. Il ne tient aucun compte des frontières politiques.


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