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Le Khombu, pays des Sherpas

R. G. M. WILLAN

R. G. M. WILLAN a été Conservateur en chef des forêts au Népal, de 1962 à 1967, en mission OPEX (Programme de développement des Nations Unies).

LONGTEMPS la plus haute montagne du monde est restée inviolée. Durant les années vingt et trente, de nombreuses expéditions avaient en vain tenté d'escalader ce pic majestueux, baptisé mont Everest par les géographes anglais; l'annonce du triomphe fut enfin donnée en 1953: le Néo-Zélandais Edmund Hillary et le Sherpa Norgay Tenzing avaient atteint le sommet.

Mais bien avant cette époque les membres des diverses expéditions parties à l'assaut de l'Himalaya avaient fait connaissance avec les Sherpas, habitants de ces terres dominées par l'Everest; il s'agit d'une population d'origine tibétaine qui a, semble-t-il, traversé il y a environ deux siècles les cols élevés du massif pour prendre pied dans la région appelée aujourd'hui le Khombu.

Les Sherpas, accoutumés à la vie rude des grandes altitudes, offraient leurs services comme porteurs aux expéditions et ils se firent bientôt connaître pour leur trempe exceptionnelle et la bonne humeur qui ne les quittait pas dans les circonstances les plus dures, si bien que sans leur aide - c'étaient eux qui transportaient jusqu'aux campements d'attaque, à de grandes altitudes, les tentes, les vivres et le matériel de l'expédition - la conquête de l'Everest et d'autres cimes n'aurait guère été possible. Les Sherpas étaient recrutés à Darjeeling, en Inde, car l'entrée de tout étranger au Népal était strictement interdite et les premières expéditions vers l'Everest durent toutes obtenir la permission de franchir la frontière tibétaine pour aborder la montagne par le nord.

En 1951, avec la chute du régime instauré par les premiers ministres Rana, le Népal cessa d'être un pays interdit, et les alpinistes purent affronter l'Everest par le sud, c'est-à-dire par le pays même des Sherpas, qui commencèrent enfin à être connus du monde extérieur. Toutefois, jusqu'à ces dernières années, Khombu n'était encore visité que par des équipes d'explorateurs, quelques botanistes et quelques géographes. Depuis 1965, grâce à la petite piste d'atterrissage pour avions légers construite par Sir Edmund Hillary et les membres de ses dernières expéditions, les voyageurs peuvent éviter les deux semaines de marche fastidieuse qu'il fallait accomplir autrefois depuis Katmandou, et arriver directement par avion à Lukla dans la vallée du Dudh Kosi, à une journée de Namche Bazaar et de Khumjung, qui sont les principaux villages du Khombu.

La région du Khombu

Le Khombu est situé aux pieds de l'Everest, que les Sherpas appellent Chomolungma, c'est-à-dire «la Neige mère du monde» et qui ailleurs au Népal est connu sous le nom de Sagarmatha. Le glacier de Khombu donne naissance à l'Imja Khola. Ce cours d'eau rejoint le Dudh Kosi et le Bhote Kosi, qui sortent d'autres glaciers, pour former le Dudh, lequel se dirige vers le sud au-dessous de Namche Bazaar, et se jette ensuite dans le Sun Kosi au sud-ouest de Okhaldhunga. Le Dudh Kosi doit son nom à la blancheur laiteuse de ses eaux qui charrient de la chaux arrachée aux roches calcaires au-dessous des glaciers où il prend sa source. L'Inja Khola a lui aussi des eaux laiteuses, mais teintées d'un très beau vert par les glaces fondues.

Ces torrents de montagne, en creusant leur lit, ont formé les merveilleuses vallées qui sont une des beautés du Khombu et dont les versants sont couverts de forêts de pins, de sapins et de bouleaux jusqu'à la limite supérieure des arbres: environ 4100 mètres au-dessus du niveau de la mer. Tout en haut se détachent sur le ciel les grandes cimes, qui toutes dépassent 6000 mètres. Vers l'est on aperçoit le Tramserku et le Kangtega, au-dessus de Thyangboche; à l'ouest, dominant Namche Bazaar, se dressent le Numbur, le Karyolung, le Teng Kangpoche, et le Kongde Ri, et enfin plus au nord le Taweche et la magnifique flèche de l'Ama Dablam, de part et d'autre de l'Imja Khola. Au nord l'immense Everest, encadré par les masses du Lhotse et du Nuptse.

Les voyageurs qui se dirigent vers le Khombu doivent suivre la profonde vallée du Dudh Kosi, que l'on monte ensuite pour atteindre Namche Bazaar. De là, des pistes conduisent aux villages de Khumjung, Thame, Phorche et Pangboche, ainsi qu'au monastère de Thyangboche, à la limite extrême des arbres, au pied des grandes cimes. Toute cette région, qui s'étend entre 3600 et 4500 mètres, forme le Khombu. La région du Pharak, à 2400-2700 mètres d'altitude, flanque la gorge du Dudh Kosi, tandis qu'au sud-ouest de celle-ci et à une altitude généralement moins grande s'étend la région de Solu.

Les traits caractéristiques du pays khombu sont les grandes cimes qui le dominent, avec leurs glaciers, leurs cascades glacées, leurs champs de neige; et plus bas on trouve les moraines glaciaires, les escarpements abrupts et les pentes rocheuses couverts çà et là d'une basse végétation alpine et enfin la profonde vallée du Dudh Kosi avec son épaisse forêt. C'est dans la zone supérieure et dénudée de ces versants que se trouvent les villages des Sherpas. Au-dessus de la limite des arbres, à plus de 4000 mètres d'altitude, on aperçoit quelques petits villages, habités uniquement pendant les mois d'été, et où l'on cultive la pomme de terre.

FIGURE 2. - Carte montrant la situation géographique du Khombu, au Népal, par rapport à l'Inde, au Pakistan oriental et au Bhoutan.

La faune et le tourisme

Bien entendu, le Khombu est célèbre dans le monde entier par les histoires, colportées par les escaladeurs de l'Everest et autres voyageurs, du fameux «yeti», cet animal mythique que les Européens appellent «l'abominable homme des neiges» et qui ne serait en fin de compte qu'une espèce d'ours. Mais il existe aussi dans ces régions élevées quelques autres animaux sauvages: le chevrotain porte-musc, des ours, peut-être aussi le saro (hepcha saro) et le tahr, sortes d'antilopes himalayennes à longue toison, et on rencontre parfois des loups. A côté de ces quelques mammifères, il y a une faune ailée abondante et variée: depuis le grand vautour barbu au beau faisan ithagine, au corbeau du Tibet, au tetraogalle des grandes altitudes, au pigeon des neiges, à certains cervidés, outre une grande variété d'oiseaux de petite taille.

Quant au tourisme, on peut déjà prévoir que le Khombu recevra un nombre croissant de visiteurs attirés par les merveilleux paysages d'un des plus beaux sites du monde resté encore intact. Les Sherpas sont des gens hospitaliers et cordiaux et d'autre part, il est certain que l'argent apporté par les voyageurs serait un bienfait pour l'économie locale, assez précaire. Espérons cependant que les difficultés d'accès épargneront au Khombu les aspects les plus regrettables du tourisme moderne.

Les Sherpas

Les Sherpas se nourrissent principalement des pommes de terre qu'ils cultivent, ainsi que l'orge, autour des villages dans des champs que des murailles de pierre défendent des animaux. L'orge sert à fabriquer une bière appelée chang et la farine est aussi mélangée avec de l'eau ou du thé pour faire du tsampa. Les Sherpas sont de grands consommateurs de thé tibétain, qu'ils préparent avec du beurre et du sel, et qui les aide à supporter le climat froid du Khombu.

Le sol, léger et poudreux, est cultivé à l'aide d'une petite charrue de bois et d'un rouleau, poussé à la main par une équipe d'hommes ou de femmes. On a essayé récemment d'utiliser des zopkio¹ pour exécuter ces travaux. Les yaks sont utilisés comme bêtes de somme et, de même que les zopkio, comme bétail laitier.

¹ Les zopkio ou zo, appelés chauris dans d'autres régions de l'Himalaya népalais, sont le produit du croisement d'un yak et d'une vache; ils peuvent vivre à des altitudes un peu moins grandes que les yaks et donnent aussi davantage de lait.

La religion des Sherpas, un bouddhisme lamaïste, est d'origine tibétaine et il existe actuellement divers monastères ou gombas à Khumjung. Le plus connu, Thyangboche, est perché sur un piton boisé qui surplombe la vallée de l'Imja Khola et fait face à l'Everest (figures et 5).

Outre leur endurance, qui leur permet de vivre dans un climat très rude à de grandes altitudes, le caractère peut-être le plus intéressant des Sherpas est leur sens très vif de la vie communautaire, que l'on observe dans le Khombu et dont témoigne le système de contrôle des coupes de bois dans les forêts instauré par eux sans aucune pression des pouvoirs publics. Certains membres de la communauté furent désignés comme shingo naua, avec pour mission de signaler toute personne qui abattrait des arbres sans y avoir été autorisée par le conseil du village. Les infractions étaient punies par une amende, payée en bière (chang). Ce système d'autodiscipline a permis de protéger les forêts du Khombu contre les coupes irréfléchies et destructives. Il est certain que si les forêts sont en assez bon état, c'est parce que les Sherpas ont su empêcher la dilapidation d'une richesse naturelle dont toute leur existence dépend. Fürer-Haimendorf écrit dans son livre The Sherpas of Nepal: «Comparées aux forêts d'autres régions situées à moins grande altitude et plus favorisées par le climat, où d'énormes dévastations ont été faites par les dernières générations de paysans Chetri, Brahman et Newar, les forêts du Khombu sont dans l'ensemble en bon état. Ce résultat est dû principalement à un système efficace de contrôles et de surveillance imaginé et appliqué par une collectivité dotée d'un sens civique très développé et qui a su conférer à des particuliers une autorité dont ils ne peuvent abuser pour tyranniser les autres habitants des villages.»²

² Fürer-Haimendorf, The Sherpas of Nepal, H. Murray, Londres, 1964.

FIGURE 3. - Forêt de sapins de l'Himalaya (Abies spectabilis) et de bouleaux (Betula utilis) près de Thyangboche, à environ 3800 mètres d'altitude. On aperçoit au fond l'Everest, avec son panache de neige, entre le Llotse à droite et le Nuptse à gauche.

Description des forêts

A notre connaissance, la description des forêts du Khombu n'a encore été faite dans aucune publication. Cependant ces forêts sont vastes et intéressantes et, de plus elles ont une grande importance pour les populations sherpas. Sans prétendre en donner une description botanique, nous relaterons simplement ce que nous en avons vu au cours d'un récent voyage, entre Lukla, dans la vallée du Dudh Kosi à environ 2700 mètres, et Pheriche, qui se trouve au-dessus de la limite des arbres, à environ 4300 mètres.

Lukla et le village voisin de Chaunrikharkar sont situés sur une saillie en corniche et surplombent le Dudh Kosi qui coule en cet endroit au fond d'une gorge profonde. Cette corniche est cultivée et, comme on était en mai, la récolte d'orge commençait à mûrir et les pommes de terre étaient assez avancées. Plus haut et plus bas, les flancs des montagnes sont couverts d'une belle forêt de feuillus mélangés, parmi lesquels on distingue des Quercus, des Ulmus, des Acer, des Betula, des Corylus, des Salix, des Prunus et des Rhododendrons, avec quelques Tsuga dumosa qui dominent çà et là et quelques Pinus wallichiana. Sur la montagne, au-dessus de Chaumrikharkar, on aperçoit un bosquet pur de Quercus semicarpifolia. En remontant la vallée vers le nord, on traverse des zones de broussailles parsemées de Rhododendron arboreum, mais c'est un endroit où la forêt a été jadis détruite et beaucoup d'arbres, surtout les chênes, sont tailladés et ébranchés. Cette zone paraît être mieux arrosée par les pluies et beaucoup plus humide que les parties plus élevées de la vallée du Khombu.

Le sentier descend ensuite vers le Dudh Kosi, que l'on franchit sur un nouveau pont de bois dessiné et construit par le groupe Hillary. On pénètre alors dans la zone de kail (Pinus wallichiana) qui se continue sur les deux versants de la vallée jusqu'à Namche Bazaar et au-delà arrivant juste au-dessous de Thyangboche. La forêt de pins ne contient que peu d'autres essences: on aperçoit çà et là quelques tsugas (Tsuga dumosa) et parfois un ou deux sapins (Abies spectabilis), mais bientôt les tsugas disparaissent, la forêt de sapins remplace celle de pins sur les versants supérieurs de la vallée et finit par se perdre dans les genévriers (Juniperus indica) et les bouleaux (Betula utilis) vers les 3700 mètres d'altitude.

La forêt de pins de la vallée du Dudh Kosi est intéressante et importante, car elle est vaste et constitue une réserve de bon bois pour les petits villages de la vallée et l'agglomération de Namche Bazaar. Le groupe Hillary s'en est servi pour construire des écoles et des ponts et lors de notre passage on transportait à Kunde, près de Khumjung;, pour la construction d'un hôpital, des madriers de pin pris et débités dans la forêt près de la confluence de l'Imja Khola et du Dudh Kosi, au-dessous de Thyangboche (figure 6).

Il est à remarquer que la forêt de pins de Dudh Kosi est formée en majorité de jeunes arbres et que l'on n'y trouve pas de fûts de grande taille, même à l'écart de la piste. Cela vient peut-être de ce que tous les arbres de grand diamètre ont été exploités autrefois pour les besoins de la construction, à moins que le secteur ait été colonisé par les pins après avoir été dévasté par quelque incendie.

C'est une essence qui se régénère abondamment et facilement si rien ne l'empêche et tout le long du cours d'eau on trouve en effet de nombreux bouquets de jeunes pins.

Actuellement, on ne constate guère de dégâts sérieux quoique par endroits des arbres aient été coupés où tailladés sans égards, mais les dommages les plus sérieux sont dus au prélèvement de bois résineux à même les tiges pour en faire des torches. Ce phénomène s'observe surtout juste au-dessous de Namche Bazaar, où une forêt clairsemée de pins est réduite en un état déplorable, presque tous les arbres ayant été mutiles pour faire des torches. De nombreux arbres aussi ont été détruits ou gravement brûlés par des feux qui se sont déclarés près du village.

Namche Bazaar est situé, à environ 3 500 mètres d'altitude, dans un lieu nu et découvert, à l'entrée d'une petite vallée qui domine le Bhote Kosi; à part quelques saules, le village est totalement dépourvu d'arbres. Mais sur l'autre rive du Bhote Kosi, il y a une foret de sapins, de genévriers et de bouleaux, d'où le village tire son bois de feu. Plus haut dans la vallée les bois s'étendent jusqu'au village de Thame. A Namche Bazaar et à Khumjung, le bois de feu est, dit-on, très cher, certainement en raison de sa rareté et aussi parce que la distance de la forêt aux villages est considérable.

Au-dessus du village, les pentes sont dénudées et de toute évidence sur pâturées par les yaks et les zopkio, d'où des phénomènes d'érosion avec entraînement de terre. Mais dès qu'on franchit la crête pour redescendre vers Khumjung, les pentes présentent une formation claire et basse de bouleaux et de sapins, de toute évidence très exploitée pour le bois de feu et le bois d'œuvre, mais qui parvient néanmoins à subsister. Au pied du grand pic rocheux de Khumbui Yul Lla, à environ 3 780 mètres d'altitude, se trouvent les villages de Khumjung et de Kundo, dans une vallée pauvre et pâturée à l'extrême, entourée par cette forêt fortement exploitée de sapin et de bouleau.

Après Namche Bazaar, la piste qui conduit directement à Thyangboche côtoie pendant quelque temps une pente dénudée, et l'on ne commence à apercevoir quelques rares bouleaux qu'au point de jonction avec la piste menant à Khumjung et à Trashinga. Vers le bas, dans la profonde vallée du Dudh Kosi, quelques pins épars, mais l'extrémité de la vallée porte de vastes forêts de pins et de sapins. Une partie de ces peuplements a dû être détruite autrefois par le feu, car on rencontre de nombreux arbres morts.

En suivant la piste de Trashinga et de Thyangboche, on descend brusquement sur le Dudh Kosi, où l'on trouve une forêt de pins prospère et formée d'arbres assez jeunes. Au-delà du pont qui franchit le torrent s'étend une grande et très belle forêt de bouleaux, qui occupe les versants nord de la vallée du Phunki Drangka, cours d'eau issu du glacier du Kangtega, tandis que sur le versant sud, où est situé Thyangboche, se trouve une forêt presque pure de sapins. En sous-étage, on aperçoit de nombreux Rhododendron arboreum qui, à mesure que l'on remonte la pente, sont remplacés par des Rhododendron campanulatum. Au sommet, la crête est plutôt nue, à part quelques rares sapins et genévriers, et a l'apparence d'être sévèrement pâturée par les chauris. L'altitude de Thyangboche est d'environ 3800 mètres, c'est-à-dire très voisine de la limite supérieure des arbres, de sorte que la forêt avoisinante est très exposée et que les sapins et les genévriers sont d'assez basse taille. Cependant, sur le versant nord qui fait face à la vallée de l'Imja Khola et à l'Everest, se trouve une forêt de bouleaux, très bien développée, contenant des sapins épars mais nombreux, bien formés et de belle venue. Cette forêt s'étend le long de la pente vers le fond de la vallée jusqu'à proximité des villages de Devuche, Milinggo et Changmitang, puis les genévriers se font nombreux jusqu'au pont sur l'Imja Khola près de Pangboche.

FIGURE 4. - Vue prise du monastère de Thyangboche, vers le sud-ouest.

On aperçoit la piste qui mène au monastère de Khumjung, le principal village des Sherpas, qui se trouve dans la tache pale au centre et en haut de la photo, juste au-dessous de la crête du Khombu Yui Lla, la montagne sacrée des Sherpas. A gauche, une forêt dense de bouleaux (Betula utilis) sur le versant qui fait lace au nord; à droite, des sapins (Abies spectabilis) sur le versant sud.

FIGURE 5. - Le monastère de Thyangboche: l'édicule que l'on aperçoit au premier plan est un chorten bouddhiste, caractéristique de l'Himalaya. Dans ce paysage tourmenté du Khombu, la piste qui traverse en diagonale un véritable précipice est la voie principale qui relie deux villages.

Il est intéressant de noter, dans la forêt de bouleaux qui s'étend au pied du monastère, la présence de grosses souches de sapins de bien plus grand diamètre que les arbres actuellement sur pied et que l'on peut imaginer avoir porté des fûts de taille considérable. Il paraîtrait que ces arbres ont été abattus et utilisés pour la construction du monastère il y a une quarantaine d'années, ou pour le reconstruire après le tremblement de terre de 1934. En tout cas, ces arbres ont été abattus avec soin et suivant une méthode sélective, sans endommager la forêt. Il est intéressant aussi de remarquer l'abondance des semis et des gaulis de toutes essences: sapin, genévrier, bouleau, rhododendron, etc., car cela dénote une grande vigueur de végétation, phénomène inhabituel dans les forêts d'altitude où les arbres ont en général même de la peine à survivre. Cette circonstance, jointe à la facilité de régénération dont fait preuve Pinus wallichiana, est d'une grande importance pour les Sherpas du Khombu, car elle facilitera l'introduction de systèmes simples d'aménagement forestier et de sylviculture qui leur assureront pour toujours leur provision de bois.

En franchissant le pont sur l'Imja Khola, on arrive sur un versant à peu près dépourvu d'arbres, à part quelques rares genévriers nains, mais sur la rive orientale du cours d'eau, le bouleau réapparaît en une longue bande qui couvre les bords escarpés depuis un point faisant presque face à Pangboche jusqu'à Tsuro Og. C'est le bois de bouleau de plus grande altitude existant dans le Khombu et la dernière formation arborée que l'on trouve dans la vallée. L'altitude est d'environ 4100 mètres. On est frappé, dans le village de Pangboche, qui est situé à environ 4000 mètres d'altitude, par la présence dans le village même de genévriers vigoureux. Ces arbres assurent une bonne protection contre les vents froids et produisent du bois de fagots et du bois de tige pour les besoins locaux.

Le reste de la vallée de l'Imja Khola est dépourvu d'arbres et nu. Après le dernier bois de bouleaux et jusqu'à Dingboche, qui se trouve à 4300 mètres, on rencontre une bande de broussailles formée de saules nains, de rhododendrons, et de quelques genévriers nains (Juniperus recurva). Plus haut, on arrive à Phulung Karpo, le village occupé en été. Les pentes environnantes et la partie supérieure de la vallée sont couvertes de plantes alpines et graminées basses qui constituent pour les yaks un bon pâturage d'été. Dans toute cette partie du Khombu le climat est extrêmement rigoureux. Le sol est durci par le gel d'octobre à avril et périodiquement enneigé au printemps et en automne. C'est seulement pendant la courte période des mois d'été qu'il est possible de cultiver des pommes de terre dans les petites parcelles clôturées de pierres, et de faire paître les yaks dans les hauts pâturages. Au milieu de mai le sol gelait la nuit à Thyangboche et plus haut dans la vallée le vent était glacial même en plein midi. Mais le ciel était sans nuages et les prairies étaient toutes fleuries de Primula denticulata tandis que dans la forêt les Rhododendron campanulatum ouvraient leurs fleurs lilas pâle à côté d'une autre variété jaune. Sur les pentes nues qui s'élèvent derrière le monastère, des Rhododendron anthopogon nains embaumaient l'air du parfum délicat de leurs fleurs.

Les formations forestières du Khombu paraissent être typiques des montagnes orientales du Népal.

Dans les basses vallées on trouve des forêts de feuillus bien développées, caractérisées par des Quercus, des Acer et des Rhododendron. Ce type forestier se transforme en une forêt de Tsuga dans les stations humides orientées vers le sud et en forêt de Pinus dans les stations plus sèches orientées vers le nord. A un niveau supérieur, on trouve les forêts d'Abies, avec sous-étage caractéristique de Rhododendron campanulatun et de quelques autres espèces. A la limite supérieure de la forêt d'Abies apparaissent les Juniperus et les Betula, ces derniers finissant par former des peuplements presque purs immédiatement au-dessous de l'extrême limite des arbres. Au-delà, on ne trouve plus que des Juniperus rampants et des Salix nains. La composition de ces forêts diffère donc de celle des forêts plus sèches de l'Himalaya du Népal central et occidental, où l'on rencontre par exemple Cupressus torulosa, Picea smithiana et Cedrus deodora. Larix griffithii paraît totalement absent au Khombu.

FIGURE 6. - Le monastère de Thyangboche, à 3 800 mètres d'altitude, avec au fond vers le nord, l'Everest, lé Llotse et le Nuptse. Par beau temps, l'Everest (8 887 mètres) montre un panache de neige. L'édifice au centre est le gomba ou temple; les lamas vivent dans les petites maisons avoisinantes.

FIGURE 7, - Des Sherpas transportent des madriers de bois pris dans la forêt de Dudh Kosi, pour la construction de l'hôpital de Kunde entreprise par Sir Edmund Hillary. les madriers sont en bois de pin (Pinus wallichiana), débités à la main.

Utilisation des forêts par les Sherpas

Comme on peut l'imaginer, le bois, rond ou débité, est indispensable à la vie, dans le pays de Khombu. Toutes les maisons des Sherpas sont construites avec des sapins, des pins ou des genévriers tirés de la forêt voisine et la toiture est faite de bardeaux. On comprend que ces maisons doivent être solides pour résister aux intempéries et, à ces grandes altitudes, empêcher le froid d'entrer. Les habitants doivent aussi disposer de provisions abondantes de bois pour se chauffer et cuire leurs aliments. Ce sont les bois de bouleaux, caractéristiques du Khombu, qui en fournissent la matière.

L'hôpital moderne, les écoles et les ponts dont nous avons parlé ailleurs nous offrent des exemples d'utilisations plus nouvelles pour le pays et tout aussi importantes. Sans une production locale de bois convenable, ces améliorations n'auraient pas été possibles.

Problèmes relatifs à la protection des forêts

Trois dangers menacent las forêts du Khombu: les coupes excessives, les incendies et l'érosion.

COUPES EXCESSIVES ET GASPILLAGE DE BOIS

A cet égard, la situation actuelle peut être considérée assez bonne, mais le danger est toujours présent dans un pays où, faute de connaissance, d'éducation et d'organisation, la population ne peut comprendre qu'il faut éviter les coupes excessives et le gaspillage de bois dans la forêt, car une fois l'habitude prise sans que rien ne s'y oppose, l'aboutissement fatal est la destruction progressive de la forêt. Ce phénomène a déjà pris une telle extension dans les régions centrales du Népal qu'il faudrait éviter à tout prix que les forêts du Khombu subissent le même sort. Le service forestier peut y aider positivement en établissant une sorte de code simple de l'abattage conforme aux normes fondamentales de la sylviculture et en désignant les zones dans lesquelles les abattages devraient suivre un certain rythme de révolution. Ce seraient de vraies normes de foresterie pratique que les Sherpas comprendraient facilement et qu'ils appliqueraient eux-mêmes, le conseil local se bornant à édicter les quelques mesures indispensables de protection, à l'observation desquelles veilleraient des shingo naua ou gardes forestiers recrutés sur place.

LES INCENDIES

Sur certaines pentes abruptes, les arbres et la végétation ont été parfois détruits par le feu, volontairement ou par imprudence. Le résultat inévitable est que le sol est mis à nu et exposé à l'érosion. Au Khombu, le brûlage ne peut être d'aucune utilité, aussi le conseil local devrait absolument interdire d'allumer des feux dans la forêt aussi bien que sur les pentes découvertes, et il faudrait en même temps expliquer à la population les risques de destruction qui en dérivent.

PACAGE ET ÉROSION

Les Sherpas ont de nombreux troupeaux de yaks et de zopkio, sur lesquels repose en grande mesure leur économie. En été, les yaks séjournent dans les hauts pâturages alpins juste au-dessous de la limite des neiges, mais ils sont trop peu nombreux pour causer de sérieuses érosions. Les zopkio, au contraire, sont en nombre considérable et pacagent à moins grande altitude, souvent dans la forêt, où la végétation, broutée et piétinée, finit par disparaître, et le sol mis à nu est la proie de l'érosion. C'est surtout semble-t-il aux alentours des villages que le pacage est excessif, et on y constate une forte érosion du sol, aussi s'agit-il là d'un problème d'élevage et d'amélioration des pâturages plutôt que de foresterie. En raison de la charge excessive de bétail, la plantation d'arbres à proximité des villages est une opération difficile, sinon impossible, et si l'on juge utile et réalisable le reboisement des terrains dénudés pour la production de bois de feu, il faudra que le pacage soit sévèrement contrôlé.

L'attitude des Sherpas vis-à-vis de la forêt

Les Sherpas comprennent manifestement la valeur des arbres et de la forêt et ils savent que sans eux la vie serait à peu près impossible au Khombu. Aussi ont-ils protégé dans une mesure considérable leurs forêts contre les abus qui, dans d'autres régions du pays, en ont amené la destruction et qui la feront disparaître totalement.

Cependant, le système de protection dont nous avons parlé s'est beaucoup relâché ces dernières années et certaines règles concernant l'abattage des arbres pour l'usage des villageois ne sont plus respectées. Les forêts devenant plus vulnérables, il est urgent que de nouvelles mesures de protection soient adoptées et appliquées; et l'aide du gouvernement est indispensable à cette fin.

Nous avons déjà parlé de la forêt qui entoure le monastère de Thyangboche. Sa situation l'a protégée contre les coupes irrationnelles et les saccages de la part des villageois, car elle était sous la garde des lamas. Le supérieur de la lamaserie, Rimpoche Nawang Tenzing Jangbu, réincarnation du lama fondateur du couvent, est un homme d'un charme et d'une intelligence extraordinaires, et qui s'intéresse grandement à la protection des forêts, des animaux et des oiseaux du Khombu. Etant le chef spirituel de la communauté sherpa, dont il est extrêmement respecté et honoré, son exemple et son attitude à l'égard de la conservation ont un poids considérable.


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