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CHAPITRE 1 - PERTES ET GASPILLAGE : SAIT-ON BIEN DE QUOI IL S’AGIT?

Les pertes après récolte font périodiquement l’objet de prises de positions stigmatisant l’absence de résultats convaincants. Si l’importance de ces pertes ne peut être contestée, la manière de les dénoncer doit l’être, en revanche, car elle repose trop fréquemment sur des données incomplètes ou mal comprises, ou encore elle permet de passer sous silence d’autres carences intervenant en amont de la chaîne.

C’est pourquoi, au vu des questions posées et des articles ou ouvrages traitant du sujet, il nous a semblé indispensable de combattre les idées reçues, tout en mettant en évidence la complexité des problèmes liés aux pertes après récolte.

Tout d’abord, on oublie trop souvent que la perte, au sens de dégradation et de dépérissement, est inscrite dans le cycle du vivant, celui des individus aussi bien que celui des sociétés. A une époque où l’humanité prend mieux conscience de sa responsabilité collective vis-à-vis de l’environnement, il serait paradoxal d’oublier que la denrée alimentaire est vivante et qu’elle évolue dans un espace complexe, non seulement biologique et climatique, mais aussi humain, c’est-à-dire économique et social, culturel et politique.

On ne saurait pour autant négliger les différences climatiques, qui constituent des « contraintes lourdes » sur lesquelles les hommes n’ont pas de prise. Contrairement aux pays développés, situés pour la plupart sous des climats tempérés, les pays en voie de développement se trouvent sous les climats tropicaux, soumis soit à une unique et brève saison pluvieuse, soit à des précipitations fréquentes, parfois violentes, et à une hygrométrie élevée. L’incidence de ces régimes climatiques sur les systèmes post-récolte, particulièrement sur la phase de conservation, est considérable. En effet, la conjonction de la chaleur (autour de 30°C.) et de l’humidité ambiante (entre 70 et 90 %) stimule la reproduction des principaux insectes ravageurs, qui se multiplient à vive allure (jusqu’à 50 fois en un mois pour la bruche du haricot, et 70 fois pour le tribolium), ainsi que le développement des micro-organismes tels que levures et moisissures. Parallèlement, la respiration est accélérée au détriment des réserves nutritives, et une germination précoce peut même s’amorcer, compromettant ainsi la conservation et l’usage futur des produits.

Les conditions climatiques ne suffisent cependant pas à expliquer l’infestation et la prolifération des parasites et des déprédateurs des denrées vivrières. Il y a aussi les conséquences des échanges commerciaux internationaux. On cite souvent le cas des rats voyageant dans les cargos et qui, à l’arrivée au port, s’échappent pour se faufiler jusqu’aux entrepôts. Mais ils ne sont pas les seuls ; des insectes aussi émigrent d’un continent à un autre. Certaines de ces migrations « clandestines » ont des conséquences désastreuses, telle celle, récente, du grand capucin du grain (Prostephanus truncatus), dont il sera parlé plus loin.

Il est à craindre que la multiplication exponentielle des voyages et des échanges de tous ordres entre les continents ne fasse qu’augmenter ce genre de risque*.

A cela, il faut ajouter encore l’incidence des nouvelles variétés de semences, mises au point dans les centres de recherche et les laboratoires scientifiques, et diffusées avec un support efficace uniquement pour la production. Elles sont non seulement plus exigeantes en investissements et produits divers (semences, irrigation, fertilisation, traitements phytosanitaires) entrant dans la culture et la production, mais souvent aussi plus vulnérables à l’action des déprédateurs et plus fragiles aux diverses manipulations après récolte. La recherche agronomique, aidée par la génétique, a donné la priorité à la productivité des plantes, mais ce souci quantitatif a entraîné de nouveaux inconvénients pour les opérations de récolte (verse des tiges, dureté de la tige, nécessité d’un séchage artificiel...), de battage (cassure, fragilité des grains) et surtout de conservation (plus grande sensibilité aux variations atmosphériques, aux attaques des ravageurs, etc.). Les adaptations qui réussissent – il faut le rappeler - sont affaire de pragmatisme et de patience, et elles ont toujours pour caractéristique d’avoir été réalisées avec l’appui et le concours des producteurs.

Valeur de la durée, des germinations et des mûrissements ! Ici encore, nous rencontrons des contradictions. A l’heure où l’on ne parle plus que d’agriculture durable, la préoccupation qui domine dans le monde économique est celle du rendement à court terme et, si possible, du rendement maximum. Cela s’accorde mal avec l’agriculture, qui n’est pas génératrice de hauts rendements financiers à court terme, mais qui est plutôt une œuvre de longue haleine.

Ceux qui s’émeuvent du montant des pertes, étayent souvent leur raisonnement de calculs économiques qui montrent les possibilités de gains engendrées par l’élimination de ces pertes, sans prendre la peine de se pencher sur les coûts nécessaires pour arriver à un tel résultat. Prenons par exemple la moisson : on peut fort bien remplacer une moissonneuse-batteuse par une armée de moissonneurs et récolter épi par épi, à la main, mais à quel prix ? Un tel effort peut-il être considéré comme gratuit, et pour qui ? Dira-t-on que les paysans, dont la vie est difficile, sont devenus des gaspilleurs parce qu’ils moissonnent mécaniquement ? Il y a aussi un autre point qui est généralement passé sous silence, ce sont les conséquences des pertes sur la production. En effet, une perte de récolte de 20 %, cela signifie aussi que 20 % des éléments nécessaires à la production ont été perdus en sus, qu’il s’agisse de force de travail, d’intrants, d’eau ou de temps. Cette notion n’apparaît que trop rarement dans les estimations de pertes, à une époque où l’efficacité maximale est recherchée et où les disponibilités en terres arables et en eau s’amenuisent.

Incertitude des données et méthodologie

De telles négligences ou omissions, s’ajoutant à l’incertitude même de l’origine des chiffres, laissent perplexe. En réalité, elles sont le reflet d’un problème plus général, celui de la fiabilité des informations existantes. Pour parvenir à suffisamment de rigueur et d’homogénéité, une question de méthode se pose. En premier lieu, il convient de définir les bases du raisonnement. Quelles sont les opérations couvertes par le système après récolte ? Quel est le point de départ et où doit-on s’arrêter ? Sur quelles bases les pertes doivent-elles être calculées : quantités moissonnées, ou espérées, ou encore estimées ? Doit-on partir du rendement théorique à l’hectare ou du rendement constaté ? Les opérations après récolte font-elles partie du cycle de production, ou bien sont-elles rattachées au secteur de transformation et de distribution des produits ?

Combien de fois ne voit-on pas, en effet, des programmes d’actions qui s’arrêtent à la maturité du produit ou à la récolte, et sur lesquels se greffe, comme par raccroc, un volet de commercialisation ou de transformation, sans souci de continuité et de cohérence dans les opérations. Que se passe-t-il entre le champ et la boutique du commerçant ou l’atelier de transformation ? A quels stades se font les transferts de propriété entre les divers opérateurs ? Comment se répartit la valeur ajoutée ? Mystère ! ...

On le voit, la connaissance globale du fonctionnement du système après récolte est mal connue et un certain nombre de questions restent sans réponse. Il convient donc de revoir le problème dans son ensemble et de définir une méthodologie permettant de trouver des solutions. Une telle méthode aurait une visée différente de celle de la plupart des enquêtes et des études réalisées jusqu’ici. Au lieu de se consacrer essentiellement à l’observation et au calcul des pertes par opération, elle donnerait la priorité à l’identification des facteurs - causes et conditions - qui sont à leur origine tout au long de la chaîne après récolte. La perspective ne serait plus quantitative, mais descriptive, analytique et explicative, approche plus conforme à l’esprit et à la connaissance d’un ensemble complexe, où les composantes techniques, sociologiques et économiques s’imbriquent étroitement. On disposerait alors de bases plus crédibles et plus saines pour envisager d’éventuelles améliorations techniques (place et intervention humaines, outillage, structures, matériaux, etc.) et l’introduction d’innovations valables.

En attendant ces changements, les petits producteurs continueront à protéger leurs récoltes et à conserver leurs produits de leur mieux, adoptant lentement, avec prudence, les méthodes nouvelles, comme ils ont su le faire au long des siècles en mettant au point des techniques et des systèmes judicieusement adaptés à leurs besoins. C’est le cas, par exemple, des greniers traditionnels, véritables modèles d’architecture locale et d’artisanat fonctionnel dont l’efficacité a été mise en cause voilà quelques années. C’était le fait, généralement, de promoteurs qui croyaient bien faire en proposant uniquement des systèmes calqués sur ceux des pays développés, sans chercher à préparer les conditions favorables et progressives à l’adoption et à l’intégration de nouvelles techniques. Ils ignoraient sans doute ce qu’un grand connaisseur des cultures et des populations asiatiques, Martin Greeley, écrivait alors : « Il est tout à fait déraisonnable de penser que des paysans, qui ont mis au point des systèmes après-récolte séculaires, subissent des pertes de 20 % et plus.» (Cérès, FAO, 1982). Une telle observation ne devrait-elle pas toujours sous-tendre et guider les actions à entreprendre pour le développement du monde rural et agricole ?

A une époque où l’inconscience, devenue aveugle et « folle », autant que les logiques économiques de productivité, de compétitivité, ont conduit à mettre en péril l’alimentation animale et humaine. A une époque où l’on voit s’accroître rapidement la consommation alors que, dans bien des pays, les agriculteurs, de plus en plus nombreux, fuient la terre, on voudra bien reconnaître que les vieux paysans avaient - et ont toujours - un sens aigu de l’économie quand ils donnaient ou donnent leurs déchets alimentaires et les produits impropres à leur consommation aux animaux d’élevage. C’était leur manière de se constituer un capital sur pied, en même temps que de disposer d’une monnaie d’échange et d’un aliment précieux, réservé aux grands événements. Ainsi, non seulement les pertes après récolte étaient-elles limitées, mais tout ce qui n’était pas comestible était valorisé sous une autre forme et servait, en quelque sorte, de fonds de prévoyance face aux imprévus comme aux risques de l’avenir.



* Rappelons, à ce propos, une autre différence bio-écologique entre les climats tempérés et les climats tropicaux : alors que, dans les premiers, les insectes ravageurs, tel le charançon ou la bruche du haricot, n’ont d’existence possible qu’au sein de leur milieu de prédilection, dans les pays tropicaux, les mêmes déprédateurs peuvent avoir une existence autonome et sauvage, indépendamment de leur nourriture préférée. Le cas du grand capucin en est un exemple type.

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